DANTON

 

CHAPITRE IX. — DANTON À LA CONVENTION.

 

 

DANTON MODÉRANTISE — L'UNION NÉCESSAIRE — LE SALON ROLAND MÉCONNAIT DANTON — LES COMPTES DE DANTON — LA RUPTURE AVEC LA GIRONDE — LE PROCÈS DU ROI — DANTON EN BELGIQUE — LE VOTE RÉGICIDE ET LES LIMITES NATURELLES — DANTON RENVOYÉ EN BELGIQUE.

 

LE 21 septembre, au matin, la Convention qui, la veille, s'était constituée, à huis clos, prenait séance publique dans la salle du Manège. C'était cette assemblée de Romains qu'avait réclamée une bonne patriote. La Révolution, semblait-il, allait trouver en elle sa plus virulente expression : d'un Vergniaud à un Robespierre, tous n'étaient-ils pas des purs ? A coup sûr, le premier geste de ces révolutionnaires allait être pour proclamer la République et décréter la Démocratie. Et voici que, justement, le premier de tous, un homme gravit les degrés de la tribune dont le nom semble tout dire : Danton !

Que vient-il proposer ? La chose a de quoi surprendre : la proclamation du dogme de la propriété éternelle.

Écoutons-le parler. Il se déclare tout d'abord prêt à résigner des fonctions reçues au bruit du canon dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme. Devenu aujourd'hui le mandataire du peuple, il repousse par le dédain tous ces fantômes de dictature... toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple. Il entend d'ailleurs rassurer les bons citoyens qui ont pu présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l'ordre social en exagérant leurs principes. Eh bien, continue-t-il, abjurons ici toute exagération ; déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues. D'unanimes applaudissements s'élèvent. Ainsi la première proposition faite devant l'Assemblée démocrate est essentiellement conservatrice et c'est Danton qui la formule. Et tout à l'heure quand, assez gauchement, la Convention abordera la question de la République et de la Monarchie, l'homme du Dix Août restera à son banc muet — muet, lui qui va, en moins de quarante jours, intervenir exactement trente fois à la tribune.

C'est que, plus qu'aucun autre membre de cette Assemblée réaliste, il est l'homme des réalités. Il l'est par tempérament, mais voici que, par surcroît, depuis cinq semaines, l'homme a fouillé du regard le pays bouleversé, et ce révolutionnaire aspire, sans avoir l'apparence d'arrêter la Révolution, à réunir en un corps social cette nation dissoute ; il cherche ce qui peut unir et non plus ce qui peut diviser. La Nation n'a jamais désiré la République, mais du paysan qui a libéré sa terre au bourgeois qui l'a acquise, la Nation, inquiète des bouleversements prévus, n'aspire qu'à une chose : s'en tenir là et jouir de son bien.

Telle chose nous déconcerte, nous dont la jeunesse a été bercée des chansons de Michelet et de Lamartine. La grosse opération que fut le transfert des propriétés nous a échappé — et les intérêts qu'elle a créés. Et dès lors l'attitude singulière d'un Danton nous stupéfie : sept ans avant que Bonaparte prenne le pouvoir, l'offre est faite à la France de fixer les résultats acquis. La Convention acclame la proposition d'un conservateur, et ce conservateur est Danton.

 

Il voulait maintenant qu'on se constituât en État.

Sa situation personnelle était telle qu'elle le disposait à ces vues reconstituantes. Il était maintenant un bourgeois fort à son aise ; son petit domaine s'arrondissait : en cinq mois, les 20, 22 août, le 20 octobre, les 1er, 22, 23 novembre les 1er, 5, 12 et 27 décembre, on le voit passer onze actes devant notaire qui ajoutent prés et bois à sa terre, et voilà qui — en dehors de plus hautes vues — inspire à quelqu'un le désir de voir les propriétés éternellement maintenues.

Mais, par ailleurs, ce bourgeois nanti a passé deux mois au ministère et lorsqu'il va quitter la chancellerie, premier élu de Paris, il est homme arrivé plus encore qu'homme enrichi. Sa situation politique est magnifique. Il a recueilli manifestement sur son nom tout à la fois les voix qui, la veille, élisaient Robespierre et celles qui se portaient sur son concurrent modéré. Les partis semblent tous le vouloir porter. A peine aura-t-il, d'un geste presque condescendant, quitté la direction du Conseil avec les sceaux, qu'on l'élira aux deux Comités les plus importants, le Comité de Constitution et le Comité diplomatique. Dès qu'il y aura un Comité de Salut public, il en sera. Tous les partis l'attendent au champ d'honneur. En fait, on pense qu'il est le seul homme d'État capable de fixer la Révolution.

Il n'entendait nullement abuser de cette popularité. C'est sincèrement qu'il haussait les épaules devant les fantômes de dictature. Et Prudhomme voyait juste quand, le défendant d'être un Cromwell, il s'écriait : Il veut être libre en travaillant à la liberté de son pays.

Il n'était pas plus zélé, le 21 septembre, que la veille du 10 août, pour la République. Elle ne le dérangeait pas beaucoup, mais il ne la croyait pas viable parce qu'il ne la croyait pas désirée. Rien de plus caractéristique à cet égard que le discours du 16 octobre où, sur un ton presque alarmé, il s'opposera à l'imprudente motion Manuel visant à faire sanctionner par un plébiscite l'établissement de la République. Mais quand il ajoute qu'il n'est pas permis de mettre en doute que la France veut être et sera éternellement en république, je suis persuadé que c'est là phrase de tribun. Il tenait ce pays pour peu républicain : même s'il ne l'a pas dit crûment au Conseil réuni, puis au duc de Chartres, nous percevons très bien qu'il l'a pu penser. Tout au plus, devant l'opposition qu'a rencontrée, dans certains milieux, la candidature de d'Orléans, a-t-il ajourné ses espérances ; à défaut du roi révolutionnaire, il s'est alors résigné à une république quasi conservatrice. Il voudrait qu'après avoir traversé les orages, dira-t-il noblement, passé par la sale démocratie, criera-t-il plus brutalement à un Lameth, on aboutît à cette république qui, s'écriera-t-il le 27 avril, ne saurait être une république de Visigoths. Après l'avoir fondée, on saurait l'embellir.

Pour commencer, il semble, en septembre, fort peu résolu à l'ensanglanter du régicide. Robespierre écrira : Il ne voulait pas la mort du tyran : il voulait qu'on se contentât de le bannir. La force de l'opinion détermina la sienne. Nous le verrons promettre à Lameth de sauver Louis. Magnanimité naturelle, peut-être ; souci peut-être aussi de ne pas rendre la guerre avec l'Europe inexpiable.

D'Angleterre, Noël l'avait prévenu : le cabinet de Saint-James romprait si Louis était simplement malmené, et l'Espagne suivrait. Rome et Pétersbourg cherchaient un prétexte à transformer la guerre en croisade : la Prusse rallierait la Coalition un instant ébranlée. Il aimerait mieux éviter, avec le régicide, la guerre inexpiable, pendant laquelle la République ne saurait s'ordonner.

Cependant cette guerre existe. Mais il la conçoit non à la façon des Girondins, guerre de principes, mais à la façon d'antan, guerre de conquêtes. Dès le 17 octobre, il plaidera pour qu'on ne se lie par aucun engagement envers les peuples, qu'on se donne — à propos de Genève — la faculté d'occuper pour pouvoir assurer la paix par des échanges ! La République n'a nullement le devoir, ni même le droit de renoncer aux conquêtes. En tout cas, à l'Europe il ne faut plus opposer des principes abstraits, mais une nationalité fortifiée et révoltée.

Nationaliste à outrance, il rêve par cela même une entente nationale que ne troublera aucune querelle. Vos discussions sont misérables. Je ne connais que l'ennemi. Battons l'ennemi. Dès le 21 septembre, pour faire front à l'Europe comme pour donner à la République la stabilité nécessaire, il veut l'union, une conciliation allant des éléments les plus extrêmes aux plus modérés, et telle chose entraîne une politique de modération relative.

Il est un fait certain : il désire s'arranger avec les Girondins. Certains d'entre eux, tout d'abord, le reconnaîtront. Le nouveau ministre de la Justice, Garat, affirme que, redoutant d'abord Danton, il a été poussé par Condorcet à l'aller voir comme un homme facile à attacher aux bons principes, et il ajoute : L'espérance des gens qui observaient et réfléchissaient désignait Danton comme l'intermédiaire par lequel le génie qui devait organiser la République pouvait communiquer avec le passé qui l'avait enfanté. Vergniaud n'eût pas répugné à mettre sa main dans la main du Cordelier sur le chemin de Damas. Nous verrons comment l'hostilité âpre du salon Roland fit échouer cette alliance capable de fonder une république que la Terreur n'eût pas ensanglantée. Dix fois, Robespierre le lui reprochera : Danton offrira la paix et la prêchera, demandant que, par des concessions réciproques, on fît l'union.

C'est encore dans cette pensée d'union qu'il désavoue toute querelle religieuse d'une part, et, d'autre part, tout attentat à la paix sociale. J'ai dit quels étaient, en matière de politique religieuse, ses principes. Mais jamais ils ne se formuleront plus nettement que pendant cet hiver de 1792 : le discours du 30 novembre reste certainement l'expression la plus nette de ce conservatisme fait d'opportunisme. On bouleverserait la France par l'application trop précipitée des principes philosophiques que pour son compte il chérissait, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n'était pas mûr encore. Quand, ajoutera-t-il, l'homme sans fortune voit un homme riche se livrer à ses goûts... alors il croit à l'autre monde... ; il fallait lui laisser cette erreur ; si, quant à lui, il ne connaissait que le dieu de l'Univers, l'homme des champs y ajoutait l'Homme consolateur qu'il regarde comme saint parce que sa jeunesse, son adolescence et sa vieillesse lui ont dû quelques instants de bonheur.

A quoi bon déchaîner la guerre religieuse ? A quoi bon surtout la guerre sociale ? Ce n'est point seulement le 21 septembre, qu'il réagira contre les théories égalitaires, c'est en toute occasion qu'il essaiera de rassurer les propriétaires atteints. S'il parle de réquisitionner, c'est toujours en spécifiant qu'on indemnisera les propriétaires. Le maintien de la propriété avec toutes ses conséquences n'est point seulement un des articles de ce programme de résistance ; c'est sur cette propriété maintenue qu'il adosse la République nouvelle. J'accrocherai le char de la Révolution, eût-il dit avec sa jactance ordinaire à Lameth à la fin de septembre. Il cherchait, dès le 21, à l'accrocher à l'idée de la conservation sociale, le lendemain, à celle de la conciliation nationale.

 

Ce 21, il avait paru désarmer la Droite pleine de préventions. La déclaration sur le maintien éternel de la propriété rassurait agréablement les provinciaux, préoccupés, dit Rabaut, de la doctrine prêchée depuis quelque temps à Paris de partager les terres et les biens. Le discours du Cordelier fut un soulagement. Il parut même excessif dans son conservatisme. L'Assemblée ne vota la motion qu'en supprimant le mot éternelle. Danton jugé trop conservateur, c'était aventure presque plaisante ! Mais, dans cette Assemblée révolutionnaire, elle lui conquérait cependant bien des suffrages.

Par ailleurs, sa très loyale explication sur les bruits de dictature tranquillisait. Gorsas en prenait acte : Danton avait été défiguré : l'Ami du Peuple avait voulu en faire un dictateur ; il a protesté et des applaudissements mérités l'ont suivi longtemps après qu'il a eu quitté la tribune.

C'était donc pour Danton un début heureux, encore que surprenant. L'impression fut telle à Droite, que, seul des membres de la Montagne, il allait être, le 29, élu au Comité de Constitution, avec les Girondins marquants et que, le 18 octobre encore, le bureau de l'Assemblée ayant été exclusivement choisi parmi les membres de la Droite, il sera nommé secrétaire en compagnie des Girondins Barbaroux, Gensonné et Kersaint sous la présidence du Girondin Guadet.

Mais si la masse des nouveaux venus de la Droite et du Centre agréait aussi manifestement sa nouvelle attitude, l'état-major girondin, encore sous le coup des récentes querelles et des préjugés tenaces, ne voyait en cette attitude qu'odieuse et dangereuse hypocrisie. Vergniaud seul lui faisait crédit. C'est que le grand avocat, tout entier aux charmes de Mlle Candeille, de la Comédie, échappait à la prise de Manon Roland. Celle-ci, au contraire, groupait plus étroitement liés à son char les leaders du groupe : le bien-aimé Buzot, Barbaroux, Lasource, Lanthenas, Brissot, Gensonné, Guadet, Isnard, Grangeneuve, et enfin Pétion, aigri par son échec parisien et décidément rattaché au groupe. Or Mme Roland, depuis les massacres, tenait tout uniment Danton pour un monstre. On nous a, récemment, donné ce supplément aux célèbres Mémoires : le morceau virulent intitulé Danton. Non contente d'avoir accablé dans ses lettres et ses Mémoires l'homme que, certainement, elle a le plus haï au monde, elle a voulu concentrer en quelques pages tout ce qu'elle en avait çà et là dit ailleurs. Et ces pages, qui sont, aussi bien, d'un intérêt extrême, nous livrent, plus encore que le personnage qui y est peint, l'âme frémissante de rancune de celle qui l'écrivit. Cette femme, prodigieusement et je dirai admirablement passionnée, avoue elle-même, en débutant, qu'elle ne peut échapper aux images qu'elle s'est une fois pour toutes formées : celle de ce demi-Hercule, Danton, ne lui apparaît qu'un poignard à la main ou bien il le lui faut gorgé d'or et de vin faisant le geste de Sardanapale ; dans les pages qui suivent, tout ce qui peut charger Danton s'accumule ; résumons-les : cet homme aux formes grossières, dont l'amplitude annonce la férocité, qui, l'audace sur le front, le rire de la débauche aux lèvres, adoucit vainement son œil hardi cavé sous des sourcils mobiles, dont la férocité de visage dénonce celle de son cœur, qui emprunte inutilement de Bacchus une apparente bonhomie, mais que trahissent l'emportement de ses discours, la violence de ses gestes, la brutalité de ses jurements, est, s'il faut conclure de dix pages d'anecdotes scandaleuses, un homme coupable ou tout au moins capable à peu près de tous les vices et de tous les crimes.

On pense de quel œil cette femme voyait l'attitude du tribun s'efforçant de s'assagir : l'homme joignait à ses autres vices la tartuferie, voilà tout, et, de cette hypocrisie, on pouvait redouter plus de maux que de sa brutalité. Il le fallait donc démasquer.

Les amis suivaient. D'ailleurs un sentiment les dominait tous : la haine de Paris qui les avait rejetés. Pétion et Brissot ne pardonnaient pas aux électeurs parisiens. Les autres, depuis les massacres qu'à tort ils attribuaient à Paris tout entier, tenaient, comme Mme Roland, la grande ville pour ville de luxure et de sang. Sa dictature dénaturait la Révolution, transformait celle-ci en une débauche criminelle ; il fallait avant tout garrotter et frapper la cité coupable. Or il est certain que là ils se devaient heurter à Danton pour qui cette dictature de Paris était le point essentiel — tout au moins jusqu'à ce que la paix fût faite, et close la Révolution. Et c'est, en effet, là-dessus que tout allait se rompre.

Ajoutons, pour être équitables, que nous ne pouvons donner tout à fait tort à ceux des Girondins que révoltait l'idée d'une alliance avec Danton. Très sincèrement ils lui attribuaient la responsabilité des massacres, le vol du Garde-Meuble, d'infâmes tripotages après d'horribles tueries. Il était le crime, dira Guadet, et avec le crime on ne pactisait pas. On ferait crouler son masque de faux modéré.

Le malheur est qu'il n'était pas difficile de pousser Danton, non à se démasquer — j'ai dit qu'il était sincère —, mais à sortir à tout instant du rôle qu'il s'était, par devoir d'État, imposé. Dès le 22, on l'avait vu bondir et se calmer ensuite avec peine devant une interruption hostile partie du petit groupe rolandiste.

Le 25, le conflit éclata sur le terrain même où il était fatal qu'il se produisît. A propos d'un incident en apparence fort étranger à ce grand débat, Lasource, un des fidèles du salon Roland, parla avec une extrême amertume de Paris qu'il fallait enfin réduire à son quatre-vingt-troisième d'influence. Osselin, député de Paris, riposta aigrement, et le tumulte était déjà grand quand un député de la Droite déclara qu'appuyée sur Paris, toute une faction travaillait à faire un dictateur. Danton se crut visé et peut-être l'était-il. Depuis quatre jours d'ailleurs, on parlait, avec affectation, des mesures qu'il fallait prendre contre les égorgeurs et leurs complices. Par ailleurs, Danton n'était pas sans savoir qu'on préparait contre lui l'affaire des comptes du Conseil. Il devait être inquiet et furieux. Il parla cependant sans violence — tant il tenait à son nouveau personnage. C'est un beau jour pour la Nation que celui qui amène entre nous une explication fraternelle, dit-il. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. Mais il déclarait vague l'imputation de triumvirat, sans fondements les attaques contre la députation de Paris. Depuis trois ans, il avait fait tout ce qu'il avait cru devoir faire pour la liberté. Pendant son ministère, il avait employé toute la vigueur de son caractère, apporté dans le Conseil tout le zèle et toute l'activité d'un citoyen embrasé de l'amour de son pays. Mais le souci le reprenant de désavouer toute violence, il se sépara de Marat ; il n'était nullement, ainsi qu'on l'avait prétendu, l'auteur des écrits de cet homme. Et croyant avoir ainsi rassuré les modérés, il les conviait à respecter l'union, l'unité du pays. Lui non plus n'appartenait pas à Paris ; il aimait sa province. Mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Et comme cette déclaration était applaudie, il consentit qu'on décrétât la mort contre quiconque réclamerait pour une dictature, mais à condition qu'elle fût décrétée aussi contre ceux qui parleraient de morceler la France — allusion violente au fédéralisme déjà reproché à certains Girondins. Alors il termina encore par un appel à l'union. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens — on remarquera que, ménageant alors le roi de Prusse, il ne parle pas des vaincus de Valmy — apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis seront morts.

Ce fut une ovation : toutes les propositions furent accueillies avec enthousiasme. L'Assemblée tenait compte au tribun de s'être réprimé, d'avoir séparé sa cause de celle de l'individu Marat. Lorsque, sous le coup de ses derniers appels, la Convention, par un décret, proclama la République une et indivisible, il parut que le triomphe de cette République — pour la première fois nommée — se confondait avec celui de Danton, et la Droite elle-même dut partager l'enthousiasme de l'Assemblée puisque, le 29, seul membre de la Montagne, l'orateur du 25 était porté au Comité de Constitution — précieux succès personnel.

Mais, pour les rolandistes purs, le Tartufe avait simplement détourné la conversation. Ils continuèrent à l'attaquer ainsi que Paris. Il entendit riposter. Buzot, grand favori de Mme Roland, étant venu, ce 29 même, demander qu'on priât Roland et Servan, élus députés, de préférer à leur siège de député leur portefeuille ministériel par dévouement à la patrie, Danton aperçut là — avec raison — un trait oblique qui le frappait. Cette fois, il se laissa emporter par son humeur et, sachant d'où partait la campagne contre lui, il crut pouvoir frapper l'ennemi au cœur — ou l'ennemie. Si, dit-il avec sa grimace ironique, vous faites cette proposition à Roland, faites-là aussi à Mme Roland, car tout le monde sait que Roland n'était pas seul dans son département. Le mot était discourtois et par là maladroit. Il l'eût encore aggravé. La nation, aurait-il ajouté, a besoin de ministres qui puissent agir sans être conduits par leurs femmes. On murmura, on protesta ; le soir même, la presse girondine se déchaîna ; le Patriote de Brissot souligna la grossière incorrection de cette sortie ; Gorsas, jusque-là impartial, déclara que le mot sentait son Marat et, dans le salon Roland indigné, on se jura de faire à l'homme une guerre sans merci. On déclencherait décidément l'affaire des comptes.

Lui, espéra en imposer en montant au Capitole. Le 4 octobre il demandait, au milieu de violents murmures, qu'on déclarât, les Prussiens se retirant, que la patrie n'était plus en danger ; on allait porter la guerre chez les tyrans ; Dumouriez espérait prendre ses quartiers d'hiver à Bruxelles ; Custine allait marcher sur le Rhin. L'orateur voyait la liberté triomphante. Il triomphait avec elle et sortait aussi du Conseil en pleine gloire.

Mais cette sortie, c'était précisément l'événement qu'attendaient ses ennemis : quittant le ministère, il fallait qu'il rendît ses comptes. Le salon Roland le guettait à ce défilé.

 

Danton avait, le 6, déposé ses comptes sur le bureau de l'Assemblée. Il avait, disait-il, comme ministre de la Justice, reçu 100.000 livres ; il en avait dépensé 68.684 dont le détail suivait : il lui restait 31.316 livres qu'il rendrait. Le compte fut renvoyé au Comité des finances.

Les 68.684 livres avaient été dépensées d'une façon assez singulière. On eût cependant passé à Danton les meubles du ménage Robert payés 2 400 livres et peut-être même les piques pour lesquelles 30.000 livres avaient été remises à Santerre, encore que la fabrication des piques ne regardât en rien le ministre de la Justice. Mais la question n'était pas là. Ces 100.000 livres, accordées au ministre pour ses dépenses budgétaires, étaient la moindre des sommes dont il avait eu à disposer. La Législative avait remis aux ministres solidairement deux millions dont un pour dépenses extraordinaires. Sur la proposition de Danton, et en dépit de l'opposition de Roland, les ministres s'étaient partagé cette grosse somme — sauf le ministre des Relations extérieures déjà pourvu fort copieusement. Les cinq autres avaient — sur le million de dépenses extraordinaires pris chacun 200.000 livres. Mais, ainsi que je l'ai dit, certains d'entre eux avaient par la suite cédé à Danton une partie des fonds ainsi partagés. Si l'on avait le compte sincère de Monge et de Servan, on y verrait certainement des mentions analogues à celles que, derrière M. Frédéric Masson, nous relevons sur le compte de Le Brun qui, par grosses sommes, nous le savons, avait fini par délivrer à Danton ou à Fabre, son mandataire, plus de 40.000 livres. Si chacun en avait fait autant — et Mme Roland l'affirme — Danton eût disposé, en outre de ses 200.000 livres de dépenses ordinaires, de près d'un demi-million. De l'emploi de cet argent, il ne donnait nul compte.

Le 10 octobre, Mallarmé déposa un rapport sur le compte de M. Danton. Il exprimait le regret qu'il n'y fût fait aucune mention des dépenses extraordinaires. Cambon insista. Dès ces premiers jours, le député de l'Hérault qui s'allait faire, suivant l'expression de Danton lui-même, le contrôleur général des finances de la République, se signalait comme un adversaire de l'ex-ministre. Lui n'y apportait aucune arrière-pensée politique, mais une antipathie instinctive de comptable méticuleux contre un homme qui respirait le désordre. Il fut sévère. Les ministres avaient eu tort de se partager ces millions. En divisant la responsabilité, on avait — le mot était dur — atténué la confiance de la Nation. Il demanda que les ministres fussent tenus de compter même leurs dépenses secrètes.

Danton monta à la tribune. Après un mot flatteur à l'adresse de Cambon, il déclara que ce que celui-ci proposait avait été fait au Conseil, et il s'en tint à cette vague affirmation. Dans une lettre postérieure (du 7 novembre), il devait préciser : il dira que, résignant leurs fonctions, les ministres de la Justice et de la Guerre avaient, le 6 octobre, soumis à leurs collègues l'emploi fait par eux des fonds extraordinaires et produit les quittances que chacun des membres du Conseil présents avaient eu la faculté de parcourir. A la vérité, ajoutera-t-il, il n'en avait point été fait mention sur le registre des délibérations, car on avait alors observé que les dépenses dont il s'agissait devant être et demeurer secrètes, les détails que le Conseil venait d'entendre ne pouvaient être consignés dans ses registres. Le fait était exact : les autres ministres le certifieront.

Pourquoi, le 10 octobre, Danton ne fit-il point à la tribune cette simple réponse ? Je l'ignore. Il parlait d'abondance, nous le savons, avait horreur des chiffres, aimait mieux voir de haut les questions. Et puis, disons-le, notre impression est que, comme toujours, l'argent avait été dépensé par lui sans compter. Ce que livre le compte même de 68 684 livres officiellement dépensées le prouve déjà : combien de piques étaient sorties des 30.000 livres données à Santerre et pour quel objet le citoyen La Touche-Cherette avait-il reçu, sans plus de justification, 4.000 livres ? Qu'avait dû être le pillage par les amis quand il s'était agi de fonds secrets ? Peut-être les collègues, en en acceptant, le 6 octobre, le compte verbal, même appuyé des fameuses quittances, s'étaient-ils montrés complaisants et Danton, en n'invoquant pas, dès le 10 octobre, leur témoignage, ainsi qu'il le fera le 7 novembre, usait-il de prudence. La mémoire des collègues était peut-être, à son sens, un peu trop fraîche.

Il est certain que, pour se défendre, il eût pu reprendre l'argument invoqué au Conseil : des fonds secrets sont, par définition, ceux dont on ne peut rendre compte. Il ne le fit pas. Il laissa simplement entendre qu'ayant aidé le ministre de la Guerre, il avait dépensé les fonds à des objets patriotiques. Voulut-il, en ne nommant que Servan, accréditer l'idée qu'il avait fait aux Prussiens le fameux pont d'or ? En tout cas, il tourna court. S'il paraît surprenant qu'il ait été fait des dépenses extraordinaires, conclut-il, il faut se reporter aux circonstances dans lesquelles elles ont été faites. La Patrie était en péril et, comme je l'ai dit au Conseil, nous étions comptables de la liberté et nous avons rendu bon compte de la liberté.

C'était une belle phrase, mais, si elle n'en imposait pas, elle accréditait l'idée que l'homme se voulait dérober. La Convention, qui était restée de glace, vota une motion de Cambon visant à ce que les ministres fussent forcés de justifier de l'emploi des fonds secrets. Danton, avec une belle audace, avait d'ailleurs appuyé la motion, affectant de croire qu'elle n'avait point d'effets rétroactifs.

Il resta l'impression que Danton — pour des raisons peu avouables — avait refusé de rendre ses comptes : de là à dire qu'il avait gaspillé des millions, il n'y avait qu'un pas. Dès lors, les Rolandistes, enchantés, se crurent armés. Le 18 octobre, Roland, avec une sorte d'affectation de puritanisme, viendra déposer ses comptes à la tribune, et un Girondin, Rebecquy, demandera que tous les ministres en fassent autant. Danton, visé, devra s'expliquer derechef. Cette fois, il usera du vrai argument : Il est telle dépense qu'on ne peut pas énoncer ici, il est tel émissaire qu'il serait impolitique et injuste de faire connaître, il est telle mission révolutionnaire que la liberté approuve et qui occasionne de grands sacrifices d'argent. Cette fois, il enlèvera les applaudissements. Mais lorsque, grisé par ce succès, il ajoutera que, l'ennemi s'étant emparé de Verdun, on a dû faire des dépenses sans quittances bien légales, les murmures reprendront et tout ce qu'il obtiendra de l'Assemblée, c'est que celle-ci n'exigerait pas des comptes particuliers, mais la preuve qu'il a été fait par le Conseil un arrêt général des dépenses. Il y aura alors, dans le tumulte, des paroles assez vives : un Girondin, Larivière, parlera des dilapidations commises ; Lasource appuiera sur la note, et Danton sentira que jamais ses adversaires ne le laisseront en repos sur cette question.

Effectivement ce seront à tout instant, partant de la Droite, des rappels qui viendront souffleter l'homme. Le 26 octobre, Lidon, au moment où Danton aborde la tribune, criera : Et les comptes ? ce qui arrachera au tribun un cri de bête blessée. C'est alors qu'il écrira enfin la lettre du 7 novembre qu'il tient pour justificative ; mais telle est évidemment la crainte qui le poursuit de soulever le débat, que le président, un ami pourtant de Danton, Hérault, ne donnera point lecture de la lettre. Brissot pourra encore crier : Que Danton s'explique sur ses comptes ! et la question restera ouverte puisque, le 30 mars 1793 encore, un membre de la Droite interrompra en ces termes un débat : Que Danton rende ses comptes ! et un autre : Qu'il nous dise à quoi il a employé les quatre millions (sic) de dépenses secrètes !

Lui, haussait les épaules. On avait certainement gaspillé : nous avons, à défaut des autres comptes, celui de l'emploi de fonds arrachés à Le Brun et qui, en principe, eussent dû payer des services diplomatiques secrets : or on y trouve 3 050 livres données à un agent de la police, 40.000 livres aux commissaires de la Commune, des milliers de francs à des journalistes, 500 à Chamfort, ci-devant de l'Académie française, 1.500 à Fréron, d'autres sommes données à Brune, etc., en dehors des fonds remis par Le Brun sans justification à M. Fabre d'Églantine, à M. Danton. Peut-être celui-ci se trouvait-il réellement empêché d'expliquer l'emploi de cet or. Devait-il dire : J'ai acheté tel député anglais, tel général allemand, payé tel espionnage, telle trahison ? En tout cas, coupable de vol formel ou innocent, il était également obligé de se taire, mais, coupable ou innocent, il devait être également exaspéré. Cette question des comptes devait donc nous arrêter. Elle excitait les Rolandistes à la lutte, mais Danton aussi. Ils croyaient pouvoir l'embourber dans ses tripotages. Lui, impatienté, se laissait alors entraîner à lâcher des mots furieux contre ces gens stupides qui le rejetaient dans les bras des violents. Ceux-là, au moins, ne lui demandaient point de comptes, sauf ceux qu'il devait et qu'il avait rendus à la Liberté — ce qui était bien plus commode.

 

Les Jacobins, en effet, tenaient à garder l'homme ou à le reprendre ; car, plus avisés que les Girondins, ils le jugeaient précieux. Le 10 octobre, le Club, qui venait de chasser Brissot, élut Danton président. Soit qu'il ne voulût point se laisser encore accaparer par ces violents, soit, par un effet de sa nonchalance ordinaire, il ne vint pour ainsi dire pas occuper le fauteuil — le 12, le 17 et le 19 seulement —, si bien que, le 21, on voit Bentabole déplorer amèrement ce dédain ; mais le fidèle Legendre obtint pour son patron les circonstances atténuantes : celui-ci revint présider le 25, le 27 et le 28, puis quitta le fauteuil. Mais le 5 novembre, Fabre dut venir faire de Danton une apologie que cette tiédeur rendait sans doute nécessaire. Et dans plusieurs discours à la Convention, notamment à propos des Émigrés, Danton reprit parfois le style cordelier.

C'est que, devant l'attitude de la Droite, il perdait patience. Le 26, il se lâcha. Une députation de la Commune, alors violemment attaquée par la Gironde, s'étant présentée à la barre, l'orateur, qui parlait en son nom avec l'arrogance coutumière à ses collègues, fut interrompu par les murmures de la Droite. Danton, évidemment à bout de modération, se leva furieux : On n'interrompt pas même un criminel et ici on a l'audace... Ce fut une tempête de cris. Peut-être le mot ne méritait-il point cet accueil, mais les Rolandistes se plaisaient à souligner les excès de Danton et à en provoquer d'autres. Les tribunes applaudissant au contraire, la Droite cria : A l'ordre ! et le président, le Girondin Guadet, se levant, dit : Danton, je vous rappelle à l'ordre pour vous être servi d'une expression très déplacée. Mais alors, de la Droite, peut-être pour achever ou pour exciter le taureau, on cria : Les comptes ! Alors il voulut se défendre, mais fut étouffé par les cris. On estime que cette séance du 26 fut décisive : elle le rejetait du côté de la Gauche, d'autant que déjà, dans le public, on disait que la Droite, tenant la majorité, irait plus loin : On s'attend, lit-on dans une lettre privée du 28 octobre, que Robespierre, Danton et Marat vont être décrétés d'accusation.

J'ai montré ailleurs combien la Gironde, dans ces conjonctures, agit maladroitement. Elle détestait à des degrés divers Marat, Robespierre et Danton. Mais les trois hommes ne s'aimaient guère. Il eût fallu que la Droite choisît sa victime : en attaquant, d'une façon très décousue, tantôt l'un, tantôt l'autre des trois hommes, elle les força à faire bloc. Marat et Danton, tour à tour attaqués, ayant fait peur, Louvet se jeta sur Robespierre qu'on tenait pour piètre orateur. Ce fut la fameuse philippique : Je t'accuse, Robespierre... qui, pendant une heure, tint l'Assemblée haletante et parut suffoquer et presque terrasser l'homme.

Danton ne goûtait guère Robespierre : je dirai ce qui, naturellement, créait leur mutuelle antipathie. Mais le tribun voyait les Girondins, depuis quelques semaines, devenir tous les jours plus impudents, et par surcroît ces gens conquéraient, à l'Assemblée et au dehors, de bonnes positions ; Danton s'en inquiétait. Robespierre, avec sa circonspection ordinaire, refusant le fer à Louvet, c'est le tribun qui se jeta dans la bataille. Il est temps que tout cela s'éclaircisse, s'écria-t-il et, désavouant Marat, il défendit Robespierre. Je déclare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont, à mes yeux, ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens. Et, passant à l'offensive, il attaqua Roland : celui-ci — ç'avait été le point de départ du débat — était venu soumettre à l'Assemblée un rapport rempli d'aigreur sur les excès du peuple de Paris dans le passé, sur les menaces des factions pour l'avenir. L'allusion qui y était faite aux massacres, avait exaspéré Danton ; il se rappelait l'attitude qu'avait eue alors le ministre de l'Intérieur : Roland avait-il oublié les circonstances où l'on avait dû laisser couler le sang ? Je dis, criait le tribun, que jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens ; que jamais révolution complète n'a été opérée sans que cette vaste démolition de l'ordre des choses existant n'ait été funeste à quelqu'un, et c'est alors qu'il osa justifier les massacres, suite de cette commotion généreuse... qui a produit les merveilles dont s'étonnera la postérité.

Il dut y avoir, à ce mot terrible, un frémissement désapprobateur qui rappela le tribun au rôle qu'il entendait maintenant jouer. Il s'adoucit, fit appel à la réconciliation, demanda que le rapport du ministre de l'Intérieur, ne fût point propagé, qui provoquait à la division. Il fallait que la fraternité seule donnât à la Convention cette marche sublime qui marquerait sa carrière. Il fut applaudi. Il sauvait Robespierre, mais, en se faisant son défenseur, il achevait de tourner la Droite contre lui-même.

Il semblait maintenant n'en avoir cure. En fait, il désespérait de désarmer non seulement le petit groupe rolandiste, mais ceux, tous les jours plus nombreux, qu'à Droite, ils entraînaient à la bataille contre lui. Ce n'était peut-être pas sans un regret — augmentant sa rancune — qu'il se sentait repoussé par leurs attaques dans les bras d'un Robespierre, d'un Marat.

 

Il devait être d'autant plus déçu que, de cette faillite du système conciliateur, la principale victime serait, probablement le roi ; or, tout porte à croire qu'il l'eût voulu sauver.

Au commencement d'octobre, Théodore de Lameth, proscrit, avait osé venir à Paris pour supplier le tribun, lié à la famille de Lameth par de mystérieux services, de prendre en main le salut de Louis. Lameth était, de bon matin, allé surprendre l'homme cour du Commerce et, le trouvant au lit, l'avait chambré. L'autre, comme toujours, s'était montré rude, mais néanmoins cordial. Encouragé par ce début, Lameth avait dit l'objet de sa visite : Vous êtes, au moins directement, étranger à la déposition du roi — le mot était singulier —. Sauvez-le ; alors il ne restera de vous que de glorieux souvenirs. Le mot dut amadouer Danton ; il ne protesta pas. Tout ce que vous déplorez est son propre ouvrage, dit-il simplement ; et ils discutèrent sur les torts de Louis XVI et ses mérites. Lameth plaida, en tout cas, les circonstances atténuantes. Comment, ajouta-t-il, mettre en jugement celui qui, de tout temps et par la volonté légalement et solennellement exprimée de toute la nation, est impeccable, inviolable ?Quelle enfance ! s'écria Danton. Qu'est-ce que tout cela auprès de ceux qui veulent et peuvent ? Charles Ier a-t-il été tué légalement ?Croyez-vous donc que la majorité de la Convention le condamnerait ?Sans aucun doute. Il est rare que l'on veuille donner sa vie pour celle d'un autre : la majorité n'est jamais là. S'il est mis en jugement, il est perdu ; car en supposant même que le plus grand nombre fît ce que vous feriez, le plus petit le ferait assassiner. Il y a pourtant des gens de cœur dans l'Assemblée, et les Girondins, quelque coupable qu'ait été leur conduite, ne le condamneraient pas : leur parti est nombreux. Mais Lameth entendait obtenir autre chose : il voulait que le roi fût arraché du Temple par un mouvement audacieux ou qu'on trouvât moyen de le faire évader.

Voilà, s'écria Danton, ce qu'il faut. Peut-on sauver un roi mis en jugement ? Il est mort quand il paraît devant ses juges !Ce que vous dites est épouvantable de vérité, mais qu'attendre du plus affreux des crimes, si ce n'est de voir ensuite la France s'en couvrir, de voir haïr votre république par ceux qui, privés de lumières ou de réflexion, croient à la possibilité de son existence ?Faites donc entendre cela à Robespierre, à Marat, à leurs adorateurs ! Mais enfin, vous, Danton, que voulez-vous, que pouvez-vous ?... — Vous dites : ce que je peux, ce que je veux ? Quant à ce que je peux, je l'ignore ; dans la situation où nous sommes, que peut affirmer pour le lendemain l'homme le plus populaire ? Mais terminons. Je ne veux me montrer ni meilleur, ni pire que je ne suis. J'ai toute confiance dans votre caractère. Voici le fond de mes pensées, de mes intentions que vous décidez. Sans être convaincu que le roi ne mérite aucun reproche, je trouve juste, je crois utile de le tirer de la situation où il est. J'y ferai avec prudence et hardiesse tout ce que je pourrai. Je m'exposerai si je vois une chance de succès, mais si je perds toute espérance, je vous le déclare, ne voulant pas faire tomber ma tête avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront. — Pourquoi, dit Lameth, ajoutez-vous ces derniers mots ?Pour être sincère !

Que cette conversation soit exactement reproduite, qui pourrait en répondre ? Lameth écrivait trente ans après. Notons cependant qu'il écrivait quand Danton était considéré comme le plus bas et le plus féroce des révolutionnaires. La légende ne pouvait l'impressionner que dans un sens défavorable. Pour moi, le fond de la conversation est vrai : elle cadre assez avec le caractère de l'homme et avec sa politique de l'heure : tenu deux mois plus tôt ou plus tard, le langage de Danton me paraîtrait moins vraisemblable.

Peut-être Danton avait-il alors pensé s'unir aux Girondins pour sauver le roi : mais les Girondins repoussaient ses avances. Il n'avait pas dissimulé à Lameth qu'il condamnerait le roi du jour où il le verrait exposé à l'être. A la fin d'octobre déjà, ses idées s'enténébraient. Il vivait dans un état d'esprit violent et aigri. Et s'il avait montré quelque disposition à sauver le roi, il devait, maintenant qu'il marchait avec Robespierre et Marat, prendre les devants, afficher un civisme éclatant et farouche. Quand, le 6 novembre, Valazé — un Girondin d'ailleurs — vint exposer à la Convention les faits qu'il avait recueillis à la charge du roi, on demanda l'impression et Danton l'appuya, ajoutant : Il est évident que si le ci-devant roi a voulu violer, trahir, perdre la nation française, il est dans la justice éternelle qu'il soit condamné.

Cependant il devait éprouver une gêne singulière devant le problème douloureux qui se posait. On attachait, du côté des amis du roi, beaucoup de prix à son vote : on lui savait de l'influence et plus d'entrailles qu'à un Robespierre. Lameth l'avait attendri. Si l'on en croit Bertrand de Molleville — à la vérité très suspect de racontars —, celui-ci aurait en outre essayé de lui faire peur. Il lui aurait adressé une lettre où, prétendant avoir trouvé dans les papiers de son ex-collègue Montmorin une note indicative, date par date, des différentes sommes que Danton avait touchées et un billet signé de lui, il n'hésiterait pas à adresser au président de l'Assemblée le dossier si Danton agissait contre le roi. Il ne répondit pas à ma lettre, écrit Molleville, mais je vis dans les papiers publiés que, deux jours après celui où il avait dû le recevoir, il s'était fait dépêcher à l'armée du Nord : il ne revint que la veille du jugement du roi et s'en tint à voter la mort.

En fait, Danton était parti, le 30 novembre, pour la Belgique. Il n'est pas besoin d'admettre l'authenticité de l'anecdote contée par Molleville pour comprendre que le procès du roi pesa dans sa détermination. Il n'était pas fâché de n'être point là quand s'ouvriraient les débats. Sans doute, la veille du départ, il avait déclaré que les francs républicains s'indignaient de la lenteur qu'on mettait au procès du roi. Et cependant, que ce fussent les échos de sa conversation avec Lameth — et d'autres peut-être qu'on ignore — ou qu'il faille attacher crédit aux racontars de Molleville, il est certain que, jusqu'au bout, les amis du roi compteront sur Danton. Je dirai par quel cri singulier et caractéristique de déception la Droite accueillera son vote régicide.

Il partait, fuyant ce souci. Il partait aussi parce qu'écœuré de l'échec de ses tentatives de conciliation, il ne se souciait ni de persévérer dans des avances inutiles ni de s'enfoncer pour le moment dans la politique de violence.

Les questions extérieures d'ailleurs le sollicitaient à cette heure puissamment. Or, la conquête de la Belgique posait un problème d'une gravité extrême. On la disait délivrée : les Belges, prenant au mot la France, entendaient s'ériger en république. Mais bien des raisons militaient pour qu'on réunît la Belgique. Le fait se rattachait à un ensemble de questions qui passionnaient maintenant Danton. Il voulut aller voir sur place quel était le sentiment exact du peuple belge. Subsidiairement il se pourrait ramener Dumouriez que les Girondins affectaient d'accaparer. Le 30 novembre, il se faisait envoyer en Belgique et partait pour six semaines.

 

Dumouriez était entré le 15 octobre à Bruxelles. Le 28 il avait renversé, à Liège, le gouvernement du prince-évêque. Une assemblée, réunie à Bruxelles, avait proclamé la déchéance des Habsbourg : puis elle avait délégué à Paris pour réclamer l'indépendance. Partout, d'ailleurs, les événements posaient de redoutables problèmes. Les Prussiens n'avaient pas évacué la Lorraine que, déjà, Custine avait occupé la rive gauche du Rhin. Au sud, Montesquiou avait délivré la Savoie, et l'Assemblée des Allobroges avait réclamé, elle, la réunion de la province à la France. Les gens du comté de Nice, conquis par Anselme, adressaient à Paris les mêmes requêtes. Genève, enfin, était occupée. Ces conquêtes mettaient la Convention en face d'une situation grosse de conséquences. Savoisiens, Niçois, Mayençais sollicitaient leur réunion, et les Belges la reconnaissance de leur indépendance. Si on les réunissait les uns et les autres, que deviendrait le fameux principe proclamé, le 22 mai 1790, par la Constituante : La Nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes.

A la vérité, on en avait fini avec le pacifisme idéologique de 1790. Les dures leçons de l'expérience avaient ramené les esprits aux réalités de la politique. D'ailleurs, le génie de la race réagissait : il avait suffi que les Allemands passassent la frontière, pour que se réveillassent, avec les haines traditionnelles, les traditionnelles ambitions. Chez les révolutionnaires, hier si hostiles à la politique des rois, le ferment héréditaire agissait, et dans le crâne du Cordelier Danton passaient, d'abord fugitives, bientôt plus précises, les pensées qui avaient tourmenté le cerveau d'un Richelieu, duc, cardinal et premier ministre d'un tyran.

Puisque la guerre existait, il la fallait accepter avec toutes les conséquences de la victoire. N'eût-on pas supporté celles de la défaite ? Les conséquences de la victoire, qu'est-ce à dire sinon les conquêtes, les annexions ? Fini de l'utopie pacifiste ! La France devait sortir grandie et par conséquent plus redoutable : redoutable, elle imposerait la paix, mais la paix glorieuse que toujours le pays avait rêvée. Danton va formuler le rêve : Nos limites, s'écriera-t-il, le premier, sont marquées par la nature. Sorel semble penser qu'après des hésitations, il ne vint à cette doctrine en 1793 que par le chemin de Damas ; il l'eût trouvé à Bruxelles. Cependant, dès le 17 octobre, l'idée des conquêtes nécessaires s'est trahie dans le bref discours sur l'indépendance de Genève, qu'il faudrait bien occuper, a-t-il dit, si cette occupation était absolument indispensable pour notre sûreté. Le 28 octobre, il avait, au Club, prédit la réunion de la Savoie. Et, effectivement, le 27 novembre, cette réunion avait été décrétée. Quand quelqu'un avait alors crié : Pas de conquêtes, Danton avait riposté : Si, les conquêtes de la raison ! — formule spécieuse destinée à donner satisfaction aux derniers tenants de l'idéologie.

Et maintenant la question se posait pour la Belgique, plus grave encore, car réunir la Belgique, c'était la marche au Rhin. D'un autre côté, laisser se constituer une Belgique qui, même sous le vocable républicain, serait un État d'esprit fort différent de ses voisins français, paraissait dangereux. Par surcroît, la Belgique était pays opulent : réunie, elle nourrirait la guerre et même la Révolution. Danton penchait, dès novembre, pour la réunion. Seulement il entendait cette fois aller juger sur place de la situation. Le 30 novembre, il se fit désigner comme commissaire avec Gossuin, Camus et Delacroix, vigoureux dantoniste.

En apparence, leur mission n'avait point pour objet de préparer la réunion. Depuis un mois, Dumouriez se plaignait que le ministre Pache laissât l'armée sans ressources, tandis que ses agents, choisis dans la lie des clubs, mettaient la Belgique au pillage. Les représentants en mission mettraient fin à toute cette anarchie par des mesures rigoureuses, à la charge de délibérer en commun et d'envoyer aussitôt leurs arrêtés à la Convention. Mais Danton et Delacroix, laissant leurs collègues enquêter dans les magasins et les registres de l'armée, assumèrent, dès les premiers jours, un rôle purement politique : leur enquête porta sur la situation non de l'armée occupante, mais du pays occupé.

Des clubs s'étaient, dans toutes les villes, organisés sur le modèle de la Société de Paris. Eux réclamaient la réunion, mais leurs excès provoquaient chez leurs compatriotes terrifiés une légitime réaction. Les statistes partisans de l'organisation d'une république belge gouvernée par ses États, avaient une énorme majorité. Ils se prévalaient, d'autre part, de la parole de Dumouriez qui, au nom de la France, avait promis la liberté. Celui-ci en restait d'ailleurs partisan, écœuré par l'attitude des jacobins belges.

Danton et Delacroix, partis le ter décembre, trouvèrent le général dans ces dispositions au milieu d'un pays en effervescence. Délibérément, ils jugèrent, contrairement à l'avis de Dumouriez, que seule l'annexion pouvait assurer à la France le bénéfice de sa campagne. Les sentiments où ils voyaient les statistes criant : A bas les Jacobins ! leur faisaient craindre qu'une république belge ne devînt une voisine plus incommode que ne l'avaient pu être les Autrichiens. Dumouriez écrira que Danton et Delacroix se sont faits les principaux agents de la réunion. Les Belges, se sentant menacés, députèrent, le 4, à Paris pour réclamer la reconnaissance formelle de leur indépendance.

On les fit attendre. On voulait entendre Danton. Revenu le 10, il parut, avec Gossuin, au Comité : de leur rapport, Cambon, avide de grossir des trésors de Flandre le Pactole républicain, tirait la conclusion logique : la réunion. Le 15, après le discours de Cambon, l'Assemblée, sans oser la décréter, décidait que la Belgique se donnerait une organisation provisoire ; seulement ce ne seraient pas les États suspects, mais le peuple qui l'établirait : les élections seraient en réalité mises entre les mains des clubs. En fait, c'était, d'accord avec les sociétés populaires, la réunion qu'on préparerait. Les Belges le comprirent : de violentes protestations s'élevèrent des milieux statistes, que Dumouriez encourageait. Furieux du décret, le général semblait en effet résolu à y faire obstacle. Danton, de retour en Belgique, se donna comme mission de le reconquérir ; car il lui paraissait que son général lui échappait — ainsi qu'à la Nation.

Son général certes, car depuis août 1792, il l'avait tout à fait adopté. Venu à Paris après Valmy, Dumouriez, de son côté, l'avait fort recherché. Les Girondins, à la vérité, avaient tenté de capter le général. Il ne les avait pas rebutés, mais il leur avait prêché l'alliance avec Danton. Celui-ci avait embrassé, aux Jacobins, le chef qui avait ruiné l'ennemi et bien mérité de la patrie. Le vainqueur des Prussiens avait paru à l'Opéra et dans d'autres théâtres entre Danton et Fabre, encore qu'on le vît, d'autre part, dans les salons girondins, acclamé, adulé. Il était reparti, conseillant de plus belle aux Girondins de s'unir à Danton ne fut-ce que pour sauver Louis XVI. Danton tenait le général pour un esprit inquiétant qu'il fallait occuper à la guerre : il estimait en lui cet art d'échauffer et d'encourager le soldat qu'il vantera, le 8 mars encore, à la tribune. Delacroix s'étant chargé de faire peur au général à qui il parla fort rudement, Danton dut l'entreprendre sur un style plus cordial. Les rapports en effet restèrent fort bons entre eux. Vous venez de Belgique, mon cher Danton, lui écrira encore Dumouriez le 20 janvier 1793 ; les importantes fonctions dont vous avez été chargé vous rendent un témoin irrécusable ; dites ce que vous avez vu avec cette impartialité et cette énergie qui vous caractérisent. Soyez mon avocat. Et Danton l'entendra et le défendra. L'amicale pression de Danton dut faire plier le général. Il céda.

Danton, ce point obtenu, ne comptait pas s'attarder en Belgique. Cependant il y resta jusqu'au 14 janvier, courant de Bruxelles à Liège et jusqu'à Aix-la-Chapelle, vrai missus dominicus de la Convention. Les clubs avaient acclamé la réunion. Le 20 janvier, à Liège, 9.660 citoyens sur 9.700 la votèrent. La Belgique allait moins vite, mais on était assuré du succès de l'opération quand, le 14, Danton regagna Paris — avec esprit de retour. Il entendait aider de Paris à l'opération. Il eût pu, à la rigueur, y revenir moins tard et l'envie ne lui en manquait point : chez cet étrange homme, en apparence tout aux affaires publiques, une nostalgie du foyer se déclarait vite. Témoignant à sa femme du plaisir qu'il éprouvait en recevant de ses nouvelles, il ajoutait, le 17 décembre : N'oublie pas de surveiller l'envoi de mes arbres à Arcis et d'engager ton père à presser l'arrangement de sa maison de Sèvres. Embrasse mille fois mon petit Danton. Dis-lui que son papa tâchera de n'être plus longtemps à dada. Et ayant reçu une lettre chagrine de Gabrielle : L'ami Brune, écrit-il encore, t'a exagéré les choses en te donnant lieu de croire que je serai retenu plus de deux mois par ma mission. J'espère bien t'embrasser au 1er janvier après avoir passé un jour ou deux à Arcis. Mais plus fort que le désir du bourgeois de revoir ses terres, son foyer et les siens, un sentiment de gêne le retenait loin de Paris où l'on jugeait le roi.

Ne point revenir pour le vote final eût été cependant dangereux. Il avait jusqu'à toute extrémité usé de son alibi. Le 15 janvier encore, on lit sur la liste des absents : Danton, député de Paris. Mais le 16 il fallut bien reparaître.

Il était résolu à voter la mort.

C'est que les événements avaient marché depuis son entrevue matinale avec Lameth. D'ailleurs ne lui avait-il pas dit qu'il ne s'exposerait que s'il voyait une chance de succès ? La chance était dans l'accord de Danton avec les Girondins, des Girondins entre eux. Ces gens, dans lesquels il avait espéré pour sauver le roi, semblaient avoir la majorité à la Convention. Il les eût aidés à tirer Louis d'affaire, mais ils semblaient justement accabler le roi. C'était Roland qui avait, en dénonçant les compromettants secrets de l'armoire de fer, donné une terrible consistance aux accusations, et c'était Barbaroux qui, le 11 décembre, avait lu l'acte énonciatif qui avait amené Louis à la barre. S'il est mis en jugement, il est perdu, avait dit Danton à Lameth. Le roi était mis en jugement ; il le considérait comme perdu. Dès lors, il avait refoulé tout sentiment et oublié les demi-promesses.

Il avait laissé, le 15, la question de culpabilité se poser et n'avait reparu que le 16, le roi ayant été la veille déclaré coupable et l'appel au peuple rejeté.

Le 16, c'était la question de la peine qui se posait. On sait que Vergniaud vota, le premier, la mort.

Dès le début de la séance, Danton, peu désireux de paraître plus tiède que la Droite, s'était montré brutal : il avait appuyé toutes les mesures qui, dans l'hypothèse de la condamnation à mort, la rendraient définitive.

A la tribune, il fut, contre son ordinaire, assez bref. Je ne suis pas de cette foule d'hommes d'État — il visait les Girondins dont cependant une partie votait la mort — qui ignorent qu'on ne compose pas avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre de ceux de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la mort du tyran.

L'avis était rude. Et cependant telle était l'idée qu'on se faisait, à droite, des sentiments de Danton, que jusqu'au bout, on espéra qu'il appuierait la clémence — même relative. Lorsque, ce 17, on eût à prononcer sur le sursis qui peut-être était le salut, il dit : Non, et alors, du côté droit, on entendit un Oh ! de déception. Ceux qui, après tant d'historiens, considèrent Danton comme un révolutionnaire extrême, ne se peuvent expliquer cette exclamation singulière. Nous la comprenons mieux : sa récente attitude et la magnanimité dont parlera Royer-Collard avaient fait espérer mieux.

Au fond, il avait peut-être espéré mieux de lui-même et des événements et, tel que nous le connaissons, il ne devait pas être le moins déçu. Mais ses projets ne reposaient jamais sur des principes et, par là, ils s'écroulaient sous ses propres yeux ainsi qu'il était fatal. Il eût aimé que le roi échappât, et il le condamnait.

 

Un mot, dans son discours régicide, peut arrêter. On ne doit rien attendre des rois de l'Europe que par la force des armes. Ce mot révélait une déception qui avait contribué à rendre plus brutal son discours du 17 janvier. L'occupation d'Anvers avait, au delà de toute expression, ému l'Angleterre. On est étonné que Danton, si désireux de garder ou de reconquérir l'Angleterre, ait poussé à l'occupation, en octobre, à la réunion, en décembre, de la Belgique. Telle chose prouve qu'il était novice dans la science diplomatique : tout agent des affaires étrangères lui eût pu dire, qu'Anvers occupé, l'Angleterre deviendrait une irréconciliable ennemie.

Mais si Danton était novice, il s'instruisait vite. Dès le début de janvier, il avait saisi que, plus que le sort de Louis XVI, la présence de Dumouriez en Belgique préoccupait l'Angleterre. Le ministère Pitt-Granville en était outré. Maret — le futur duc de Bassano —, envoyé à Londres, se vit fermer toutes les portes. On s'acheminait à la guerre.

Danton en était déçu et plus déçu encore du côté de la Prusse. Pour se ménager une retraite, Frédéric-Guillaume avait accueilli à sa table l'agent de Danton, Westermann. Celui-ci, grisé, prédisait que tout allait se rompre entre Prusse et Autriche. Mais, après une période d'aigres débats avec l'Autriche, le roi avait découvert ses batteries : il voulait être assuré qu'il aurait son morceau de Pologne : il allait l'avoir et se retournait contre la France. Danton était exaspéré de cette déconvenue. Il était, par ailleurs, revenu de Belgique exalté par la vue d'une terre conquise et, pour avoir approché du Rhin, repris du rêve ancestral. Il fallait se raidir, annexer, conquérir encore, imposer la paix par la force des armes.

Du 22 au 31 janvier, la Convention reçut les vœux des Liégeois et ceux du Hainaut, visant à la réunion. Cambon fit observer que les Niçois sollicitaient la même faveur. C'est alors que, le 31, Danton parut à la tribune et l'on dut comprendre assez vite que le discours allait faire date.

De fait, Sorel, étudiant les relations de l'Europe et de la France de 1789 à 1815, s'arrête à ce célèbre discours avec une sorte d'émotion. Il a raison : par ce discours, la chaîne se renoue entre la vieille politique des rois : le Rhin français, les Alpes françaises, la France imposant, les livres de César en main, à l'Europe ses conditions, d'une part ; et, d'autre part, la politique de la nouvelle France, formulée crûment par ce plébéien champenois qui, certes sans s'en douter, ouvre les voies à un autre César, alors petit capitaine dans les armées de la Nation.

On venait de décréter que Nice serait réuni. Danton vint, au nom des commissaires de Belgique, solliciter pour ce pays le même sort. Mais il le prit de haut : il n'était point question simplement d'un peuple à réunir, mais d'un droit très antique à faire revivre, et ce fut la grande phrase qu'on attendait et qui allait rester, vingt-deux ans, l'article essentiel de notre politique : Je dis que c'est en vain qu'on veut faire craindre de donner trop d'étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes, des quatre coins de l'horizon : du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République et nulle puissance ne Pourra nous empêcher de les atteindre.

A y bien regarder, toute notre histoire, pendant vingt-deux ans, sort de cette déclaration : la guerre générale, la guerre acharnée, les grandes victoires, les grandes conquêtes et Bonaparte. Le 21 janvier, la tête du roi était tombée : dix jours après, Danton, en signifiant à l'Europe qu'on entend récupérer l'héritage de Charlemagne, fait peut-être Napoléon. Le reste du discours n'a point d'intérêt devant celui que présente cette phrase d'où la Révolution sort armée non plus du bouclier de 1792, mais du glaive de 1793, destiné à passer un jour dans la main de César.

Le décret de réunion de la Belgique fut alors voté au milieu des acclamations et, pour que cette réunion fût faite de main de maître, on décida de renvoyer, avec Camus et Delacroix, Danton en Belgique.

 

Ils y retrouvaient les autres commissaires et, derechef, on se partagea la terre conquise : Danton et Delacroix se réservèrent les pays de Namur, Liège et Aix-la-Chapelle. La résistance était vive, mais maintenant on était résolu à la briser. La jacobinisation d'un pays catholique et bourgeois devenait l'œuvre nécessaire. Les mauvais plaisants disaient qu'il n'était en Belgique qu'un seul sans-culotte : le Mannekenpiss, mais les optimistes pensaient qu'il suffirait de coiffer la Belgique du bonnet rouge pour que son cœur se républicanisât. On ne francise pas une nation, avouait Volney, avec des cocardes et des bonnets rouges, mais on commence par l'habit et le temps fait le reste.

Pendant les premiers jours de février, on mit à la Belgique une carmagnole de force. Mons votait le 11, Gand le 22, Bruxelles le 25. Mais les commissaires nationaux avaient décidé de faire soutenir les élections par la force armée et les représentants en mission demandèrent au ministre de la Guerre 20 à 25 bataillons et 2 escadrons. Le résultat n'était pas douteux. Les Belges votèrent la rage au cœur. On était loin des beaux jours où la Belgique saluait dans la Révolution de Paris l'aurore de la Liberté pour elle ; la Révolution avait changé de caractère : ce n'étaient plus les beaux esprits sentimentaux des États Généraux de 1789, mais les durs Jacobins de 1793, Danton en tête.

Il semble que celui-ci eût lui-même, à cette date, sinon changé de caractère, du moins poussé jusqu'aux extrémités les passions qui étreignaient son âme. La mort du roi qui aliéna — d'un Fouché à un Sieyès — tant de votants de janvier 1793, et pour de si longues années, agissait-elle sur Danton ? On pourrait le croire. C'est du 21 janvier que date non certes la violence de son caractère, mais la frénésie sombre qui va encore s'exagérer. Avait-il laissé sa femme malade — elle allait mourir — ? Cela n'est point impossible. N'avait-il pas surtout, durant sa courte apparition à Paris, acquis de nouvelles preuves de l'hostilité furieuse des Girondins ? Une violente altercation avec Louvet, le 16 janvier, lui avait une fois de plus prouvé l'inanité de ses rêves de conciliation. Il était forcé de s'allier à Marat, à Robespierre, et la tête du roi avait été le gage d'alliance.

Quoi qu'il en soit, il semble bien, durant les semaines qu'il passa en Belgique, avoir fait figure de frénétique. Un historien fort impartial, M. Chuquet, va jusqu'à dire un mot plus grave : Danton et Delacroix, écrit-il, acquirent dans cette mission — la seconde — une réputation sinistre. Ils paraissaient des furieux : grossiers, brutaux, conseillant la violence, ils semblent avoir en outre scandalisé par une cynique ripaille le pays révolté. Delacroix conseillait à Miaczynski de piller : Housardez, dédommagez-vous de vos pertes ! De tels propos rendent vraisemblable l'aventure qui resta toujours obscure et qui, après avoir défrayé les conversations du monde conventionnel pendant un an, devait jouer son rôle dans le grand procès de germinal an II : l'arrestation à Arras, en avril 1793, de deux chariots, destinés à Paris, conduits par Dumoulin, commissaire aux saisies de la Belgique, et qui avaient paru suspects à la population — on ne sait trop pourquoi. Dumoulin, arrêté à Arras faute de passeport, écrit à Danton une lettre que nous possédons et où il est dit positivement : deux chariots contenant des effets lui appartenant ainsi qu'au citoyen Lacroix — Delacroix — étaient arrêtés, et il fallait que Danton avisât à le faire élargir — ainsi que les chariots.

Que contenaient ces mystérieux chariots ? Quatre cent mille livres d'objets précieux, dira-t-on au tribunal. — Du linge qu'il avait bien fallu acheter à l'usage des représentants du peuple, reprendra Delacroix. Mais on ne sait pourquoi il fera brusquement un aveu grave en ajoutant qu'une voiture d'argenterie à eux a été pillée dans un village. Danton niera plus énergiquement. Il résulte, s'écrie-t-il, du procès-verbal, qu'il n'y avait à moi que mes chiffons et un corset de molleton. En fait, l'aveu de l'autre est très probant. Qu'est-ce que cette argenterie ? Qu'est-ce que ce linge ? — Du linge de table acheté par Brune, dit-il. Dans le pays de Lacroix — Delacroix —, prétendra Robespierre, on ne parle que des serviettes de l'archiduchesse rapportées de Belgique et démarquées dans le pays. Argenterie et linge de table, c'était probablement à l'usage qu'ils s'étaient habitués à les considérer comme leurs, car ç'avaient été de belles frairies. C'est de Danton et Delacroix que parle un contemporain quand il écrit : Toujours à table et avec des filles. Merlin de Douai, un des représentants, devra reconnaître que ses deux collègues n'étaient presque occupés que de leurs plaisirs.

Ajoutons qu'avec l'esprit de débauche, se développait en eux une frénésie sanguinaire qui leur était inconnue, vraiment, avant le régicide. Les Liégeois se débattaient dans les difficultés : que ne coupaient-ils quelques têtes pour l'exemple ? On ne fait pas des révolutions avec du thé, eussent crié les deux hommes : les principes de justice et d'humanité sont bons en théorie et dans les livres des philosophes, mais dans la pratique, il faut d'autres moyens pour opérer. Liège fut bientôt sous la terreur d'une bande. Mais le 11 février, les deux représentants écrivaient : Il est satisfaisant pour nous d'apprendre à la Convention Nationale que le nouveau degré d'énergie qu'elle vient de donner à la France entière en déclarant la guerre aux tyrans de l'Angleterre et de la Hollande, s'était fait sentir au peuple de Belgique. Les citoyens de Mons viennent de voter la réunion à la France.... Des cris de Vive la République ! se sont fait entendre de toutes parts ; la ville a retenti du bruit des cloches et du canon ; et des jeux de toute espèce ont succédé à ces premiers moments d'allégresse ! Nous savons ce qu'il y avait sous cette allégresse.

Les réunions s'opérant dans l'allégresse, Danton pouvait revenir. Le 2 février, il reprit le chemin de Paris, après avoir ainsi écrit une des plus mauvaises pages de sa vie. Peut-être, tant l'homme est complexe, aspirait-il, après ces trois semaines de ripailles et de violence, à s'aller reposer au foyer et s'y détendre. Lorsqu'il arriva à Paris, il trouva le foyer désert, la maison sous scellés, les enfants partis ; la pauvre Gabrielle Danton était morte le 10, avait été enterrée le 12, emportant dans sa tombe le souvenir des années de jeunesse heureuse, la mémoire des jours où la paix avait régné dans deux cœurs unis.