DANTON

 

CHAPITRE VIII. — LA DÉFENSE NATIONALE ET LES MASSACRES.

 

 

LES VUES DE DANTON — L'INVASION — AFFOLEMENT : DANTON TIENT BON — L'APPEL À LA NATION — LA TERREUR LÉGALE — DANTON ET LES MASSACRES — LA DÉFENSE — VALMY — LE VOL DU GARDE-MEUBLE — LA CONVENTION — DANTON QUITTE LE POUVOIR.

 

LA situation, nous l'avons vu, exigeait un homme d'État. L'homme d'État se dégageait du tribun. Le programme, conçu au milieu d'une tempête, s'en ressent. Il est formidable.

D'abord ne point trembler — du moins ne s'en point donner apparence. Gouvernement, Assemblée, Commune, peuple de Paris, tout doit rester ferme à l'approche de l'ennemi, ne point sembler douter de sa déconfiture finale et, si l'ennemi doit vaincre et venir à Paris, l'enterrer sous les débris de la capitale. A cette attitude associer la France tout entière de la Révolution, mais la concevoir de telle manière que le plus de Français possible s'y pût agréger. Qui ne s'y agrégerait pas serait tenu pour ennemi intérieur et traité en conséquence. Ainsi les poternes de la place assiégée seraient préservées d'un coup de trahison.

Pour que la France fût défendue, assurer au parti révolutionnaire une sorte de dictature, mais appuyée sur tous les éléments patriotes, des monarchistes d'hier qu'il faudra rallier aux amis de la Commune qu'il faudra discipliner. Pour ce — sans sacrifier les amis de la première heure aux ralliés — rassurer la propriété alarmée, ne point pousser à bout les prêtres, promettre une Constitution, mais aussi assurer entre les trois pouvoirs : Assemblée, Conseil, Commune, des relations cordiales. En un mot faire l'accord de ' tous les révolutionnaires et, s'il se peut, de tous les patriotes. Cette France unie — artificiellement, provisoirement soit ! mais unie —, l'appeler contre l'étranger, trouver de l'argent, fût-ce par des expédients violents, des soldats, fût-ce par des appels incendiaires. En attendant qu'on arrachât au sol des légions, refondre l'armée en dissolution : pour ce, donner pleine liberté aux généraux en faisant crédit à leur loyalisme, même s'il est suspect, recruter au besoin les hauts officiers parmi des gens peu agréables à la Commune, mais instruits des choses de la guerre, assurer entre les chefs divisés l'accord par une diplomatie savante et rétablir l'unité de commandement. Alors, dans l'exaltation du sentiment patriotique exaspéré, jeter chefs rassurés et soldats exaltés devant le Prussien.

Mais ce Prussien même, s'il est déconfit, le ménager de façon à amener avant tout l'évacuation du territoire pour que soit arrêtée à temps l'explosion menaçante de la guerre civile. Aller plus loin : détacher par des négociations vivement poussées la Prusse, amie naturelle, de l'Autriche, ennemie héréditaire, et par là disloquer la coalition.

S'efforcer enfin d'obtenir l'alliance anglaise — désormais constante pensée — et, par là, remédier à la ruine de la flotte, impossible à restaurer en une heure.

Et quand, en quelques semaines — car il faut aller vite —, l'ennemi aura reculé, lever l'état de siège national et fonder la République sur le respect tout à la fois de la propriété éternelle et de l'égalité sacrée.

Voilà quel fut à peu près — si tant est qu'il pût être conçu nettement — le plan de Danton. Voilà tout au moins ce qu'il voulut et ce qu'il fit.

Ce plan avait, à la vérité, de terribles à-côté. Pour enflammer cette nation magnanime, pensait l'homme, il fallait certes faire appel à tout ce qu'elle nourrissait de fierté nationale, mais pour terrifier les traîtres, il fallait pousser jusqu'à ses extrémités l'état de siège, jusqu'aux incarcérations en masse, jusqu'aux exécutions exemplaires et, pour s'assurer l'alliance de la Commune, lui accorder la Terreur provisoire. Les hécatombes seraient-elles exigées, le sang des traîtres réclamé par ceux à qui on demandait le leur ? Le sang serait répandu. S'il avait cependant sauvé la Patrie, il serait indifférent à l'homme que son nom fût flétri.

Est-il besoin de dire qu'il n'était pas, à mon avis, nécessaire au salut de la patrie que le plan s'exécutât dans ses conséquences extrêmes. Ce qui reste, c'est qu'en face d'une situation où la perte du pays tenait à un acte de faiblesse, Danton, regardant de son œil terrible les réalités redoutables que j'ai dites, les vainquit pour avoir tout simplement osé les voir. De l'audace ! criera-t-il. Sa plus grande audace fut celle-là : voir !

 

Cette situation, avant huit jours, semblait sans issue. Nous avons beau ne pas dormir et déployer une activité plus qu'humaine, écrira, le 2 septembre, Mme Roland parlant au nom du Conseil, il est impossible de réparer en peu d'heures l'effet de quatre années de trahison !

Le 11 août, l'armée prussienne était massée à la frontière de Lorraine. Nulle n'était plus redoutée. C'étaient les soldats de Frédéric : leur aspect, autant que leur renommée, inspirait l'admiration et la crainte. Le 19, brusquement, les Prussiens franchirent la frontière à Rédange, appuyés par un corps autrichien et la tumultueuse armée des princes — les Émigrés. Ceux-ci parlant d'aller à Paris avant peu pendre le Jacobin, les officiers allemands, de leur côté, se donnaient, pour mi-septembre, rendez-vous au Palais-Royal. Cette présomption semblait justifiée : 80.000 hommes pénétraient en Lorraine, mais, au nord, 25.000 Autrichiens et 4.000 émigrés menaçaient Lille, tandis que 17.000 Impériaux et 5.000 hommes de Condé étaient prêts à envahir l'Alsace. A ces 131.000 coalisés, on n'avait pas 80.000 soldats à opposer — et quels soldats ! Dumouriez, lui, ne disposait que d'une armée composite de vieux soldats et de jeunes volontaires qu'il fallait fondre. J'ai dit, dans un autre ouvrage, comment on y allait parvenir. Mais un peu de temps était nécessaire pour que les chefs formassent une armée homogène, disciplinée, entraînée. Dumouriez, du camp de Maulde, Kellermann, de Metz, écrivaient des lettres inquiètes : non qu'ils désespérassent de faire, de ceux qui hurlaient le Ça ira, de bons soldats ; mais le temps !

Le 20 août, Longwy, investi, capitula. Le 2 septembre, Verdun va ouvrir ses portes. Avant huit jours, les Allemands pouvaient être à Paris, avec les Émigrés. Ce serait la fin.

On connut, le 24, à Paris la capitulation de Longwy. Ce fut un affolement. De l'Assemblée aux ministères, un seul cri s'éleva : Il fallait quitter Paris ! Le parti girondin surtout opinait presque frénétiquement en ce sens. On réunirait la Convention sur la Loire. C'était tout profit, car on échapperait ainsi à la dictature de la rue. Le brave Servan lui-même disait qu'il se fallait réfugier à Blois. A Blois, ce n'était pas assez loin : le Plateau Central, criait Barbaroux, au besoin, la Corse ! Par ces extravagances, on juge de la démoralisation générale. Le député Kersaint, arrivant de Sedan, augmenta encore l'affolement : l'entrée des Allemands à Paris n'était qu'une question de jours. Après une conférence au ministère des Affaires étrangères, Roland sortit si abattu que c'était pitié : Fabre le peint, dans le jardin du ministère, pâle, défaillant, la tête appuyée contre un arbre : il répétait qu'il fallait aller à Tours ou à Blois.

Un homme se dressa au milieu des trembleurs et cria : La France est dans Paris ! C'était Danton. Pour lui la translation était une lâcheté qui perdrait tout. Et il se mit à sacrer, à son ordinaire : J'ai fait venir ma mère qui a soixante-dix ans, cria-t-il — c'était la vérité —, j'ai fait venir mes deux enfants ; ils sont arrivés hier. Avant que les Prussiens entrent à Paris, je veux que ma famille périsse, je veux que 20.000 flambeaux en un instant fassent de Paris un monceau de cendres, et se tournant vers Roland, il aurait crié : Roland, Roland, garde-toi de parler de fuite, crains que le peuple t'écoute. De l'aveu de tous les contemporains, il fut superbe de violence, superbe d'entêtement.

Certes lui aussi avait ses arrière-pensées politiques, pénétrant le dessein secret des Girondins et voulant à toute force maintenir dans Paris la Révolution, fille de Paris. Mais — ce qu'on a longtemps ignoré — il avait des informations qui l'exaltaient de crainte non point au cas où l'on resterait, mais dans celui, au contraire, où l'on s'en irait sur la Loire. A ce moment même, le marquis de la Rouerie s'abouchait avec d'autres nobles en Bretagne, et Danton savait, par une source sûre, que l'Ouest était près de prendre feu. Il était clair que le gouvernement quittant Paris, c'étaient les bandes anarchistes dévastant la capitale, mais c'étaient, d'autre part, à coup sûr, les provinces de l'ouest s'insurgeant au nom du roi. Et on irait à Tours, se jeter presque dans les mains des insurgés de demain. Il ne pouvait tout dire, mais il conjura, objurgua, rugit, intimida l'adversaire, convainquit les sincères, rassura les inquiétudes et exalta les courages — et l'on resta. M. Danton, lit-on dans une lettre du 30, a combattu l'avis qui a été rejeté. M. Danton est peut-être le seul homme capable de s'élever à la hauteur du danger.

Mais le danger restait instant. C'est alors que le ministre fit décider de nouvelles levées. Surtout il tenait à faire passer dans l'âme de tous la flamme qui réellement le dévorait : le 28 août, il montait à la tribune de l'Assemblée : Nos ennemis ont pris Longwy ; mais la France ne résidait point dans Longwy. Nos armées sont encore intactes. Ce n'est que par une grande convulsion que nous avons anéanti le despotisme dans la capitale ; ce n'est que par une convulsion nationale que nous pourrons chasser les despotes.... Il est temps de dire au peuple que le peuple en masse doit se précipiter contre ses ennemis. Quand un vaisseau fait naufrage, l'équipage jette à la mer tout ce qui l'exposait à périr. De même tout ce qui peut nuire à la Nation doit être rejeté de son sein, et tout ce qui peut lui servir doit être mis à la disposition des municipalités, sauf à indemniser les propriétaires. Et il demanda à l'Assemblée de décréter que chaque municipalité assemblerait tous les hommes qui sont dans son sein en état de porter les armes, qu'elle les équiperait et leur fournirait tout ce qui serait nécessaire pour voler aux frontières.

Le discours fut haché d'applaudissements. Partout il le répéta : rien n'était perdu ; la Nation se lèverait. La Nation se levait. Une aristocrate, Mme de Marolles, va écrire : Il sort des volontaires de dessous terre. C'est qu'autour de lui, Danton propageait l'exaltation. Elle atteignait le paroxysme qu'il avait voulu. Les volontaires s'enrôlaient, s'armaient, partaient au chant de la Marseillaise. Lorsque commençait le couplet : Amour sacré de la patrie, les gens, tombant à genoux, pleuraient. La Nation était dans la fièvre, et de cette fièvre Danton attendait tout. On ne fait bien la guerre, s'écriera-t-il, que dans l'enthousiasme. Chacun devait courir au danger. Il est déjà l'homme qui, l'année suivante, au Comité, criera à un député des Pyrénées-Orientales envahies par l'Espagnol : Tes foyers sont en proie à l'ennemi et tu n'es pas parti encore ! Viens, viens, tu vas remplir tes poches d'assignats et courir nous sauver ! Il devait tenir les mêmes propos aux commissaires qu'il envoyait dans l'Est — quitte à prendre partout des assignats.

Ces commissaires avaient été choisis le 29, ou plutôt Danton les avait imposés. C'est que, dans les départements où ils surveilleraient les levées et aux armées surtout, ils devaient porter l'esprit de Danton. Il fit agréer ses hommes, un essaim d'intrigants des sections et de brouillons des clubs, dira Roland ; mais Roland lui-même les accepta. En fait, c'était la fleur des Cordeliers : Fréron, Momoro, Peyre, Parein, Billaud, Clémence, Brochet. Les commissaires de l'Est surtout étaient ses hommes, plus particulièrement Billaud-Varennes, qu'il appellera son secrétaire, et Laclos resté par ailleurs l'homme du duc d'Orléans et dont la nomination est ainsi bien intéressante. En général, ces commissaires firent besogne de brutaux plus que d'agents utiles. On s'en plaignit de toutes parts : Eh f..., criait Danton, croyiez-vous qu'on vous enverrait des demoiselles ! En réalité, il espérait agiter par eux et, par eux, en imposer. Nous avons la commission du citoyen Brochet, chargé de faire les réquisitions qu'il jugera nécessaires pour le salut de la patrie. Ces petits proconsuls assuraient à Danton la dictature, bien au delà de Paris, pour quelques semaines.

C'était encore au nom du salut de la patrie qu'il essayait, à Paris, de faire l'union entre les révolutionnaires — partie essentielle de son programme. C'était tâche difficile : les prétentions de la Commune révoltaient l'Assemblée : notre folle Commune, va écrire Mme Roland. De cette folie le Conseil s'inquiétait et l'Assemblée s'exaspérait. Atteignant le comble de l'audace, la Commune fit, le 3o, sous prétexte d'y saisir un journaliste incommode, envahir par ses sbires le ministère de la Guerre. L'Assemblée, aussitôt, décréta sa dissolution. Mais la Commune avait derrière elle les sections, les clubs, la rue. Elle résista. Et l'opinion semblait être que cette diablesse de municipalité ferait la barbe au Sénat, tant elle avait de vigueur.

Ce conflit désespérait Danton. Durant ces quinze jours, courant de l'Hôtel de Ville aux Tuileries, il prêchait les concessions réciproques. Cette Commune était son œuvre : il y avait son état-major, sa pépinière d'agents. C'était à elle qu'il demandait de faire surgir du pavé les volontaires de la défense, parce qu'à elle seule, il reconnaissait la vigueur nécessaire. Seulement c'étaient des gens terribles. Demandant à l'Assemblée qu'elle usât de mansuétude, le tribun n'osait qu'insinuer la modération à l'Hôtel de Ville. Il était persuadé que la seule dictature de Paris assurerait le salut public : Le 10 août, aurait-il dit au Conseil, a divisé la France en deux partis dont l'un est attaché à la royauté, l'autre veut la république.... Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extrême minorité dans l'État, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre.... Mon avis est que, pour déconcerter leurs mesures et arrêter l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes. La Commune lui servait à faire peur non seulement aux royalistes, mais aux modérés et à arracher à l'Assemblée les mesures de salut public.

Il s'était, sous son inspiration, organisé, dès le 12 août, une véritable battue dirigée contre les royalistes. La populace, mise en appétit par le sang du 10 août, réclamait des exécutions : on ne pouvait voler vers la frontière qu'après s'être débarrassé des traîtres. Chacun savait les massacres proches. Danton pensait peut-être les prévenir en organisant une terreur légale qui donnerait satisfaction aux gens avides d'exécutions. Dès le 15, un décret, rendu par l'Assemblée sous son inspiration, avait déclaré que les pères, mères, femmes et enfants d'émigrés seraient considérés comme otages et consignés à ce titre dans leurs municipalités. Le 26, ç'avait été le tour des prêtres, qu'on décidait d'emprisonner. Le 28 enfin, Danton avait obtenu qu'on autorisât les visites domiciliaires qui s'allaient terminer, dans la majeure partie des cas, par l'incarcération.

Le ministre obéissait-il à une frénésie de répression ou au désir de prévenir les exécutions sommaires ? Cette dernière pensée perce, durant les derniers jours d'août, à plusieurs reprises, dans ses lettres et discours. A l'Assemblée, le 28, il s'était écrié : S'il faut encore mettre sous la main de la loi 30.000 traîtres, qu'ils y soient mis demain ; mais dans un document qui ne fut point rendu public, il laisse voir sa pensée : le seul moyen d'empêcher les massacres, c'est de jeter quelques têtes au peuple. Des Suisses avaient échappé au massacre du 10 : ils étaient arrêtés ; on les voulait juger ; ils invoquaient le privilège qui ne les rendait point justiciables des tribunaux français ordinaires ; Real, accusateur public, en référa à Danton ; celui-ci, tout en lui annonçant qu'il avait saisi de ce cas son collègue des Relations extérieures, ne dissimulait point son vif désir de voir, en dépit de tous les privilèges, condamner des hommes qui s'étaient rendu coupables du crime de lèse-nation en assassinant le peuple, et il ajoutait ces paroles : J'ai lieu de croire que le peuple outragé, dont l'indignation est soutenue contre ceux qui ont attenté à la liberté et qui annonce un caractère digne enfin d'une éternelle liberté, ne sera pas réduit à faire justice lui-même, mais l'obtiendra de ses représentants et de ses magistrats. Prophétie de clairvoyant ou menace d'agitateur ?

En fait, il était poursuivi par cette pensée : il faut des exemples. Lorsque, dans la nuit du 31 août au 1er septembre, l'ex-ministre Montmorin eut été acquitté, Danton, frémissant de colère — ou de crainte —, décidait que Montmorin, maintenu en prison, serait derechef jugé et que le commissaire Botot-Dumesnil, accusé, par le peuple, de trahison dans l'affaire où il avait requis, serait également déféré devant les tribunaux. Il poussait ceux-ci à dépêcher les affaires et à prononcer des condamnations. Nous savons que ce singulier ministre de la Justice avait fort peu souci de l'indépendance des juges.

Mais cette terreur légale, loin de calmer la populace, la surexcitait. Et cela était fatal. Les phrases mêmes qu'à tout instant, Danton et autres prononçaient, propageaient les bruits enfiévrants. En particulier la proclamation du 25 août, tout en prêchant le calme, n'avait-elle pas crié au peuple : Vous avez des traîtres dans votre sein ! et le 28, Danton n'avait-il pas signalé à la loi 30.000 traîtres ? Dans les milieux populaires, on commençait à dire que, les juges défaillant, le peuple se ferait justice.

La Commune, d'ailleurs, voulait les massacres. J'ai dit que, le 1er septembre, la Législative avait enfin décidé la dissolution de l'assemblée rivale. Celle-ci entendait s'imposer et, pour s'imposer, terrifier : elle y devait pleinement réussir. Par ailleurs, les Cordeliers voyaient se préparer en France de mauvaises élections : les massacres seraient d'un admirable effet ; les électeurs modérés se sentiraient avertis. Dans le sein de la Commune, un comité s'allait former qui organiserait le carnage. Tout le monde le savait.

Danton était-il dès lors de ceux qui désiraient et préparaient le carnage ? Très franchement, je ne le crois pas. Était-il de ceux qui n'y voyaient, si j'ose dire, pas trop d'inconvénients et peut-être quelque avantage ? Je le crois par contre. Il voulait le triomphe de la Commune, et la Commune ne s'en tirerait qu'ainsi. Il était candidat aux élections et il désirait de bonnes élections. Il lui paraissait encore que cette armée, qu'il fortifiait, serait tranquillisée et presque réconfortée lorsqu'elle apprendrait, avant de marcher contre les Prussiens, que les ennemis de l'intérieur étaient anéantis. Il ne voulait pas les massacres ; il ne les organisait pas, mais ils ne dérangeaient point ses plans — au contraire. Car dire d'un homme de cette clairvoyance qu'il fut pris au dépourvu, c'est se moquer.

Dans la nuit du 1er au 2, il apprit que la reddition de Verdun aux Prussiens n'était plus qu'une affaire d'heures. Paris allait être cette fois découvert ; l'entrée de Frédéric-Guillaume en Champagne n'était-elle pas certaine ? Et Paris allait être instruit. Danton courut à l'Assemblée où il parut à. neuf heures. Que voulait-il ? Surexciter encore l'émotion, mais essayer de la capter dès l'abord, de la diriger vers la défense ? Peut-être.

Logiquement, le ministre de la Guerre eût dû paraître à la tribune. Ce fut Danton qui y monta.

Les premiers mots du célèbre discours furent pour rassurer, tout en excitant : Il est bien satisfaisant, Messieurs, pour les ministres du peuple libre d'avoir à lui annoncer que la Patrie va être sauvée. Tout s'émeut, tout s'ébranle, tout brûle de combattre. Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir des ennemis. Vous savez que la garnison a promis d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontières ; une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l'intérieur de nos villes.

Après avoir couvert d'un geste — qui vraiment est superbe — la déroute qu'il savait certaine, le ministre entend profiter de la circonstance pour exalter cette Commune, la veille proscrite, Paris tenu pour suspect.

Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d'une manière solennelle, l'invitation aux citoyens de s'armer et de marcher pour la défense de la Patrie. C'est en ce moment, Messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. On applaudit. C'est en ce moment que l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort.... Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme : c'est la charge sur les ennemis de la Patrie.

L'Assemblée éclata en applaudissements. Et, alors, avec un geste qui, dans le cerveau d'un témoin de cette scène, restait présent, frappant après quarante ans : Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvée !

Ce fut, à ces paroles transportantes, une immense acclamation. Comment, écrit le député Choudieu, rendre l'effet que son discours produisit sur l'Assemblée ? Il nous sembla voir en lui un tribun du peuple haranguant les Romains sur la place publique pour les exciter à voler à la défense de la patrie.... Jamais il ne m'a paru plus beau.

Ce pendant, l'un des hommes de Danton, Delacroix, transformait en propositions nettes les requêtes du ministre et ces propositions étaient votées : peine de mort contre tous ceux qui, soit directement, soit indirectement refuseraient d'exécuter les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif. D'après une version de son discours, Danton eût appelé au Champ-de-Mars tous les hommes valides afin de les armer.

Peut-être, sortant de l'Assemblée, espérait-il avoir surexcité l'audace contre les ennemis de la Patrie sans ouvrir les écluses au sang ? Cependant, chez un peuple fiévreux, de telles paroles pouvaient-elles tomber impunément ? En tout cas, elles allaient servir de signal aux massacres.

 

Le tocsin sonnait, les tambours battaient. Mais, pendant que de bons citoyens couraient au Champ-de-Mars, ainsi que les y conviait le ministre, la Commune déchaînait le massacre. Un comité de surveillance, formé dans son sein et agissant sous l'influence directe de Marat, décidait qu'on allait vider les prisons que, depuis huit jours, la fameuse terreur légale avait remplies.

Le récit a été fait de ces abominables journées où, au bas mot, 1.600 prisonniers furent égorgés pendant que Fournier l'Américain, muni d'un ordre du Conseil, allait chercher, à Orléans, 53 prisonniers prévenus, depuis le 10 août, du crime de lèse-nation et, comme tels, déférés à la Haute Cour séant en cette ville, les emmenait à Saumur par Versailles et là, en cours de route, les faisait massacrer.

A Paris, pendant quatre jours, aucun obstacle n'avait été opposé aux massacreurs. Les députés, après avoir montré une assez vague velléité, non pas de réprimer, mais simplement de se faire informer de ce qui se passait, affectaient de jeter un voile — ce à quoi les engageait Roland lui-même, terrifié. Le Conseil, par la plume de ce pauvre homme, proclamait, le 3, que le peuple terrible en ses vengeances, y portait encore une sorte de justice. Et l'Extrême Gauche se réjouissait, du 3 au 6, de ces journées où le peuple, écrira le député Couthon, a exercé sa souveraine justice. Il n'est pas jusqu'à Condorcet qui ne dût affirmer, pour couvrir la lâcheté de l'Assemblée, que le peuple, naturellement bon et généreux, était contraint de se livrer à ses vengeances. Gorsas, journaliste du parti girondin, avait, le 3, crié : Qu'ils périssent.

 

Le 5, cependant, Mme Roland écrivait : Danton est sous main le chef de cette horde. Avant même que le sang eût cessé de couler, cette femme passionnée en éclaboussait la figure abhorrée de son ennemi.

Elle pose devant nous une question à laquelle bien des historiens, depuis, ont essayé de répondre. Elle est grave : suivant que Danton doit être tenu pour responsable ou non, suivant qu'il l'est plus ou moins, sa figure s'enténèbre ou se purifie. Il faut donc s'arrêter à cette question.

J'ai dit qu'il était certainement arrivé, à cette date du 2, au paroxysme de l'excitation. La menace de l'invasion, la griserie même que lui devaient causer ses propres discours, la difficulté extrême qu'il éprouvait à conjurer le conflit — aigu le 1er septembre — entre la Commune et l'Assemblée, de constantes relations avec les meneurs de l'Hôtel de Ville, Cordeliers échauffés, presque tous ses amis, l'inquiétude — peut-être personnelle — que lui causait l'acquittement de Montmorin, le surmenage résultant de quinze jours de travaux qui, accablants pour d'autres, le surexcitaient au contraire, tout s'ajoutait à sa disposition naturelle — brutale, nous le savons, quand elle n'était pas cordiale — pour le porter aux résolutions extrêmes et, disons-le, s'il le fallait, aux exécutions sanglantes. Rappelons-nous ses propos à la tribune, cette hantise de la trahison à l'heure où tout était menaçant. Et ce n'était pas tout : tout à l'heure, dans la nuit du 2 au 3 septembre, un homme sera introduit à la Chancellerie, le Dr Chevetel, un de ses vieux amis des Cordeliers qui, devant Fabre et Desmoulins, lui dévoilera toute une trame secrète dont le hasard l'a rendu confident : la conspiration du marquis de la Rouerie qui va avoir comme résultat le soulèvement de l'Ouest dès que l'ennemi sera en Champagne. On se figure facilement l'état d'esprit de l'homme, pendant ces quatre jours. Ces traîtres méritent-ils, au moment où ils vont peut-être écraser les patriotes après les avoir pris entre deux feux, qu'on aille, pour protéger leurs frères enfermés dans les prisons, se brouiller avec les bons patriotes de la Commune, défenseurs de la Révolution, défenseurs de la Patrie ? Oui, tout prépare Danton, sinon à ordonner le massacre, du moins à l'agréer.

Mais n'a-t-il pas été plus loin et n'y a-t-il point prêté les mains ?

Bien des témoignages se lèvent contre lui. Je sais bien que ce sont ceux d'ennemis, mais ces ennemis apportent des faits, des paroles qui ne paraissent point avoir été entièrement forgés. Et d'ailleurs d'autres indices sont à recueillir. On se rappelle le mot à Real — consigné dans une lettre du 1er septembre : J'ai lieu de croire que le peuple outragé... ne sera pas réduit à se faire justice lui-même. Ce peut n'être qu'une crainte : oui, mais cette crainte est, sous une forme menaçante, l'aveu que les massacres étaient prévus. Danton ne pouvait donc être surpris. Or, depuis huit jours, il a rempli les prisons de ceux qu'à deux reprises, au moins publiquement, il a dénoncés comme des traîtres. Sans eux, a-t-il écrit, le combat serait bientôt fini. Si ce n'était pas une excitation au massacre, le mot serait alors d'une imprudence qui toucherait à la folie.

Là-dessus, le 2 septembre, à neuf heures du matin, le ministre vient demander que les bons citoyens se réunissent au Champ-de-Mars. De quel secours, écrira Thiébault, témoin de ces scènes, cette agglomération d'hommes au Champ-de-Mars pouvait-elle être à nos armées ? N'a-t-elle pas plutôt pour objet de laisser Paris à la discrétion des chefs de la plus vile canaille et de leur satellite ? Cette question que chacun se posait... fut trop tôt résolue. Non, disent les amis de Danton : au contraire, le tribun a essayé d'entraîner au Champ-de-Mars le peuple de Paris pour l'empêcher de massacrer. Mais comment un homme de ce cerveau pouvait-il concevoir que les massacreurs allaient, sur un appel auquel rien ne les forçait de répondre, renoncer à leurs affreux projets ?

Il semble, au contraire, à entendre certains témoins, que Danton entrât absolument dans l'esprit qui paraissait rendre légitime le massacre : on était, dira-t-il, menacé d'être massacré par les conspirateurs. Au moment où sonne le tocsin annoncé par Danton, Prudhomme court chez le tribun : On parle d'égorger !Oui, nous devions être égorgés cette nuit à commencer par les plus patriotes. — Tout cela me paraît un peu imaginaire, mais enfin quels moyens veut-on employer pour empêcher l'exécution d'un tel complot ?Quels moyens ! Le peuple, irrité et instruit à temps, veut faire justice lui-même. — Il me semble, objecte Prudhomme, qu'on pourrait prendre une mesure moins violente ! Et Danton répond : Toute espèce de mesure modérée est inutile : la colère du peuple est à son comble : il y aurait même danger à l'arrêter. Sa première colère assouvie, on pourra lui faire entendre raison.

Là-dessus, la nouvelle se répand qu'on commence à massacrer. Grandpré, collaborateur de Roland, court de l'Hôtel de Ville au ministère de l'Intérieur, où le Conseil exécutif est réuni. Grandpré se heurte à Danton sortant du Conseil — cette fois, c'est Mme Roland qui accuse — et lui dépeint ce qui se passe : il faut protéger certains prisonniers tout au moins. L'autre, les yeux lui sortant de la tête et avec le geste d'un furieux, s'écrie brutalement : Je me f... bien des prisonniers : qu'ils deviennent ce qu'ils pourront. Danton rentre à la Chancellerie : il y trouve Brissot, qui, s'il faut en croire maintenant Louvet, se plaint des massacres où des innocents vont être confondus. — Pas un, pas un, crie Danton. — Quel garant ? objecte le député — Je me suis fait donner les listes des prisonniers et l'on a effacé ceux qu'il convenait de mettre dehors. — Nous verrons le fait corroboré tout à l'heure.

Ce sont alors des visites diverses : entre autres le Dr Seiffert vient réclamer une répression. Le peuple français, lui répond Danton d'un ton de menace, a ses chefs à Paris. Le peuple de Paris est sa sentinelle. Ce que celui-ci réalise aujourd'hui, c'est la mort de son esclavage et la résurrection de sa liberté. Celui qui tenterait de s'opposer à la justice populaire ne saurait être qu'un ennemi du peuple.

Le 3 septembre, le Conseil se réunit. Danton apparaît au Conseil en habit écarlate. La fermeté de son attitude, écrit encore Prudhomme, contrastait avec l'anxiété qu'exprimaient autour de lui tous les visages. Théophile Mandar vient demander, au nom de la section du Temple, qu'on intervienne enfin. Sieds-toi, lui dit rudement Danton. C'est nécessaire !

Enfin quand, à la fin des massacres, l'avocat Lavaux, contre-révolutionnaire très décidé, se rend chez l'homme qu'il tient pour l'ordonnateur principal de cette horrible fête et lui reproche ce qui vient de se passer : Ceci, lui répond Danton, est la justice nationale : ce qui le prouve, c'est que tu respires, c'est que tu es libre, que tu y prends toi-même confiance puisque tu oses te présenter devant moi dans ce moment redoutable. Tu ne t'es pas trompé ; le peuple souverain fait une guerre à mort aux traîtres et non aux opinions. Quelques jours après, le comte de Ségur rencontre Danton qu'il tient — comme tout le monde pour avoir inspiré les massacres et le lui reproche avec la franchise qu'on se pouvait permettre avec lui. Le ministre, qui chemine à côté du ci-devant, se tourne brusquement vers lui : Monsieur, vous oubliez à qui vous parlez ; vous oubliez que nous sommes de la canaille, que nous sortons du ruisseau, qu'avec vos principes, nous y serions bientôt replongés et que nous ne pouvons gouverner qu'en faisant peur.

Racontars, peut-on dire, calomnies d'ennemis et formulées des mois et des années après, quand l'intérêt de tout un monde était de charger Danton. Je le veux bien, et cependant ces témoignages, après tout, ne sont point concertés et c'est bien le même homme qu'on voit parler, le geste menaçant, amnistiant, en pleins massacres, les massacreurs, les justifiant au moment même où ils massacrent, disant pourquoi ils ont raison de massacrer. Le 29 octobre 1792, l'ex-maire de Paris, Pétion, est à la tribune de la Convention ; il admet que les massacres pouvaient être empêchés : Mais je dois le dire, parce que cela est vrai, ajoute-t-il, plusieurs de ces hommes publics, de ces défenseurs de la patrie, croyaient que ces journées étaient nécessaires. Et chacun reconnaît Danton que Pétion n'a cessé de voir pendant les massacres. Propos d'ami de la veille devenu l'ennemi du jour, dira-t-on encore, de candidat battu par Danton aux élections, trait perfide d'un homme qui vient de rallier la Gironde. Mais voici qu'un autre homme se lève, c'est ce Prudhomme qui, rédacteur des Révolutions de Paris, est encore un patriote à la mode cordelière ; il est inquiet des accusations qui pèsent sur Danton, qu'a formulées Louvet à la tribune, une semaine avant, et que j'ai négligées. Peut-être estime-t-il que Danton a tort, lui, de les négliger. Et toi, Danton, lui crie-t-il le 29 octobre, tu te tais, tu n'ouvres la bouche que pour désavouer lâchement ton agent subalterne Marat.... Fidèle à notre impartialité, nous te rendrons pourtant justice pour un fait. Tu donnas le contre-ordre qui sauva les jours de Roland et de Brissot. M. Chuquet fait observer que cette interpellation angoissée, restée sans réponse, est le plus accablant des témoignages.

 

Peut-être cependant faut-il apporter d'autres présomptions dont le faisceau fera preuve.

A la date du 1er septembre, un notaire de Paris, Guillaume, est sous les verrous depuis le 10 août, accusé d'avoir entretenu des relations avec les chevaliers du poignard. Danton connaît Guillaume et désire le sauver : le 1er septembre, il adresse d'urgence une lettre au commissaire du pouvoir exécutif près le tribunal criminel, le pressant avec une singulière insistance de ne point prolonger la détention arbitraire de Guillaume à la Force : il faut le juger immédiatement ou l'élargir. — La lettre est aux Archives. — A la même heure, Camille Desmoulins fait sortir de la même prison un prêtre de ses amis, l'abbé Lhomond, et Fabre se hâte de réclamer la mise en liberté immédiate d'une de ses anciennes domestiques, enfermée pour vol. S'ils ne prévoyaient les massacres le 11, pourquoi les trois hommes eussent-ils, à la hâte, mis à l'abri ceux à qui ils s'intéressaient.

Aussi bien, consultons la liste des membres du fameux Comité de surveillance qui ordonna les massacres : Sergent et Panis sont des amis personnels de Danton ; mais à côté de ces noms, un autre attire notre attention, celui de Desforgues. Ce Desforgues est un des séides du grand Cordelier, c'est l'ancien clerc de son étude, resté son lieutenant subalterne et dont il fera, dans quelques mois, un ministre des Relations extérieures de la République. Comment supposer que ce soit contre les intentions et les instructions de Danton que de tels hommes opèrent ? Et ce pendant, Billaud, qui de tous est peut-être celui qu'après Fabre, à cette époque, Danton emploie le plus volontiers, court les prisons criant Bravo et Haro ! Enfin tous sont d'accord sur l'attitude de Fabre lui-même, applaudissant à l'événement, et on sait ce qu'est Fabre pour Danton.

S'il est évidemment instruit, heure par heure, des massacres de Paris, Danton semble les encourager tout au moins par une apathie qui n'est point dans la note de son caractère depuis quelques semaines. Mais on sait aussi de quelle façon il accueille l'hécatombe de Versailles.

J'écris : accueille. Car je veux négliger les dires de Fournier l'Américain qui mena l'affaire. C'est probablement pour se débarrasser de sa responsabilité — qui cependant ne paraissait pas lui peser beaucoup — que ce Cordelier, chargé le 2 septembre par Danton, son ami, d'aller arracher d'Orléans les prisonniers d'État, affirmera que, le 3 septembre, un courrier de Paris lui vint signaler les massacres et lui insinuer d'en faire à peu près autant. Mais, lorsque les prisonniers, arrivés à Versailles, sont exposés aux pires dangers, Alquier, président du tribunal, court à Paris et tout droit à la Chancellerie. Eh que vous importe ? lui aurait répondu Danton. L'affaire de ces gens-là ne vous regarde pas. Remplissez vos fonctions et ne vous mêlez pas d'autre chose. — Mais les lois ordonnent de veiller à la sûreté des prisonniers, se récrie le magistrat. — Que vous importe, répond le ministre, se promenant à grands pas. Il y a parmi eux de bien grands coupables : on ne sait encore de quel œil le peuple les verra et jusqu'où peut aller son indignation. Et il tourne le dos à Alquier.

Les prisonniers furent, à Versailles, massacrés le 9 au soir. Fournier vint à Paris rendre compte de l'événement. On a toujours dit que, reçu par Danton, avec ses hommes, il fut par lui félicité : Ce n'est pas le ministre de la Justice, c'est le ministre de la Révolution qui vous félicite, se serait écrié le terrible garde des sceaux. On a contesté l'authenticité du mot : Fournier n'en dit rien. Ce qui est acquis lorsqu'on a dépouillé, aux Archives, le dossier de cette affaire, c'est que Fournier fut largement payé ainsi que sa bande ce qui n'indiquait évidemment point qu'on fût mécontent de leurs services. Et cela est déjà bien grave — pour tout le Conseil d'ailleurs.

Enfin un dernier fait à la charge de Danton reste à rappeler. Au lendemain des massacres, une circulaire était envoyée, Compte rendu au peuple souverain, où les massacreurs osaient se livrer à une apologie de leurs hauts faits, dans le but avoué d'entraîner la province. Or la circulaire parvint aux sociétés jacobines sous le contreseing du ministre de la Justice. Je lis dans les procès-verbaux des Jacobins de Rouen cette simple mention : qu'on a reçu de Danton, ministre de la Justice, le placard officiel intitulé compte rendu au peuple souverain. Nous savons que Fabre, qui n'a cessé de jouer aux côtés de Danton le rôle d'un mauvais génie, avait la griffe du ministre : il est probable qu'il l'a apposée, sans l'autorisation de son patron. Et cependant, à y bien réfléchir, c'était une bien grosse affaire pour Fabre que celle-là. Admettons que Danton n'en a rien su : il fallait, en tout cas, que le secrétaire général fût bien sûr de ne pas être désavoué, et cela aussi n'est point sans gravité.

Le mieux qu'on puisse admettre, en thèse générale, est que Danton a vu sans indignation et laissé sans répression le massacre des prisonniers royalistes. Trois ministres de Louis XVI étaient tombés, Montmorin à Paris, de Lessart et d'Abancourt à Versailles. On liquidait le passé. Pourquoi Danton, dès lors, a-t-il évidemment voulu sauver un ancien constituant, Adrien Duport ? Le fait est, qu'arrêté à Melun, Adrien Duport, ami de Lameth, fut manifestement de la part de Danton l'objet d'une spéciale attention, mais fort heureusement pour lui cette fois. Il empêcha son transfert à Paris et finit par le faire élargir, n'hésitant point à heurter en cette circonstance Marat qui, furieux de ce qu'on lui arrachât une proie, accusa Danton de trahison. Une altercation très violente se produisit même entre les deux hommes, qui se termina par une réconciliation et même par une embrassade que Danton dut subir — sauf à se laver ensuite, ajoute Michelet. L'incident, en somme, indique ou que, pour certaines raisons, Danton entendait encore ménager tout un groupe où les Lameth tenaient une place importante, ou que, vraiment, après ces dix jours de massacre, il commençait à être écœuré de cette débauche de meurtre — ce qui n'est pas impossible.

 

Ce qu'en réalité Marat ne pardonnait pas à Danton, c'était d'avoir couvert de sa forte personne des gens que, peut-être plus que les royalistes, l'Ami du peuple avait compté atteindre, comptant faire ainsi d'une pierre deux coups : c'étaient Brissot, Roland et leurs amis. Il est aujourd'hui prouvé que la Commune avait entendu purger, après les prisons, l'Assemblée et le Conseil. Pour certains meneurs, ces massacres étaient une monstrueuse manœuvre électorale. Collot d'Herbois ne le dissimulera pas : c'étaient les Girondins qu'on voulait écarter — dût-on aller jusqu'à les égorger. Le 3, une bande envahit le ministère de l'Intérieur avec un mandat d'amener contre Roland, que Danton intercepta et brûla. Il voulait encore faire l'union des éléments de Gauche et en tout cas n'était nullement disposé à laisser arrêter un de ses collègues — fâcheux précédent. Savez-vous, dit-il à Pétion le 3, de quoi ils se sont avisés. Est-ce qu'ils n'ont pas lancé un mandat d'arrêt contre Roland ?Qui cela ?Eh ! cet enragé comité ! J'ai pris le mandat. Tenez, le voilà, mais nous ne pouvons laisser agir ainsi ! Diable ! contre un membre du Conseil ! Je vais les mettre à la raison !

En fait, il commençait évidemment à s'effrayer. Dès le 2, il avait empêché le départ pour la province des commissaires que l'Hôtel de Ville y dépêchait afin de propager les massacres. Et le 7, il informait l'Assemblée qu'il avait donné des ordres pour qu'aucune personne arrêtée aux environs de Paris ne fût transférée dans la capitale.

Les défenseurs de Danton font naturellement grand état de ces derniers traits. Ce sont des preuves, disent-ils, que, loin d'avoir désiré les massacres, l'homme a voulu les modérer, à coup sûr qu'il les désapprouva. C'est être, à la vérité, plus dantoniste que Danton. Sans attacher plus d'importance qu'il ne convient au mot — peut-être inauthentique — au duc de Chartres : C'est moi qui l'ai fait, tenons-nous-en aux propos officiels. Dès le 29 octobre, il sablera sur le sang : les massacres n'étaient que la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s'étonnera la postérité. Le 21 janvier, il les proclamera l'œuvre d'un peuple qui n'avait jamais eu justice des plus grands coupables. Et ce n'est que le 10 mars qu'il se décidera à avouer que, de ces journées sanglantes, tout bon citoyen à gémi.

En somme, je crois, connaissant le caractère de Danton et sa politique en cet été de 1792, discerner à peu près quelle fut son attitude. Il ne voulut pas les massacres en ce sens qu'il ne les prépara pas de sang-froid. Il les prévit, le fait est certain, et ne les voulut point prévenir parce qu'il lui parut qu'ils pouvaient contribuer à surexciter encore la fièvre patriotique, à satisfaire la Commune qui était l'appui essentiel qu'il voulait garder, à faire taire en province les mécontents, à étouffer par la terreur toute tentative d'agitation dans l'Ouest. Lorsque, du 2 au 5 septembre, on massacra d'abominable façon dans les prisons les royalistes et les prêtres, il entendit non seulement ne point réprimer, mais empêcher qu'on réprimât. Pensant bénéficier — le mot est affreux, mais je le crois juste — des massacres pour s'imposer encore, il ne lui déplut point de paraître les diriger ou tout au moins les approuver : d'où son attitude devant Prudhomme, Brissot, Roland, Lavaux, Alquier et plus tard même Ségur. Lorsqu'il vit que la Commune entendait étendre à des patriotes, tels que Brissot et Roland, les mesures de répression, il fit avorter cet essai anticipé de révolution anti-girondine qui ne cadrait ni avec ses plans d'union républicaine ni avec ses projets de défense nationale. Inégal, fantasque, accessible, par accès, à la pitié et prenable aux entrailles, dans le moment même où il approuvait et favorisait le massacre, il sauva des têtes. Et vers la fin de cette abominable semaine, il pensa que c'en était assez. Le coup étant fait, enfin, il n'entendit nullement le désavouer. Au contraire, il lui apparut que la terreur qu'inspiraient ces massacres profiterait à celle qu'il aimait parfois à inspirer. Et puis, n'aimant point à passer pour timide, il préféra presque paraître avoir fait faire, que de se donner l'apparence d'avoir laissé faire.

En dernière analyse, s'il n'est point coupable des massacres, il en a, non sans beaucoup de raisons, assumé la responsabilité, et on ne saurait en toute justice l'en décharger.

 

Suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit des miracles, va-t-il s'écrier pour excuser, justifier les massacres. De fait, le souci de la défense l'enfiévrait jusqu'au paroxysme. Danton avait appris, le 3, la capitulation de Verdun. Le roi de Prusse poussait ses avant-gardes vers l'Argonne ; Dumouriez jurait bien de défendre ces Thermopyles et on comptait que l'armée de Metz pourrait, à marches forcées, en tournant l'Argonne vers le sud, rejoindre derrière ces Thermopyles l'armée de Sedan. Mais celle-ci était encore en désarroi, et Kellermann, avant de quitter Metz, devait remédier, lui aussi, à mille lacunes.

Par ailleurs, les nations restées neutres accentuaient le caractère hostile de leur attitude. L'Angleterre, l'Espagne rappelaient leurs ambassadeurs. Le cercle se resserrait autour de nous. L'entrée des Prussiens en Champagne serait peut-être le signal de la curée. J'ai dit comment, par surcroît, dans la nuit du 2 au 3, Danton avait reçu la visite de son ami Chevetel à qui un hasard avait livré le secret de la conspiration bretonne : l'entrée de Frédéric-Guillaume à Châlons était également là le signal attendu. Il fallait à tout prix retarder le soulèvement de l'Ouest, essayer de retenir l'Angleterre, arrêter le roi de Prusse.

Chevetel fut renvoyé dans l'Ouest. Loin de dissimuler ses relations avec Danton, il les ferait connaître, mais en ajoutant que celui-ci, entendant secrètement sauver le roi — ce qui, nous le verrons, n'était point absolument mensonger —, conseillait de ne le point perdre par un soulèvement prématuré. Chevetel, jouant admirablement ce rôle équivoque, entrava secrètement les plans de la Rouerie et fit échouer dans l'œuf l'insurrection.

En ce qui concernait l'Europe, Danton s'efforçait, suivant l'expression de Sorel, de ramasser les fils. Il avait, dès le 11 août, vu Talleyrand, revenu, le 20 juin, d'Angleterre et s'était fait instruire par lui de l'Europe. Il avait par ailleurs, obtenu de lui qu'il rédigeât une circulaire aux cabinets où lé Dix Août était expliqué, simple révolution intérieure qui ne pouvait alarmer personne, et l'Angleterre moins que toute autre. Talleyrand aidant, le ministre de la Justice était, à la fin d'août, plus au courant que Le Brun des relations extérieures ; il communiquait avec les agents et se faisait livrer, avec la direction des affaires, l'emploi même des fonds secrets de la diplomatie. Ce n'est point pure hypothèse : M. Frédéric Masson a découvert et publié un compte que je trouve fort éloquent : Avances à M. Danton ; il en résulte que 148.000 livres, des Relations extérieures, ont passé des mains de Le Brun dans celles de Danton, destinées probablement à acheter des étrangers.

Devenant tous les jours plus réaliste, il ne songeait guère, en dépit des grandes phrases, à faire la grande guerre des despotes. Il eût bien voulu ne trouver en face de lui que le tyran de Vienne — tout au plus l'Espagne. Mais contre l'Autriche, il rêvait de retourner la Prusse et contre l'Espagne d'employer l'Angleterre — rêves en apparence insensés à cette heure. L'Angleterre était pour lui la puissance à gagner avant tout. Il aimait ce pays, frayait avec quelques libéraux, ne désespérait pas de les voir rentrer aux affaires. En attendant, il fallait éviter toute rupture. Lord Gower parti, il eût été logique qu'on rappelât Chauvelin, notre agent à Londres. On l'y laissa et, en attendant qu'on y renvoyât Talleyrand, Danton décida d'adjoindre à Chauvelin un homme à lui, Noël. C'était un agent du secret de Danton. N'avoue-t-il pas lui-même, dans une de ses lettres, que c'est devant Danton qu'avant de quitter Paris, il a mis son âme et sa vie à nu ; et d'ailleurs les lettres du 14 septembre et du 4 octobre au cher maître montrent que Danton, plus que Le Brun, dirigeait l'agent de Londres auquel, par surcroît, le ministre de la Justice adjoignait encore son propre neveu d'Arcis, Mergez. Ces agents, à la vérité, étaient trop peu prestigieux pour mener à bien une mission compliquée. Or il s'agissait (le problème financier était angoissant) de négocier un emprunt qui aurait pour gage Tabago offert à l'Angleterre. On rassurerait aussi celle-ci au sujet des Pays-Bas ; on laisserait entendre qu'on se pourrait partager l'Amérique espagnole où soufflait la révolte. Talleyrand consentit, il est vrai, à aller couvrir de son prestige toute cette petite bande ; mais, au fond, il ne cherchait là qu'un prétexte à s'évader de Paris et ne fit pas grand'chose. Tout ce qu'on put obtenir fut de retarder, en amusant le tapis, pendant quelques mois, l'entrée en lice de l'Angleterre.

C'était quelque chose, car, pendant que l'Ouest ajournait et que l'Angleterre hésitait, on avait eu le loisir de conjurer les grands dangers.

Plus que chez Le Brun encore, c'était chez Servan que Danton passait ses journées : J'ai été autant, s'écriera-t-il tout à l'heure, l'adjudant général du ministre de la Guerre que ministre de la Justice. En fait, il talonnait Servan et son principal collaborateur Lacuée de telle façon, que la guerre était entre ses mains. En relations étroites avec Dumouriez, il pesait sur le choix des officiers, d'ailleurs de la plus éclectique manière, car, plaçant quelques Cordeliers, c'était lui qui, d'autre part, imposait à Servan le brave Frégeville, aux antipodes du jacobinisme ; la largeur d'esprit lui paraissait ici une exigence du patriotisme.

Par surcroît, voulant se mettre en contact presque personnel avec les armées de l'Est, il y dépêchait agent sur agent, Billaud, Westermann, Fabre lui-même. Dumouriez acceptait de bonne grâce les hommes de Danton : Billaud, écrira-t-il le 18 septembre à Servan, ne m'a quitté ni jour ni nuit. Par ailleurs, l'aide de camp de Kellermann tenait Fabre au courant des opérations du général. C'était enfin Laclos qui avait, par ses rapports, déterminé Danton à débarrasser les armées du vieux maréchal Luckner en train, s'empêtrant, d'empêtrer les autres. Quand Dumouriez écrit à Servan, il a soin d'en prévenir Danton. Celui-ci, somme toute, tenait plus que son collègue les fils des armées de l'Est et l'adjudant général primait le ministre de la Guerre. Tel fait ne le grisait pas ; il était trop intelligent pour tomber dans le travers ordinaire des avocats conducteurs d'armées : l'avocat n'entendit point se faire stratège. Il ne gêna de ses conseils ni Dumouriez ni Kellermann : il dira lui-même qu'il connut leurs plans, mais ne se mêla de la guerre que sous des rapports politiques. Il entendit surtout donner confiance aux généraux en leur en témoignant — très cordialement.

Le roi de Prusse semblait, par ses atermoiements, laisser à tous le temps de se retrouver. L'outrecuidance même de l'ennemi nous sauvait : la proie semblait si sûre que les Alliés croyaient pouvoir choisir leur heure. Or la Prusse, redoutant l'Autriche, craignait constamment d'être jouée : on allait partager la Pologne, et Frédéric-Guillaume ne s'engageait en France qu'en retournant la tête vers la Vistule. Le généralissime duc de Brunswick n'était pas homme à le presser : ce philosophe faisait avec répugnance la guerre à la nouvelle France ; les soldats, enfin, n'entraînaient pas les chefs ; ils se démoralisaient devant l'attitude des populations lorraines qui leur tenaient tête. Les Prussiens craignaient, l'Argonne franchie, d'être coupés de leurs derrières. Le temps détestable et la dysenterie achevaient de refroidir l'ardeur des plus vaillants.

Les excitations venues de Paris avaient au contraire porté au comble l'enthousiasme des troupes françaises, et lorsque les Prussiens se décidèrent à forcer l'Argonne, le 17, ces quinze jours, bien employés par Danton et les généraux, avaient suffi à changer la face des choses. Dumouriez avait reçu des renforts et surtout du réconfort ; Kellermann, de son côté, sorti de Metz, gagnait à grandes journées la Champagne par Bar-le-Duc. L'Argonne ayant été forcée le 18, on sait que les deux armées s'affrontaient, le 20, au plateau de Valmy, et comment tenu en échec, l'ennemi, subitement, parut atteint de paralysie.

Rien ne pouvait mieux arranger Danton que le combat de Valmy : il rêvait, nous le savons, de s'attirer la Prusse, de la tourner contre l'Autriche : le roi déconfit lui plaisait plus que le roi écrasé. Ce furent ses agents personnels qu'on vit, dès le lendemain, négocier avec le camp prussien. Westermann s'y porta le premier : il insinua que le Conseil, composé de gens raisonnables, n'entendait point faire une guerre folle. Il amorça la négociation, attira le Prussien Manstein au camp français et, le 25, il apportait à Danton des propositions de paix — à la vérité subordonnées au sort qu'on ferait à Louis XVI. C'était un point énorme pour Danton que l'envoi de Manstein. Le roi de Prusse consentant à entrer en rapports avec les hommes du Dix Août, c'était l'Europe s'inclinant déjà — si peu que ce fût devant le fait accompli. Il est vrai que le roi de Prusse demandait la restauration de Louis XVI. Or la Convention — nous y reviendrons — s'était réunie le 21 et avait proclamé l'abolition de la royauté. Danton, si désireux qu'il fût de négocier, ne voulait point se compromettre : ostentatoirement, le Conseil déclara que la République ne pouvait entendre aucune proposition avant que les troupes prussiennes eussent définitivement évacué le territoire français. Mais, cette déclaration intransigeante ayant été, au milieu des applaudissements, lue par Danton à la Convention, celui-ci, dans la nuit même, expédiait ses deux agents, Westermann et Benoît, pour négocier de plus belle. C'est ainsi qu'on est forcé de gouverner en face d'une Assemblée. La négociation ne réussit qu'en son plus pressant objet. Danton avait espéré faire de l'ennemi un allié. Le roi de Prusse se déroba — mais il s'en alla.

On le laissa s'en aller sans trop l'inquiéter. Les Prussiens repassèrent l'Argonne, abandonnèrent Verdun, puis Longwy et, sans coup férir, repassèrent, quinze jours après, la frontière. Le territoire était évacué comme par miracle.

Le fait parut avec raison non seulement miraculeux, mais doublement miraculeux. Que le roi de Prusse, après un combat peu important, eût battu en retraite sans même essayer de laisser des troupes dans les villes occupées, que, par ailleurs, les généraux français n'eussent point tenté, en le talonnant, de changer sa retraite en déroute, c'étaient là deux événements si singuliers que chacun en voulut chercher l'explication.

Les émigrés exaspérés accusèrent Brunswick de s'être laissé acheter par Danton ; on donna le chiffre — ce qui ne coûte jamais — : trente millions. Où les eût-il trouvés ? Fort simplement, répond-on : en faisant forcer le Garde-Meuble et piller les diamants de la couronne.

Cette étrange histoire du vol du Garde-Meuble est une des ténébreuses affaires de l'Histoire. Je sais bien qu'elle sembla éclaircie assez vite : on retrouva et traduisit devant les tribunaux les bandits qui, audacieusement, du 13 au 16 septembre, avaient pillé l'hôtel du Garde-Meuble et les trésors qui y étaient bien négligemment déposés : 25 millions de bijoux dont, le jour de la découverte, il ne restait pas un demi-million. J'ai repris aux Archives le dossier de l'affaire : il ne s'y trouve pas trace de Danton ; ç'avait été simplement un magnifique exploit de brigands qui prouve simplement l'extrême anarchie qui régnait à Paris. Il est peu croyable que, s'il s'était agi de comparses, les voleurs, qui furent condamnés à mort et exécutés, n'aient point dénoncé ceux qui les avaient fait piller. On retrouva d'ailleurs les diamants avant qu'ils eussent pu être liquidés.

On comprend pourtant que le pillage, pendant plusieurs jours consécutifs, de ce trésor magnifique précisément déposé à quelques pas de la Chancellerie, ait paru singulier. Mme Roland va plus loin et précise : Fabre étant venu, le matin du 17, lui conter d'un air fort troublé, l'aventure, elle devina en lui un voleur qui venait voir s'il n'était pas soupçonné. A la vérité, lorsque l'honnête Roland s'écria : Comment le sais-tu ? elle ne put que faire des suppositions. Comment ! un coup si hardi ne peut être que l'ouvrage de l'audacieux Danton : j'ignore si cette vérité sera mathématiquement prouvée, mais je la sens. Elle dut, comme souvent, sentir un peu vite. Roland la crut, à son ordinaire : dans une note qui existe dans les papiers saisis chez Brissot, il est dit que le ministre de l'Intérieur attribua le vol aux gens qui, ayant ordonné le massacre, voulaient payer les massacreurs. Tout cela me paraît assez fantasmagorique. Mais il est singulier que le bruit ait trouvé créance. C'est qu'on croyait Danton capable de toutes les audaces.

Paya-t-il Brunswick ? Cela est tout aussi douteux. On avait donné deux millions au Conseil pour dépenses secrètes qu'on s'était partagés. Danton — j'y reviendrai — s'était fait, après le partage, accorder par les autres ministres, sauf Roland, de très fortes sommes dont l'emploi resta mystérieux. Mais Danton eût-il eu entre les mains la presque totalité des deux millions — ce qui n'est pas — que la somme eût été encore bien petite pour acheter un prince allemand, si modeste fût-il. Ou estimé-je en ce moment trop haut une conscience princière ? Je dois cependant signaler que, si les ennemis de Danton dénoncèrent aussitôt le marché, des amis l'admirent : dans une lettre du 4 octobre où il réclame de l'argent à Danton, Noël semble penser qu'on a dû dépenser des millions pour acheter la retraite des Allemands. Faisons un pont d'or à l'ennemi, écrit-il hardiment à Danton, cette maxime de tous les temps trouve toujours son application. Si Danton avait pu faire un pont d'or à Brunswick, telle chose serait, à la vérité, plus au déshonneur du général allemand que du ministre français. Mais je tiens le fait pour improbable jusqu'à ce qu'il soit établi que Danton ait eu entre les mains des ressources aujourd'hui ignorées — ou qu'un million ait suffi au duc.

Au vrai, Sorel a fort bien expliqué la retraite prussienne par les grandes intrigues qui paralysaient l'Europe, et M. Chuquet par les malheurs qui assaillaient l'armée prussienne aux entrailles. Quant à l'attitude passive de Dumouriez, elle s'explique : il brûlait de se jeter sur les Pays-Bas autrichiens, le Prussien rentré en Allemagne. Enfin nous savons la pensée qui hantait Danton : s'attirer la Prusse et, partant, ne pas l'accabler.

La retraite des Prussiens le satisfaisait ; l'Ouest ne faisait plus mine de bouger ; Noël écrivait de Londres qu'il espérait gagner des ministres et, aigrie par l'inexplicable défaillance de la Prusse, l'Autriche semblait prête à se séparer d'elle. Ce qu'il avait voulu se réalisait. Il songea alors à quitter le pouvoir. Sa présence au Conseil était illégale depuis la réunion de la Convention. Le cumul des mandats était, on le sait, interdit. Or Danton avait été élu, le 6, député dans des circonstances qu'il faut connaître.

 

La campagne avait été menée à Paris par les Cordeliers, surtout par Marat. Celui-ci avait juré que pas un brissotin ne passerait à Paris et avait, dans son journal, lancé la liste des purs. Il y avait inscrit Robespierre le premier, puis Danton, et les gros de la Commune. Il fallait en tout cas écarter les deux députés modérantistes sortants, Condorcet et Brissot, et faire échouer Pétion suspect de brissotisme. Danton voulait probablement qu'on fût moins exclusif. Son ami Delacroix avait proposé qu'on élût à la fois Pétion et Robespierre à qui, le 4, Danton conseillait d'oublier les querelles jusqu'à l'expulsion de l'ennemi. Mais Marat tenait à frapper les tièdes, et Robespierre, toujours âpre, n'admettait pas le partage.

Ce qui semblait sûr, c'était l'élection de Danton — dans plusieurs départements, affirmait même Desmoulins à son père. C'était se leurrer : le groupe cordelier était fort impopulaire en province. Danton ne devait compter que sur Paris.

Cependant, la première réunion des électeurs ayant eu lieu le 5, ce ne fut pas Danton qui fut élu. Je me l'explique : Pétion était encore candidat ; dans les dispositions conciliatrices où il était, Danton ne voulut peut-être pas être candidat contre lui et laissa Robespierre affronter le premier scrutin. Celui-ci fut élu par 338 voix, Pétion n'en recueillant que 137.

Le jour même, Danton faisait savoir à l'assemblée électorale que Pétion était, par contre, élu dans l'Eure-et-Loir. Tel événement déblayant le terrain, Danton alors fut porté. Ce fut une triomphale élection : 638 voix le nommèrent sur 700, chiffre de suffrages presque double de celui de Robespierre et que ne devait atteindre aucun des élus.

Mais il était important qu'il entrât à la Convention escorté des siens. Le 7, voyant Desmoulins attaqué, il le défendit avec beaucoup d'énergie et d'éloquence et le fit élire. De même, il poussa vivement, écrit Mme Roland, le gros Robert, sa créature. Il dut pousser plus vivement encore son alter ego Fabre, son ancien compagnon de lutte Manuel, son secrétaire Billaud, son fanatique ami Legendre et tous les vieux camarades du district, Boucher Saint-Sauveur, Sergent, Fréron. En fait, les élections terminées à Paris, tout son cabinet de la Chancellerie avait passé avec de belles majorités, et sur vingt-quatre députés élus, dix vieux cordeliers l'étaient, d'autre part, sans parler de ses amis David et Panis.

Il est un candidat bien singulier à l'élection duquel il paraît bien qu'il concourut plus activement encore : c'était le duc d'Orléans ou plutôt le citoyen Égalité. Le 19, les Cordeliers, s'il faut en croire Louvet, lancèrent cette candidature ; Marat, qui avait des obligations au ci-devant duc, l'appuya. Elle souleva l'opposition de Robespierre qui, on le sait, goûtait peu la plaisanterie. S'il faut en croire Maximilien, c'est Danton qui lui vint représenter que la nomination d'un prince du sang rendrait la Convention plus imposante aux yeux de l'Europe, surtout s'il était nommé le dernier. Il le fut par 297 suffrages sur 592 votants ce qui était exactement répondre au désir de Danton. Celui-ci niera plus tard d'avoir donné sa voix à d'Orléans et de l'avoir fait nommer. Quoique peut porté à m'appuyer sur les Notes — fort suspectes — de Robespierre, je crois qu'ici celui-ci put dire vrai. Les persistantes relations de Danton avec Laclos montrent quels liens il gardait avec le Palais-Royal. Doit-on, d'autre part, attacher créance à la fameuse entrevue que, quelques jours après, il allait avoir avec le duc de Chartres ? Il est certain que tous les détails contrôlables du récit se trouvent exacts, ce qui porte à le tenir pour vraisemblable. Le garde des sceaux eût appelé à la Chancellerie le jeune prince qui venait de s'illustrer à Valmy et lui eût dit : Vous avez de nombreuses années devant vous ; la France n'aime pas la République : elle a les habitudes, les faiblesses, les besoins de la Monarchie.... Qui sait ce que la destinée vous réserve ; et il lui eût conseillé de repartir pour l'armée, tout en s'y ménageant. Louis-Philippe aimait, nous en avons plusieurs preuves, à raconter l'entrevue. Elle ne prouverait rien que nous ne soupçonnions : Danton voyait d'un fort bon œil le fils à l'armée avec Dumouriez, le père à la Convention sous sa coupe ; il est très certain qu'il tenait la France pour peu républicaine ; mon impression est qu'il ne devait renoncer que bien plus tard à la solution du trône révolutionnaire où, à défaut du père déjà décrié, s'assiérait le fils auréolé des lauriers de Valmy.

Quoi qu'il en soit, Égalité élu, la députation de Paris était complète. Les gens sensés la jugeaient exécrable ; mais Danton avait le droit de la trouver fort bonne. Il entrait à la Convention, premier élu — par le chiffre des suffrages — de la capitale, escorté d'un groupe de séides, et il était dans sa nature de n'accorder aucune attention à la jalousie possible de Robespierre qui cependant devait comparer avec aigreur ses 338 voix aux 638 de son ami.

 

Légalement, je le répète, Danton eût dû, sinon le 6 septembre, du moins le 21, déposer son portefeuille : Desmoulins annonçait à son père cette démission. Danton ne la donna pas cependant : il entendait ne s'en aller que les Prussiens battant décidément en retraite. D'ailleurs, en ne lui donnant pas de successeur, l'Assemblée l'autorisait implicitement à rester. Dumouriez le suppliait de rester ministre : J'ai eu une peur terrible que vous ne quittiez le ministère.... J'y ai besoin de votre tête. Chacun y avait besoin de sa tête. Philippeaux, à la Convention, demanda qu'on invitât le ministre à rester à son poste pour y servir avec cette vigueur de caractère, cette énergie de talent qu'on lui connaissait — quitte à démissionner de l'Assemblée. Celle-ci éclata en applaudissements, mais Danton se déroba à la seconde partie de l'invitation. Tout en restant à son banc de la Convention, il siégea au Conseil jusqu'au 11 octobre, continuant à être aux trousses des ministres, dit Roland qui, exaspéré, cessa d'y venir délibérer.

Le 2 octobre cependant, les commissaires de la Convention dans l'Est écrivirent : Les ennemis se retirent à grands pas. Alors il fit ses préparatifs de départ. Quand il sut les Prussiens de l'autre côté de la Meuse, il démissionna enfin. Il apporta à la Convention — n'étant point ennemi de la mise en scène — les anciens sceaux de l'État contenus dans une boîte de vermeil et les deux masses d'argent destinées aux huissiers de l'ancienne Chancellerie qui allaient être brisés. Et sur ce geste théâtral se termina le fantastique passage de Georges-Jacques Danton dans le fauteuil de d'Aguesseau. A la quarante-troisième séance du conseil, il prit congé de ses collègues.

 

En somme, il venait, pendant ces deux mois, qui semblaient des années, de donner sa mesure, et elle avait été jugée énorme. Dès le 8 septembre, Marat avait réclamé pour lui le titre de président du Conseil, moyen le plus efficace de faire marcher la machine, et nous savons déjà, par un mot de Dumouriez certainement sincère, que l'état-major tenait fort à le voir rester à la tête des affaires. Les petites gens estimaient qu'il n'avait pas été le farouche, comme dit le brave Bouquet, qu'on leur avait représenté. Un étudiant — fort impartial — écrivait, le 2 octobre, après une charge à fond contre Robespierre et Marat, que, par contre, on admirait dans Danton un homme d'État, de grandes vertus politiques, une âme intrépide et forte, une éloquence irrésistible, une vaste perspicacité de vues. Sa conduite, ajoutait-il, comme ministre a mérité l'estime publique. Condorcet, même après son échec à Paris, s'écriera : Je le choisis et ne m'en repens pas.

En fait, il est probable que Danton a, en cet été de 1792, sauvé son pays.