LA FRANCE DU DIRECTOIRE

Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1922

 

I. — LE RÈGNE DE BARRAS.

 

 

Dans la charmante comédie que M. Maurice Donnay a fait, il y a deux ans, applaudir sur la scène des Variétés, j'ai, au milieu de tant de jolies choses, relevé une réplique qui m'a paru excellente.

La maîtresse de la maison se lamentant, comme par hasard, sur la cherté de la vie, un jeune visiteur pense la consoler Songez, madame, lui dit-il, que sous le Directoire, un gigot se payait 1.248 francs. — Ah ! s'écrie la dame — si j'ai bonne mémoire —, vous allez me dégoûter du gigot. Et le mari d'observer : Moi, ça me dégoûte du Directoire.

A nombre de gens ce jugement bref paraîtra sans doute définitif. Si définitif qu'il y a de quoi décourager des études plus approfondies.

On a été dégoûté du Directoire bien avant que se prononçât le personnage de la Chasse à l'homme. La preuve en est que, après avoir vécu au milieu d'une réprobation presque universelle, c'est au milieu d'une satisfaction presque unanime, que le Directoire, je ne dirai pas : a été renversé, mais s'est en quelque sorte liquéfié.

En dépit de la gloire dont nos soldats ont, de l'an IV à l'an VII de la République, couvert nos drapeaux et que je me réjouis d'évoquer ici, ce n'est évidemment pas, ces quatre ans du Directoire, la période de nos fastes où se puisse le plus complaire un historien patriote. Nous en avons connu tant où la France en pleine santé excitait l'admiration de ses voisins et cette jalousie qui n'est, disons-le-nous, que la rançon du prestige. Mais s'il est peu d'époques aussi lamentables, il en est peu aussi qui renferment tant d'utiles leçons. Et s'il est vrai que l'histoire ne doive pas fournir seulement des renseignements, mais des enseignements, ce qui est peut-être beaucoup prétendre, il n'est assurément pas de chapitre qu'à l'heure actuelle surtout, il soit plus profitable d'étudier, voire de méditer. Le patriote d'ailleurs trouvera sa revanche dans l'épilogue de cette tragi-comédie, puisqu'il y sera, une fois de plus, constaté que la France n'a jamais été si près de rebondir aux cimes que lorsqu'elle paraît toucher le fond de l'abîme, ce fond serait-il un marécage où toute autre nation resterait enlisée.

Aujourd'hui le spectacle sera moins consolant. Ce que je vais ouvrir devant vous au cours des trois premières conférences, c'est un triptyque. A la première page s'y inscrit le mot : politique. A la seconde le mot : plaisir. A la troisième le mot : gloire. Le plaisir est au moins chatoyant, la gloire est étincelante. La politique n'est en thèse générale qu'attristante et celle-ci, plus spécialement, fait mal. La lutte d'une nation contre son propre gouvernement, c'est l'histoire de ce que j'ai appelé le règne de Barras : mais elle va se terminer de telle façon qu'un pays généreux, aspirant à se libérer pour se restaurer, restera, pour quelques années, la proie d'une bande de flibustiers politiques parce qu'une fois de plus, les honnêtes gens se seront montrés inférieurs en énergie à leurs adversaires. Ainsi cette conférence revêt-elle le caractère d'une leçon de science politique, ce qui est toujours austère. Elle aura ce bon côté, en vous inspirant un grand dégoût de cette politique-là, de vous faire mieux comprendre pourquoi la nation, sa défaite consommée, se désintéressa de toutes choses pour se jeter dans le plaisir jusqu'à l'heure où, illustré par d'incomparables victoires, l'homme prédestiné, appelé par elle, vint la ressaisir sur le penchant de sa perte et lui apporter le salut.

***

Le Directoire, et c'est sa seule excuse, trouvait une France déjà malade. Le pays, dès l'an III de la République, exigeait un grand médecin ; des charlatans s'imposèrent à lui, qui ne surent même pas être des rebouteurs, et l'heure du grand praticien fut reculée de quatre années.

La Révolution venait de secouer le pays d'une fièvre qui, généreuse en ses premières heures, plus morbide dans les suivantes, avait dégénéré en délire. Vous savez par quel enchaînement elle y avait été amenée. Vous savez aussi comment l'Europe, ayant entendu profiter du trouble de l'insolente nation dont, depuis tant de siècles, elle a toujours guetté les défaillances, la nation avait fait front à l'invasion avec une magnifique passion et, après l'avoir brisée, l'avait refoulée jusqu'au Rhin. Vous savez enfin que, devant les révoltes, justifiées ou non, mais que les menaces de l'étranger rendaient, aux yeux des révolutionnaires, étrangement criminelles, la Révolution s'était faite Terreur. La Convention avait assurément sauvé la patrie, mais au prix d'un tel régime que sa sanglante tyrannie

avait éreinté la France : elle avait rendu la Révolution elle-même odieuse à beaucoup de gens qui ne reconnaissaient plus en ce régime de fer et de sang la souriante liberté qu'au magnifique printemps de 1789, ils avaient acclamée.

La Terreur avait pris fin quand, le 9 Thermidor, Robespierre qui, à tort ou à raison, paraissait l'incarner, avait succombé sous l'assaut des conventionnels à leur tour menacés.

Ces thermidoriens s'étaient alors saisis du pouvoir.

Il est nécessaire à l'intelligence des conférences qui vont suivre de s'arrêter un instant aux conditions dans lesquelles ils s'en étaient emparés.

Robespierre avait été renversé par des terroristes qui, je le répète, simplement craignaient pour leur tête. La plupart de ceux qui, au 9 Thermidor, l'avaient jeté à la guillotine, étaient de ces proconsuls qui avaient, en province, semé la terreur et la mort. La Convention, qui les avait suivis, était elle-même, en dépit des services rendus, éclaboussée aux yeux du pays par le sang répandu. La très grosse majorité était formée par ceux que, depuis le vote de janvier 1793, on appelait les régicides. En renversant Robespierre, la plupart d'entre eux n'avaient nullement pensé mettre fin à la Terreur qui continuait à leur paraître, après tant de sang versé, la seule garantie de leur pouvoir et même de leur vie.

Mais le pays, écœuré de cet effroyable régime, avait compris tout autrement l'événement. Il y avait vu, tout au contraire, la fin de cette dictature qui, sous la menace du bourreau, tenait courbé tout un peuple terrifié. Dès le 10 thermidor, le mouvement de réaction antiterroriste  s'était révélé si unanime et si formidable, que les thermidoriens, étonnés, avaient dû, sous peine d'être promptement victimes de ce mouvement, feindre de s'y  associer dans l'espoir de l'enrayer.

Ç'avait été en vain. Ainsi qu'il arrive fatalement, la réaction déchaînée ne s'était pas arrêtée. La vague avait, de mois en mois, grossi, qui menaçait d'emporter tout l'état-major révolutionnaire, y compris ceux qui, essayant de ruser avec cette vague, affectaient d'applaudir aux manifestations antijacobines.

La Convention tout entière maintenant était l'objet d'une violente animadversion. Prolongeant sa session, elle paraissait se cramponner au pouvoir et son impopularité s'en augmentait. Le pays réclamait un nouveau régime, de nouvelles élections, avec la résolution affichée de jeter hors du gouvernement, et tout d'abord des assemblées, non seulement les anciens terroristes, mais tous ceux qui, fût-ce par leur silence, s'étaient, dans la Convention, faits leurs complices. Sur 700 députés, plus de 400 se sentaient menacés d'être ainsi éliminés.

Il faut s'imaginer les sentiments de cette oligarchie aux abois. Oui, une oligarchie. Tout un groupe s'était constitué qui, non seulement s'était habitué au monopole du pouvoir et de ses jouissances mais qui estimait qu'aussitôt dépouillés de ce pouvoir, ses membres seraient exposés aux pires représailles. Beaucoup craignaient pour leur existence même, et en tout cas, pour leur fortune, grossie scandaleusement au cours des missions de l'an II. Et le fait était qu'on parlait ouvertement de leur faire rendre compte, et du sang répandu, et de l'or ramassé. Suivant l'expression d'une lettre de l'époque, il n'y a point de milieu pour eux, il faut régner ou périr.

Ils avaient alors employé l'éternel procédé des politiciens menacés. Affectant de ne rien craindre pour eux, mais tout pour la République, ils avaient alarmé tous ceux qui, moins compromis qu'eux, pouvaient cependant redouter quelque chose d'une réaction contre-révolutionnaire. Des conventionnels régicides à qui ils faisaient apercevoir, avec la restauration du trône, les vengeances des frères de Louis XVI, aux quelques milliers de jacobins subalternes qui, dans les comités et sous-comités révolutionnaires, s'étaient faits les instruments de la tyrannie, ils excitaient ou surexcitaient chez tous la peur des représailles. Mais à la tribune, ils ne parlaient que de la République menacée qui, dès qu'ils ne seraient plus là, serait renversée et, en dehors des gens compromis, ils alarmaient ainsi une foule de gens qui, par conviction ou par intérêt, étaient attachés à la Révolution. Seuls les vieux républicains, les patriotes éprouvés, suivant l'expression de l'un d'eux, étaient capables de défendre avec la République tout l'héritage révolutionnaire.

Ce n'étaient pas des gens très scrupuleux, mais c'étaient des gens de résolution ; ils avaient gardé des terribles années qu'ils avaient vécues une énergie qui se fortifiait de ruse. Ils ne pensaient à user du pouvoir qui leur restait que pour s'y perpétuer indéfiniment.

Le pays ne songeait nullement à renverser la République, à plus forte raison à revenir sur les principales conquêtes de la Révolution. Mais il restait si évidemment résolu à jeter bas l'oligarchie en jouissance qu'il acculait celle-ci à un coup de force. La Convention avait fini par voter une Constitution nouvelle. Elle confiait, vous le savez, le pouvoir exécutif à un Directoire de cinq membres, élu et contrôlé par deux conseils, élus eux-mêmes, à deux degrés, par les citoyens payant l'impôt et renouvelables tous les ans par tiers, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens.

Cette nouvelle Constitution entrerait en vigueur à l'automne de 1795 après les nouvelles élections.

Mais quand déjà le pays, à haute et intelligible voix, se réjouissait de pouvoir enfin se débarrasser de ceux qu'il appelait déjà les perpétuels, ceux-ci prenaient cyniquement leurs dispositions pour continuer à être, envers et contre tous, les perpétuels.

La Convention décrétait en effet que, sur les 750 députés que le pays était appelé à élire, les deux tiers, 500, seraient obligatoirement choisis parmi ses membres qui ainsi ne sortiraient par une porte que pour rentrer par une autre. Et les électeurs n'ayant, en dépit de toutes les pressions, nommé, non sans protestation, que 376 ex-conventionnels, ces Conventionnels nommèrent eux-mêmes les 124 manquants, les substituant aux véritables élus. Mais on instituait une fête de la souveraineté populaire : car on ne parle jamais tant de la souveraineté du peuple que quand on la jugule.

Ces conseils si singulièrement constitués élurent à leur tour un Directoire qu'ils recrutèrent exclusivement dans l'oligarchie régnante et, le régicide étant la marque de garantie, spécialement parmi ceux qui, en janvier 1793, avaient voté la mort. Ainsi les perpétuels se perpétuaient-ils dans les deux pouvoirs : l'exécutif comme le législatif.

 

Il fallait rappeler ces faits pour que fût tout à fait intelligible l'histoire de ce gouvernement. Il était, dès son berceau, imposé par une sorte de nouveau droit divin à la nation. C'étaient de nouveaux princes du sang — du sang de Louis XVI, disait-on.

La nation aspirait à secouer un régime ; ce régime se cramponnait sous de nouveaux vocables. Mais, garrottée, la nation ne se soumettait pas encore. Elle allait, chaque fois qu'elle aurait la parole, manifester qu'elle réprouvait les hommes qu'un audacieux coup d'État avait réinstallés au pouvoir. Mais, dès lors, le nouveau gouvernement était voué à une lutte de tous les jours contre les gouvernés. A l'heure où le malheureux pays exigeait qu'on réparât les ruines morales et matérielles que je dirai, au moment où il demandait l'ordre dans la liberté et la réconciliation des citoyens dans la restauration de l'État, une équipe de gens discrédités, tarés, honnis, investissaient le gouvernement qui, dès lors, ne serait plus cet arbitre des querelles et cet instrument des restaurations qu'on avait attendu, mais, tout au contraire, une sorte de forteresse que, contre les assauts du pays, ses occupants défendraient par tous les moyens. Ainsi le Directoire naissait-il non point seulement décrié, mais d'avance haï et, par là, condamné à cette tyrannie haletante dont a parlé mon maître et ami Albert Vandal.

***

L'oligarchie triomphante s'incarnait spécialement en un homme : le citoyen Paul Barras.

Il avait été tout naturellement élu au Directoire, tout naturellement parce que, très précisément, il était un des types les plus représentatifs de l'équipe qui, depuis Thermidor, investissait le pouvoir. J'ajouterai qu'il allait rester It personnage de premier plan du régime, ce qui était fatal puisque, dès la première heure, il en semblait la vivante synthèse. En fait, seul, de la première heure à la dernière, il saura se maintenir en ce palais du Luxembourg où réside le nouveau gouvernement ; car avec une prodigieuse souplesse servant une résolution opiniâtre, il saura échapper à cette série de coups d'État qui constituent toute l'histoire du Directoire.

Par surcroît, le triple fait que, ayant mis à Bonaparte, en une certaine mesure, le pied à l'étrier, il aura ainsi contribué à donner aux armées du Directoire leur plus illustre chef ; qu'ayant associé à sa vie scandaleuse Therezia Tallien, il aura ainsi assuré à la société frelatée dont je parlerai sa plus brillante reine ; qu'ayant enfin favorisé le banquier Ouvrard, il aura ainsi donné au monde de la finance un de ses plus célèbres agents, lie plus étroitement qu'aucune autre la figure de ce Barras à l'histoire entière du régime. Cet homme qui a poussé la rouerie presque jusqu'au génie et l'immoralité jusqu'à la perfection, reste l'illustration marquante du Directoire. Et cela n'est très beau ni pour Barras ni pour le Directoire. Mais cela autorise à parler du règne de Barras, sans, bien entendu, donner au mot toute sa rigueur.

C'était un très authentique gentilhomme, vicomte de Barras, apparenté à toutes les familles nobles de Provence, et gardant, à travers les avatars les plus démagogiques, la vanité de son sang. Les Blacas, les Pontevès, les Castellane, écrit-il d'un air détaché, prétendent à notre parenté. Du moins prétendait-il à la leur. Officier noble au service du roi, il avait, en 1789, déserté son ordre. Déjà perdu de dettes et de mœurs, le vicomte de Barras était allé à la Révolution. Dans tous les temps, on a communément vu les gens tarés courir aux grands bouleversements. Et après avoir été mêlé assez obscurément aux premiers incidents, il s'était fait envoyer à la Convention où, avant tout, désireux de faire oublier momentanément qu'il était , ainsi qu'il le devait plus tard complaisamment rappeler, il s'était, dès l'abord, inscrit à la Montagne. Ainsi avait-il voté la mort du roi et tous les décrets terroristes, bien mieux, accepté d'aller faire de ceux-ci, dans sa Provence, la plus sévère application. Des Bouches-du-Rhône au Var, il avait promené avec Stanislas Fréron, filleul d'un roi, ce qu'ils avaient appelé la massue cordelière. Mais s'ils avaient terrorisé, ils avaient encore déshonoré leurs crimes par des mœurs de satrapes. Robespierre voulait qu'on répandît le sang impur, mais purement. Ayant fait rappeler ceux qui se proclamaient les sauveurs du Midi, il avait de telle façon reçu Barras, que celui-ci avait lu sa condamnation dans cet accueil. Il y avait, chez ce roué, de la résolution et, pour défendre sa tête, une sorte de courage. Tandis que d'autres restaient paralysés par la terreur, lui, avait aussitôt préparé la chute de Maximilien, jouant le tout pour le tout ; il avait poussé à la tribune Fréron le 8 thermidor, Tallien le 9, puis, quand déjà le tyran était mis en accusation, il s'était lui-même placé au premier plan : car Robespierre menaçant, de l'Hôtel de ville où il s'était réfugié, d'insurger Paris, et la Convention affolée cherchant un militaire qui pût, à la tête de quelques soldats, aller arrêter l'Incorruptible, Barras, s'improvisant, de capitaine, général, était allé remporter sur la place de Grève sa première victoire. Dès lors, il n'avait pas quitté un grand sabre contre lequel, les temps tournant à l'intervention militaire, il troquait la massue cordelière.

Sa victoire l'avait mis en relief. Il avait, grâce à elle, pénétré au Comité et à une place éminente. C'était un corrompu, mais ce n'était pas un sot. Son éducation première lui avait assuré sur un Legendre, ex-bouchera ou un Tallien, ex-laquais, une supériorité de moyens qu'il avait pu dissimuler en temps utile et que maintenant il appliquait à subjuguer les médiocres. D'autre part, il était un spécialiste, le militaire de la Convention, l'homme au grand sabre. Toutes les fois que la Convention finissante avait été menacée par l'émeute, qu'elle fût rouge ou blanche, il avait été appelé à sauver l'Assemblée, la République, la Société. Ainsi avait-il écrasé, dans les dernières semaines, le plus dangereux soulèvement, l'émeute royaliste du 10 vendémiaire, ayant, avec à-propos, confié son artillerie à ce petit général Bonaparte qu'il avait connu et employé au siège de Toulon deux ans avant. Le général Barras, ainsi qu'il s'intitulait désormais, après être monté au Capitole, avait noblement abdiqué les fonctions militaires, mais pour briguer la place de directeur qu'il avait obtenue.

Vous pensez s'il y arrivait, rompu aux manèges de la politique, et prêt à tout pour s'y maintenir.

Prêt à tout et capable de tout : il y avait chez cet homme des ressources multiples toutes tournées au jeu de la politique. Au physique, un bel homme, taille bien prise, épaules larges, traits assez nobles, un peu fatigués, sourire susceptible d'être charmant, et qui, en fait, charma, en les trompant, tant d'hommes et de femmes. Soigneux de sa personne, élégant, avec une tendance au panache, il était, dans son frac bleu, éclairé de la cravate de mousseline blanche, sa culotte de nankin enfouie dans les bottes à revers, un beau cavalier et, ayant gardé de l'ancien régime une désinvolture de gentilhomme telle qu'on cherchait à ces bottes démocratiques les talons rouges jadis coupés. De cet ancien régime il n'avait gardé que les vices : c'était de ces roués, aux mœurs incroyablement licencieuses, qui, à la fin du dix-huitième siècle, avaient inspiré tant de romans obscènes : dans ses Mémoires, où il étale un tel cynisme qu'on croit rêver, il se déclare un jour parent du marquis de Sade. Et il en était digne. Raffiné dans la débauche, il y mêlait volontiers un peu de cruauté et beaucoup de vilenie, plaçant volontiers ses belles amies dans les alcôves à surveiller, Joséphine de Beauharnais dans celle de Bonaparte, Therezia Tallien dans celle du financier Ouvrard. Cette âme dépravée, il la portait de l'amour aux affaires et à la politique. Ses Mémoires révèlent une âme de fange. Il y rit de toute vertu, salit toutes celles qu'il a prétendu aimer, essaie de rabaisser tous ses contemporains au niveau de son âme à lui, c'est-à-dire à rien. Plus avide d'argent que de pouvoir, dit de lui son collègue Larévellière-Lépeaux, il était vénal. Bourreau d'argent, aimant le luxe, obligé de puiser dans toutes les bourses pour entretenir le sien, sans cesse endetté, il se cramponnera au pouvoir avec l'arrière-pensée de le monnayer un jour. S'il vole sans remords, écrira un ambassadeur étranger, il prodigue sans regrets : c'est un besoin pour lui de jeter l'argent par les fenêtres. Il y jetterait la République dès demain si elle n'entretenait pas ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses, sa table et son jeu. Très précisément, pour entretenir ce luxe, auquel il se sera vite habitué, il lui fallait le pouvoir et ses bénéfices. En outre, nanti plus que tous les autres jacobins, il était plus qu'aucun autre compromis : déserteur de son ordre, régicide et terroriste, s'il ne reste en place, il est perdu. Il s'y faut maintenir jusqu'au jour où il pourra se vendre cher au prétendant ; comme tant d'autres, tout en se donnant figure de défendre la République, il négociera, nous le verrons, avec le frère de Louis XVI l'octroi d'une lettre de rémission, mais s'estimant personnage de poids, il prétendra que la lettre soit en outre une lettre chargée. Et pour se maintenir, dès lors, il applique, et cette manière d'énergie qui, comme en thermidor et vendémiaire, se réveillera en fructidor, et cet esprit d'intrigue où, suivant Larévellière, il se montrera infatigable, cachant, ajoute Carnot, un autre de ses collègues, la férocité d'un Caligula sous l'écorce d'une feinte étourderie.

D'idées politiques, il n'en a point. Comment en aurait-il ? Il est aussi indifférent qu'homme du monde à l'ombre d'un principe. République, monarchie, religion, libre-pensée, ce sont pour lui mots vains. Il est l'homme du régime qui paie et, pour plus de sûreté, essaie de dominer le régime fait à son image. Une seule pensée : maintenir au pouvoir contre les assauts des partis, ceux de droite comme ceux de gauche, l'oligarchie qui s'y est installée. Pour cela frapper tantôt à droite, tantôt à gauche. C'est ce qu'il appelle la bascule. Si les élections envoient une majorité hostile, soit de droite, comme en germinal an V, soit de gauche, comme en germinal an VI, la briser par des coups de force. Contre la droite faire l'appel aux bandes terroristes ressuscitées, contre la gauche aux nouvelles forces réactrices, au besoin contre droite ou gauche aux soldats.

En tout cela, aucune vue d'État. Le pays est moralement et matériellement ruiné : je parlerai de l'état effroyable des finances, de la dépréciation de la monnaie entraînant une invraisemblable crise économique, de la dissolution des mœurs, du relâchement de la famille ; mais tout cela vient d'un mal profond : l'affreuse division du pays qui, déchiré par les querelles politiques, sociales, religieuses, se démoralise de ces déchirements mêmes. Fatigués de se haïr, les citoyens aspirent à un régime de pacification, de conciliation ; ils voudraient qu'un arbitre les départageât qui, sans assurer la victoire exclusive à un des partis, satisfît, en les conciliant, les intérêts de tous. Et voici un homme qui considère le pouvoir comme une forteresse assiégée par deux armées, contre lesquelles il faut préparer des embuscades et opérer des sorties violentes. Les temps de guerre ne sont pas des temps de morale, écrit Barras. Et cela est caractéristique de cette politique qui, dans une nation déchirée par dix partis, en crée un nouveau, le pire, qu'on pourrait appeler la faction gouvernementale, en guerre avec tous les autres. Ainsi Albert Sorel a-t-il pu écrire que la France, envahissant l'Europe, était elle-même envahie par son propre gouvernement. Dans son cynisme, Barras eût peut-être souscrit à la foi-mule et cette singulière conception de gouvernement est celle de tout le Directoire.

J'ai raconté ailleurs en détail l'histoire de cette lutte singulière entre un pays tout entier et son gouvernement. Durant quatre ans, ce paradoxe allait se perpétuer : le Directoire n'a pas de partisans ou, si vous voulez, il en a quelques milliers dans un pays de 30 millions d'habitants, et il se maintiendra, ces quatre années, par une telle série de coups de force, que, finalement, Brumaire, loin de paraître la chute de la liberté, semblera à tous les partis la revanche du droit. Le règne de Barras, c'est le triomphe d'un petit groupe de flibustiers politiques installés dans une île envahie dont ils ont maté la première révolte et qu'ils sont ainsi encouragés à comprimer tous les jours davantage.

En fait, le Directoire, que le pays a voulu jeter bas, aura jugulé le pays après les dix-huit premiers mois de son existence, et c'est l'épisode le plus saillant de son histoire que je voudrais spécialement vous rappeler aujourd'hui parce qu'il est caractéristique de la façon de Paul de Barras et de ses congénères — et fut d'ailleurs l'épisode décisif du règne.

***

Je vous ai dit comment la Convention avait, par ses derniers décrets, altéré la première manifestation électorale du pays en ne laissant celui-ci libre que de choisir parmi les hommes nouveaux un tiers de ses députés.

Mais, par les choix qui avaient marqué l'élection de ce tiers nouveau, on avait pu juger très exactement des aspirations du pays.

Celui-ci se trouvait placé devant plusieurs partis.

Le vieux parti jacobin semblait s'être volatilisé. Ces gens qui avaient tenu la France sous la terreur étaient si odieux que, après avoir, pendant la dernière année de la Convention, essayé de soulever les faubourgs, ils s'étaient terrés. Les uns, ayant pu se réfugier dans la clientèle de l'oligarchie au pouvoir en se faisant les complaisants, les agents obscurs des Barras, des Tallien, des Rewbell, avaient obtenu de bonnes places dans les tribunaux et les administrations où ils sauront s'incruster si bien, que le premier Consul les y trouvera et parfois les y laissera. Les autres, plus réfractaires ou moins favorisés, s'étaient, au contraire, jetés plus à gauche et avaient rejoint un nouveau parti en formation, le premier parti communiste, dont Gracchus Babeuf essayait de tracer le programme.

Prêchant le bonheur commun, celui qui s'intitule le tribun du peuple prépare une révolution sociale : La Révolution française n'est, a-t-il écrit, que l'avant-courrière d'une autre révolution, plus grande, plus solennelle, qui sera la dernière. Le manifeste des égaux demandera l'égalisation des fortunes, car la nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens ; il demandera aussi la mise en commun des biens de la terre et de l'industrie, l'abolition de la monnaie et l'instruction commune à tous. La Révolution n'avait pas seulement été un transfert du pouvoir ; elle avait été, suivant le mot si juste de Taine, un énorme transfert de propriété. Je vous dirai, en vous parlant des nouveaux riches, quel déplacement de fortune s'était produit en effet, en dehors même de l'accession de tant de milliers de paysans à la propriété rurale, conséquence de la vente des biens nationaux. Ces fortunes nouvelles scandalisaient plus que les anciennes, ce qui rendait plus aisée la campagne des babouvistes. Une note de police du 2 nivôse an IV dit que le parti se grossit considérablement et que les ouvriers surtout l'embrassent avec avidité.

Il se grossissait de ces jacobins aigris, de ces terroristes déçus, que Barras et ses amis n'avaient pas su ou pu employer et qui menaient contre les camarades nantis une campagne démagogique, célébrant la mémoire (le Robespierre l'Incorruptible, martyr des corrompus, et prêchant, avec la Constitution démocratique de 1793, l'Évangile selon Saint-Just, l'emprunt forcé aux riches, la guerre aux prêtres, la restauration de la loi des suspects, l'épuration des magistrats, le relèvement de la guillotine. Tout en n'acceptant pas toutes les formules du parti communiste — car quelques uns étaient fort à leur aise —, ils voyaient avec plaisir un parti d'extrême gauche attaquer violemment la nouvelle oligarchie et, en attendant qu'on mît en commun les biens, ils avaient mis en commun leurs haines, ce qui est plus vite fait. Ainsi s'était formé, par l'alliance des ex-terroristes et des babouvistes, ce que M. Aulard appelle, par un néologisme hardi, un parti radical-socialiste où, d'ailleurs, le socialiste tendait à absorber le radical, ce qui est, dit-on, une loi de la nature. Comme de gros messieurs, l'ex-marquis d'Antonelle, l'ex-parlementaire Lepelletier, millionnaire, et un prince allemand au service de la Révolution, Charles de Hesse, trouvaient plaisant de sustenter le parti communiste, — il y a toujours eu, il y aura toujours de ces gens opulents et bien nés dans les équipes révolutionnaires, — le parti avait pu fonder des journaux où il faisait rage et louer le ci-devant couvent des Genovéfains devenu le club du Panthéon, où l'on déclamait contre les riches, les propriétaires et les directeurs de la République, les Tartufes du Luxembourg, encore que par l'ex-marquis d'Antonelle le parti eût ses petites entrées près de l'ex-vicomte de Barras.

A l'autre extrémité, il y a un parti royaliste : à la vérité, c'est surtout un parti extérieur. Certes il y a, en France, des milliers et peut-être des millions de gins qui verraient sans déplaisir se restaurer un trône, mais à condition que cette restauration ne soit pas le signal d'une réaction violente et amène l'établissement d'une monarchie parlementaire, tempérée et libérale. Mais, très précisément, le prétendant et son entourage font tout pour décourager ces bonnes volontés, d'ailleurs éparses. Le comte de Lille, le futur Louis XVIII, et sa petite cour de Blankenbourg, s'enferment dans une intransigeance qui exaspère ses partisans intelligents. Les sottises de Blankenbourg passent ma conception, écrit l'un d'eux. Il n'y est question que de pendre, en cas de restauration, comme don de joyeux avènement, tous ceux qui, depuis 1789, ont collaboré à la Révolution. Un certain nombre de royalistes, au reste, ne savent, suivant l'expression d'un contemporain, que faire la guerre au coin de leur feu. Seule, la Vendée reste active : rien ne parvient à calmer ce que Hoche appelle cette colique de la République. Mais cette guerre de l'Ouest qui, depuis la mort des grands chefs de la Vendée, tourne tous les jours davantage au brigandage, loin de recommander le royalisme, le compromet aux yeux de certains royalistes pacifiques, car il y a des gens qui n'aiment pas qu'on tire des coups de fusil, fût-ce pour leurs idées. Et plus encore l'alliance avec l'étranger, avec la coalition ennemie, discrédite-t-elle ce parti aux yeux des patriotes, même les moins exaltés.

A la vérité, il semble que les catholiques cruellement persécutés peuvent apporter à ce parti de droite l'appui de leur juste fureur.

Vous savez par quelle suite de maladresses, la Révolution s'était faite antichrétienne et surtout anticatholique, s'aliénant ainsi les nombreux fidèles de l'ancienne Église. Après avoir, par la constitution civile, dressé contre l'Église orthodoxe une Église schismatique, l'Église constitutionnelle, les révolutionnaires avaient fini par séparer de l'État cette Église même qui d'ailleurs végétait misérablement. Le gros des catholiques était resté fidèle à ceux qu'on appelait les bons curés, mais cette fidélité même avait exaspéré la fureur des persécuteurs. Pourchassés comme des criminels, ces bons curés erraient de cachette en cachette, essayant de satisfaire à la soif de religion qui, maintenant, suivant l'expression d'un contemporain peu suspect et au témoignage de tous, se manifestait dans le peuple de France. Ce besoin était tel que, privées de prêtres, nombre de paroisses avaient organisé un culte catholique sans messe, célébrant des offices, et, faute du Saint-Sacrifice, chantaient vêpres et complies. Elles avaient essayé de remettre en branle les cloches qui leur semblaient la voix vivante du sanctuaire. Mais de sévères décrets avaient interdit ces sonneries qui évidemment mettaient en péril la République. Quant aux prêtres, c'étaient, aux yeux des révolutionnaires, des scélérats, des fanatiques, des criminels, qui, s'ils étaient saisis, devaient être jetés en prison et, s'ils récidivaient, au poteau. Le Directoire, à peine au pouvoir, loin de relâcher la rigueur de ces odieuses lois, en avait prescrit l'application plus rigoureuse encore, dans l'espoir de désoler la patience des prêtres.

Cette église catholique qui, néanmoins, survivait, avait paru d'abord lier son sort à celui de la monarchie. Les évêques, tous émigrés, ne concevaient pas qu'elle s'en détachât. Mais si, suivant la juste expression de Vandal, cette Église avait la tête hors de France, le corps restait en France ; beaucoup de prêtres, constatant le tort que faisait au clergé son alliance avec le trône déchu, cherchaient à orienter leur Église vers les formules conciliatrices afin que, l'heure venue, la restauration religieuse ne fût point empêchée, clans un pays resté si foncièrement catholique, mais en majorité attaché aux principes de 1789, par des compromissions avec l'ancien régime aboli. Ils ne réclamaient nullement la restitution des biens arrachés, ni le retour à la religion d'État, mais la liberté du culte pure et simple dans la soumission aux lois de l'État nouveau et le respect de la séparation de l'Église et de l'État.

La liberté, c'était à quoi aspirait le pays, et à l'ordre garant de cette liberté.

Ce pays n'était ni jacobin ni royaliste. La Révolution y était maintenant acceptée dans ses principes essentiels, ceux qu'on avait proclamés en 1789, la liberté politique et civile, l'égalité devant l'impôt et la justice, la tolérance religieuse, le droit de contrôler le pouvoir. D'autre part, la Révolution avait créé de nous veaux intérêts. Des millions de paysan avaient acheté les biens que l'on avait enlevés aux nobles et aux prêtres et c'était une masse d'opinion que celle de ces nouveaux propriétaires. Ils ne voulaient ni d'une nouvelle révolution à la Babeuf, ni d'une contre-révolution à la Blankenbourg. Ainsi étaient-ils aussi hostiles aux entreprises des nouveaux communistes, grossis des terroristes impénitents, qu'à celles des royalistes intransigeants. Tous, au nom des principes mêmes de la Révolution comme au nom des intérêts créés par elle, demandaient un gouvernement d'ordre et de liberté, conservateur des grands principes et des intérêts essentiels. La tyrannie jacobine les avait révoltés et, par ailleurs, cette tyrannie, qui n'avait pu asseoir la République sur des bases solides, leur paraissait dangereuse autant qu'odieuse, en rendant précaire le triomphe du nouveau régime :

Ainsi s'était formé ce grand parti néoconservateur qui, la Convention se séparant, avait espéré enlever la majorité dans les nouveaux conseils, mais auquel le décret des deux tiers avait, en partie, fermé la bouche.

***

Du moins avait-il fait ce qu'il avait pu ; dans les conventionnels qui lui étaient imposés il avait choisi les plus raisonnables, les moins compromis, et, d'autre part, libre d'élire un tiers nouveau, il levait envoyé à Paris que des hommes en effet tout nouveaux, et pour la plupart d'une très grande valeur. Comme leurs électeurs, ces hommes n'étaient pas du tout des contre-révolutionnaires : c'étaient, en majorité, des libéraux un peu désabusés qui voulaient que la Révolution remontât son cours, revînt aux principes. La plupart n'avaient pour la forme républicaine ni enthousiasme ni répugnance ; mais, gens de sens rassis et d'esprit éclairé, ils voyaient bien que le retour à la monarchie était impossible et d'ailleurs peu désirable tant que continueraient les sottises de Blankenbourg, et ils ne désiraient qu'organiser une république libérale dans les formes mêmes de la Constitution existante. Ils avaient horreur des jacobins, des terroristes et, étant honnêtes gens, des révolutionnaires à la Barras, mais ils n'eussent pas sacrifié un seul des principes qui, en 1789, avaient inspiré la croisade contre l'ancien régime. Bourgeois rassis, ils n'aimaient pas les nobles, mais ils honnissaient les lois qui avaient fait du noble un paria. Libres penseurs, mais sans fanatisme, ils ne chérissaient pas les prêtres, mais ils entendaient qu'on laissât les catholiques exercer librement leur culte. Surtout ils voulaient que les factions fussent réprimées, les vieux partis écartés, les querelles apaisées, et enfin que, l'union rétablie dans la nation, on terminât la guerre en faisant avec l'Europe une paix raisonnable. Patriotes sincères, mais sans exaltation, venus parfois de droite, parfois de gauche et surtout des deux centres, ils s'étaient, aux élections de l'an IV, suivant la formule fournie par l'un des plus notables d'entre eux, Barbé-Marbois, proclamés le parti national : de notre temps on eût dit que, venant de divers points de l'horizon, ils formaient un bloc national.

Plus que les jacobins réfractaires, plus que les babouvistes, plus que les royalistes, le Directoire les haïssait et les redoutait. Et telle chose est bien explicable quand on entend l'un d'eux, traçant d'un mot un programme au parti, s'écrier : Il faut mettre de la vertu dans le gouvernement. Mettre de la vertu dans le gouvernement, c'était en chasser Barras et sa bande. Et seuls les gens du nouveau tiers semblaient capables d'en venir à bout, puisqu'ils avaient l'appui manifeste du pays électoral et pouvaient espérer dans les divisions du Directoire.

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Barras, en effet, n'était pas seul au Luxembourg. Rewbell, avocat de Colmar, gros homme aux appétits violents, légiste aux formules roides, jacobin satisfait, mais voyant rouge quand il soupçonnait chez quelqu'un la moindre velléité à revenir en arrière, était assurément supérieur par ses vues d'État à Barras ; mais il liait partie avec lui volontiers pour la fameuse défense républicaine, d'autant qu'il défendait avec la République une belle prébende qu'il engraissait, s'il faut en croire ses propres collègues, de gains illicites ; Barras répétait volontiers le mot méchant de Sieyès : Il faut que Rewbell prenne tous les jours quelque chose pour sa santé.

Lazare Carnot, élu quelques jours après les autres, sur le refus de Sieyès, était un tout autre homme. Ce Bourguignon, à la forte charpente, suivant l'expression d'un contemporain, était un homme intègre et un patriote pur. Grave jusqu'à l'âpreté, c'était lui qui, membre du Comité de Salut public, avait, en organisant la victoire, le plus contribué à sauver la patrie. Dans la liste des directeurs qui paraîtront au Luxembourg, ce nom seul de Carnot reste grand. Encore que compromis par la Terreur, il était bien revenu, non de la Révolution, mais de la jacobinière, et sympathisait, plus ou moins, avec le nouveau tiers libéral. Ennemi des terroristes impénitents et des nouveaux communistes, c'était en eux qu'il voyait les pires ennemis de la République, parce que de la Société. Mais c'était un mathématicien plus qu'un politique ; du corps des ingénieurs dans la politique comme dans la guerre, écrit Albert Sorel. Tout d'une pièce, il n'était pas de force à lutter avantageusement avec ce simple et astucieux Barras à qui il s'opposait. Facile à tromper, dira de lui Napoléon. Et puis, tout de même, vieux républicain, plus sincèrement républicain qu'aucun autre, il pouvait, au premier geste estimé par lui contre-révolutionnaire, se sentir rejeté loin du bloc national. Et son ami le directeur Letourneur, autre ingénieur, qui d'ailleurs le suivait en tout, était dans le même sentiment.

Restait le dernier de ce que les mauvais plaisants appelaient les cinq sires. C'était un drôle de sire que Larévellière-Lépeaux. Ce bossu à la tête simiesque et aux longs cheveux frisés, aux jambes grêles et longues, qui, dit un témoin, le faisaient ressembler à un bouchon sur des épingles, ce botaniste philosophe, disciple de Bernardin de Saint-Pierre, n'était pas un méchant homme et c'était un honnête homme. Ancien girondin, ayant failli être proscrit, il n'aimait ni les terroristes ni les jacobins, et par là eût-il dû se ranger plutôt du côté de Carnot que de celui de Barras. Mais cet idéologue, qui d'ailleurs avait un côté de sottise, était littéralement aliéné par une passion absorbante, tyrannique et déformante. Si Reubell était hanté par le spectre blanc et, à certaines heures, Carnot par le spectre rouge, Larévellière l'était, lui, par le spectre noir. Il avait de la religion papiste, comme il disait, une sorte d'horreur doublée d'effroi. Rêvant de la fondation d'une religion naturelle dont il trouvera, j'y reviendrai plus tard, la formule dans la théophilanthropie, il avait la nature d'un antipape. C'est en concurrent, plus encore qu'en adversaire, qu'il détestera la religion romaine. Cette phobie pouvait revêtir le caractère le plus puéril. C'est lui qui fera prescrire à nos soldats, maîtres de l'Italie, d'enlever la statue couverte de joyaux de la Vierge de Lorette et, laissant probablement à Rewbell et à Barras les joyaux, il enfermera la statue dans son salon, étalant une joie vraiment absurde à tenir prisonnier ce fétiche. Barras riait de ce fantoche — il le persifle cent fois dans ses Mémoires — et ne se faisait pas faute de le plaisanter sur sa marotte, la fondation d'une religion nouvelle.

Vous aurez quelque mal à l'établir, lui disait-il. Je n'y vois qu'une chance, c'est que vous consentiez à vous faire crucifier. Mais ce roué de Barras n'en exploitait que mieux la manie de son collègue. Il ralliait cet ex-modéré à la défense de la République en lui montrant derrière chaque député du parti national un prêtre embusqué et en chacun d'eux un sacristain masqué.

***

Il y réussissait d'autant plus facilement que, la lutte s'étant engagée, assez timidement d'ailleurs, entre l'opposition libérale et le parti des révolutionnaires nantis, elle se porta vite sur la question des lois antireligieuses. Au début, les nouveaux députés s'étaient en effet montrés fort timides, les anciens ayant, avec un certain succès, tenté de leur fermer la bouche. N'avait-on pas entendu l'ex-conventionnel Lecointe-Puiraveau s'écrier que sans doute des hommes nouveaux ne prétendaient pas tracer une ligne de conduite aux patriotes qui avaient passé à travers la Révolution. Mais bien vite les nouveaux s'étaient enhardis quand ils avaient vu de près les abus de tyrannie auxquels députés du côté gauche et Directoire prétendaient associer les Conseils. La liberté religieuse étant la plus évidemment opprimée, il était naturel que ces libéraux, si peu catholiques qu'ils fussent en grande majorité, attirassent l'attention des Conseils sur la nécessité de revenir à la tolérance. Le jurisconsulte Portalis, l'ancien ami de Mirabeau, prononça, le 17 floréal an IV, sur cet objet, un discours qui eut un retentissement énorme et dont une phrase surtout souleva d'enthousiasme l'opinion : Il n'est plus question de détruire, il est temps de gouverner, formule qui nous paraît banale et qui, alors, sembla presque hardie.

Sans doute, le parti n'obtenait-il pas des Conseils, encore en majorité jacobins, tout ce qu'il eût voulu, mais c'était la première fois depuis 1789 que se faisaient entendre les formules restauratrices et telle chose déjà assombrissait le Directoire.

L'opinion cependant se prononçait nettement pour l'opposition libérale. Elle se prononçait d'autant plus, que le parti communiste, qui a souvent rendu ce service aux partis conservateurs, ayant tenté un coup de main, il avait bien fallu que le Directoire, un instant affolé, fit arrêter Babeuf et ses complices. Barras, en relations avec ces misérables, avait dû cependant consentir à la répression. Mais plus qu'eux il redoutait les députés du tiers libéral, comme les voleurs redoutent les lanternes. Il se sentait mal à l'aise sous le regard honnête d'un Barbé-Marbois. De même qu'il avait entretenu des rapports secrets avec la bande de Babeuf dans l'espoir de l'amadouer, il essayait de séduire Portalis et ses amis qui, à certaines heures, semblent s'y être laissé prendre, mais c'était dans l'idée de les désarmer plus que de les satisfaire. Enveloppant, la parole d'or et le sourire plein de charme, ce Protée aux reflets brillants espérait convaincre ces honnêtes gens de sa sympathie. C'était dans l'espoir qu'ils cesseraient à son contact d'être d'honnêtes gens. Cependant, il cherchait éperdument un moyen de les empêcher de grossir leur parti et de plus oser.

C'est que de nouvelles élections législatives allaient se faire. Les Conseils, vous le savez, se renouvelaient par tiers tous les ans. Le pays était appelé à élire, en germinal an V, un nouveau tiers. S'il choisissait parmi les libéraux, l'opposition deviendrait majorité et c'en était fini de l'oligarchie au pouvoir.

Or, les élections s'annonçaient très mal pour le gouvernement. Il est singulier de penser que les élections de l'an V de la République, VIII de la Liberté, se soient faites sur cette question : Les cloches sonneront-elles ou non dans les clochers ? Il y avait là un symbole, mais qui renfermait tout un monde. En réalité, les cloches sonneraient si les jacobins sortants étaient balayés ; alors elles n'annonceraient pas seulement la liberté religieuse, mais toutes les libertés, la chute de la faction au pouvoir et la restauration du pays. Et voici que les résultats se trouvèrent tels qu'ils dépassèrent toutes les espérances de l'opposition puisque, sur 216 sièges, 205 étaient enlevés aux députés sortants pour aller à toutes les nuances de l'opinion réactrice.

***

Barras et ses amis furent un moment atterrés. Leur mort semblait inscrite en grosses lettres dans le verdict du pays. Le Directoire, ne pouvant gouverner avec les Conseils, doit ou conspirer, ou obéir, ou périr, écrit-on au lendemain des élections. Obéir était dur, périr plus dur encore ; restait à conspirer. Barras y pensa promptement. Car, entendons bien que lutter était, après cet arrêt du pays, d'une façon formelle, conspirer.

Pour le Directoire, cette lutte semblait difficile. Sur 750 députés, plus de 400 étaient résolument contre sa politique et 100 autres disposés, si ces 400 étaient énergiques, à courir au secours de la victoire. D'autre part, la nouvelle majorité fourmillait d'hommes de valeur, qui seraient pour le gouvernement des adversaires incommodes.

Et cependant la lutte devait se terminer en faveur du Luxembourg.

C'est que la nouvelle majorité nationale n'allait être ni unie ni résolue. Et là est la première leçon que fournit cette histoire.

Le gros de cette majorité était dans les idées que j'ai définies tout à l'heure. Sans être des républicains bien vigoureux, écrivait-on au lendemain des élections, ils ne paraissent pas avoir de préoccupations funestes pour la République. C'était bien juger. Ils venaient grossir, sans en altérer sensiblement l'opinion, le groupe déjà important que, pendant la première législature, avaient constitué les amis de Portalis. La restauration religieuse tenait simplement une place plus considérable dans leurs préoccupations. Pour le reste, ils s'accommoderaient d'une république assagie, appuyée sur les principes de 89 et restauratrice de l'ordre sans réaction.

Mais, en germinal an V, les électeurs, entraînés par le mouvement contre-révolutionnaire, avaient débordé parfois le parti même qui entendait les guider. On avait vu sortir des urnes vingt ou trente députés qui, royalistes, ne s'en cachaient guère, parmi lesquels un ancien ministre de Louis XVI, le comte de Fleurieu, et, dans les nouveaux Conseils, ces partisans de Louis XVIII avaient affiché, sans tarder, une opposition qui dépassait de beaucoup celle que concevaient la plupart des élus de germinal. Et le pis est que ce petit groupe, ne s'étant pas constitué, franchement, en aile droite du parti, restait mêlé aux délibérations du parti national et, y soutenant les motions extrêmes, y semait l'embarras et bientôt la division.

Or, dans ce parti national, s'étaient, dans la législation précédente, enrôlés une centaine d'ex-conventionnels dont quelques régicides revenus, comme Carnot, d'assez loin. A côté de Boissy d'Anglas qui, à la fin de la Convention, se répandait encore en violentes diatribes contre toute idée religieuse, on y voyait par exemple Bourdon de l'Oise, jadis grand partisan de la Terreur, et l'ex-boucher Legendre, un des fidèles de Danton, si converti à la vérité qu'on lui prêtait ce mot : Si le Legendre que j'ai été offrait son amitié au Legendre que je suis, celui-ci n'en voudrait pas. Mais, si revenus qu'ils fussent, ils restaient, ne fût-ce que par crainte de trop aveugles représailles, hostiles à toute réaction excessive. Or, eux aussi, se mêlaient aux délibérations, étant de ce bloc national, mais pour s'opposer à tout ce qui, de près ou de loin, leur paraissait excéder les bornes d'une simple opposition à Barras et à ses amis qu'ils détestaient, comme on se déteste entre frères ennemis.

Entre ces deux éléments opposés, les libéraux flottaient, désireux de plus réagir que Boissy d'Anglas, de moins réagir que le ci-devant comte de Fleurieu, mais surtout empêtrés par le souci de ne faire qu'une opposition légale et constitutionnelle, et, par ailleurs, mesurée et prudente. Bref, ils représentaient exactement le modéré qui se laisse manger. C'étaient presque tous des gens fort remarquables par leur valeur et leur talent et qui eussent constitué un gouvernement excellent. Mais ils s'entendaient mal à la lutte politique à laquelle les anciens conventionnels étaient magnifiquement entraînés. Le général Pichegru, qui était des nouveaux élus, ajoute qu'il fut, dès l'abord, frappé par les ambitions et jalousies personnelles qui empêchaient toute discipline : je vis, écrit-il, plus de concurrents jaloux que de coopérateurs sincères, trait qui, hélas ! n'a chez nous rien de singulier.

***

Tout naturellement, la politique de l'adversaire fut de représenter la majorité, en si grande partie, libérale et même républicaine, comme composée de contre-révolutionnaires violents ou hypocrites. Ces gens, dit Barras, étaient groupés dans le cheval de Troie. Ils feignaient d'aimer la République, mais ne l'embrassaient que pour mieux l'étouffer. Ils allaient, disait-on, revenir sur toutes les lois de la Révolution. Quand les malheureux députés, après le coup d'État de fructidor, seront acheminés dans des cages de fer vers le bagne, des gens se presseront autour des voitures, disant : Voilà ceux qui voulaient rétablir les aides et les gabelles. Ils casseraient, disait-on — admirez l'absurdité d'une pareille accusation — tous les actes de naissance et de mariage passés devant les municipalités depuis 1789. En tout cas, s'apprêtaient-ils à réviser le procès de Louis XVI. On répandait le bruit que les acquéreurs de biens nationaux affolés les offraient à tout prix et ainsi arrivait-on à les affoler réellement. Enfin, dès que, dans un célèbre discours, Camille Jordan eut réclamé simplement la liberté religieuse et Eschasseriaux, à son tour, parlé avec émotion de l'antique culte de nos pères, les journalistes du Directoire s'écrièrent : La politique atroce des Médicis, de Richelieu, de Louis XIV, revient à l'ordre du jour, partout les échos de la royauté prêchent la nécessité d'une religion dominante et exclusive. Et l'on vit jaillir de l'arsenal jacobin la Saint-Barthélemy, la révocation de l'Édit de Nantes, les dragonnades et l'inquisition d'Espagne, tous souvenirs terrifiants que, chez nous, vous le savez, on sort de quart de siècle en quart de siècle pour alimenter une certaine polémique où, hélas ! l'histoire est encore plus cruellement blessée que la bonne foi.

Les régicides, si divisés depuis Thermidor, se sentaient tous inquiets. Et, inquiets, ceux mêmes qui avaient combattu le Directoire tendaient à s'en rapprocher. Le régicide, c'était la marque du bon républicain. Quand Mathieu Dumas, exaspéré des suspicions qu'on faisait peser sur son loyalisme républicain, s'en plaignait à Treilhard, régicide cependant très revenu, celui-ci lui disait : Montez à la tribune et déclarez que si vous aviez été de la Convention, vous auriez voté la mort de Louis XVI.

Naturellement, Barras exploitait toutes les craintes soulevées, toutes les rancunes réveillées. Sans doute accueillait-il avec son scepticisme souriant les démarches de certains députés de la majorité, les flattait sans s'engager, leur conseillait la prudence sur un ton protecteur, puis déchaînait contre eux les campagnes perfides ou les attaques violentes.

Le malheur est que les députés pâtissaient, en principe, de l'impopularité même dont avaient été irrémédiablement frappés les représentants du peuple, leurs prédécesseurs. Alors que déjà la Convention était décriée, ces représentants avaient, en pleine disette, porté de 18 à 36 livres leur traitement journalier. Une formidable huée s'était alors élevée dans le pays. Et cependant les premiers Conseils du Directoire avaient, sous une autre forme, renouvelé le geste en se mettant, par un tour de passe-passe, à l'abri des variations du papier-monnaie. Il en était résulté un surcroît d'impopularité. Les caricatures abondent contre les députés : un homme succombe sous le poids d'un fardeau qui porte le chiffre 750 ; des députés arrivent à Paris des provinces sur un cheval étique, maigre lui-même et prêt à s'engraisser. Des particuliers, dit un rapport de police, ont abordé des députés sur le pont Neuf. Rendez-nous nos dix-huit livres et f...ez le camp. On travaille à loger les Cinq-Cents au ci-devant palais Bourbon que, dit un rapport de police, on veut rendre magnifique, mais considérant les belles pierres taillées qui encombrent le quai, un homme à jeun crie douloureusement le mot des apôtres au Christ : Die ut lapides istæ panes fiant. Lorsqu'on a jadis voulu exciter le peuple contre les représentants, on a montré du pain blanc : Voilà du pain de député. S'ils votent l'emprunt forcé dont je parlerai ailleurs, on dit : Il nous reste à savoir la somme que paiera chaque député. Voit-on une femme élégamment mise ? C'est, dit-on, la femme d'un député. Voit-on une voiture élégante traînée par de beaux chevaux : C'est la voiture d'un député. Un voyageur entend une femme appeler ses dindons des députés — ce qui est vraiment affreux. Chose piquante, le parti, qui avait mené la campagne contre ces députés, maintenant, avait la majorité dans les Conseils, mais à son tour on l'accablait sous les mêmes railleries pleines d'aigreur. Comme la machine législative fonctionnait lentement, on les tenait pour des fainéants. Mais si elle fonctionnait trop vite, ils étaient des brouillons. Certes, le Directoire était impopulaire et méprisé : Barras lui-même ne raconte-t-il pas qu'à une cérémonie on leur jeta de la terre et même quelques crachats. Mais si impopulaire et si décrié que soit le gouvernement, il ne l'est pas plus que le Corps législatif. Quand on apprendra que celui-ci a été frappé par celui-là et tant de ses membres jetés au bagne, le public dira : C'est toujours autant de députés de moins. Et ce trait, sur lequel j'aurai à revenir pour expliquer l'événement de Brumaire, explique déjà le peu de résistance que va rencontrer celui de Fructidor.

***

Barras cependant se rendait compte que, ménagé au début par les prudents et les modérés de la majorité, le Directoire verrait s'accentuer de jour en jour l'opposition des Conseils. De fait, sur la question financière, le gouvernement commençait à être fortement attaqué et c'était un terrain où Barras se sentait particulièrement exposé. Le général Bonaparte venait, par une suite d'admirables victoires que j'évoquerai ici, de conquérir l'Italie. Il en avait tiré millions sur millions qu'il avait expédiés à Paris. Or, de jour en jour, le trésor paraissait plus vide. Où passaient les millions d'Italie ? Déjà orateurs et journalistes du parti opposant s'étonnaient des fêtes données au Luxembourg, de l'or qui y ruisselait, du luxe qui se déployait dans les salons de certains directeurs. Et quand on disait : Où vont les millions ?, on savait bien ce qu'il en fallait penser.

Barras se sentait visé. Il était résolu à briser ces assemblées indiscrètes.

Mais, pour les briser, il lui fallait l'appui de la majorité du Directoire s'il s'agissait de la décision, le concours de la force militaire s'il s'agissait de l'exécution.

Le Directoire en majorité avait d'abord paru peu disposé à un coup de force. Carnot, encore qu'inquiet des tendances de certains députés, s'y fût refusé, à plus forte raison celui que les Conseils mêmes venaient de donner comme successeur à Letourneur, l'ex-marquis de Barthélemy. Rewbell, était naturellement acquis à la violence, mais Larévellière, en qui subsistait, avec le souvenir de sa propre proscription par les jacobins, un reste de libéralisme et de probité politique, n'y semblait pas porté.

Soudain il se décida. Les Conseils venaient, après des débats très violents, de voter la liberté du culte. En une sorte d'explosion, le catholicisme s'était alors révélé si populaire, les églises s'étaient rouvertes au milieu d'une telle allégresse et les cloches mises à sonner avec une si furieuse joie, que Larévellière s'en était exaspéré. Une haine violente était née chez lui contre ces députés, qui, à ses yeux, très sincèrement, lui faisaient une injure personnelle. Je vous ai dit qu'il avait une nature d'antipape. Il consentit à tout contre les hommes qui tentaient de rétablir le culte papiste.

***

Dès lors, il ne restait plus qu'à trouver l'instrument. Barras, après une tentative pour jeter Hoche dans l'aventure, s'était tourné vers les soldats d'Italie.

Ceux-ci, et c'est le dernier élément de ce drame politique, étaient extrêmement mal disposés pour les députés élus en germinal. Lorsque j'étudierai ici le soldat du Directoire et ses exploits, je dirai comment ces rudes hommes restaient, en thèse générale, l'élément le plus nettement jacobin de la nation. De France, les frères et amis leur écrivaient que les représentants liberticides s'apprêtaient, avec l'appui des chouans, à rétablir le trône des tyrans, l'infernal empire des prêtres, la féodalité et l'inquisition. Bien plus, ces traîtres étaient les alliés de Pitt et Cobourg, et, pactisant avec l'ennemi, ils allaient anéantir le fruit de leurs victoires. Et là il faut avouer que l'attitude de certains députés pouvait accréditer la légende. Partisans d'une paix raisonnable, peu favorables à l'ascension des soldats dans l'État et particulièrement hostiles à Bonaparte qu'ou tenait pour la créature de Barras, ces députés avaient, en termes parfois assez violents, attaqué le vainqueur de Rivoli, ce petit Bamboche aux cheveux éparpillés, ce bâtard de Mandrin, et, à maintes reprises, protesté contre les prétentions excessives du Directoire en matière de politique extérieure, contre ce que, de notre temps, on eût appelé son impérialisme. Ainsi les soldats se croyaient-ils autorisés à crier qu'on leur voulait dérober les fruits de leurs victoires.

Barras entendait exploiter la sombre fureur des soldats comme il exploitait toutes choses et toutes gens. Comme il se montre volontiers cynique, il écrit lui-même qu'il s'était mis d'accord avec les généraux pour que les armées, suivant ses propres termes, se prononçassent. Et c'est en effet un pronunciamento, comme on dit de l'autre côté des Pyrénées, qui, en fructidor, amenait à Paris, avec une division de l'armée d'Italie, le général Augereau, envoyé par Bonaparte.

Les Conseils voyaient venir le coup qui allait les écraser. Certains députés de la majorité, demandaient qu'on prît l'offensive, qu'on décrétât la mise en accusation du Directoire. Les Nestors du parti, écrit un de ces députés, s'y opposèrent. Ils se perdaient en récriminations dans les couloirs, mais un témoin les voyait enchevêtrés dans les scrupules constitutionnels à l'heure où Barras avait déjà déchiré en son esprit la Constitution et toutes les lois. Les ex-conventionnels du groupe libéral, vieux routiers de coups de force, maintenant, prévenaient leurs amis de ne pas trop se fier à la Constitution, cuirasse de papier, disait Bourdon de l'Oise. Surtout ils étaient divisés, se redoutaient les uns les autres. Si nous avions formé un vrai parti..., écrivait plus tard un des survivants. Enfin, c'étaient d'honnêtes gens. Vous faites bien de la poussière, avait dit railleusement Mme de Staël à l'un d'eux. — Cela vaut mieux que de faire de la boue, avait-il fièrement répondu. Et Mathieu Dumas, à qui un colonel avait offert de faire enlever par ses cavaliers les directeurs jacobins, repoussait cette suggestion. Quand plus tard Dumas contera la chose à Napoléon, celui-ci lui répondra : Vous fûtes un imbécile ! Vous n'entendez rien aux révolutions.

***

C'est le mot. Ces honnêtes gens n'entendaient rien aux révolutions et Barras y était passé maître. A cette heure, il donnait ses instructions pour que le bloc national fût brisé à coups de crosse par les grenadiers d'Augereau.

Et, tout étant préparé, le 18 fructidor, les deux Conseils étaient investis par la troupe, des députés arrêtés, y compris les deux présidents, Siméon des Anciens, et Laffon-Ladebat des Cinq-Cents, tandis que, sur l'ordre des trois directeurs Barras, Rewbell et Larévellière-Lépeaux, les deux autres, Carnot et Barthélemy, étaient également décrétés d'arrestation. Ce dernier seul était saisi dans son lit du Luxembourg, Carnot ayant pu fuir à temps, ce en quoi il fit bien, puisque Barras écrit que si Carnot avait été tué, il l'aurait été très légitimement parce qu'il vaut mieux tuer le diable que de se laisser tuer par lui.

C'est en vertu de ce magnifique principe de gouvernement, que le Directoire obtenait des Conseils épurés, c'est-à-dire d'un résidu infime de députés, l'expulsion de 154 députés siégeant depuis quatre mois, la déportation à la Guyane de 165 citoyens parmi lesquels deux directeurs de la République et 53 représentants du peuple et le vote d'une série d'articles instituant dans le pays une sorte de petite Terreur, cette terreur sèche, plus hypocrite que l'autre et plus hésitante, à la taille du gouvernement directorial ; la presse et le théâtre étaient jugulés et les lois de mort rétablies contre les émigrés rentrés et les prêtres catholiques, les églises fermées et les cloches condamnées de nouveau au silence, cela pour faire plaisir à Larévellière-Lépeaux. Souvenons-nous qu'on était en l'an IX de la Liberté.

Tandis que de très grands citoyens étaient acheminés vers le bagne dans des cages de fer et sans jugement, car on avait proclamé qu'il n'y avait pas besoin de preuves contre les conspirateurs royalistes, Barras restait maître du terrain.

Larévellière-Lépeaux assure que l'opinion se prononçait fortement pour ces grandes mesures. Il affirme avoir entendu crier dans les rues de Paris : Vive le Directoire ! ce qui n'est pas impossible, l'opinion étant fort souvent lâche, mais aussi : Vive Larévellière-Lépeaux ! ce qui passe les bornes de la vraisemblance.

En réalité, le vainqueur était bien Barras qui, fort de ce précédent, allait sous peu retourner contre les jacobins des Conseils, devenus à leur tour gênants, puis plus tard contre ses complices du Directoire même l'instrument qui avait servi contre les libéraux.

Souriant, aimable, avantageux, il avait, le soir de Fructidor, rouvert ses salons et se pressait autour du directeur, qui, pour la circonstance, avait repris le fameux sabre de Thermidor, la foule des courtisans, y compris quelques grandes courtisanes. La musique endiablée entraînait à la danse des femmes aux trois quarts nues et les jeunes enrichis de la basse finance, sous l'œil railleur du ci-devant vicomte Paul de Barras, le général Barras, directeur de la République, promenant à travers les salons la citoyenne Tallien, reine du Directoire.

Barras régnait.

Sur quel monde il régnait, quel monde frelaté, fiévreux, et, au fond, misérable, c'est ce que nous verrons quand je passerai à l'étude de cette société, de ses jeux, de ses ris, de ses mœurs, de ses misères, de ses détresses.

Et nous verrons comment la lamentable composition morale d'un peuple, en l'aveulissant, le livrait tout aussi sûrement à César que l'effroyable démoralisation politique dont l'épisode de Fructidor ne constitue que le plus tragique témoignage.

Dès Fructidor, tous les principes étant violés, le Directoire n'était plus décidément qu'une faction insurgée contre la nation. Tout dès lors était permis contre lui. Il le savait bien, le petit général aux cheveux éparpillés qui, du palais lombard où il réglait souverainement les affaires de l'Italie, reportait son regard plein de destinées vers Paris ; ce Paris où, le soir de l'attentat perpétré contre les élus de la nation, les 640 bals publics s'étaient ouverts, offrant à un monde en délire les mille attractions de la volupté. Oui, il le savait, et que le règne de Barras, vainqueur en fructidor, préparait et rendait presque fatal l'avènement de Bonaparte.