LE COMITÉ DANTON — IL IMPOSE LA SAGESSE : NÉGOCIATIONS AVEC L'EUROPE — DÉCLAMATIONS DÉMAGOGIQUES ET MESURES MODÉRÉES — LE SECOND MARIAGE — DANTON ÉLIMINÉ — RETOUR A LA POLITIQUE JACOBINE — ROBESPIERRE TRIOMPHE — DANTON PROSTRÉ — LA RETRAITE A ARCIS.LE 6 avril, Danton avait été élu, par 223 suffrages et le cinquième sur neuf, membre du Comité du Salut public. Réélu intégralement le 10 mai et le 10 juin, ce Comité, pouvoir exécutif à neuf têtes, gouvernera donc trois mois la France. Ses membres délibéraient en commun des affaires ; pour que celles-ci fussent préparées et suivies, ils se devaient partager les départements. Danton et Barère reçurent — ou prirent — les affaires étrangères. Mais Barère, s'inclinant volontiers devant les forts, Danton, en fait, domina seul le département. Il dominait d'ailleurs le Comité tout entier. Avant deux semaines, tous l'y suivaient, séduits par ses larges vues et cette étonnante capacité d'activité qu'entre deux périodes de paresse, il pouvait soudain faire éclater. Il reprenait donc ce pouvoir qu'il avait quitté en octobre
précédent avec le regret de n'avoir pu que bâcler.
Pourrait-il faire mieux d'ailleurs ? Il essaya de formuler un programme de
gouvernement. Je le déclare, dit-il le 10
avril, vous seriez indignes de votre mission, si
vous n'aviez constamment devant les yeux ces grands objets : vaincre les
ennemis, rétablir l'ordre dans l'intérieur et faire une bonne constitution.
Il continuait à vouloir fixer la Révolution —
et le pays à la dérive. L'Europe était maintenant tout entière contre nous et, la Belgique reconquise par l'Autriche, nos frontières étaient de nouveau menacées. Or l'armée était démoralisée pour un instant par ses défaites et la défection de son chef. La Vendée, ce pendant, tenait tête aux armées de la République, et à travers toutes les provinces, une révolte sourde grondait, que la disgrâce des Girondins ferait éclater. A l'extérieur et à l'intérieur, c'étaient de tels périls que la situation d'août 1792 devait paraître rétrospectivement à Danton pleine de facilités au regard de celle d'avril 1793. Il était trop patriote pour ne pas frémir des périls amoncelés, trop intelligent pour ne pas comprendre quelles leçons ils enfermaient. Dès les premières heures, il s'était remis devant l'échiquier avec Le Brun qui, resté aux Relations extérieures, rentrait, cette fois officiellement, sous sa tutelle. Cet échiquier, il l'examinait de sang-froid, abandonné miraculeusement, devant la carte de l'Europe, par cette frénésie qui semblait parfois l'aliéner. En face des choses concrètes, le tribun redevenait facilement l'avocat ès conseils qui jadis épluchait les dossiers et trouvait des moyens. Peut-être pouvait-on encore détacher l'une de l'autre les deux puissances allemandes, peut-être aussi se ramener l'Angleterre. En attendant, une seule ressource restait pour maintenir en Europe un reste d'influence : obtenir l'amitié des petites puissances — ç'avait été la politique traditionnelle de la France —, Suède, Danemark, Venise, Porte, qui serviraient à contenir Autriche, Prusse et Russie. Mais rien de tout cela ne se pouvait tenter si l'on ne rassurait, dans une certaine mesure, l'Europe en étalant de la sagesse. Danton, dans un moment d'exaltation, avait plus que personne contribué à enlever le vote qui, consacrant les limites naturelles, avait, autant que la politique de propagande, surexcité les alarmes des puissances, grandes et petites. Mais Danton ne s'embarrassait guère de ses propres déclarations. Il en ferait d'autres, voilà tout, qui permettraient peut-être d'aboutir à la paix. Il y aspirait, ne fût-ce que pour faire tomber ce régime du Salut Public, expédient scabreux auquel il faudrait mettre fin pour organiser la République — qu'ensuite on ornerait. Ces pensées de pacificateur, perçant à travers les discours et les démarches de Danton pendant ses trois mois de pouvoir, le rendaient à la vérité incommode à Robespierre. Celui-ci ne voyait pas sans une inquiète jalousie Danton installé au Comité, alors que lui ni ses amis ne s'y asseyaient. Son heure viendrait-elle jamais si tout s'apaisait ? Sous lui, tout un monde se répandait contre Danton en murmures, en attendant mieux ; un journal signalait, dès le 6 avril, l'allure tortueuse de Danton : il visait à la dictature. Un Marseillais écrira, le 5 juin, que Danton laisse passer le bout de l'oreille. Les Clubs, la Commune le surveillaient maintenant d'un œil méfiant. Captif de son ancien personnage ou embarrassé par la crainte de paraître tiède, il était amené à dissimuler ses sentiments les meilleurs et ses idées les plus raisonnables comme des fautes et de tout couvrir du tapage démagogique. Garat, qui le vit beaucoup à ce moment, nous le montre jetant des cris de vengeance qui ébranlaient les voûtes du sanctuaire des lois, et insinuant des mesures par lesquelles les vengeances pouvaient avorter. Il ajoute : Ses transports ne sont plus qu'hypocrisie ; le besoin et l'amour de l'humanité sont les véritables sentiments de son cœur : il se montrait barbare pour garder toute sa popularité et il voulait garder toute sa popularité pour ramener avec adresse le peuple au respect du sang. Politique effroyablement dangereuse : la rue entendait les cris de vengeance et restait sourde aux insinuations de clémence. Le plus pressant — pour fixer la Révolution — était d'arrêter l'Europe en la rassurant. Le 13 avril, il parut à la tribune pour atténuer l'effet d'une intervention de Robespierre. Celui-ci, tout à sa machiavélique politique de guerre, avait demandé la peine de mort contre les lâches qui proposeraient de transiger avec les ennemis de la République. C'était couper au nouveau Comité toute possibilité d'action diplomatique. Danton, sans heurter de front Robespierre, affecta de le vouloir expliquer : Il était temps que la Convention fît connaître à l'Europe qu'elle savait allier la politique aux vertus républicaines. Le décret sur la propagande surtout l'inquiétait : Vous avez rendu, dans un moment d'enthousiasme, un décret dont le motif était beau sans doute, puisque vous vous obligiez de donner protection aux peuples qui voudraient résister à l'oppression de leurs tyrans.... Citoyens, il nous faut avant tout songer à la conservation de notre corps politique et fonder la grandeur française. Que la République s'affermisse et la France, par ses lumières et son énergie, fera attraction sur tous les peuples. L'homme, depuis une semaine, gérait les affaires étrangères : on comprit qu'il demandait ses coudées franches ; l'Assemblée déclara qu'elle ne s'immiscerait en aucune manière dans le gouvernement des autres puissances. La formule était de Danton : elle déblayait sa route. Il la fit porter incontinent à la connaissance des petites puissances : on rassurait les Suisses, Genève, le roi de Sardaigne. Déjà la Suède a renvoyé à Paris le baron de Staël ; Danton l'enveloppe de séductions : ce serait si grand avantage que l'alliance des successeurs de Gustave-Adolphe, des alliés traditionnels de la vieille monarchie ! Tout un corps diplomatique nouveau est, ce pendant, recruté, destiné aux petites cours : Verninac ira à Stockholm, Grouvelle à Copenhague, Descorches à Dresde, Bourgoing à Munich, Desportes à Stuttgard, Maret à Naples, Chauvelin à Florence ; Semonville poussera jusqu'à Constantinople. Presque tous ces agents, par leur naissance ou leurs opinions, seraient suspects aux clubs. Qu'importe à Danton ! Il faut traiter suivant les anciennes formules, et ces anciens agents des Affaires étrangères les connaissent. Subsidiairement, certains d'entre eux doivent travailler — Sorel a merveilleusement débrouillé ce bel écheveau diplomatique —, fût-ce par d'incroyables feintes, à brouiller Prusse et Autriche. Quant à l'Angleterre, la prise d'Anvers seule l'a exaspérée : or voici Anvers perdu pour la France ; Danton ne demande qu'à laisser sommeiller la doctrine des limites naturelles. Tout ce travail produit-il déjà des résultats ? On voit Danton s'écrier, plein de confiance : Vous saurez avant peu que cette ligue des rois tend à sa dissolution. L'Angleterre, de fait, donnait des espérances. Les libéraux écrivaient à Danton que le sage décret du 13 avril était un acte préalable au rétablissement de la paix. La Prusse, elle, se laissait derechef entraîner à des négociations. Il y eut à Metz des entrevues dont l'Autriche s'inquiéta. Vienne même, d'ailleurs, sentait s'amollir son intransigeance devant les dangers que courait Marie-Antoinette : la reine captive pouvait servir à amorcer une négociation. Elle jouait d'ailleurs un grand rôle en toutes ces démarches : de Naples, de Stockholm, de Florence,' de Londres, on faisait de sa délivrance une condition préalable à tout accord. En tout cas, partout, au commencement de juillet, les négociations étaient entamées, acheminant peut-être à la paix. La chute de Danton devait tout rompre. Cette paix, celui-ci ne la voulait pourtant pas à tout
prix. C'est pendant ce nouveau passage aux affaires que se développe chez lui
ce nationalisme dont les accents
révèlent mieux qu'un simple procédé oratoire. Cette patrie,
dont il avait tant parlé, devenait pour lui tout autre chose qu'une entité
philosophique ; c'était une chose concrète : la France. Il avait en elle une
confiance admirable, particulièrement en ses soldats. Il n'en est pas un seul qui ne croie valoir plus de 200 esclaves,
s'écrie-t-il ; avec eux, aucune crainte à concevoir : la France, si elle ne
faisait pas céder la Coalition par l'évident retour à la raison que dénotait
le vote du 13 avril, la saurait faire plier sous le feu de ses canons. Il
fallait pour cela que le guerrier français montant à l'assaut ne dît point comme autrefois : Ah ! si ma dame me voyait,
mais qu'il dît : Ah ! si ma patrie me voyait. Ses brûlantes
déclarations étaient acclamées : elles lui valaient cette persistance de
popularité qui lui paraissait nécessaire pour se permettre d'être sage. Il la
fortifiait par des déclamations malheureusement plus démagogiques que
patriotiques, félicitant, le 13 juin, les Parisiens d'avoir fait la journée
du 31 mai et méritant par cette justification de l'émeute les félicitations
du club où, le 14, Bourdon de l'Oise exalté le saluait de ces mots : Danton, tu as sauvé hier la République ! A quoi il
répondait : Je vous égalerai en audace
révolutionnaire et mourrai Jacobin ! Par ailleurs, il bâtissait avec son ami Hérault de Séchelles la Constitution dont il déclarait, le 29 mai, qu'il la fallait faire la plus démocratique dans ses bases. Le peuple, n'était-il pas essentiellement bon ? Conçue dans cet esprit, la Constitution serait la batterie qui ferait un feu de mitraille contre les ennemis de la liberté. Ces phrases démagogiques, Garat nous l'a dit et nous le constatons, masquaient des tentatives, à la vérité assez gauches, de clémence. Il entend qu'on ne traite pas en proscrits les Girondins vaincus et, par là, s'expose aux dénonciations des Cordeliers extrêmes. Paré, son homme, devenu ministre de l'Intérieur, se montre fort modéré ; Desmoulins attaque Marat qui fera faire de mauvaises affaires. Les extrémistes sont mal vus du groupe. Danton ne cesse d'affirmer qu'il faut viser à l'égalité des droits, non à l'égalité impossible des biens. Et rassurant les propriétaires, il sauve, d'autre part, les prêtres à la déportation desquels, le 19 avril, il s'est opposé. Il étale d'ailleurs une large tolérance. Eussions-nous ici un cardinal, je voudrais qu'il fût entendu, et dans trois discours, durant ces mois de relative sagesse, il parvient, grâce à des déclarations personnelles d'athéisme, à empêcher la persécution. Au reste, ajoute-t-il, le meilleur moyen de rendre le prêtre inoffensif est de développer l'instruction. L'éducation publique est une dette sociale qui est à échéance depuis que vous avez renversé le despotisme et le règne des prêtres. Par l'organisation de l'instruction, la République se fortifiera et s'ornera. Point de persécution. Tout cela accuse, si surtout on néglige les déclamations plus ou moins sincères, l'état d'esprit que tout à l'heure Garat caractérisait. Cet homme qui, suivant son expression, avait accoté son nom à toutes les institutions révolutionnaires, écartait, par ailleurs, la Terreur, que toute une meute, autour de Robespierre, appelait de ses vœux. La guillotine ne fonctionnait pas encore : le couperet ne tenait, à la vérité, qu'à un fil, mais le Comité Danton ne le coupait pas. On ne le coupera qu'au lendemain de la chute du tribun. Ni les Girondins ni la reine ne devaient monter à l'échafaud si Danton se maintenait au pouvoir. La reine ! C'était un des objets de ses préoccupations et ce fut peut-être la cause secrète de sa chute. Tout lui commandait de la sauver, et, avant tout, le souci d'empêcher avec l'Europe la reprise de la lutte inexpiable. Beaucoup de royalistes, peu tendres pour la mémoire de Danton, ont admis cependant qu'il avait voulu sauver la reine : Mallet du Pan devait l'écrire peu après. Sans attacher trop de créance au curieux récit de Courtois, grand confident de Danton, il est certain que celui-ci se prêta à toute une intrigue destinée, si l'on ne pouvait officiellement mettre la malheureuse femme en liberté, à la faire évader. Une lettre de Danton à la reine aurait même été saisie par Robespierre, dans les papiers duquel Courtois l'eût retrouvée ; peut-être fût-ce la pièce secrète du procès Danton. Ce qui est sûr, c'est que Danton fut assiégé de sollicitations : Hardenberg, avec l'autorité que lui donne sa connaissance des affaires de l'Europe, affirme qu'au nom de l'Autriche, Mercy- Argenteau offrit à l'homme une grosse somme d'argent pour sauver Marie-Antoinette ; Danton eût repoussé l'argent, mais promis son concours. Ce qui est plus sûr, c'est ce que Maret déclare : à savoir que la plus saine partie du gouvernement entendit, loin de l'éviter, provoquer une démarche des petits États, tendant à exiger, pour prix de leur amitié, la mise en liberté de Marie-Antoinette. Maret eût été chargé de cette mission. L'ambassadeur d'Espagne à Venise dut avoir vent de cette négociation occulte. Il allait, le 31 juillet, écrire au duc d'Alcudia cette fameuse lettre qui, saisie, devait être, elle aussi, versée au procès de germinal : on y lit cette phrase singulière : Danton et Delacroix, qui étaient du parti de la Montagne, se sont fait girondins — il veut dire modérés — et ils ont eu des conférences avec Sa Majesté — Marie-Antoinette. Cette lettre laisse peu de doutes sur l'attitude de Danton et sur la réalité de la mission Maret. Je retrouve d'ailleurs en toute cette machination l'esprit du Danton de l'été de 1793. Désireux, pour diverses raisons, de délivrer la reine, il voulait paraître avoir la main forcée par les petites cours à gagner. Depuis des semaines, il lui fallait trouver des prétextes à la clémence et des excuses à l'humanité. Il subissait notamment, depuis les premiers jours de juin, l'influence adoucissante, à l'excès peut-être, d'une femme, d'une enfant pourrait-on dire, qu'il venait d'épouser. Chez un homme aussi passionné et prenable aux entrailles, il faut sans cesse chercher dans la vie privée des explications à certaines attitudes politiques. La mort de Gabrielle l'avait jeté dans une frénésie sombre dont les Girondins avaient, à leur dam, connu les effets. Et maintenant, retrouvant le bonheur, il s'attendrissait. Tout Danton tient dans ce double épisode : en février 1793, des transports de douleur devant le corps exhumé de sa femme, et, en juillet, le mariage de ce frénétique avec la jolie Louise Gély qui, de sa petite main, va faire se courber cette tête altière — jusque sous la bénédiction d'un prêtre romain. La solitude du foyer, plus qu'à aucun autre, lui pesait. Il me faut des femmes, dira-t-il le 26 août à propos de son récent mariage. Il lui fallait une femme et même une bourgeoise ; j'ai dit ce qu'il lui demandait : la vie confortable, et l'amour par surcroît. Cette petite Louise était fille de Marc-Antoine Gély, ci-devant employé à la marine. Ayant été jadis huissier audiencier, Gély était, avant 1789, du monde qui fréquentait le café Charpentier. Les familles étaient liées. Gabrielle Danton aimait bien la petite Louise. Celle-ci aimait-elle Danton ? On a dit qu'elle l'épousa par peur : une petite-nièce de Louise l'affirmait encore dernièrement. Louise n'eût accepté que par terreur une union pour laquelle elle n'eût jamais que de l'horreur. Rien ne semble moins probable. Que Louise, restée veuve à dix-sept ans, se soit remariée, trois ans après, avec Dupin, futur préfet et baron de l'Empire, et que, remariée, si j'en crois les lettres que m'ont écrites ceux qui l'ont connue dans son extrême vieillesse, elle n'aimât point à parler de Danton, cela ne prouve pas grand'chose. Deux faits au moins, plus vérifiables, prouvent que les Gély et Louise elle-même avaient vu sans horreur cette union, c'est que, Danton mort, Gély accepta — un document le révèle — de faire partie du conseil de famille des enfants du premier lit ; c'est ensuite que Louise se retira à Arcis près de sa belle-mère où elle était encore le 7 thermidor an III. Des relations amicales existaient et — certains documents me le prouvent — persistèrent longtemps entre les trois familles Danton, Charpentier et Gély. Le milieu et l'homme étaient, avant 1793, familiers à Louise. Elle avait seize ans, elle était charmante Le peintre Boilly a laissé une toile où Louise est peinte en pied, montrant des gravures au petit Antoine Danton. Ce n'est pas la figure pleine et vigoureuse de Gabrielle, telle que David nous a permis de la connaître. Louise est une jolie brunette aux cheveux poudrerizés, à qui le peintre — qui n'est point un David — a donné l'allure maniérée qui était sa façon. Mais tout est gentil chez la jeune femme, la figure aux traits fins, le teint frais, la bouche et les yeux souriants, la taille élégante dans les vêtements clairs. Un gracieux portrait, conservé dans la famille et dû à une belle-sœur de Danton, Mme Victor Charpentier, nous la montre d'autre part, tout aussi séduisante, avec, dans les yeux, une expression de douce mélancolie, attrait de plus à une délicieuse figure. La femme était jeune et belle, dit la duchesse d'Abrantès. Danton en fut vite amoureux ; il était inflammable ; il la désira ; elle le subjugua. Sur l'échafaud, son image lui arrachera un sanglot d'attendrissement. Elle n'avait point dû rebuter cet amour. Mais elle était pieuse. Elle voulait qu'on se mariât devant un prêtre, un vrai prêtre. Danton y consentit. Le fait, que Michelet tenait de Mme Gély, m'a été confirmé d'une façon formelle, et par les petits-enfants de Louise Gély, et par les petits-neveux du vénérable abbé de Kéravenant qui célébra ce singulier mariage. Rien ne manque à cette singularité si l'on sait que l'abbé avait avec peine échappé aux massacreurs de septembre. L'événement n'est cependant pas si invraisemblable qu'il le paraissait jadis. Nous savons que, se proclamant athée, Danton n'était point sectaire. La tolérance dédaigneuse qu'à la tribune, il affectait pour les prêtres, le préparait à accéder à cette fantaisie devait-il dire, de jolie enfant. Il consentit même, dit-on, à s'aller confesser à l'abbé de Kéravenant. Cette confession de Danton est un fait certainement étrange et il est beaucoup moins sûr que celui du mariage religieux, mais, pour les raisons que j'ai dites, il ne paraît pas, d'autre part, si fabuleux qu'on pourrait le croire. L'homme était orgueilleux, mais expansif et cordial. Si le prêtre, prévenu de cette visite, sut comprendre sa mission, l'entretien se dut poursuivre sans grande gêne. Mais ce sont hypothèses. N'importe : si le fait est exact, cette heure dut rester longtemps présente à la mémoire du confesseur. Quoi qu'il en soit, le mariage avait été précédé d'un contrat qui prouve à quel point Danton entendait avantager la jeune femme. Aux termes de ce contrat — récemment publié par M. Bord —, Sébastienne-Louise Gély n'apportait que 10.000 livres de dot ; mais une tante de Danton, la dame Lenoir — qui, je l'ai dit, dut servir de prête-nom —, faisait donation de 30.000 livres à la jeune épouse. Telle disposition indiquait chez Danton la plus grande complaisance. En fait, la fougue de son caractère l'emportait là encore. Il avait désiré passionnément cette enfant. Il entendit de toutes les façons — devant le notaire comme devant le prêtre — la satisfaire. Par la suite, on allait le voir, plus amoureux que devant, promener son bonheur conjugal de la ville à la campagne, à Sèvres, à Choisy où il lui plaisait de chercher à ses amours ce refuge que les disciples de Rousseau affectionneront toujours : la nature. Tout cela serait d'un intérêt secondaire, si, je le répète, Danton eût été de ces gens qui de leur vie font deux parts. Il n'en était rien. La joie de ces épousailles le disposait à l'humanité, mais aussi à un optimisme scabreux. Or il était opportun qu'il veillât, car toute une campagne s'organisait contre lui, qui allait aboutir à le jeter bas avec une surprenante rapidité. Robespierre et ses amis que tout, je l'ai dit, contrariait dans la politique de ménagements suivie par Danton avec l'ennemi extérieur et l'ennemi intérieur, suspectaient le civisme de l'homme. L'équipe d'ailleurs aspirait à remplacer l'autre, celle de Danton, dans la fameuse salle verte des Tuileries où le Comité délibérait. Elle trouvait partout des alliés : Danton mécontentait par son attitude politique, et même par certaines façons, nombre d'anciens amis. Roch Mercandier, ancien confident de Desmoulins, avait, dès le 10 mai, avec une violence inouïe, attaqué dans l'avocat patelin qui s'était gorgé de sommes énormes, un effronté larron. Le 21 mai, Chabot se contentait de déclarer au club que Danton avait perdu son énergie ; mais après le 2 juin, les attaques avaient redoublé. Danton, affirme-t-on le 7, ne vient plus au Club ; méprise-t-il ses anciens amis ? Il faut qu'il vienne s'expliquer : donnant au Comité, dit-il, le maximum de sa force et de sa pensée, il est actuellement, anéanti, et par là ses absences s'expliquent. Quant à sa modération, il y est contraint pour ramener des esprits faibles, mais d'ailleurs excellents. Cependant les attaques continuèrent : Vadier, le 23 juin, dénonça les endormeurs du Comité. Or, le Comité, c'était plus que jamais Danton ; car le 29 juin, il recevait un surcroît de pouvoir : la mission de suivre les opérations du ministre de la Guerre ce qui était joindre aux Affaires étrangères la Défense nationale. Ce surcroît d'influence exaspérait les antipathies, les jalousies, les rancunes. Marat, qui avait rompu avec Danton ou à peu près, attaqua le Comité. C'était le Comité de la perte publique, et un ami de Saint-Just, Gateau, se fit au Club, le 5 juillet, l'écho du pamphlétaire. L'orage grondait. Danton ne voulait pas l'entendre. Il traversait une période de lassitude, anéanti, déclarait-il, peut-être plus par son bonheur privé que par les soucis d'État. Ce n'était pas seulement au Club et à la Convention qu'on remarquait ses absences : A peine, lui écrit le 27 juin Beaumarchais, venez-vous depuis quelques jours au Comité où pourtant je n'ai point aperçu depuis deux mois qu'on y prenne un parti... sans vous avoir consulté. Dès le 4, Taillefer, critiquant la mollesse du Comité dans la répression de l'insurrection des provinces — devenue générale —, avait obtenu de l'Assemblée une sorte de vote de méfiance. Attaqué vivement le 8, puis le 10, le Comité ne se défendit pas. C'est à se demander si, réellement anéanti, Danton ne se laissait pas tomber. Le 10, on signala que Westermann — son soldat — s'était laissé battre en Vendée. Le Comité en était responsable ; on proposa de le renouveler. Il le fut incontinent et de telle façon que Danton ne s'y trouva plus porté et que, sur les neuf membres élus ou réélus, deux seulement étaient de ses amis. En revanche, derrière Couthon et Saint-Just, le Robespierrisme faisait invasion. Maximilien lui-même, assuré que la majorité lui était acquise, s'y fera porter deux semaines après. Jamais substitution d'une équipe à l'autre ne se fit plus simplement. Elle était fatale. A son tour, Danton était débordé par la Révolution. Il eût fallu, pour qu'elles se justifiassent, que ses combinaisons diplomatiques aboutissent, et elles étaient à longue échéance. Il eût fallu aussi que, résolu à une politique de modération, il lui restât fidèle. Du jour où il avait fait ou laissé tomber la Gironde, il avait brisé la seule chance qui fût d'éviter la Terreur. Le 2 juin avait été pour lui une victoire à la Pyrrhus : le 10 juillet le lui prouvait. Et lorsque, le 24 juillet, Robespierre fut entré au Comité qu'il va désormais dominer, la défaite de Danton était consommée. Il l'avait préparée en n'osant pas, lui, l'homme de l'audace, affirmer sa vraie politique et y conformer son langage. Il n'est point plus vaine politique que celle qui n'ose s'avouer. Si sa chute le surprit, elle ne parut point d'abord l'abattre. Il ne tira de l'événement que deux leçons fort différentes de celle que j'en dégageais à l'instant : il avait eu tort, premièrement, de se laisser attaquer sans se défendre, et, secondement, d'avoir encore trop fait mine de contre-révolutionnaire. Le i2 juillet, il reparut aux Jacobins, repoussa du pied les calomnies dont on l'avait accablé quand il était enchaîné au Comité. Il reconnaissait d'ailleurs que les choses allaient mal en province et s'en prenait aux commissaires qui, s'ils étaient reconnus coupables, devaient être déférés au Tribunal. Ce genre de conclusions était toujours agréable au Club qui, retrouvant son Danton, l'acclama. La Montagne parut rassurée. Le 25, il fut élu président de la Convention par 161 voix sur 186 votants. Était-ce là un succès réel ? Jamais président n'avait été porté au fauteuil par si peu de voix et, cependant, Robespierre entrait au Comité du Salut public. Danton affecta de n'être nullement inquiet de ce dernier événement. Pour bien affirmer combien il avait été désintéressé en prônant naguère le renforcement du Comité, il le réclama derechef. Si rien ne se faisait, c'est que le gouvernement ne disposait d'aucun moyen politique — par là lui-même s'excusait — : il fallait que le comité fût érigé en gouvernement provisoire et qu'on mît des fonds considérables, cinquante millions, à sa disposition. Une immense prodigalité pour la cause de la liberté était un placement à usure. Il fut, un instant, applaudi. Mais Robespierre et ses amis n'entendaient nullement recevoir ce cadeau de leur adversaire. Ils se méfiaient. C'était un piège, dira Saint-Just. Le bruit courait que, le soir de son éviction du Comité, Danton avait dit : Je ne me fâche point : je n'ai pas de rancune, mais j'ai de la mémoire. L'homme ne voulait-il point faire décerner la dictature au Comité pour l'en accabler ? Jeanbon et Barère craignaient que cet argent donné ne fût source de calomnies plus tard. Ce n'est pas, répondit rudement Danton, être homme public que de craindre la calomnie. Lorsque, l'année dernière dans le Conseil, je pris seul sur ma responsabilité les moyens nécessaires pour donner la grande impulsion, pour faire marcher la Nation aux frontières, je me dis : Qu'on me calomnie, je le prévois — il ne m'importe ! Dût mon nom être flétri, je sauverai la liberté. Et il maintint sa proposition. On devait murmurer que Danton ne voulait renforcer le Comité que pour y rentrer, car, remontant encore à la tribune, il s'y défendit de toute arrière-pensée : Je déclare... que je n'accepterai jamais de fonctions dans ce Comité ; j'en jure par la liberté de la Patrie. La proposition n'en fut pas moins repoussée. On entendit souligner tout ce qu'avait révélé de méfiances le mauvais accueil fait à la proposition. Le 5 août, aux Jacobins, Vincent, ami d'Hébert, déclara y avoir vu un attentat à la souveraineté nationale et dans ses auteurs des conspirateurs. C'était aller un peu loin. Robespierre n'entendait pas encore rompre avec Danton pour plaire aux Hébertistes. Il le défendit très vivement. Danton parut heureux de ce rapprochement. Il était, d'ailleurs, en face des extrêmes périls de la Révolution, repris de son idée d'union. Tous étaient solidaires, car tous étaient menacés. Te voilà donc, coquin, président de cette horde de scélérats, lui écrivait, le 28 juillet, un anonyme qui déclarait se réjouir de le voir, avec Robespierre, écarteler un jour sur la place de Grève. Il était, par ailleurs, prévenu qu'il serait assassiné, étant un scélérat coupable de vouloir établir un Comité dictatorial afin de partager les cinquante millions. Le bruit courut qu'il avait été empoisonné. Les journaux durent rassurer les patriotes. Tout cela, avec les périls de la Patrie, l'enfiévrait. Et, comme souvent, la fièvre le conseillait mal. Le mois d'août est derechef marqué par une crise de démagogisme violent doublé de patriotisme exalté. Il entend évidemment faire taire la bande d'Hébert à force de civisme. C'est le discours du 13 août sur l'instruction publique qui lui servit de rentrée : Après la gloire de donner la liberté à la France, après celle de vaincre ses ennemis, il n'en est pas de plus grande que de préparer aux générations futures une éducation digne de la liberté.... Après le pain, l'éducation est le premier besoin du peuple. Il fut acclamé et tout à fait à l'aise, plaisanta, puis tonna : Mon fils ne m'appartient pas : il est à la République. On pense s'il reconquérait son monde. Et ce fut le même succès, le 14, lorsque, à propos des réquisitions, il formula un programme de sauvage résistance à l'invasion et de taxation des riches égoïstes. L'opinion révolutionnaire, vraiment, lui revenait. A la Convention, le 21 août, il avait pris avantage d'une lettre apocryphe, qui lui était attribuée, pour se faire encore acclamer. Le 25, Chabot le vantait aux Jacobins comme l'homme qui avait fait la Révolution dans la Convention. Et, Hébert s'acharnant à l'attaquer, il vint lui-même, le 26, le rétorquer aux Jacobins et se laver des calomnies relatives à sa fortune et à son mariage. Le 5 septembre, sentant que, décidément, il reprenait l'avantage, il se lança à fond. L'ancien Danton revécut dans le discours enflammé sur la formation d'une armée sectionnaire. Avant même, d'ailleurs, qu'il n'eût ouvert la bouche, les applaudissements l'accompagnèrent à la tribune et l'empêchèrent quelque temps de parler. Un succès si spontané dut l'enivrer. Il fut à la fois superbe et terrible. Tout le discours est à lire, tant il abonde en formules d'un patriotisme fulgurant ; mais il sembla, dans son désir de déborder Robespierre, entraîné à désavouer ce qui avait été sa politique, à lui, dans le Comité. Il reste à punir, s'écriait-il notamment, et l'ennemi intérieur que vous tenez et ceux que vous avez à saisir. Il faut que le tribunal soit divisé en un assez grand nombre de sections pour que tous les jours un aristocrate, un scélérat paye de sa tête ses forfaits. Et après avoir formulé en motions cette politique de violence, il s'exalta encore : Hommage vous soit rendu, peuple sublime. A la grandeur, vous joignez la persévérance ; vous voulez la liberté avec obstination, vous jeûnez pour la liberté ; vous devez l'acquérir. Nous marcherons avec vous ; vos ennemis seront confondus. Ce fut une ovation sans précédent dont tous les journaux se font l'écho et lorsque, le lendemain, 6, il eût prononcé, sur les moyens politiques à fournir au Comité, un nouveau discours où il alla jusqu'à accuser celui-ci de pusillanimité, le succès fut tel encore que le représentant Gaston s'écria : Danton a la tête révolutionnaire ! Lui seul peut exécuter son idée. Je demande que, malgré lui, il soit adjoint au Comité et la proposition fut applaudie et décrétée. Après deux jours de réflexion, il refusa solennellement : il avait juré de n'être point du Comité. Si j'en faisais partie, on aurait raison d'imprimer, comme on l'a fait, que malgré mes serments, je sais m'y glisser encore. En fait, il ne voulait pas siéger au Comité, se souciant peu d'avoir à y disputer l'influence à Robespierre et à sa majorité. Mais avec ce Comité dont il refusait d'être membre, il le prenait d'assez haut. Je ne serai d'aucun Comité, s'écria-t-il le 13 septembre, mais l'éperon de tous. Et puis, subitement, après cette orgueilleuse déclaration, c'est comme un écroulement. Qu'on ouvre le recueil de M. Fribourg : du 13 septembre au 22 novembre, pas un discours. Danton semble avoir disparu dans une trappe. Effectivement il avait disparu. Le plan, si plan il y avait jamais avec ce terrible homme, consistait, depuis un mois, à déborder le Comité avec tous ceux que mécontentait Robespierre. Pour ce, on avait tâté les gens d'Hébert. Mais la politique modérantiste pratiquée naguère par Danton leur laissait une extrême méfiance. Ils se refusaient. Des bruits de dictature couraient : l'entourage était indiscret dans son admiration : le salon Desmoulins n'appelait Danton que Marius ; Delacroix, prétendra-t-on, s'en allait, disant : Il faut nécessairement qu'un chef se mette à la tête des affaires, sans quoi nous sommes perdus. Les Hébertistes étaient sur leurs gardes. Le 21, l'un d'eux, Vincent, attaqua Danton en pleins Cordeliers. Cet homme peut en imposer par de grands mots, cet homme sans cesse nous vante son patriotisme, mais nous ne serons jamais dupes.... C'était repousser toute alliance avec Danton contre le Comité. Néanmoins les amis de Danton tentèrent, le 25, de livrer assaut. Depuis quinze jours, Robespierre, qui flairait une manœuvre, devenait sombre et cassant ; il avait, ainsi que ses collègues, accueilli aigrement certaines interventions. La Convention s'en était émue. Houchard, le vainqueur de Hondschoote, ayant été destitué, on crut l'occasion bonne pour jeter bas le Comité Robespierre. La seule présence, parmi les assaillants, de Courtois, l'âme damnée de Danton et de Thuriot, un de ses amis, montre d'où le coup partait. Billaud, membre du Comité, froissa l'Assemblée par sa hauteur, et, un député, Briez, ayant été fort dur pour le Comité, elle décida de l'adjoindre à ceux qu'il avait attaqués. Robespierre sentit le coup. Il monta à la tribune et, suivant son constant procédé, visa à faire peur. Ceux qui nous dénoncent, eux-mêmes seront dénoncés : d'accusateurs qu'ils sont, ils vont devenir accusés. La Convention, terrifiée, applaudit : Briez vint s'excuser. Jeanbon acheva la déroute : ceux qui accusaient le Comité étaient, dit-il, des débris de la faction girondine, des modérés. Ce fut une panique : on retira les motions. Mais Robespierre entendit avoir mieux : une manifestation de confiance. L'Assemblée se leva tout entière pour la lui donner — terrible échec pour les adversaires du Comité. Danton n'avait pas paru. Il était malade. Avant même que cette séance du 25 vînt raffermir Robespierre, la soirée du 21 aux Cordeliers lui avait fait présager la défaite. On lui avait pris ses Cordeliers : Hébert tournait contre lui son vieux club. Alors, comme en tant de circonstances, l'homme avait lâché la partie et s'était laissé brusquement retomber. Après ses triomphes de tribune des 5, 6, 8 et 13 septembre, la déception avait été trop forte. Une mention aux registres du Comité de sûreté générale le montre officiellement malade. Le bruit de cette maladie se répandit, semant l'angoisse parmi les amis éloignés. J'ai été inquiet de Danton, écrit Fréron à Desmoulins.... Marque-moi qu'il est rétabli. Mais les ennemis ricanaient. Ce n'est qu'une grimace, pour légitimer son absence de l'Assemblée. Ce n'était pas grimace,
pas plus d'ailleurs grave maladie : en réalité, il était affreusement las — saoul des hommes, disait-il. Puisque sa récente
politique de tribune ne réussissait même pas à lui valoir, à défaut du
pouvoir, un regain de confiance dans les clubs avancés, il ne lui en restait
que le dégoût de s'y être laissé entraîner. Au lieu d'accrocher le char, il l'avait fait avancer et le char allait
écraser mille victimes avant peu. La reine avait été, le ter août, transférée
à la Conciergerie, son procès s'instruisait ; il ne la sauverait pas ; et
d'autres victimes, dont la pensée le hantait, étaient tout aussi sûrement
marquées pour le sacrifice : les Girondins. Cette inepte politique de
proscription, l'exaspérait : En conduisant
Antoinette à l'échafaud, disait-il, on
détruisait l'espoir de traiter avec les puissances étrangères. Custine
venait d'être jugé. On allait, par cette conduite
envers nos meilleurs généraux, se mettre dans l'impossibilité de vaincre.
Mais le sort des Girondins surtout lui tenait au cœur. Il se sentait responsable
: voulant simplement les faire descendre de leurs sièges, il les avait
précipités à l'abîme d'où il ne les pouvait tirer. Garat le vit malade, mais sa maladie, dit-il, était surtout
une profonde douleur... de ce qui se
préparait : Je ne pourrai les sauver,
lui dit-il ; et le ministre vit avec surprise des larmes rouler dans les yeux
du Titan. Telle attitude indique que la neurasthénie l'assaillait et déjà le terrassait. Depuis un an, il en avait trop fait, trop vu. Il succombait cependant moins sous sa fatigue que sous la vanité de son effort : la Révolution, qu'il avait voulu fixer, accélérait sa marche rapide de bête sanguinaire, et c'était lui qui, ayant, du tribunal aux comités révolutionnaires, forgé tous les instruments de la tyrannie, serait responsable de tout le sang que tribunal et comités allaient faire couler. Alors il se terra au lit, puis, à peine relevé, se mura dans son bonheur privé. Il loua, à Choisy, un petit coin de maison, y mena sa jolie femme, y enferma ses amours, puis les promena de Choisy à Sèvres où, chez Charpentier, à la Fontaine d'Amour, il parut s'endormir. Un soir Suberbielle l'y alla voir. Il déplora ce qui se passait. Ah ! si j'étais Danton ! dit-il — Danton dort, gronda le tribun, oui, mais il se réveillera. Il ne se réveillait que pour gémir. Sèvres cependant, ainsi que Choisy, était encore trop près de ce Paris où ils allaient mourir. Garat le vit encore : il ne pouvait plus parler que de la campagne ; il étouffait, il avait besoin de fuir les hommes pour respirer. Alors, brusquement, il se décida à partir. Le 21 vendémiaire (13 octobre), le président communiquait à la Convention la lettre suivante : Délivré d'une maladie grave, d'après l'avis des gens de l'art, j'ai besoin, pour abréger le temps de ma convalescence, d'aller respirer l'air natal ; je prie en conséquence la Convention de m'autoriser à me rendre à Arcis-sur-Aube. Il est inutile que je proteste que je reviendrai avec empressement à mon poste aussitôt que mes forces me permettront de prendre part à ses travaux. Quelques heures après, il se jetait, avec sa femme et ses enfants, dans une chaise de poste qui l'emportait vers Arcis. Une longue maison blanche dont la façade plate fait le fond d'une place, comme reléguée au bout de la petite ville endormie : c'est la maison Danton. Elle est restée à peu près telle que Danton l'a habitée. Sa famille la possédait encore il y a trente ans. Ses fils y sont morts, revenus à la province, loin de ce Paris où s'était brûlé le père. La maison calme semble pleine d'ombres ; c'est cependant celle du tribun tapageur qu'on y évoque le moins facilement. Au milieu de cette façade crayeuse percée d'étroites fenêtres, un grand porche donne accès à l'intérieur. Des enfilades de pièces aux deux étages exigeraient, pour ne point respirer la tristesse, une petite tribu d'hôtes bruyants. Aussi Danton y avait-il installé, avec sa mère et son beau-père, toute la famille de sa sœur. Il s'était réservé une chambre assez modeste, la seule dont le cadre soit resté intact. Elle est basse, un peu obscure ; une alcôve s'enfonce entre deux petits cabinets en face d'une cheminée que domine la classique glace ; deux petites fenêtres, donnant sur la cour et le parc, éclairent la pièce aux boiseries grises. A la vérité, Danton l'avait meublée avec une sorte de luxe bourgeois : entre les deux fenêtres garnies de rideaux de coton brodé de mousseline, une glace en forme de trumeau au-dessus d'une console au pied doré, une bergère de velours cramoisi à fleurs, des fauteuils et des chaises garnis de même, une table composant un jeu de tric-trac et dans l'alcôve deux lits jumeaux. C'est dans cette chambre encombrée qu'il devait ramasser sa vie d'intérieur lors de ses séjours à Arcis, laissant à la famille l'usage ordinaire du reste du logis. Une assez vaste cour s'étendait derrière la maison, la séparant du domaine que, morceaux par morceaux, il avait, avec une ténacité de paysan, constitué de prés, de bois, de champs. Aujourd'hui le domaine présente un aspect un peu désordonné : les arbres ont poussé que Danton a plantés, l'herbe haute envahit d'anciennes allées, la petite rivière où le tribun pêchait s'est endormie, étroit étang où les feuilles se décomposent. Peut-être ce domaine n'a-t-il jamais été tout à fait ordonné : Danton s'était contenté de coudre provisoirement entre eux les morceaux dont l'acquisition, depuis trois ans, ne l'avait pas moins de trente fois mené devant le notaire. Nous avons la liste de ces achats : elle serait fastidieuse encore qu'édifiante. Depuis 1791, le domaine, lopin par lopin, s'était agrandi jusqu'à mesurer onze hectares. Des communs cernaient la cour, écurie, étable, remise, pigeonnier : trois juments, deux poulains y seront trouvés lors de l'inventaire avec quatre vaches, des instruments aratoires, une petite voiture dite tapecul, tandis que, dans le grenier, on notera deux nacelles pour la pêche et le grand filet garni de ses plombs et lièges que le tribun a jeté là après la dernière pêche, avant de quitter Arcis pour la suprême lutte et l'échafaud. Sans cesse, nous l'avons dit, Danton était, par la pensée, revenu à ce coin de province paisible. Quand, recru et malade de souci, il s'était retranché des assemblées, il n'y avait plus tenu : mener sa jeune femme dans son petit parc où s'allaient effeuiller ses arbres, ne lui parut plus un rêve, mais comme une impérieuse nécessité. Il y cédait et, le 15 octobre, il s'installait loin du tourbillon, entre la place morne et le jardin ombreux ; pour guérir son âme, il lui fallait retrouver, fût-ce quelques semaines, l'alcôve sombre, le tric-trac, le petit tapecul avec lequel on parcourait le Val d'Aube, et la nacelle où, guettant le poisson, il essaierait d'oublier les hommes dont il était saoul. Lamartine devait, après un séjour à Milly, écrire : Six mois du pays natal vous endorment. Positivement Danton s'endormit à Arcis. Il y était venu, répétant la phrase de Galba : On n'y trouble pas ma tranquillité parce qu'on ne me demande pas compte de mon oisiveté. Le mot indique assez qu'il se voulait reposer des sollicitations inquiètes de ses amis plus encore que des attaques de l'adversaire. Les vieux camarades, les amis d'Arcis le vinrent revoir : l'ex-curé Béon nous le peint respirant l'air pur et jouissant du calme et du repos. Il se cantonna d'abord chez lui paresseusement. Le citoyen Bercy-Sirault écrira d'Arcis, le 18 frimaire, que, voisin du citoyen Danton, il l'a vu sans cesse paraître à sa croisée ou sur sa porte en bonnet de nuit et vêtu de telle manière à ne pas laisser de doute sur sa convalescence. Il se débraillait. Parfois, dit Béon, une partie de chasse et de pêche où régnait une bonhomie champenoise. Mais ce qui le devait surtout occuper c'étaient ses bois, ses prés, son potager. Au contact de cette terre, l'envie l'a repris de s'arrondir encore : le 14, le 17, le 21, le 27, le 28 brumaire, autant de jours où il paraît chez le notaire, acquérant pour 300, 2.000, 400, 3.000, 400 livres de terres. Ce révolutionnaire ne passe son frac que pour aller signer des actes d'achat. Arrivait-il vraiment, en enterrant sa vie, à murer sa mémoire ? Ces six semaines singulières de vie provinciale se passèrent-elles sans que vinssent le rechercher, dans la maison blanche ou dans la nacelle de pêche, les souvenirs sanglants et les redoutables appréhensions ? On dit qu'il ne lisait pas de journaux, s'irritait si l'on parlait politique surtout à la mode terroriste. Se promenant un jour dans son jardin avec un voisin, Doulet — qui plus tard racontera l'anecdote —, il vit arriver un autre ami, un journal à la main : Bonne nouvelle, criait-il. — Quelle nouvelle ? — Tiens, lis ! Les Girondins sont condamnés et exécutés. Le tribun blêmit, ses yeux se remplirent de larmes. Une bonne nouvelle ! Tu appelles ça une bonne nouvelle. Misérable ! — N'étaient-ce point des factieux ? — Des factieux ! riposta le tribun avec amertume. Ne sommes-nous pas tous des factieux ? Nous méritons tous la mort autant que ceux-là. Nous subirons leur sort les uns après les autres. Il s'assombrissait. L'automne s'avançait. A brumaire, frimaire allait succéder. Le tribun ne semblait pas voir courir le temps. Ces semaines paisibles de province, c'étaient cependant à Paris des années. Un matin, Béon vint chercher Danton : il y avait partie organisée à Charmont, à trois lieues d'Arcis. On partit en joyeuse compagnie ; on ripailla. Il s'ouvrit à ses amis : il sortirait du tourbillon, viendrait définitivement respirer l'air natal avec sa bonne famille, ses anciens camarades ; il s'enivrait d'espoirs. Mergez, son neveu, parut, accourant de Paris. Il tendit une lettre. Vos amis vous invitent à retourner à Paris le plus promptement possible. Robespierre et les siens réunissent leurs efforts contre vous. Il haussa les épaules. En veulent-ils à ma vie ? Ils n'oseraient pas ! Mergez insista. Vous êtes trop confiant, revenez.... Le temps presse. — Va dire à Robespierre, cria-t-il, que je serai assez tôt pour l'écraser, lui et les siens. Pourtant il fallait partir. Les calomnies couraient : Danton n'était nullement à Arcis ; il s'était émigré en Suisse. Les amis démentaient, mais se décourageaient. Alors il partit : son passage est signalé à Troyes, le 18 novembre, à deux heures, avec sa femme, ses deux enfants, un domestique et une femme de chambre. Il descendit à l'auberge de la Petite Louve et, le 19, reprit la diligence pour Paris. Il rentrait d'ailleurs résolu à écraser Robespierre. N'était-il point, le 8 août 1792, parti d'Arcis pour renverser le trône des Bourbons et ne l'avait-il point renversé ? |