Quand il avait vu Bonaparte embarqué, Barras, vous vous le rappelez, avait écrit : Enfin ! Ce soupir, étant donné les circonstances, était aussi abominable que sincère. Il trahit une fois de plus l'esprit de ce gouvernement qui, se sentant constamment suspendu au-dessus d'un abîme, ne voyait pas celui où il précipitait la France ou s'en souciait peu. L'abîme se creusait depuis fructidor an V. Vous savez que, ce jour-là, on avait brutalement fermé la bouche au pays par la proscription de ses représentants. A cette heure, s'était, pour lui, fermée la dernière voie qui, sans révolution nouvelle ni coup d'État, l'eût peut-être ramené à sa restauration matérielle et morale. Dès lors, il ne pouvait être sauvé que par une aventure ou un miracle. Restée maîtresse du terrain, grâce au coup de force de Fructidor, l'oligarchie jacobine et ses complices avaient commencé par se partager les places, grosses ou petites, de préférence les grosses. Il était temps que l'arbre de la Liberté portât des fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer, écrit un notable jacobin qui n'était autre que Fouché. Tandis qu'il était nommé ambassadeur, ses amis se ruaient à la curée. Les Conseils, qui n'étaient plus qu'un Corps législatif croupion, avaient porté au Directoire Merlin de Douai et François de Neufchâteau. Le premier était un jacobin patenté, un terrible juriste si rempli de lois qu'il en avait toujours une en réserve pour violer l'équité. Le second, poète et dramaturge, auteur de Paméla ou la Vertu, était surtout un philosophe violemment antireligieux. Tous deux, bien entendu, régicides, ce qui était, vous le savez, la marque de garantie pour l'oligarchie régnante : il fallait, pour y être admis, montrer patte rouge. Puis, sur les démarches instantes des députés de la gauche, on épura l'administration et on l'enfla afin de faire des places aux frères et amis. Il fallait d'ailleurs à ce gouvernement de violence un personnel en son esprit. Certains départements s'étaient émus de la proscription de leurs députés. On devait, suivant l'expression du général Bernadotte, grand jacobin en attendant qu'il devînt maréchal, prince et roi, on devait les cingler. On leur envoya de la troupe, puis les fonctionnaires et juges jacobins qui vont enserrer d'une maille de fer la France subjuguée et jugulée. Jugulée en effet et réduite au silence : les journaux de
droite avaient été supprimés ; et le théâtre Louvois, foyer de chouans, ayant été, le 21 fructidor, fermé par un
escadron de dragons au moment où la toile se levait sur le Barbier de
Séville, tout le théâtre fut épuré, car, écrivait François de
Neufchâteau, il ne devait plus retentir que des
oracles de la morale, des maximes sacrées de la philosophie et des grands
exemples de la vertu. Le directeur n'oubliait pas le dramaturge : on
reprendrait Paméla ou la Vertu. Ce qui était plus tragique, les émigrés rentrés étaient partout arrêtés, fusillés sans pitié. La nature gémit, mais la loi parle, écrivaient les officieux. ***C'était l'Église renaissante qui naturellement était le plus cruellement frappée, et d'ailleurs tout christianisme. Car Larévellière-Lépeaux et François de Neufchâteau entendaient atteindre tout cagotisme, même constitutionnel. Vous savez que chez Larévellière, c'est une question de concurrence. Il rêve d'établir en France la religion naturelle. Il en a trouvé la formule dans la théophilanthropie, fondée en dehors de lui, mais qu'il a adoptée. Ce culte philosophique semble triompher avec lui au 18 Fructidor. Jusque-là il n'a réuni que quelques fidèles autour des autels de gazon où dissertent sur la Nature et la Vertu des espèces de prêtres drapés de blanc et d'azur, dans des nuages d'encens. Maintenant Larévellière entend leur faire donner des subventions et des temples, ceux qu'on enlèvera aux prêtres constitutionnels. On espère que le peuple prendra goût à ces berquinades sacrées. Il n'y va pas. On appelle les théophilanthropes les filous en troupe. Les dames des Halles les accablent de plaisanteries fort grosses. Il perce dans tout ce qu'on dit contre eux, dit un rapport, un intérêt peu naturel pour la religion catholique. Il faut donc étouffer cet intérêt peu naturel. Tout d'abord on a fait une rafle énorme des prêtres catholiques. Eu une seule année, 1 448 sont déportés en Guyane, où les trois quarts périront, et ce chiffre serait dix fois plus considérable si les paysans n'avaient trouvé moyen de cacher leurs malheureux curés, sauvés par ce qu'un administrateur appelle le dévouement d'aveugles agricoles. Beaucoup de ces prêtres ont dû fuir en France. J'espère, écrit un commissaire, que sous peu la race s'en perdra pour le bonheur de l'humanité. Le Directoire lui-même ne va-t-il pas les proclamer fléaux plus redoutables que les voleurs et les assassins ? Bien entendu, églises fermées, cloches proscrites auxquelles pour plus de sûreté, en décrochant les battants, on a, suivant le mot de Vandal, arraché la langue. Bien plus que sous la Terreur, la croisade a pris un caractère nettement antireligieux. François de Neufchâteau est athée. Il entend que l'instruction le devienne. Il recommande aux professeurs des écoles centrales, nos collèges actuels, de fonder leur enseignement sur le rationalisme. Sans doute la Convention a-t-elle proclamé la liberté d'enseignement ; ainsi à côté des collèges se sont ouvertes des écoles privées où, avec précaution, on professe la morale chrétienne. Les commissaires déplorent d'y voir des généraux et des députés y mettre leurs enfants. Ces députés qui se sont le plus élevés contre les prêtres, dit un rapport, ne regardent leur fille bien élevée que quand elle a fait sa première communion. Il me semble, entre parenthèses, que nous avons connu ce genre d'anticléricaux à double attitude. En tout cas, François entend-il empêcher des nichées de ci-devant religieuses de faire de ces petites demoiselles des bigotes. Et n'osant, je ne sais pourquoi, abolir la liberté d'enseignement, on la brime. On imposera, par l'arrêté du 27 brumaire an VI, aux candidats aux fonctions publiques, l'obligation d'avoir fréquenté les seules écoles de l'État. — Rien n'est décidément nouveau —. Ainsi sera régénérée la société. ***Fructidor ayant, d'autre part, régénéré l'État, le Directoire est libre, débarrassé des députés indépendants ; de régénérer les finances. La situation financière était atroce. Je dirai tout à l'heure comment un premier essai d'emprunt forcé aux riches, après avoir failli révolutionner la nation, avait finalement déçu en ses résultats. La dette de l'État pesait : pendant qu'on en était aux procédés révolutionnaires, on estima que l'heure était venue de la réduire par une opération des plus simples. Les deux tiers de cette dette seraient remboursés, mais en bons sur le Trésor estimés en mandats territoriaux. Or ces mandats remplaçant les assignats, avaient immédiatement partagé leur disgrâce. Le bon, à son tour, ne serait presque qu'un chiffon de papier, car, dès le lendemain, il allait perdre 99 pour 100 de sa valeur présumée, si bien que c'était bel et bien une banqueroute des deux tiers faite aux créanciers de l'État et qu'ainsi, des milliers de rentiers vinrent grossir la masse des gens ruinés. Ce gouvernement, vous le voyez, continuait à nuire comme par destination naturelle, opprimant ici des consciences, là écrasant des intérêts. Son impopularité s'en augmentait de semaine en semaine et celle de ses créatures, si bien que beaucoup de ses complices de Fructidor commençaient à trouver son amitié compromettante. Tous n'avaient pas d'ailleurs reçu, comme Fouché, le prix qu'ils avaient espéré. Il se forma, à gauche, un groupe d'opposants qui, constatant la haine que soulevait chez les misérables le luxe du Directoire, commencèrent contre lui une campagne de vertu. Barras jouait vraiment trop les rois, et Larévellière les pontifes ; Rewbell enrichissait sa famille ; Merlin, maintenant, le prenait de haut avec tout le monde. Au fond, ces opposants vertueux trahissaient leur sentiment secret, se plaignant que les patriotes ne reçussent point le prix de leur attachement à la République. Bientôt ce fut, à la tribune, un débordement d'attaques : le Corps législatif, s'écriait le général député Marbot, ne devait pas se laisser envelopper par la proscription morale qui atteignait le gouvernement, il fallait qu'il s'élevât au-dessus de cet océan de corruption. Le Directoire essayait bien de se prévaloir des victoires de Bonaparte et de la paix de Campo-Formio. Mais la nation ne s'y laissait pas prendre : le corbeau se parait des plumes de l'aigle. On disait que Bonaparte n'avait successivement vaincu et pacifié que Malgré le Directoire. Et cela était vrai. C'était donc au grand soldat qu'allaient les hommages auxquels Barras coupait court en l'expédiant aux Mamelouks d'Égypte. Mais ce départ n'écartait qu'un danger. La popularité du général n'était, pour une partie, qu'une manifestation du dégoût général qu'inspirait le régime. Les élections approchaient et le parti d'extrême gauche espérait y triompher au cri simple de : Sus aux pourris ! Les députés directoriaux tremblaient. Ils songèrent un instant à un moyen fort simple de conjurer le danger : Boulay de la Meurthe proposait une loi qui, supprimant tout simplement ces inquiétantes élections, prolongerait pour une durée de dix ans les pouvoirs du Directoire et du Corps législatif. On n'osa pas. Résolu, dit un diplomate étranger, à comprimer l'essor des jacobins, le Directoire espérait, suivant le terme consacré depuis, faire les élections. Il y aurait des candidats officiels : des agents seraient envoyés en province pour les soutenir, bien lestés d'argent, dit Barras lui-même qui, avec son cynisme ordinaire, ajoute que cette décision corruptrice paraissait de voir tout sauver. Mais comme on craignait, en dépit de ces précautions si remarquables, que le pays votât mal, on décida que les pouvoirs des nouveaux élus seraient vérifiés — vous savez ce que cache souvent cet euphémisme parlementaire — non par l'Assemblée renouvelée, mais par l'ancienne, si bien que les députés élus seraient validés, et plus probablement invalidés, par ceux qu'ils auraient peut-être battus. Je recommande ce procédé fort pratique à l'attention de nos députés quand, en fin de législature, ils craindront d'être remplacés. Nous revoici plongés dans la politique, et la plus nauséabonde. Et je m'en ennuie moi-même. Mais elle vous fait toucher du doigt la décomposition où se diluait ce qu'on avait appelé l'idéal républicain. Il est facile d'écrire, dans les manuels, que Bonaparte a, au 18 Brumaire, détruit la République. On ne détruit que ce qui existe. Or, je vous le demande, où, dans toute cette débauche d'arbitraire et de tyrannie, était la République ? Et la question va se reposer à chaque heure de cette pitoyable chronique. ***En dépit des précautions, des pressions, des menaces et des décisions corruptrices, les élections se firent en germinal an VI, comme jadis, en germinal an V, contre le Directoire, mais cette fois au profit de l'extrême gauche ou plutôt de ce groupe de mécontents, nouvelle équipe qui, exploitant l'indignation publique, n'aspiraient au fond qu'à s'installer dans les bonnes places. Les honnêtes citoyens, découragés depuis que leurs représentants avaient été brisés et proscrits en Fructidor, restèrent chez eux ; peut-être quelques-uns apportèrent-ils même leurs bulletins aux jacobins opposants. La chose apparut nettement dès la réunion des assemblées électorales, issues du premier degré de scrutin. Mais alors, sur un avis de Paris, là où ils étaient en minorité manifeste, les électeurs du deuxième degré dévoués au Directoire firent scission, se constituèrent en assemblée à part, élirent des députés de la minorité à côté de ceux de la majorité, ce qui allait permettre la plus prodigieuse opération de prestidigitation politique. Sur 437 députés élus, plus de 300 étaient des jacobins réfractaires, des terroristes impénitents et des babouvistes communistes. Le Directoire prit ses mesures. Il fit décider par les conseils sortants, le 22 floréal, d'abord l'invalidation pure et simple de 52 nouveaux députés, plusieurs sous prétexte qu'ils avaient jadis terrorisé. Et il faut, pour goûter la singulière saveur du mot, vous rappeler que Barras qui avait noyé, en 1794, Marseille et Toulon dans le sang était au Directoire ! Enfin et voici le trait le plus original, dans les vingt et un départements où il y avait eu scission, les élus de la minorité — qui quelquefois était infime — seraient proclamés députés, et non ceux de la majorité. Voilà quelle était la République de l'an VI. Il y avait neuf ans qu'on avait, à l'Assemblée constituante, acclamé les Droits de l'homme et du citoyen. Hélas ! on avait mal calculé au Directoire et trop peu de scissions s'étaient produites. Les nouveaux conseils réunis, on s'aperçut que, aussi arbitrairement amputé, le parti opposant restait cependant en légère majorité. Aussitôt la campagne reprit contre le Directoire corrompu et corrupteur. Le coup d'État du 22 floréal n'avait fait que l'exaspérer. La véritable bataille commença : Sus à la corruption !, criaient les assaillants. Et ils précisaient. Barras était en décomposition, ne fréquentant que des femmes légères et des gens tarés ; Merlin, le sévère Merlin, entretenait des demoiselles, on en avait la preuve ; Rewbell volait et laissait voler autour de lui ; Treilhard, récemment élu par une violation de la Constitution, était un ennemi des vrais républicains et un manant ; Larévellière était un bigot, le bigot de son église simplement, et d'ailleurs un imbécile. Leur principal ministre, Talleyrand, était, d'un seul mot, une ordure. Les salons étaient des latrines publiques ; le vice s'y étalait, apporté du Luxembourg. On allait nettoyer les écuries de Barras. Bientôt la tribune retentit, de nouveau, d'appels furieux et d'anathèmes presque bibliques. Ils seront frappés du haut de leur char somptueux et précipités dans le néant du mépris public, ces hommes dont la fortune colossale atteste les moyens infâmes qu'ils ont employés à l'acquérir. Barras était ennuyé. Il venait d'acheter, pour quelques millions d'assignats, le château de Grosbois et on savait bien qu'il payait les diamants vraiment trop éclatants de Mme Tallien. Évidemment c'était lui qu'on frapperait le premier du haut de son char somptueux. Mais c'était un homme avisé ; il pensait que s'il est avec le ciel des accommodements, il en est aussi avec les démagogues aux indignations vertueuses, celles-ci s'affirmassent-elles intransigeantes. Il feignit de ne pas se croire visé, mais affecta des airs apitoyés sur le sort destiné à ses collègues. Il est certain, dit-il, que Rewbell était l'âme du Directoire, mais il est des cas où, ma foi, il faut bien vendre son âme. C'est qu'aussi ce Rewbell était imprudent : il protégeait un sien parent qui, ayant le malheur de s'appeler Rapinat, était, par surcroît, devenu célèbre par ses vols. Et fallait-il dans ce régime qu'on eût volé pour être un voleur célèbre ! Et le fait est qu'un chansonnier se demandait en un refrain qui courait : Si Rapinat vient de rapine Ou rapine de Rapinat. Rewbell trébuchait dans Rapinat entre vingt autres protégés compromettants. Barras, suivant un terme charmant qui eut cours chez nous à l'époque du Panama, songeait à débarquer le maladroit protecteur de ce maladroit Rapinat. Cependant dix mois se passèrent sans qu'aucune solution intervînt. Les opposants n'avaient, je l'ai dit, dans les Conseils, qu'une majorité un peu incertaine. Ils attendaient les élections du printemps de l'an VII, sûrs d'enlever un accroissement de force. ***Le fait est que le pays, au comble de la misère physique et morale, complètement affolé et sans principe politique, allait à tous ceux qui, affichant l'indignation, attaquaient le misérable gouvernement. Les catholiques eux-mêmes étaient décidés à donner leurs voix aux pires jacobins, pour faire le plus de mal possible à leurs persécuteurs. Ils voyaient ceux-ci au Luxembourg. Les mesures prises par Larévellière et François de Neufchâteau avaient achevé de rendre odieux aux fidèles de l'ancien culte le Directoire tout entier. La théophilanthropie faisait long feu ; Larévellière lui avait cependant fait accorder quinze églises de Paris qu'on avait en son honneur débaptisées, Saint-Philippe du Roule, par exemple, devenu Temple de la Concorde, Saint-Sulpice Temple de la Victoire, Saint-Eustache, en l'honneur des maraîchers venant aux Halles, Temple de la Culture et Saint-Roch Temple du Génie, vous devineriez mal pourquoi : parce qu'il renfermait la sépulture de Mme Deshoulières. A la vérité, ces vocables entraient si difficilement dans la langue que les policiers eux-mêmes, sans souci du génie de Mme Deshoulières, mais sans souci non plus de la sainteté de l'ancien patron, appelaient le nouveau temple du Génie l'édifice Roch. Introduits sous les voûtes de ces églises, les théophilanthropes n'y avaient paru que plus ridicules. Mais cette désaffectation des églises scandalisait, exaspérait les fidèles de l'ancienne église et autant ceux de l'église constitutionnelle à qui on imposait le voisinage de ces mascarades. Le culte catholique, obstinément, essayait de revivre. Le travail de rechristianisation continuait. L'administration centrale a-t-elle, à Paris, fermé tous les oratoires, les fidèles viennent en foule à d'autres avec une espèce de fureur, dit la police. On pourchasse, cependant, les prêtres. Ceux qui, ayant prêté le serment maintenant exigé, sont tolérés, sont, par ailleurs, épiés : le commissaire Dupin ne songe-t-il pas à envoyer, ce qui est détail tragi-comique, ses agents de police se confesser pour surprendre dans l'ombre des conseils subversifs ? Dans les villages les aveugles agricoles continuent, l'église étant fermée, à hospitaliser les prêtres, ces scélérats !, qui disent la messe dans le grenier ou à la cave. En province surtout, la lutte de l'esprit religieux mal comprimé se poursuit avec un nouvel ennemi : le culte décadaire. Ce culte décadaire, c'est la grande pensée du règne, cependant court, de François de Neufchâteau. Culte civique, il sera célébré, tous les dix jours, le décadi, dimanche républicain. Ce jour-là, le peuple, réuni dans les temples, y verra se dérouler une cérémonie toute laïque ; parfois on y mariera, On y baptisera laïquement ; et, dans la chaire, on lira le Bulletin des lois, ce qui ne saurait manquer de récréer les citoyens. Et le nouveau culte fut appelé à partager, avec la théophilanthropie, et, s'ils y consentaient, les prêtres constitutionnels, les quinze nouveaux temples, y compris l'édifice Roch, dernier asile de Mme Deshoulières. Ces cérémonies ennuyaient : les temples étaient en délabre, les vitres cassées, les portes mal réparées ; on y avait froid. Mais le culte faisait plus froid encore. On n'alla plus bientôt à ces fêtes ; et cependant, à Paris, le directeur François avait voulu lui-même unir des époux à qui il recommanda la fidélité, encore qu'il fût, de notoriété publique, un mari extrêmement volage. Chacun songeait à donner un peu plus d'attrait au culte : un policier suggéra d'y faire quelques expériences de physique ; d'autres, plus heureux, firent agréer des exercices de gymnastique. Le président de l'administration municipale y interrogeait maintenant les élèves des écoles sur la Constitution de l'an III, ce qui mettait le comble à la récréation des esprits et des cœurs. Malgré tant d'attraits, les gens qui venaient là, souvent
sous la menace d'être tenus, s'ils s'abstenaient, pour mauvais républicains,
y bâillaient. Mais surtout les citoyens refusaient de chômer le décadi et
chômaient le dimanche. A Paris, bientôt, on cessa de parier dans la querelle de M. Dimanche et du citoyen Décadi : M.
Dimanche l'emportait. Alors ce fut une lutte inepte et odieuse d'un
gouvernement aveuglé contre une population cette fois résolue. Chacun des obstacles doit être renversé, a-t-on
écrit à Paris. Pour avoir refusé d'assister aux cérémonies décadaires, un
rentier se voit privé de sa rente ; tel citoyen est condamné, le 7 ventôse an
VII, pour avoir tenu sa boutique fermée le ci-devant
dimanche, et voici, autre genre de brimade, les marchés aux poissons
fermés le vendredi. Puis, grande mesure, on clôt les églises en dehors du
décadi. Le culte constitutionnel lui-même en devient impossible. Interdiction
enfin de danser le dimanche. Des paysans de l'Yonne s'écrient : Où est la liberté si nous ne pouvons danser quand nous
voulons ? En haut, c'est une débauche d'impiété : la Décade philosophique insulte à journée faite, dans des termes parfois obscènes, à toutes les anciennes superstitions. Dans sa Guerre des Dieux, le poète Parny blasphème sur un ton ignoble les croyances. Et il trouve des échos dans tout ce qui tient au gouvernement. En même temps, on arrête tout enterrement où l'on aperçoit les signes du culte ; on décroche les derniers crucifix aux dernières écoles ; car il faut élever un mur entre l'instruction et les cultes. Et, triomphalement, un policier, en pluviôse an VII, s'écriera : Le culte catholique ronge son frein. ***Oui, c'est vrai, les catholiques exaspérés rongent leur frein. Mais alors, ils sont disposés, en attendent que luisent des jours meilleurs, à faire payer cher au gouvernement son inepte politique. Impossible d'élire des députés modérés, libéraux, catholiques ; ils seraient fructidorisés. Alors on votera pour les anarchistes, ne pouvant rien en craindre de pire que du Directoire. L'aventure, vous le savez, se répétera plusieurs fois. Cette politique du pire est toujours imprudente et a été souvent fâcheuse, mais l'attitude du Directoire la rendait fatale. En réalité beaucoup ne votèrent pas plus qu'en l'an VI. Le nombre des abstentions fut énorme. Cependant, les agents du gouvernement signalaient que l'alliance se nouait plus ou moins tacitement en beaucoup de cantons sur ce mot d'ordre : Élire un tel, qui ne sera pas pour le Directoire. Le résultat est qu'en germinal VII, le pays envoyait à Paris un renfort considérable aux opposants : ils avaient maintenant la majorité sans conteste et ils étaient décidés à crever le Directoire. Le coup du 22 floréal aurait sa revanche. La situation du Directoire était d'autant plus scabreuse que l'Autriche ayant jeté le masque, une formidable coalition se révélait qui, d'une façon incessante, nous menaçait. J'ai dit comment la paix de Campo-Formio, fruit des victoires de Bonaparte, avait été, en dépit de ses avis, considérée par le Directoire, aussi bien que par l'Autriche, comme une trêve, comment à Rastadt, les plénipotentiaires allemands avaient amusé le tapis avec la mauvaise foi propre à leur race, mais comment aussi le gouvernement du Luxembourg s'était fait le complice de ces manœuvres, dans l'espoir de jeter bas les trônes, alors que le bon sens recommandait de s'en tenir à un traité qui nous assurait nos magnifiques frontières naturelles. Quand, derrière la façade élevée à Rastadt, l'Autriche se fut assurée de nouveaux alliés, elle avait rompu. Cette coalition semblait plus redoutable que celle à laquelle, de 1792 à 1795, nous avions tenu tête. L'expédition d'Égypte avait achevé d'exaspérer l'Angleterre. Vous savez que, même lorsque règne l'entente, soit-elle cordiale, entre la France et l'Angleterre, celle-ci permet tout à celle-là, pourvu que la France ne fasse rien, n'acquière rien et ne prétende à rien. Déjà alarmée de nous voir à Anvers et à Amsterdam, Albion avait rugi de colère à la nouvelle que le général Bonaparte, d'Alexandrie, marchait sur le Caire, dans le projet affiché de lier, d'Égypte, partie avec les princes hindous hostiles à la domination britannique. Elle avait fait un gros effort d'argent et la cavalerie de Saint-Georges allait en effet charger comme jamais. Le pis était que la cavalerie cosaque était légalement déchaînée. Angleterre et Autriche avaient enfin entraîné le tsar Paul Ier dans la lice, et c'était un terrible appoint. En attendant les millions d'hommes dont il pouvait disposer, Paul Ier lançait immédiatement vers l'Occident les 100.000 soldats de ce Souvorof, qui, à lui seul, semblait valoir toute une armée, car ce vieux chef de guerre n'était pas seulement une sorte d'Attila entraîneur de hordes, à la fois ricaneur et mystique, sauvage et inspiré, c'était, il l'avait prouvé dans les guerres d'Orient, un stratège et un tacticien, et l'influence qu'il exerçait sur ses Moscovites venait autant de ses triomphes passés que de cette fureur religieuse qui lui faisait crier qu'on allait exterminer les républicains impies, ennemis de Dieu et de la Vierge Mère. Grâce à l'appoint russe, la coalition disposait, dès la première heure, d'un demi-million d'hommes auxquels nous ne pouvions, sur un front de bataille énorme, distendu de Naples à Amsterdam, opposer que très exactement 170.000 hommes. Le Congrès de Rastadt s'était alors brusquement dissous. Il s'était terminé par une tragédie, les hussards hongrois ayant, à la sortie même de la ville, massacré nos représentants, ce qui faisait assez pressentir quel caractère inexpiable allait prendre cette nouvelle lutte. Elle était si inégale, qu'on avait appris sans étonnement que nous étions, dès les premiers engagements, battus en Allemagne comme en Italie, Jourdan à Stokach, Schérer à Magliano, avant même que les Russes fussent entrés en lice. Ils étaient alors apparus dans la vallée du Pô. Le 27 avril 1799, Souvorof avait pris avec nous un contact brutal, défoncé l'armée de Moreau sur l'Adda, puis, se rejetant sur Macdonald, qui accourait de Naples, l'avait écrasé sur la Trébia et ramenait, tambour battant, nos troupes désemparées sur le Piémont où l'on se demandait combien de jours elles tiendraient. Nos frontières du Rhin et des Alpes étaient maintenant menacées. Encouragés par le succès, tous nos ennemis allaient redoubler d'efforts. Bonaparte avait offert de revenir. Chose incroyable, le Directoire, qui le redoutait évidemment plus que Souvorof, avait écarté cette requête, à l'heure même où le désastre n'était même plus hypothétique. ***On comprend que de pareils événements donnassent une singulière force à l'opposition déjà exaspérée et maîtresse de la majorité. Elle était résolue à agir sans tarder contre le Directoire corrupteur. Barras, je l'ai dit, ne désespérait pas de s'en tirer personnellement. Cet infatigable ourdisseur de trames avait, en cachette de ses collègues et à leurs dépens, commencé à négocier, toujours le sourire aux lèvres, avec ceux qui, à la tribune, le traitaient tous les jours d'ordure de la nation. Il leur offrait allégrement la tête de son vieil ami Rewbell. Mais comme tout devait prendre, dès que Barras s'en mêlait, un caractère louche, ce fut par une tricherie qu'il élimina le collègue fâcheux. Un directeur sur cinq, vous le savez, devait, chaque année, être remplacé, le sort désignant le partant. On aida le sort qui, complaisamment, désigna Rewbell. Pour empêcher celui-ci de se fâcher trop fort, on institua en son honneur une manière de consolation : dorénavant tout Directeur sortant recevrait 100.000 francs, sa voiture et ses chevaux. Rewbell, s'il faut en croire Sieyès, ne s'en contenta pas, raflant les meubles de son appartement et jusqu'aux bougies. C'est précisément cet acide Sieyès qui allait succéder à Rewbell, et l'événement était d'importance. Cet ex-prêtre était un des personnages les plus singuliers de ce monde politique. L'ancien vicaire général de Chartres avait gagné à la Révolution non point une mitre, comme Grégoire, mais la tiare. Il en était devenu le pontife et un pontife qui, du haut du trépied, depuis dix ans, rendait des oracles. Ses partisans, écrit un diplomate, l'élèvent comme un dieu, ses détracteurs le rabaissent comme un diable. Mais, au fait, dieu ou diable, c'était la même chose : il planait. Au fond, ce prêtre défroqué était une sorte de philosophe orgueilleux qui, depuis 1789, se tenait pour le prophète des temps nouveaux. N'avait-il pas, avant l'ouverture des États généraux de 1789, prédit l'arrivée du Tiers-Etat à la domination, et, depuis, féru d'orgueil philosophique il avait, à la Constituante, à la Convention et dans les Conseils, pris l'attitude à la fois hautaine et mystérieuse de l'homme en la cervelle de qui tient l'avenir de l'humanité. Chaque fois qu'il s'était agi de donner à la France une constitution, on l'avait, avec une sorte d'anxiété, consulté. Et toujours il avait laissé tomber des paroles sibyllines, peu compréhensibles, ce qui avait achevé d'asseoir son prestige. Mais, plus généralement, avec un sourire amer, il avait conclu que les temps n'étaient point venus où on le pourrait entendre. Bien qu'on l'eût encore, en l'an III, consulté, il avait désapprouvé la Constitution directoriale. Et depuis quatre ans, il blâmait tout presque sans parler, se contentant le plus souvent de lever très haut les sourcils ou d'abaisser les coins de la bouche, ce qui est un excellent moyen de se réserver sans se compromettre. La nouvelle opposition, composée de jacobins violents, médiocres et au fond assez conscients de leur brutale ignorance des choses d'État, s'était jetée aux pieds du haut philosophe. Lui, membre influent de l'Institut, sociologue et politique, tenant dans son cerveau secret la solution de tout problème, méprisait cette bande d'énergumènes et même la haïssait, mais, jugeant enfin son heure venue, il avait daigné consentir à se laisser porter par ces faquins. Nous avons connu de ces philosophes dans les équipes politiques violentes : ils y sont rois parce que dans un royaume de Béotie. Mais, à vrai dire, tout le monde politique était en suspens devant Sieyès et quand on apprit qu'il acceptait de remplacer Rewbell, il y eut un grand soupir de soulagement : Sieyès allait régénérer l'État. La France affolée, avant de se décider à faire appel au soldat, faisait, par une dernière aventure, appel au philosophe. Le philosophe était au pouvoir. Évidemment Souvorof n'avait qu'à bien se tenir. Il y a peu de souverains, écrit l'agent de la Suède à Paris, dont l'avènement au trône, dans des circonstances difficiles, ait causé une sensation plus profonde... ***Son avènement produisait surtout une sensation profondément désagréable au Directoire. Par quelques mots sarcastiques, échappés à cette bouche généralement close, on savait que l'ex-abbé Sieyès tenait tous ceux qui avaient siégé et siégeaient au Luxembourg pour des imbéciles ou des brigands. On l'y détestait, on l'y redoutait. Calamité, dit Larévellière-Lépeaux de l'événement. Barras, lui, comme toujours, cherchait comment il s'accommoderait du philosophe. Je serai toujours de son avis, ricane-t-il dans son journal. Il me croira presque autant d'esprit qu'à lui-même et nous vivrons parfaitement ensemble. En fait, la tactique se trouva bonne pour quelques mois. Car celui qu'on appelait le directeur perpétuel, allait encore une fois échapper à la bourrasque. Sieyès était ambassadeur à Berlin quand il avait été élu. Il arriva à Paris avec des airs composés, parut au Luxembourg et, dit Larévellière, se mit à censurer tout ce que nous avions fait, tout ce que nous faisions. Que conseillez-vous ? lui demandèrent ces malheureux. Il répondit avec un froid sourire. On ne m'entendrait pas. Faites comme vous avez coutume. Mais il s'aboucha avec les Conseils et prépara avec eux le coup d'État qui devait éliminer trois directeurs et lui fournir des collègues complaisants. Je n'entrerai pas dans le détail, que j'ai étudié ailleurs, de l'opération qui, en prairial, écarta les directeurs Treilhard, Merlin et Larévellière. Sous la menace d'être décrétés d'accusation et peut-être menés à la guillotine, ils durent, après des scènes tragi-comiques, démissionner. Barras s'était à ce point aplati devant les jacobins des Conseils que l'orage passa sur sa tête. Et puisque cette attitude couchée lui, avait réussi, il la garda dorénavant, ne songeant plus qu'à ses plaisirs et n'intriguant plus que pour s'assurer, à l'heure maintenant certaine de la débâcle, une retraite dorée. Profitant du nouveau prestige que lui valait le succès de
l'opération de prairial, Sieyès avait fait donner aux directeurs exécutés des
successeurs si peu reluisants, qu'il était sûr d'exercer sans opposition son
pontificat. C'est ainsi qu'un grand acteur, maître de son théâtre, aime à ne
s'entourer que de doublures. Encore qu'ancien ministre de la République, Gohier,
que tout le monde appelle le pauvre Gohier,
fut lui-même abasourdi de son élévation à la pourpre. Il appelait citoyen directeur toutes les personnes qui venaient lui
faire compliment, écrit un diplomate ; il ne voyait que des directeurs.
Et, de fait, tout le monde eût pu l'être, puisqu'il l'était. Le général Moulin semblait, lui, le fruit d'une détestable plaisanterie. C'était, disait-on, un ancien valet de pied de Mme du Barry qui, devenu adjudant du fameux général de la Commune Santerre, était lui-même devenu général sans avoir jamais quitté le pavé de Paris. A l'heure où les soldats de France s'appelaient Masséna, Moreau, Jourdan, Joubert, Kléber, Bonaparte, le choix de ce général de barricades relevait de l'opéra-bouffe. Quant à Roger Ducos, il n'était, à la veille de son élévation au Directoire, que juge de paix ; de ce prodigieux avancement on savait le secret. C'est un esclave aux ordres de Sieyès, écrit-on en prairial an VII. Ce cul-de-jatte de Ducos, ce goujat de Moulin, s'écriera Bonaparte — et le pauvre Gohier — quel gouvernement à l'heure où il faudrait, pour sauver la France, plus que du génie, un génie de miracle. Mais Sieyès avait son Directoire. Nul ne lui disputerait, au Luxembourg, la prééminence. Seulement il était assombri par l'attitude du parti même qui l'avait porté au pouvoir. ***Dans le pêle-mêle de mécontents violents que les électeurs de l'an VII avaient envoyés à Paris, l'extrême gauche constituait un groupe considérable. Pêle-mêle lui-même de terroristes attardés et de communistes à la Babeuf, ce parti affichait l'intention de rétablir le régime de la Terreur et, en attendant la seconde Révolution, d'imposer à la France les lois de rigueur que comportait, affirmaient-ils, la situation extérieure. Il fallait de nouveau proclamer la patrie en danger, rouvrir les clubs, relever la guillotine pour y envoyer les anciens directeurs, les financiers et les fournisseurs avec les ennemis de la Révolution. Le Club des Jacobins avait ressuscité. Et les motions les plus sauvages étaient portées à la tribune. Le malheur est que, sans avoir la majorité aux Conseils, l'extrême gauche y remuait, y criait, y tapageait tellement qu'elle faisait peur aux autres groupes, et imposait des lois qui achevaient de semer clans le pays la panique et le désespoir. Pour tous les historiens, il est avéré que cette dernière poussée jacobine, débordant le Directoire lui-même, acheva de pousser le pays démoralisé dans les bras du César attendu. Sous la pression du groupe mi-terroriste et mi-communiste, les Conseils avaient voté trois lois : loi de conscription, loi établissant l'emprunt progressif forcé et loi des otages. J'ai dit que l'enthousiasme qui, en 1792 et 1793, avait jeté à la frontière l'ardente jeunesse de France, s'était affaissé. Les lettres du généreux général Joubert à son père depuis 1795, revenant sans cesse avec douleur sur la décadence de l'esprit national, nous révèlent la hideuse plaie. D'année en année, le recrutement des armées se tarissait. Les Conseils votèrent une loi de conscription forcée et immédiatement le mal dont souffrait le pays s'accusa. La levée ordonnée se heurta à une résistance formidable. Allez vous faire tuer pour des bougres qui nous volent et nous affament, criait-on depuis longtemps. On le cria de plus belle, et bientôt les bois de France furent pleins de réfractaires prêts à se faire bandits. Un commissaire attribue à l'influence néfaste des prêtres l'attitude des parents auxquels on dit qu'ils envoient leurs fils à la boucherie. Point n'était besoin des prêtres. Sur 150.000 conscrits attendus, 23 899 seulement partirent. C'était une lamentable banqueroute nationale : la France, pour la première fois, refusait de se défendre, et plus on déployait de rigueurs, plus la résistance s'accentuait à la levée en masse. Le mécompte financier fut encore pire et j'aimerais m'arrêter à cette histoire édifiante dont l'épilogue pourrait servir de leçon à tous ceux qui rêvent d'écraser les fortunes sous l'impôt progressif. L'extrême gauche de 1799 était, je l'ai dit, en partie sortie des officines de Babeuf. Ce parti radical-socialiste comme l'appelle M. Aulard, était donc, le socialiste ayant absorbé le radical, imbu de cette idée, absolument fausse, que l'impôt doit être, non pas la contribution proportionnelle de chaque citoyen aux dépenses communes, mais une saignée faite à la bourse des riches et je dirai une manière de châtiment infligé à la fortune acquise. Un premier essai d'emprunt forcé aux riches avait lamentablement échoué en l'an IV. Il avait tari soudain les sources du commerce et était retombé sur les petits. Les marchands de l'an IV avaient dit, aux termes d'un rapport de police : Nous paierons l'impôt, mais nous augmenterons nos prix. En l'an VII, on entendait prélever 100 millions sur les riches, mais comme rien n'est plus difficile que de savoir où ils sont réellement, on créerait des jurys taxateurs composés de gens que le nouvel impôt n'atteindrait, pas. Vous devinez l'aventure. Dès que les Cinq-Cents eurent voté la proposition et avant même que le Conseil des Anciens en eût fait une loi, l'effet avait été foudroyant. Le lendemain, les journaux signalent la subite stagnation des affaires ; le luxe se supprime ; on renvoie les domestiques ; on contremande les commandes de meubles, de vêtements, de voitures et de tous les objets de luxe. Deux cents ateliers, du coup, ferment leurs portes dans le seul Paris. A mesure qu'on voit aux Anciens, Sénat de la République, la majorité céder à la pression de l'extrême gauche, l'affolement s'accroît. Les négociants demandent des passeports pour Hambourg, la Suisse et l'Espagne, y vont cacher leur argent. Quelques-uns font de fausses faillites. Le chômage devient général. La loi est votée. Les jurys taxateurs, aussitôt installés, se font vite ce que fatalement ils doivent être, les instruments de toutes les vengeances politiques et privées, que nourrit la délation officiellement encouragée. Par surcroît, les gros se dérobent. Les financiers ne sont pas tous propriétaires ; leur fortune qui est en portefeuille échappe. Le financier Collot, raconte, le 7 fructidor, un étranger, est venu, pour se libérer de toute inquisition, offrir 1.00.000 livres. On refuse : Vous ne voulez pas, dit-il tranquillement, vous n'aurez rien. Quelques mois après, ce Collot prêtera un million à ceux qui prépareront le coup d'État. Les vraies victimes étaient les gros propriétaires, par conséquent, pour une partie, les acquéreurs de biens nationaux qu'on détachait ainsi définitivement du régime et, par incidence, les ouvriers. Ces lois fiscales, qui atteignent le riche à travers ce qu'on appelle d'un air scandalisé le luxe, atteignent finalement le pauvre à travers le riche, et, ainsi, deviennent véritables impôts indirects. L'aventure était fatale. Les riches quittaient tous Paris ; on fuyait les jurys taxateurs, comme on fuyait jadis les comités révolutionnaires. Les ouvriers restaient sans ouvrage. Le commerce fermait boutique. Cela s'appelle éventrer la poule, écrivait-on. Et au bout de tout cela, 40 millions entraient péniblement au Trésor au lieu des 100 attendus, mais toute une partie de la nation avait ajouté un grief à cent autres contre un régime dont on ne savait s'il était plus maladroit ou plus malfaisant. La loi des otages fut simplement odieuse, plus odieuse même que l'ancienne loi des suspects. Des mouvements commençaient à se percevoir, de l'Ouest au Midi ; on crut les arrêter en décidant qu'une liste d'otages serait dressée par commune où l'on inscrirait les parents d'aristocrates. A chaque attentat dit royaliste, quatre de ces otages, parfaitement innocents, seraient déportés. L'effet fut diamétralement différent de celui qu'on attendait. La loi votée et promulguée, on vit les mouvements se changer en une formidable insurrection, notamment dans le Sud-Ouest ; toute la vallée de la Garonne, jusque-là fidèle à la République, se leva en une nuit ; une armée de 20.000 désespérés se rassembla, sans chefs, sans cohésion, et que la gendarmerie dispersa ; mais, se jetant dans les bois, ces malheureux constituèrent des bandes de hors la loi qui, comme les conscrits réfractaires, grossirent l'armée du banditisme déjà formidable. Naturellement l'Ouest, naguère pacifié à grand'peine et imparfaitement par Hoche, reprenait feu, l'Anjou, la Bretagne, la Normandie et jusqu'à des cantons de la Touraine. Napoléon devait attribuer sans ambages à la loi des otages cette reprise d'armes de la plus grande Vendée qui, à la veille de Brumaire, devenait terriblement menaçante. Car elle allait s'étendre à des cantons où jamais n'avaient paru les soldats de Cathelineau et de Larochejacquelein. Tels étaient les résultats des lois terroristes arrachées
par l'extrême gauche aux Conseils intimidés. Les
malheureuses suites des deux lois de l'emprunt et des otages, écrit un
étranger, sont incalculables. La première anéantit
toute espèce d'affaires et ruine l'État, la seconde menace cette société
d'une dissolution prochaine. ***De fait, les étrangers, en ces mois de l'été de 1799, étaient autorisés à croire la France perdue. Souvorof, rejetant sur les Alpes les débris de l'armée de Moreau, menaçait la Provence ; Joubert, le dernier espoir de la France, allait être, le 27 thermidor, battu et tué à Novi dans les circonstances que je dirai ; Masséna, qui tenait en Suisse, semblait, de ce fait, menacé de débordement sur sa droite appuyée sur les Alpes, comme elle était sur sa gauche appuyée sur le Rhin inférieur, car en Allemagne nous n'avions plus d'armée depuis les défaites de Jourdan, et le Rhin risquait chaque jour d'être franchi par les Kaiserlicks. En Hollande, 40.000 Anglo-Russes débarquaient et il semblait que les 17.000 soldats de Brune ne les pourraient longtemps contenir. On avait l'impression que, des Alpes Maritimes à la Flandre, on allait, sous peu, voir rouler sur la France un torrent que rien n'arrêterait. Que rien n'arrêterait, oui, puisque, ce pendant, on voyait des bataillons entiers, débandés, repasser les frontières, accusant moins l'ennemi de leurs malheurs que la compagnie Lanchère, autre bande de brigands, à qui le Directoire avait donné la fourniture des armées qu'elle ,ne fournissait de rien, pas même de pain. Résumons-nous. En haut, un gouvernement si décrié qu'il n'y a, pour ainsi dire, pas de précédent à pareil discrédit. Je n'y insisterai pas : vous le connaissez. Près d'un philosophe infatué perdu dans ses combinaisons d'idéologue,- Sieyès, et d'un politicien taré à bout de prestidigitation, Barras, trois médiocres dont, au surplus, les provinces n'auront pas le temps d'apprendre les noms. Et d'ailleurs, à cette France qu'importent les noms des directeurs ? C'est le Directoire en masse qu'elle déteste et méprise, ces Tartufes, ces mulets empanachés, ces Cinq Sires, cires à frotter, ricane-t-on depuis prairial, c'est le Directoire tout entier qui, depuis quatre ans, a trouvé moyen d'ajouter chaque jour au mépris dont il est l'objet, vraie bande d'intrus qui, désavouée quatre fois par les élections, s'est cramponnée unguibus et rostro. Autour de ce gouvernement, un groupe de profiteurs accrochés eux aussi au pouvoir, ne songeant qu'à durer encore un peu pour gagner quelques millions de plus avant de sombrer avec lui. En face, des Conseils tout à leurs querelles politiques,
où, depuis que les honnêtes citoyens en ont été arrachés en fructidor an V,
les partis ne sont plus que des factions qui s'affrontent, l'écume à la
bouche, avec des menaces de proscription et de mort. Et, depuis quelques
semaines, ces Conseils dominés par un groupe extrême qui, suivant la forte
expression d'un contemporain, préparent des décrets
comme des attentats et arrachent au Corps législatif les lois de
guerre civile. Une administration désorganisée ou plutôt inorganique, administration devenue énorme, car à l'avènement de chaque directeur, celui-ci a grossi de ses protégés cette administration. Le chiffre des fonctionnaires a ainsi triplé en quatre ans. Mais ce sont des fonctionnaires généralement inopérants. Heureux est-on, quand ils le sont. Beaucoup sont de malfaisants agents, des prévaricateurs doublés de tyrans. Les autorités actuelles, écrira-t-on de Lyon, et surtout l'administration centrale sont devenues, à force de malversations, une calamité publique. Le fait est général. Les tribunaux sont souvent peuplés de misérables pour lesquels la justice est un mot et l'équité une dérision. Les finances n'existent plus. Les impôts nouveaux ne sont pas acquittés, faute d'une administration financière sérieuse et les essais d'emprunt forcé ont eu le sort que vous savez. La banqueroute des deux tiers a tué le crédit. Les caisses sont vides. Hier, écrit, le 13 août 1799, un agent étranger, on a fait une battue de toutes les caisses publiques. Cette belle opération a produit 500.000 livres. Les Invalides mouraient de faim : on leur a envoyé sur-le-champ 4.000 livres. Mais des mois avant, on avait écrit : Rentiers, employés, fonctionnaires publics, créanciers, juges, hospice public, personne n'est payé. Les assignats, vous le savez, ne sont plus qu'un formidable tas de feuilles mortes. L'industrie est morte aussi. A Lyon, sur 15.000 ateliers, 13.000 ont disparu. Marseille se meurt... Au Havre on voit... tous les magasins fermés ; à Calais, à peine quelques mâts dans le port. Je m'arrête : il faudrait faire le tour de France et énumérer mille désastres, des draperies d'Elbeuf aux forges d'Indret et des soieries de Lyon aux charbonnages abandonnés. L'agriculture, qui a, seule, paru gagner à la Révolution, est entrée à son tour dans le marasme. Et les paysans, d'abord satisfaits, se sont presque arrêtés de cultiver, préférant restreindre la production que de vendre leurs produits contre des assignats. Et puis, pour l'agriculture comme pour le commerce, il faut des routes. Or, ainsi qu'il est arrivé lors de tous les grands bouleversements, les routes ont été les grandes victimes. Ces belles routes royales qui faisaient l'orgueil de la France, elles sont défoncées, coupées parfois sur des lieues, devenues des fondrières, ce qui favorise le brigandage et fait de tout voyage une aventure. L'état des chemins, écrit Albert Vandal, devient une calamité générale. Les canaux s'obstruent, les digues s'écroulent, les ports se comblent. Par poussée contre la civilisation qui recule, la nature récupère son empire. Devant ce tableau qu'on illustrerait de mille traits, nous songeons tous, n'est-ce pas, à cet autre pays que le règne d'autres révolutionnaires, aujourd'hui encore en jouissance, a ramené, sous nos yeux stupéfaits, aux âges très anciens où il vivait dans le chaos, cette malheureuse Russie où l'anarchie politique et morale aboutit à l'effondrement de toute civilisation matérielle. Tout à l'heure, un Mamelouk qui, revenu avec Bonaparte, voit, pour la première fois, cette France qu'il s'est figurée si belle, croira rentrer dans son Orient anarchique : il verra errant en France comme en Égypte des manières de Bédouins, ces bandes de nomades qui errent et pillent ; il verra des fonctionnaires n'arrivant à percevoir l'impôt qu'à la tête des colonnes armées comme les caïds, et des juges dont on achète les faveurs avec des bakchichs ; il verra des routes redevenues des pistes entre des villes en train d'expirer. La Révolution, ajoute Vandal, en est arrivée à faire ressembler la France aux empires inorganiques de l'Orient. A Paris, le plaisir continue à aller son train. C'est dans
un journal du 14 fructidor an VII que je lis : Ce
n'est ni Garchi, ni ses excellentes glaces, ni son orchestre, ni son jardin,
en un mot ce n'est pas Frascati qu'on va voir à Frascati, c'est Paris tout
entier. Les femmes y sont charmantes. Il n'y a plus de vieilles, il n'y a
plus de laides. Celles qui n'ont pas de figure ont une belle gorge...
Et le tableau continue d'un monde tourbillonnant, arrivé à une sorte
d'hystérie, dans ce charivari que nous avons vu où la danse, le chant, les
feux d'artifice, les orchestres, le jeu, le cliquetis des assiettes dans les
restaurants continuent à faire leur partie. Et cette chronique est écrite
entre le désastre de la Trébia et le désastre de Novi. Ces revers ne soulèvent que des plaisanteries. Quand Souvorof est entré à Milan, un mot court qui a grand succès : Voilà la République cisalpine rajeunie. On lui a ôté Milan. Cet esprit fait mal. On a cependant l'impression que cette gaieté est factice. Parfois le plaisir se fait si morne qu'il arrache à un spectateur ce mot : On peut vraiment extravaguer sans gaieté. Paris, qui est anglomane quand l'Angleterre ameute contre nous l'Europe, a accueilli un nouveau mot qui lui parut s'appliquer à une chose nouvelle. Il se déclare atteint de spleen. Ce spleen n'est
qu'une des formes d'une crise effroyable de l'opinion. Je vous dénonce l'opinion, écrit un policier.
L'opinion qui, même sous les régimes les plus absolus, a été en France si
vivante, l'opinion, c'est vrai, semble morte. Et un autre policier écrit : Le sommeil léthargique dans lequel est plongé l'esprit
public ferait craindre son anéantissement. Nos revers ou nos succès ne font
naître ni joie ni inquiétude... Les
changements de l'intérieur n'excitent pas plus d'émotion. Un autre
encore : Insensiblement, tout se désorganise et tout
se décompose. Les paysans ne vont plus voter. A quoi bon, puisque le
gouvernement casse les choix faits ? Les ouvriers, que tout contribue à jeter
dans la misère noire, disent, d'après un rapport : Que
l'on fasse ce que l'on voudra, les faubourgs ne s'en mêleront plus.
C'est en messidor an VII. Quarante ans après, un poète écrira : Ô Corse à cheveux plats, que ta France était belle Au grand soleil de messidor. Et il s'agit de ce messidor an VII. Et les ennemis du Corse à cheveux plats de répéter après le poète pendant un demi-siècle : Que ta France était belle Au grand soleil de messidor. Ah ! non, la France n'était pas belle au grand soleil de messidor. Et précisément quand, se réveillant parfois de son lourd sommeil chargé de cauchemars, regardant avec horreur sa propre prostration, apercevant en un éclair les consciences violées et les intérêts lésés, la fortune publique morte et le gouvernement avili, les armées battues et les frontières menacées, elle rêve d'un libérateur, d'un vengeur, d'un sauveur, il lui apparaît sous les traits de l'homme aperçu dans un éclair lors des rares jours de gloire et, très précisément, cette France, qui n'est pas belle au grand soleil de messidor, ne songe qu'au Corse à cheveux plats. Le pays ayant épuisé toutes ses ressources, faisait, nous le verrons, d'une voix unanime, mais d'une voix déjà traversée par les hoquets de la mort imminente, appel au soldat, et plus spécialement au grand soldat de Rivoli. |