DANTON

 

CHAPITRE X. — LE DUEL AVEC LA GIRONDE.

 

 

LA MORT DE GABRIELLE DANTON — DOULEUR FURIEUSE — DANTON ATTAQUÉ ACCEPTE LA BATAILLE — LES DISCOURS DU 10 MARS — DANTON ET LA TRAHISON DE DUMOURIEZ — LA GUERRE ET LA MORT — LA SÉANCE DU 1er AVRIL — CHUTE DE LA GIRONDE — DANTON VAINQUEUR ET VAINCU.

 

DANTON avait, je l'ai dit, profondément aimé sa femme. Elle-même l'adorait. Les historiens sentimentaux sont portés à croire que cette âme sensible fut brisée par ce qu'on disait autour d'elle des massacres de septembre. Ce qui est sûr, c'est que, tendre et raisonnable à la fois, elle n'aimait le désordre ni la violence, chérissait son mari et ses petits Danton et avait été mise, depuis trois ans, à une bien rude épreuve. Lucile nous l'a peinte, dans la nuit du 9 au 10 août, sursautant à chaque appel du tocsin que son mari avait déchaîné, à chacun des coups de canon qu'il faisait tirer, pleurant des heures, et finalement s'évanouissant dans les bras de sa compagne. Depuis trois ans, elle avait entendu bien des tocsins et des coups de canon ; elle avait trop tremblé pour son terrible mari ; elle était, à ce qu'il semble, sans ambition ; aucun espoir orgueilleux ne lui faisait supporter les à-coups de cette vie tumultueuse où elle était prise. Elle avait entendu un dernier tocsin, celui que, le 2 septembre, Danton avait annoncé à la tribune et qui, malgré lui peut-être, mais en fait, avait été le signal des massacres. Puis il était parti des semaines ; par la seule lettre que nous ayons, on la sent inquiète, effarée sans lui. Elle languissait. Il semble qu'une couche prématurée l'ait achevée. N'importe, la pauvre femme mourut de Danton — même s'il ne s'était pas débauché.

L'amer chagrin de l'homme pouvait donc s'empoisonner de remords. Il avait gardé à sa femme une tendresse fougueuse qui, devant le foyer désert, se changea en fureur de fauve. Il ne l'avait pas revue ; il voulut la revoir, fit rouvrir le tombeau, briser le cercueil, arracher la morte de son linceul. Et après l'avoir embrassée, il fit mouler par un sculpteur ami, un élève de Pajou, Deseine, les traits de la malheureuse femme ; le buste existe : après avoir figuré au Salon de 1793 sous cette mention : Portrait de la citoyenne Danton exhumée et moulée sept jours après sa mort, il est venu au musée de Troyes où il se trouve, portant au socle une mention analogue. Danton la replongea alors dans la tombe. Ce trait shakespearien est un de ceux qui peignent le mieux cette âme effrénée.

Sa douleur devait être immense, car chacun autour de lui la flattait. Nous avons, chose intéressante, la lettre de condoléances envoyée par Robespierre. Si, dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d'avoir un ami tendre et dévoué peut t'offrir quelque consolation, je te la présente. Je t'aime plus que jamais et jusqu'à la mort. Dès ce moment je suis toi-même. Ne ferme point ton cœur aux accents de l'amitié qui ressent toute ta peine. Pleurons ensemble nos amis et faisons bien ressentir les effets de notre douleur profonde aux tyrans qui sont les auteurs de nos malheurs publics et à nos malheurs privés.... J'aurais été te voir si je n'avais respecté les premiers moments de ta juste affliction. Embrasse ami. Robespierre.

Collot d'Herbois crut devoir rendre publique la douleur des amis. Aux Jacobins, il parla de cette mort que, chose incroyable, il voulut exploiter contre des ennemis qu'à son avis, Danton avait trop longtemps hésité à combattre. Les Girondins ont fait périr une citoyenne que nous regrettons, que nous pleurons tous. Ah ! payons-lui le tribut de nos larmes. Elle en est bien digne, la généreuse femme du citoyen Danton ! Son mari était absent, elle était gisante sur son lit : elle venait d'enfanter un nouveau citoyen. Roland et ses partisans ont profité de l'absence de Danton. Les lâches ! Ils l'ont représenté comme désignant, dans la journée des 2 et 3 septembre, les victimes qu'on devait égorger. Son épouse a reçu le coup de sa mort en lisant dans les journaux cette infâme imputation. Ceux qui savent combien cette femme aimait Danton peuvent se former une idée de ses souffrances..., etc.

On s'inquiétait cependant : Danton allait-il se laisser terrasser ? De Belgique, Delacroix lui écrivait : J'ai appris la perte que tu viens de faire. Je sais qu'elle est irréparable ; mais enfin tu es père, tu te dois à tes enfants et à la République. Quitte Paris, laisse le soin de tes affaires à ton beau-frère et viens à Bruxelles ; tu trouveras un ami qui soulagera tes peines et essuyera tes pleurs !

Ainsi chacun ne songeait qu'à profiter de cette mort pour s'attirer l'homme, le rejeter à la lutte, exploiter sa douleur pour le rendre terrible. Et Gabrielle Danton, victime de ces luttes, était encore, la malheureuse, jetée, morte, dans ces affreux combats, arrachée ainsi deux fois à sa tombe par la macabre envie de son mari, puis par l'odieuse intervention des politiciens. Et cependant le prêtre de Saint-André-des-Arcs, que le juge de paix avait croisé dans l'escalier, dit le procès-verbal, emportant, le 12, le corps de la citoyenne Danton, avait dit sur cette pauvre dépouille : Requiescat in pace. Mais qui donc, même parmi les morts, en ces affreux temps, pouvait espérer la paix ?

La paix, c'est ce que Danton devait à cette heure connaître le moins. La condamnation du roi, la mort de Gabrielle, les attaques qui au fond l'ulcéraient, les soucis angoissants de sa situation privée et publique, tout devait l'exaspérer. Aucun baume sur la blessure affreuse qu'avait été cette mort. Il avait, le 30 novembre, parlé, avec une émotion où peut-être vivait un regret, du prêtre, homme consolateur à qui la jeunesse, l'adolescence, la vieillesse étaient redevables de quelques instants de bonheur. Mais l'homme consolateur n'avait plus de place au foyer ravagé d'un Danton.

Il dut se murer dans sa douleur : on ne le voit point, du 17 février au 8 mars, reparaître à la Convention. Le 3 mars, cependant, cédant à l'appel de Delacroix, il avait repris le chemin de la Belgique. Le 5, on le trouve à Bruxelles organisant les gardes nationales : il entendait alors courir à Liège, menacé par les Autrichiens.

La situation était en effet devenue, pendant ces quinze jours, terriblement alarmante. Dumouriez ayant, le 17 février, envahi la Hollande, avait été presque incontinent contraint de rétrograder. Les Autrichiens s'étaient jetés sur la Belgique ; le 3 mars, ils menaçaient Miranda dans Liège ; le 5, ils l'en chassaient. La Belgique frémissante attendait que les Autrichiens les délivrassent des Jacobins. Le 7, les commissaires de la Convention, réunis à Bruxelles, décidaient de dépêcher à Paris Danton et Delacroix pour hâter les grandes mesures. Ils brûlèrent la route et, le 8, ils apparurent, au débotté, à la Convention. Delacroix fit part des événements. Puis Danton parut à la tribune, sombre et résolu.

Nous avons, dit-il, fait plusieurs fois l'expérience que tel est le caractère français qu'il faut des dangers pour retrouver toute son énergie. Eh bien, ce moment est arrivé. Oui, il faut le dire à la France entière : si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si Dumouriez est enveloppé, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables d'un pareil événement. La fortune publique anéantie, la mort de 600.000 Français pourraient en être la suite. Citoyens, vous n'avez pas une minute à perdre ! Il fallait que Paris, derechef, donnât à la France l'impulsion qui, l'année précédente, avait enfanté des triomphes. Des commissaires de la Convention courraient à toutes les sections et engageraient les citoyens à voler au secours de la Belgique ; la France suivrait Paris. La motion fut votée. Son auteur semblait vraiment revenu à quelques mois en arrière, bien avant ce mirage qu'il avait un instant caressé : la Révolution se faisant accueillante ; maintenant il fallait qu'elle se fît terrible. Cette attitude cadrait avec ses dispositions qui étaient celles d'un malade que la fièvre brûlait. Sorti de sa prostration, il s'était surexcité. Mais son âme aigrie ne s'ouvrait plus qu'aux sentiments violents. C'en était fini de la main tendue. Si les Girondins continuaient à l'attaquer, si, par surcroît, ils faisaient mine d'entraver l'action révolutionnaire, il les écraserait.

Or ils continuaient à l'attaquer follement. Le I6 janvier, comme il avait paru intervenir despotiquement dans le débat préalable au vote régicide : Tu n'es pas encore roi, Danton ! avait crié Louvet. Il avait protesté violemment, et pour montrer sans doute qu'il n'était pas homme à recevoir des coups sans les rendre, il avait, le 21, demandé la destitution de Roland pour le bien de la République. Dans ce même discours, toutefois, il avait encore adjuré les Girondins, notamment Brissot, de venir reconnaître qu'il s'était efforcé de porter l'union partout. Et il cria : Je veux être connu, dernier appel que ne voulut pas entendre le salon Roland, entêté à le méconnaître.

Ce pendant, contre ces gens, Danton avait pris ses avantages. La Commission de Défense générale, renouvelée le 21 janvier sur sa demande, s'était trouvée peuplée de Montagnards et il y était entré des premiers. Mais cet échec avait exaspéré l'ennemi qui, dans des pamphlets, dénonçait tantôt le nouveau Cromwell, tantôt l'agent de d'Orléans. Lui, absorbé par sa mission en Belgique, n'avait pas répondu.

C'est alors que la mort de Gabrielle l'était venu bouleverser, exploitée par les Robespierre et les Collot. Ceux-ci lui assuraient que sa femme était morte des calomnies de la Gironde. Lorsqu'après des semaines de fureur concentrée, il reparut à la tribune, sa figure semblait plus féroce. Les discours de mars vont être en général empreints d'une sorte de frénésie ; c'est, a-t-on dit, le fauve qui a perdu sa femelle. Cette frénésie, si elle détraque parfois l'homme d'État, inspire bien l'orateur : les onze discours prononcés du 8 mars au 1er avril, sont parmi les plus éloquents ; mais combien le tribun exalté fait tort au politique conciliateur !

Entendit-il, dans sa fureur, en finir sans tarder ? Fut-il derrière les meneurs qui, les 9 et 10 mars, tentèrent de soulever Paris contre la Gironde ? Il se peut. C'est des Cordeliers que partit le signal. En tout cas, l'émeute ayant échoué, il combattit Vergniaud, demandant la punition des coupables. Une parole du grand Girondin eût pu cependant le frapper : Il est à craindre que la Révolution, comme Saturne, ne dévore successivement tous ses enfants. L'exécution des Girondins, avant huit mois, donnera raison à Vergniaud, mais aussi, avant treize mois, celle de Danton.

Si Danton voulait qu'on fermât les yeux sur l'émeute, c'est aussi qu'on avait besoin de Paris. Comme en juillet 1792, la Patrie était en danger. Dumouriez reculait, et, exaspéré, il menaçait, par surcroît, de trahir. Et tout, derechef, semblait près de craquer. Loin de le réprimer, il fallait au contraire surexciter le génie de la Révolution, prendre de grandes mesures, des mesures révolutionnaires. Danton les exigeait, son œil menaçant fixé sur la Droite.

Le 10 mars, il prononça deux discours : celui du matin est d'un grand patriote, celui du soir d'un révolutionnaire que tout surexcite.

L'appel au courage fut admirable : Il ne nous faut que des hommes et la France en regorge ! ce fut son premier mot. La France s'allait dresser. Contre qui porterait-elle ses coups ? Ici se découvre le génie politique d'un Danton. S'affranchissant de sa sympathie pour l'Angleterre, il l'aperçoit maintenant, avec une claire vue, désormais installée au centre de la Coalition. C'est elle qui, désormais, par son or, va essayer de triompher de la liberté française. Bonaparte la dénoncera sans cesse, cette Albion, comme l'éternelle ennemie, mais Bonaparte n'aura qu'à regarder le drame qui, depuis 1793, se sera déroulé. En 1793, il faut un singulier instinct politique pour désigner si sûrement du doigt la vraie ennemie. Désormais on est Rome, elle est Carthage. Comment réduire Carthage ? En frappant son commerce — c'est déjà l'idée du blocus. Prenons la Hollande et Carthage est à nous ! Affamée, l'Angleterre renversera Pitt et devra venir à résipiscence.

Après avoir si nettement établi la situation, c'est l'appel enflammé à l'énergie : Que vos commissaires partent à l'instant, qu'ils partent cette nuit, et qu'ils disent aux riches : Il faut que vos richesses payent nos efforts ; le peuple n'a que du sang, il le prodigue ; allons, misérables, prodiguez vos richesses.... Il faut du caractère. On en a manqué.... Je fus dans une position telle que celle-ci dans le moment où l'ennemi était en France. Je disais aux prétendus patriotes : Vos dissensions sont nuisibles au succès de la liberté. Vos discussions sont misérables. Je vous rebute tous, vous êtes tous des traîtres. Battons l'ennemi et ensuite nous disputerons. Je disais : Eh ! que m'importe, pourvu que la France soit libre, que mon nom soit flétri ! J'ai consenti à passer pour un buveur de sang ! Buvons le sang des ennemis de l'humanité, mais enfin que l'Europe soit libre ! Et après de nouveaux cris d'appel frémissants et comme déchirants : Remplissez vos destinées, point de passions, point de querelles, suivons la vague de la Liberté. Haché par les applaudissements, le discours s'acheva dans une ovation — universelle, dit le compte rendu.

C'était du meilleur Danton. Mais il n'avait réclamé de la nation que de l'or et des soldats ; autour de lui on voulait autre chose : la Montagne entendait qu'on instituât la Terreur. Il fallait un tribunal révolutionnaire. Du matin au soir, Danton en adopte l'idée. On en fait la proposition ; la Droite pense l'esquiver : on va lever la séance à six heures, lorsque Danton se rue à la tribune et d'une voix retentissante, crie : Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste. L'accent est si terrible que chacun reste figé dans un calme profond. Quoi, dit-il, quand Dumouriez est peut-être enveloppé, on se séparerait sans avoir pris de grandes mesures contre les ennemis intérieurs qui bravent le peuple : Arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire. Le mot évoquait de terribles souvenirs. Une voix cria : Septembre ! Alors, une fois de plus, il excusa les massacres : ils n'eussent pas eu lieu si un tribunal eût existé. Il fallait donc profiter de la leçon. Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être. Il demandait l'organisation d'un tribunal et un pouvoir exécutif plus fort. Le ton devait être altier, car, à droite, on l'interrompit : Tu agis comme un roi. — Et toi, riposta-t-il, tu parles comme un lâche. Il insista, adjura, conjura, fut applaudi, enleva le vote, la création du Tribunal — devant lequel, après la reine et les Girondins, lui-même devait, un an après, comparaître.

Mais plus que l'organisation du Tribunal, le renforcement du pouvoir exécutif lui paraissait nécessaire. La faiblesse du gouvernement venait de l'erreur où était tombée la Constituante, interdisant à tout député de recevoir un portefeuille. Telle disposition ne permettait de confier le ministère qu'à des sous-ordres, d'où une dangereuse inaction du Conseil. Évidemment il se lassait lui-même d'être réduit, s'il restait membre de l'Assemblée, à son rôle de simple excitateur. Sans doute il essaya de donner à sa proposition une allure désintéressée : jurant pour la patrie qu'il n'accepterait jamais une place dans le ministère, il voulait qu'on autorisât les députés à y entrer. Qui, en effet, parmi les députés, ne sentait pas la nécessité d'une grande cohésion entre les agents du pouvoir exécutif et les députés chargés de la défense extérieure de la Révolution ?

La motion était d'un esprit réaliste et pratique. Mais les accusations de dictature dirigées contre son auteur étaient si violentes qu'il lui fallait une incroyable hardiesse pour oser la formuler. Ses précautions ne désarmèrent pas, et Larevellière vint, de sa voix aigre, s'opposer à une tyrannie nouvelle. Il ne se fit pas faute de réveiller les défiances de l'Assemblée contre ces hommes d'une grande audace dont l'arrivée au pouvoir serait peut-être le signal d'une dissolution de l'Assemblée. Je ne cesserai, ajoutait le membre de la Droite, de poursuivre ces tyrans brigands qui, bien logés, bien nourris, bien vêtus, vivant dans les plaisirs, s'élèvent avec fureur contre ce qui jouit de quelque aisance. L'allusion était claire : la Droite, enchantée, fit un succès au bossu, entraîna le Centre, tandis que la Montagne elle-même abandonnait Danton. Il retira sa proposition — la plus raisonnable qu'il eût faite. Mais Louvet allait s'écrier, dans sa brochure sur la faction d'Orléans, que Danton avait découvert une des plus importantes parties de son plan et platement échoué. Calomnié ou deviné, Danton dut emporter de cette séance de nouveaux motifs de colère.

Il jugeait avec raison que la Commission de défense, où la Gironde avait repris la majorité, était incapable de faire front à une situation vraiment épouvantable.

Dumouriez, exaspéré, menaçait la Convention. Le 12, il avait écrit une lettre comminatoire au président qui, consterné, l'avait communiquée à la seule Commission. Un instant, les intérêts des Girondins et des Dantonistes de la Commission y parurent identiques : les uns et les autres avaient prôné le général, se l'étaient même disputé. On tint secrète la lettre et on décida qu'incontinent, Danton et son fidèle Delacroix, flanqués de quelques autres, partiraient pour la Belgique afin de ramener au devoir le compromettant Dumouriez.

Le général était resté en relations cordiales avec le tribun. Un an après, Robespierre tentera d'accabler son ennemi sous ce souvenir ; s'il fallait l'en croire, Danton eût été complice du général, lui eût préparé les voies vers la dictature, eût déchaîné l'émeute — avortée — du 10 mars pour lui donner un prétexte à intervenir à Paris avec son armée. Tout cela me paraît fort peu vraisemblable. Danton ne rêvait point d'un César, mais Dumouriez qu'il estimait bon chef — il l'avait proclamé le 10 mars —, était nécessaire à la défense. C'étaient, à la Commission, Delacroix et Danton qui, le 14, avaient demandé qu'on tentât de ramener le malheureux qui, dit Danton, avait perdu la tête en politique, mais conservait ses talents militaires. Les commissaires le guériraient ou le garrotteraient.

Danton ne put joindre le général que le 20 à Louvain. Battu à Neerwinden, Dumouriez était hors de lui. Danton le prit dans ses bras, le cajola, obtint une rétractation écrite, puis, le 21 mars, reprit le chemin de Paris.

Dumouriez n'avait pas été sincère. Danton parti, il se prépara à trahir. Les commissaires restés en Belgique le pressentaient : dans trois lettres à Danton, du 25, du 28 et du 29 mars, Delacroix signalait à son ami le général comme devenant décidément dangereux, et concluait à l'arrestation ; ces lettres intimes suffiraient à détruire la légende de la complicité de Danton avec Dumouriez.

L'événement donnait raison à Delacroix. Le 4 avril, ne rencontrant point dans son armée l'instrument qu'il avait espéré, il allait brusquement se réfugier dans le camp autrichien.

Ces événements étaient gros de conséquences pour tous, pour Danton entre tous. Sans doute, la Gironde en restait atteinte : c'était elle qui, depuis 1792, épaulait le général ; mais, avec plus d'éclat encore, Danton l'avait adopté ; et dans les derniers jours, il l'avait défendu avec un acharnement qui commençait, dit Thibaudeau, à étonner. Or dès le 28, le bruit s'était répandu que, en dépit des assurances de Danton, Dumouriez trahissait. Girondins et Dantonistes cherchèrent incontinent à s'accabler les uns les autres sous cette trahison. Les Girondins semblent même avoir pris les devants. Ils auraient réclamé l'arrestation de Danton et, effectivement, le bruit de cette arrestation courut. En tout cas, les attaques de la Gironde se déchaînèrent, des salons politiques à l'Assemblée, si violentes, que Danton exaspéré et alarmé, se décida à faire front. La bataille allait dès lors être sans merci.

 

Jusqu'au bout — en dépit de la fureur qui parfois le dominait — Danton avait espéré qu'on s'entendrait. Le 15 mars, une suprême tentative de réconciliation avait eu lieu. Des conférences s'étaient instituées ; le Girondin Bancal formulait l'espoir que de ces conférences fraternelles où l'on s'était dit des vérités, il sortirait quelque chose ; Vergniaud était favorable à l'accord. Mais, plus que jamais, le salon Roland y était hostile — autant d'ailleurs que Robespierre sur sa Montagne. Dans une entrevue suprême, Danton fut au contraire pressant : il fallait fonder la concorde sur l'oubli du passé ; Guadet répondit brutalement : Tout, tout, excepté l'immunité des égorgeurs et de leurs complices ! Danton, souffleté, resta immobile ; mais Guadet criait : La guerre et qu'un des deux périsse ! Alors Danton lui saisit la main, ému devant l'abîme que, sous leurs pas à tous, creusait cette parole, et le regardant fixement : Guadet, dit-il, Guadet, tu veux la guerre, tu auras la mort !

Les ponts étaient ainsi coupés et la campagne contre la Gironde commença. Robespierre, appuyé par Danton, entendait chasser le parti de ses positions : le 25 mars, à la Commission de défense en majorité girondine, la Convention substitua un Comité de Salut public d'où la Droite, dès l'abord en minorité, allait être chassée. Les événements se faisaient d'ailleurs complices de la Montagne : ils éliminaient fatalement les modérés à l'heure où tout devenait démesuré. Guadet avait voulu la guerre, il allait avoir la mort. Aux Girondins, Danton apparaissait comme le meneur de cette intrigue. Avant même qu'elle eût réussi, ils entendirent étrangler l'homme avec l'affaire de Dumouriez.

Le 30, ils le provoquèrent en termes acerbes. Tandis que, dit le compte rendu, plusieurs voix s'élevaient pour accuser Danton, notamment au sujet des fameux comptes, un député cria qu'il serait bon que Danton parlât de la mission en Belgique au sujet de laquelle mille bruits infamants circulaient déjà. Danton se sentait-il mal assuré ? Son discours haletant, en tout cas, le laissa croire. Et le soir, aux Jacobins, il prononça un autre plaidoyer où, au milieu de boutades ironiques et de fougueuses sorties, on pouvait percevoir le même embarras à s'expliquer franchement. Les ennemis crurent Danton empêtré et entendirent l'enfoncer d'un seul coup, le surlendemain, 1er avril.

Ce fut Lasource qui attacha le brûlot : c'était l'accusation de complicité avec Dumouriez. Danton y répondit encore avec une relative modération, discutant les faits, démontrant ce qui le séparait de Dumouriez — qu'il n'avait renoncé à faire saisir que par patriotisme d'abord, car on se battait contre les Autrichiens, par prudence ensuite, car, dépourvu de toute force exécutoire, il ne pouvait prévaloir contre le prestige de l'état-major. La modération même de cette première réponse put faire croire à Lasource que son adversaire était intimidé. Il remonta donc à la tribune et, cette fois, l'accusation se précisa : Dumouriez avait voulu rétablir la royauté après avoir dissout la Convention nationale ; Delacroix et Danton étaient ses complices, tenant, l'un en Belgique, l'autre à Paris, les deux extrémités du fil de la conjuration. C'était, si Lasource était logique, demander la tête de ses deux collègues.

De son banc, Danton n'avait protesté qu'une fois. Mais un des témoins de la scène dit qu'immobile à sa place, relevant sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre, il inspirait une sorte d'effroi ; son regard annonçait en même temps la colère et le dédain ; son attitude contrastait avec les mouvements de son- visage, et l'on voyait dans ce mélange bizarre de calme et d'agitation, qu'il n'interrompait pas son adversaire parce qu'il lui serait facile de lui répondre et qu'il était certain de l'écraser.

Cependant, Birotteau, ayant succédé à Lasource à la tribune, allait plus loin que lui : Danton s'était voulu faire roi. Vous êtes un scélérat, cria Danton, la France un jour vous jugera. Mais la Convention semblait hésitante : la campagne, menée depuis huit jours, avec une passion inouïe, contre Danton dans tous les groupes, portait ses fruits, et l'embarras qu'avait montré l'accusé semblait l'avoir rendu suspect. L'Assemblée décréta la constitution d'une commission d'enquête. La Droite sembla triompher. Alors Danton parut résolu à brûler ses vaisseaux. On le vit courir à la tribune, congestionné de fureur, résolu à écraser qui voulait le perdre. Passant devant les bancs de la Montagne, il dit d'une voix basse et comme se parlant à lui-même : Les scélérats ! ils voudraient rejeter leurs crimes sur nous. La Gauche comprit, dit Levasseur, que son impétueuse éloquence allait rompre enfin toutes les digues. Aussi, tout entière debout, semblait-elle prête à le suivre dans son assaut. Mais en vain il demandait la parole ; la Droite la lui refusait : il s'expliquerait à la Commission d'enquête ! Il parut un instant renoncer à faire violence à l'Assemblée et fit mine de regagner sa place. Alors la Montagne se leva de nouveau l'invitant à retourner à la tribune pour être entendu et, dans les tribunes, ce furent de longs applaudissements. Danton criait : Vous voulez faire assassiner les patriotes, mais le peuple ne se trompera pas... la Montagne vous écrasera. Et soudain, avec une impétuosité nouvelle, il se rua à la tribune et s'y imposa. Dès l'abord, se tournant vers la Montagne, il se livra à elle tout entier. Je dois commencer par vous rendre hommage comme aux vrais amis du salut du peuple, citoyens qui êtes placés à cette Montagne : Vous avez mieux jugé que moi. C'était le désaveu, attendu avec impatience par Robespierre, Collot, Marat, de la politique d'apaisement poursuivie, d'intermittente façon, par Danton depuis six mois. La Montagne éclata en applaudissements : elle avait reconquis l'homme de l'audace : J'ai cru longtemps, poursuivait-il d'une voix frémissante, que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a départis, je devais employer, dans les circonstances difficiles où m'a placé ma mission, la modération que m'ont paru commander les événements. Vous m'accusiez de faiblesse ; vous aviez raison, je le reconnais devant la France entière....

Sa voix de stentor, dit Levasseur, retentissait au milieu de l'Assemblée comme le canon d'alarme qui appelle les soldats à la brèche. Il avait enfin renoncé aux ménagements....

Nous, disait-il en effet, nous, faits pour dénoncer ceux qui, par impéritie ou par scélératesse, ont constamment voulu que le tyran échappât au glaive de la loi... Alors un grand tumulte se produisit : Droite et Gauche s'invectivaient, mais sa voix dominait tout : Eh bien ! ce sont ces mêmes hommes... qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de dénonciateurs.... Le tumulte, à ce mot, fut tel que la voix du stentor fut couverte. Mais un instant après, elle se faisait entendre : il discutait âprement les accusations de Lasource, renvoyant coup pour coup au milieu des cris de ceux qu'il atteignait, fouaillait, mordait. Le discours est fort long : il s'y défendit d'abord pied à pied, reprit, avec une violence accrue, les arguments développés à l'instant ; mais toute l'amertume de son âme débordant, soudain, il fonça. La Droite l'avait rappelé à la modération, au respect : Pourquoi ai-je abandonné le système du silence et de la modération ? Parce qu'il est un terme à la prudence ; parce que, quand on se sent attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et de sortir des limites de la patience.... L'Assemblée, en grande majorité, applaudit. Et alors, affectant de défendre Delacroix plus que lui-même, il affirma qu'on ne poursuivait en eux que des hommes qui, contrairement à d'autres, avaient voulu apaiser les préventions des départements contre Paris et voulu l'unité de la République.

Nous, vouloir un roi ! et il ricanait : si Dumouriez avait voulu un roi, c'était à l'instigation de ces Girondins qui sans cesse l'entouraient. Marat, ravi, criait : Oui, parlez de leurs petits soupers !Il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris !... — Oui, oui, Lasource ! Lasource en était, glapissait Marat. Oh ! je dénoncerai tous les traîtres. — Oui, eux seuls, continuait Danton, eux seuls sont les complices de la conjuration. Les tribunes et la Montagne crépitaient d'applaudissements. Et c'est moi qu'on accuse. Oui, ces fédéralistes l'accusaient !... Eh bien ! je crois qu'il n'est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France.

Alors il se lâcha et ce fut un flot où roulèrent les accusations et les récriminations contre ses ennemis. Plus de composition avec eux ! (On applaudit encore), et il termina par une de ces phrases qu'il affectionnait tant : Je me suis retranché dans la citadelle de la raison ; j'en sortirai avec le canon de la vérité pour pulvériser tous mes ennemis.

Il n'avait pas fait trois pas, hors de la tribune, qu'il fut assailli par la Gauche : tout entière, elle se précipitait sur lui, l'embrassait, le portait en triomphe : Votre Danton ! criera tout à l'heure Guadet. Oui, il était redevenu leur Danton : ils l'embrassaient à l'étouffer. Levasseur nous dit très sincèrement que lui et ses amis l'avaient cru perdu pour eux : Quoique assis au sommet de la Montagne, dit-il, il avait été jusque-là sinon l'homme de la Droite, du moins en quelque sorte le chef du Marais, voulant établir l'union entre les Girondins et la Montagne. Transportés d'enthousiasme électrique, ils étaient assurés, puisqu'il leur donnait raison contre sa conduite passée, que cette déclaration de guerre à la Gironde était le signal d'une victoire certaine. A la joie délirante de la Montagne, Lasource et ses amis purent mesurer la faute immense qu'ils avaient commise. De cet homme qu'ils avaient pensé accabler, ils faisaient un triomphateur, et son triomphe était pour eux une défaite mortelle.

 

La lutte était tellement engagée que, dès le 2 avril, Danton, tout à fait remis d'aplomb, réclamait aux Jacobins le rappel des conventionnels montagnards en mission, car il fallait que tous les patriotes se ralliassent à la Montagne pour faire rendre des décrets qui sauvent la république et purgent la Convention de tous les lâches intrigants. Le 5, il demandait, à la Convention, que le tribunal révolutionnaire entrât en activité pour éviter les scènes sanglantes qu'amènerait la vengeance populaire. Sans doute, il exprimait encore des regrets amers qu'on n'eût pu s'unir parce que, l'Europe les menaçant, il faudrait périr tous, ou tous sauver la République. Mais il avait condamné dans son esprit les Girondins, sinon à la mort, du moins à l'expulsion : Qu'ils s'en aillent, disait-il à ses confidents, et nous laissent travailler.

Il travaillait en effet. Le Comité de Salut public, institué le 25 mars, avait, le 6 avril, été reconstitué ; on en avait éliminé la Gironde et Danton en était le maître. C'était bien le Comité Danton qui, jusqu'à ce que lui succède, en juillet, le Comité Robespierre, va gérer les affaires de la façon que je dirai tout à l'heure.

Retenons simplement pour l'instant que sa constitution avait été pour la Gironde un effrayant échec. Elle crut prendre sa revanche : le 12 avril, elle parvint à faire déférer Marat devant le Tribunal en dépit des avertissements menaçants de Danton ; le 24, ces prédictions se réalisaient : Marat, acquitté, rentrait, ce jour-là, en triomphe à la Convention où Danton, décidément reconquis par la Montagne, célébra ce jour de fête où un député inculpé était réinstallé dans le sein de la Convention. La Gironde, assommée par l'événement, était maintenant exposée aux plus terribles malheurs.

La Commune préparait contre elle une journée. Comme il lui fallait un général, elle en nomma un. La Gironde répondit à cette audacieuse innovation en demandant qu'on cassât l'Assemblée de l'Hôtel de Ville et, une commission d'enquête ayant été nommée, composée de douze membres, la Droite parvint à l'investir le 24. Elle décida l'arrestation d'Hébert, procureur de la Commune, boute-en-train du mouvement. Quand, le 27, la menace à la bouche, une délégation vint réclamer la mise en liberté de son procureur, Isnard, qui présidait, écrasa de son indignation non seulement la Commune, mais Paris tout entier, menacé de destruction totale s'il osait rien entreprendre contre la Convention.

Danton avait eu, dans ces jours de conflit, l'attitude qu'on pouvait attendre. Il s'était, le 24 avril, opposé aux mesures proposées par la commission des Douze : on calomniait Paris ; il fallait élire une autre commission qui rechercherait les crimes de ceux qui égaraient les départements. Le 25, ce fut lui qui monta à la tribune pour répondre à l'imprécation du président contre ce peuple, sans l'énergie duquel il n'y aurait pas eu de Révolution, contre cette ville qui méritait l'embrassement de tous les Français.

Le 27, il paraît arrivé au paroxysme de la colère. L'offensive de la Gironde l'inquiète : il se sait perdu si elle triomphe. Il se jette dans un tumultueux débat qui s'est institué au sujet des Douze, et c'est le Danton des grands jours : Tant d'impudence commence à nous peser. Nous vous résisterons, crie-t-il de son banc, et c'est ensuite une catilinaire contre les mesures réactrices, le complot qui arrache à leurs fonctions les magistrats du peuple. La Montagne l'acclame. Dès lors, il accentua son attitude. Il est temps que nous nous coalisions contre les complots de tous ceux qui voudront détruire la République... s'écriait-il le 29, Paris ne périra pas.... Les sections... feront toujours disparaître ces lâches modérés dont le triomphe n'a qu'un moment.

La situation était si tendue que l'heure des catastrophes parut inévitablement proche. Danton semblait la hâter et cependant, comme toujours, devant la rupture, il parut pris d'angoisse. Robespierre lui en fera un grief ; Il a vu, écrira-t-il, avec horreur la journée du 31 mai, et, effectivement, le lendemain de la journée, le bruit se répandra que Danton l'a désapprouvée. C'est fort exagéré. Danton voyait sans horreur se préparer une journée, mais il ne la voyait pas sans regret parce qu'elle allait décidément marquer la fin de son rêve, ni sans inquiétude parce que, arrachant à leurs bancs les Girondins, elle le livrerait, lui, avec la République, à l'Extrême Montagne.

Regret et inquiétude le poussèrent à une dernière tentative pour apaiser le conflit. Le Comité, sous son inspiration, chargea Barère, le 30 mai, du rapport sur l'état de la République. Barère passa longtemps pour l'auteur unique du rapport. Il est aujourd'hui avéré que Danton se chargea de la partie proprement politique du morceau. Se sachant odieux à la Droite et ne voulant point, en paraissant à la tribune, provoquer de nouvelles scènes de haine qui iraient contre son but, il préféra confier à l'onctueux Barère la lecture du rapport. C'était un dernier appel à la concorde : Que les hommes ardents se gardent de repousser de leurs rangs ceux qui ont une âme moins élancée vers la liberté, mais qui ne la chérissent pas moins qu'eux.... Ajournons nos haines personnelles jusqu'après la Constitution. Et comme les applaudissements éclataient fort naturellement à Droite, Cambon, qui, membre du Comité, savait le secret de cette démarche, ne put le retenir et, se tournant vers les Girondins : Ce passage, dit-il, que vous venez d'applaudir, a été écrit par un homme calomnié, par Danton !

Mais il était trop tard pour arrêter la rue avec des phrases. Danton espérait que le mouvement n'aurait peut-être qu'un effet : forcer la Convention à supprimer la commission des Douze. Barère affirme — et Cambon confirme — qu'avec Delacroix, le tribun avait rédigé la pétition même que, le 31, les délégués de la Commune, tandis que le tocsin sonnait dans Paris, apportèrent à l'Assemblée, acte d'accusation contre la commission et ses tenants. Ceux-ci le soupçonnaient. Ils tenaient toujours Danton, plus même que Robespierre, pour le meneur qui voulait leur mort. Quand, le 31 au matin, les Girondins menacés entrèrent dans la salle des séances, ils y trouvèrent, presque seul, Danton à son banc. Vois-tu, dit Louvet à Guadet, vois-tu quel horrible espoir brille sur cette figure hideuse ?Sans doute, répondit Guadet, c'est aujourd'hui que Clodius exile Cicéron !

Clodius voulait-il exiler Cicéron ? Cela n'est pas certain : mais le réduire à l'impuissance à coup sûr. Lorsque, à la même heure, Garat rencontra Danton à la Convention, il lui dit ses craintes : Qui remue ces ressorts ? Que veut-on ?Bah ! fit le tribun, il faut les laisser briser quelques presses et les renvoyer après cela ?Ah ! Danton ! je crains bien qu'on ne veuille briser autre chose que des presses !Eh bien ! il faut y veiller. Vous avez les moyens bien plus que moi. Même si Danton était sincère, Garat avait raison. C'est toujours jouer jeu dangereux que de lancer la populace à l'assaut en assignant in petto des limites à ses audaces.

Quoi qu'il en soit, les pétitionnaires introduits, Danton les appuya. On avait créé, dit-il, une commission impolitique : il la fallait casser ; si on ne le faisait, le peuple ferait pour sa liberté une insurrection. C'est cependant Robespierre qui vint demander des têtes. L'Assemblée ne les voulait pas livrer, mais, assiégée et prenant peur, elle cassa la commission.

Il y a peu d'apparence que Danton ait entendu qu'on allât plus loin. Le 31 mai le satisfaisait : le 2 juin le dépassa. On sait comment, ce jour-là, la Convention, assiégée encore, mais cette fois par une véritable armée, capitula devant les canons du général Henriot. On vit, dira-t-on, Danton aller serrer la main au général, lui criant : Tiens bon. Il se peut. Il n'avait pas désiré le coup de force, mais l'émeute triomphant, il ne tenait nullement, pour la défense de ses ennemis de la veille, à se brouiller avec la rue.

Il espérait encore que la mise hors de la Convention des Girondins, sacrifiés à l'émeute, n'aurait nullement comme conséquence forcée leur mort ni même leur détention. La preuve en est que, le 7 juin, il proposera à la Convention de donner des otages aux députés détenus. Ce fut une dernière velléité. Il pleurera leur mort, mais après être, nous le verrons, resté quatre mois sans rien tenter pour eux. Il dira et répétera que, pendant six mois, il a tout fait pour éviter le conflit et qu'ils avaient refusé de le croire pour se donner le droit de le perdre. La veille de sa propre mort, hanté par ce remords d'avoir, en jetant bas les Girondins, acheminé les malheureux à la guillotine, il affirmera comme justification suprême que Brissot l'eût fait guillotiner lui-même comme Robespierre — ce qui n'est pas sûr. En tout cas, il leur gardera une amère rancune que, dans les derniers jours, il formulera : en le méconnaissant, ces gens l'avaient jeté dans les bras de Robespierre.

Il avait raison de le regretter, car, le jetant dans les bras de Robespierre, l'événement le mettait entre ses mains. La Gironde proscrite, la suprématie passait à la Montagne. Mais beaucoup de gens de ce côté ne pardonnaient qu'à moitié à Danton son attitude conciliante des premiers mois et désormais le suspectaient de faiblesse. Robespierre va, avant peu, profiter de cette situation pour l'éliminer du Comité, le paralyser ensuite à la Convention, et enfin le pousser à l'abîme. Quand, dans l'hiver de 1794, Danton cherchera, à son entreprise de réaction antiterroriste, un appui sur les bancs de l'Assemblée, son œil se reportera souvent sur les bancs tragiquement vides de la Droite girondine. Le 2 juin était la défaite de ses ennemis, mais, par une singulière conséquence, cette défaite était aussi la sienne. Il en avait eu le pressentiment. C'est bien pourquoi il avait, de si longs mois, fait tant d'efforts contre son propre tempérament pour éviter le conflit et reculer la catastrophe.