DANTON

 

CHAPITRE VI. — GEORGES-JACQUES DANTON.

 

 

LA PHYSIONOMIE DU TITAN — LE BOURGEOIS ET LE TRIBUN — LES AFFAISSEMENTS DE L'HOMME DE L'AUDACE — LA VÉNALITÉ DE DANTON — SA FORTUNE — L'ORATEUR — LE POLITIQUE : LES IDÉES DE DANTON — L'OPPORTUNISTE — LE PATRIOTE.

 

L'HOMME est au pouvoir. Le tribun est ministre. L'orateur est en face de l'action. Moment critique dans la vie d'un homme politique — surtout en de telles circonstances. Que va-t-il être ? Mais d'abord qu'est-il ?

Son nom, jusque-là connu des seuls Parisiens, éclate à travers la France, se répand à travers l'Europe. On se demande : Qui est-ce ?

Nous-mêmes qui l'avons suivi de la maison d'Arcis à la Chancellerie, nous en sommes à nous poser la question. Qu'est-ce au fond que cet homme-là ? Un bourgeois ambitieux ou un démocrate exalté ? Un agitateur brutal ou un politique averti ? Un tribun à formules ou un homme à idées ? Et si l'on descend à la vie privée, est-ce un homme de foyer ou un débauché ? Une âme cruelle ou un cœur magnanime ? Un brave homme ou un fripon ? A travers les avatars d'une carrière modeste — encore qu'agitée, la question s'est déjà posée à laquelle le lecteur était libre de répondre suivant les faits. Mais il faut bien, à ce moment-ci, le regarder en face et le peindre en pied.

L'homme est complexe, si j'ose dire, sans être double. Tout chez lui fait corps : son physique, sa parole, sa vie privée, ses sentiments familiaux, ses amitiés, ses idées et ses gestes : tempérament. et caractère — plus qu'en aucun homme du monde peut-être — dictent ses attitudes ; qu'il agisse selon sa nature ou qu'il réagisse contre elle, elle est là vivante, criante ; elle le pousse ou l'opprime ; il n'y a pas deux Danton, le Danton privé et le Danton public. Et cependant il y a, dans l'homme en son particulier ou dans la vie publique, dix Danton précisément, parce qu'il est constamment disputé entre son tempérament et sa politique, entre ses tendances et les nécessités. Peut-on étudier un seul homme sur la scène politique sans aller le trouver dans la coulisse et chercher sous le fard — s'il s'en met — la vraie couleur de sa physionomie ? Mais celui-là ! Nous possédons sur lui vingt témoignages, sans parler de celui que les faits viennent apporter — le plus précieux. Ces vingt témoignages d'amis et d'ennemis — si l'on va au fond s'accordent sur un point : c'était un musclé, un sanguin, un athlète dont, en un instant, le tempérament éclatait. Quel tempérament ? De Mirabeau, que nous ne pouvons plus que lire, un de ses contemporains disait Si vous aviez vu le monstre ! Voyons l'autre monstre.

La nature, s'est-il écrié, m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la Liberté. Ce n'est évidemment point la Liberté telle que, dès 1792, les statuaires la façonnaient. Non, mais c'est bien la Liberté telle que la concevait Danton : tout en sang et en muscles, en chair et en os, vivante, frémissante, au besoin terrifiante à ses ennemis.

Il était énorme : d'une taille si haute qu'il dominait toute assemblée, les épaules souples et la poitrine large, l'encolure d'un taureau et d'une corpulence telle qu'à trente ans, il en accusait dix de plus — au bas mot ; on ne se le peut imaginer autrement : un portrait de Georges-Jacques, avocat aux conseils, dessiné avant la trentaine révolue, le représente déjà avec la figure pleine, le cou gras, l'ample poitrine du Conventionnel de 1794. Tout au plus la figure du tribun a-t-elle vieilli pendant ces six ou sept années de vie tourmentée. Elle n'avait cependant jamais été jeune ; abîmée par les accidents que j'ai dit, couturée par la petite vérole, elle s'était, par surcroît, depuis 1789, contractée sous l'action des sentiments violents violemment exprimés : sa célèbre et terrible grimace, même aux moments de détente, laissait sa marque. Sous les cheveux abondants ramenés en arrière, le front haut et large affichait l'intelligence et l'audace : l'œil étincelant, embusqué sous de gros sourcils noirs, sans cesse froncés, décelait l'habitude de regarder bien en face ami et ennemi, hommes et choses. Le nez fort, écrasé dans l'enfance, donnait à la figure une apparence de mufle ; entre les joues pleines aux fortes bajoues, la bouche surtout était affreuse ; un rictus, dû à la déformation que jadis elle avait subie, la relevait, lui donnant facilement, suivant les moments, une expression d'indicible dédain, de colère atroce ou d'ironie amère. Mais sur toute cette face mafflue et ravagée, éclairée par l'imperturbable regard et colorée d'un rouge brun, éclatait une sorte d'insolence audacieuse que, s'il faut en croire ses contemporains, aucun portrait ne peut rendre.

A cette face audacieuse la tenue ajoutait encore quelque chose de tumultueux. Non qu'il se débraillât. Comme beaucoup de révolutionnaires, il paraît n'avoir nullement imité le désordre sordide d'un Marat — pas plus qu'il n'affichait l'austérité à la quaker d'un Brissot. L'inventaire de sa garde-robe que, par hasard, nous possédons, accuse une certaine recherche et presque du luxe : chemises et cravates fines, jabots, manchettes, gants et bas de qualité, robe de chambre et pantalon de piqué pour l'intérieur, costumes variés et élégants, etc., — sans parler de cet habit écarlate qu'on lui voit revêtir dans les grandes circonstances et qu'il portera en pleins massacres, comme un drapeau. C'est, comme celle de Robespierre, la garde-robe d'un bourgeois recherché. Mais autant Robespierre porte en bourgeois rangé et tiré le frac bleu et la culotte de soie, autant Danton communique à son costume quelque chose du tumulte qui l'agite. Il y a comme un coup de tempête jusque dans les coques de cette cravate et les revers de cet habit ; l'aspect de ce bourgeois cossu est cependant désordonné. Ce n'est point art, mais effet d'une sorte de brusquerie générale et presque d'emportement séditieux.

Cette face de Tartare, comme dit Garat, impressionnait. Lui-même attribuera un jour à sa physionomie une partie de la réputation de furieux dont il entend, ce jour-là, ne plus pâtir. Mais de ce physique, il eût pu dire comme Mirabeau, à qui il ressemblait un peu : Ma laideur aussi est une force.

En fait, il respirait la force : le front, l'œil, la bouche, la carrure, ce bras puissant qui semblait de fer, cette main qui gesticulait, dit Lakanal, d'une manière large et pittoresque, tandis que l'autre pressait le flanc gauche, et cette voix stentoriale, cet organe foudroyant dont parlent les journaux de l'époque. On ne le pouvait comparer qu'aux géants de la fable et ses contemporains ne s'en sont pas fait faute : ce révolutionnaire gigantesque, dont parle Choudieu, ce souverain révolutionnaire comme s'exprime Baudot, ce Gracque, vrai tribun du peuple que décrit Dubois-Crancé, ce dieu créateur de la République que vante Lakanal, Larevellière l'appelle le Cyclope, Harmand de la Meuse l'Atlas du parti, et dix autres le Titan, le Stentor, l'Hercule.

Cette force qui se dégageait de lui, s'augmentait de ce que lui-même aimait la force, entraîné, dit Lameth, à tout ce qui avait de grandes proportions. Et c'étaient toujours de fortes images rendant de fortes pensées qui, toutes frémissantes de vie, s'échappaient de cette bouche. Nature athlétique, il avait traversé les accidents et les maladies et fait reculer la mort. C'était, en apparence, un homme de fer.

 

A beaucoup il n'inspirait qu'une horreur mêlée de terreur. C'est que énergie, l'audace dont il se taxait, se doublait chez lui d'une sorte de cynisme, offensant parfois jusqu'à devenir odieux. Ai-je la face hypocrite ? criera-t-il aux juges. Assurément il n'avait pas la face hypocrite ; et la franchise dont, le 4 mars 1792, il se vantait : — Je suis accoutumé à dire ma façon de penser sans aucun ménagement —, dépassait parfois les limites permises. Pêle-mêle avec des termes nobles, sa conversation, comme ses discours, roulait des scories effroyables : les termes grossiers dont il assaisonnait ses devis donnaient à sa pensée, lorsque, par surcroît, elle était rude, une plus brutale et presque injurieuse expression. Et de plaisanteries très vertes il riait de tout son cœur. C'est qu'il était gaulois aux moelles.

On est ainsi ramené aux origines de cet homme. Issu du terroir le plus français, celui de la forte Champagne, il n'était séparé que par une génération, de paysans qui, depuis des siècles, sans doute, vivaient sur ce terroir tout à la fois âpre et fécond. Danton, d'Arcis, est né juste à moitié chemin de Château-Thierry où est né La Fontaine et de Langres où est né Diderot. Tous trois sont des fruits de cette Champagne, réaliste, sinon matérialiste, caustique facilement, parfois truculente, d'intelligence forte et rude, pleine d'une bonhomie à laquelle on ne saurait se laisser prendre, car elle peut masquer l'audace la plus inattendue, doublée de quelque astuce. En rapprochant tout à l'heure trois personnages si différents en apparence, le fabuliste, le philosophe et le tribun champenois, j'ai pu étonner. Ces trois panthéistes, ces trois réalistes, ces trois gaulois font, au contraire, fort bon ménage. Et il n'est pas surprenant que, dans la bibliothèque de Danton — que nous ouvre encore le providentiel inventaire de 1793 —, on trouve, en bonne place, les Fables et les Contes avec belles figures — si l'on n'y rencontre pas ce Neveu de Rameau — alors inédit — auquel, par affinité naturelle, Danton, lecteur assidu de Diderot, ressemble tant déjà.

Comme La Fontaine et comme Diderot, il était donc gaulois. Cordial plus qu'eux, il chérissait la vie. Heureux, s'écriera-t-il, qui n'a jamais calomnié la vie ! La vie sous toutes ses formes : adorant la nature, plus spécialement sa nature de Champagne, amoureux de sa terre, de sa rivière, de ses arbres, il était, en pleine cour du Commerce, pris d'une sorte de fringale de campagne ; il courait à Arcis se griser du vent de la plaine et du murmure de l'eau ; mais il ne détestait point — tant s'en fallait — le tumulte de sa cour parisienne, de sa rue des Cordeliers, celui encore des assemblées, parce que cela était aussi de la vie ; et cette vie, il l'aimait enfin dans les franches lippées, les assauts de plaisanteries au café, les parties en joyeuse compagnie.

On a beaucoup dit qu'insatiable de volupté — le mot est du poète Arnault —, il avait été débauché. D'après Sénart, il eût dit, avant de mourir : J'ai bien riboté, j'ai bien caressé les filles, allons dormir. Encore que peu authentique, le propos ne serait pas invraisemblable, car l'homme était, autant que de crimes, fanfaron de vices. Mais, s'il avait caressé les filles, on le saurait par ses ennemis. L'âpre Robespierre, qui l'incriminera d'immoralité, en est cependant réduit à ne citer que des paroles, et quelle parole cite-t-il ? Il n'y avait pas de vertu plus solide, disait-il — note Robespierre —, que celle qu'il déployait toutes les nuits avec sa femme. Au Club, quelques mois auparavant, le puritain aura reconnu que, vu dans sa famille, Danton ne mérite que des éloges.

Et voilà un des côtés paradoxaux — nous en verrons bien d'autres — de l'homme. Il était homme de foyer. Je n'entends pas affirmer que, du vivant de Gabrielle et surtout pendant son veuvage, il ait mené une vie de cénobite. On lui a attribué une liaison avec Mme de Buffon pendant son ministère ; on n'en trouve d'ailleurs aucune preuve. En tout cas, un mot très caractéristique dans sa brutalité est celui par lequel — fort authentiquement cette fois — il justifiera le second mariage, contracté quatre mois après la mort de Gabrielle, parce qu'enfin il lui faut des femmes ! S'il avait voulu des femmes, il n'était nullement besoin qu'il se remariât : c'est une femme qu'il veut dire. Et, effectivement, de sa vie privée il ressort qu'il lui fallait une femme. Très réellement voluptueux, il la voulait jolie fille et séduisante — ce dont témoignent ses deux mariages. S'il ne dissimulait pas — en plein Tribunal comme devant Robespierre — ses exploits conjugaux, il semble qu'il bornât là ses désirs d'homme. Mais, en revanche, il aspirait à un foyer confortable, ce goût de la vie largement aisée étant d'ailleurs encore une forme de volupté.

Tout nous révèle un homme qui adora les deux femmes, que successivement il installa à son foyer. Je dirai particulièrement quel fut l'excès de son désespoir à la mort de Gabrielle Charpentier, de son amour quand il eût épousé Louise Gély. Et là se justifiera cette qualité de bon mari que lui décerne Courtois. D'ailleurs, cordial en tout, il chérira ses petits Danton, deux fils vite orphelins, il chérira sa mère — nous en citions naguère une preuve entre plusieurs —, il chérira ses parents d'Arcis, ses vieux camarades de là-bas, ses amis de Paris. C'est un trait peu niable de cette nature que cette confiance cordiale et parfois scabreuse dans lés amitiés vieilles ou nouvelles. Danton, nous le savons, fait volontiers de ceux qui l'entourent des amis intimes, et à tous il aime à prodiguer les bienfaits. C'est même une de ses faiblesses : la clientèle le compromet, l'encombre ; mais il ne sait pas refuser. Et — trait plus curieux encore chez ce cynique — il s'étonnera, dit Barras, de se voir calomnier par un Billaud qu'il a sauvé de la misère et abandonner par Brune qu'il a tenu pour son homme. Il croyait à l'amitié, s'étonnait de la trahison.

Aussi bien, dans ce révolutionnaire si bruyant, un bourgeois, je l'ai dit, sommeillait qui sans cesse se réveillait. Homme de foyer et de famille, bon compagnon et bon garçon, je le vois très bien, si la révolution ne s'était déchaînée, menant une vie simplement et voluptueusement heureuse entre l'alcôve conjugale, la table de famille, les dossiers de son cabinet, les parties de dominos au café Procope, les vacances à Arcis où il eût pu, de longues semaines, pêcher le poisson dans la rivière d'Aube — ce qui restera une de ses passions. Je n'invente rien puisqu'en pleine révolution, le tribun essaiera de mener cette vie entre l'appartement de la cour du Commerce et sa chère maison d'Arcis, sans parler des séjours et des parties organisées chez les parents Charpentier dans la banlieue parisienne. L'appartement nous est connu grâce à l'inventaire du 25 février 1793, la maison de Sèvres par l'enquête du 2 Prairial an II, la maison et le domaine d'Arcis par l'inventaire du 18 Germinal an II et — sans entrer — ce que d'autres ont fait — dans l'énumération des meubles abondants et confortables qui ornent les pièces des trois maisons, je me contenterai de dire que l'impression qui reste est celle d'une vie bourgeoise assez raffinée, du piano forte de Mme Danton, des fauteuils blancs à velours d'Utrecht et des glaces à trumeau du salon, du grand bureau de bois garni et orné de cuivre du tribun, des bijoux et de l'argenterie de Paris à la cave bien garnie de Sèvres, du cabriolet et des chevaux au bachot de pêche et aux filets avec leurs plombs trouvés à Arcis. C'est vraiment un côté curieux de cette vie de tribun échauffé : le tribun s'allait reposer de ses terribles campagnes chez un bourgeois jouissant d'un intérieur confortable, et ce bourgeois n'était autre que le tribun lui-même.

Le bourgeois se complétait d'ailleurs d'un propriétaire qui, lopin par lopin, s'allait composer, avec la ténacité d'un paysan qui achète du bien, un domaine chèrement aimé : et ce trait renforce l'autre. C'est encore une forme de cette volupté née du terroir champenois. Le terrien se révèle ici qui, trente-sept fois, ira chez le notaire, signer les papiers qui ajouteront des bois aux prés, des champs aux bois, autour de la grande maison provinciale elle-même acquise avec quel bonheur !

Tout cela est du fils des paysans français : de sa terre l'homme a presque tout reçu — et premièrement l'amour de cette bonne terre elle-même dont je le vois très bien faisant passer avec tendresse quelques poignées dans ses gros doigts. Et nous verrons que d'elle, il a reçu autre chose encore, ce goût du réel, la madrerie mêlée à l'audace et, finalement, cette passion de la patrie qui est pour nous la plus belle partie de cette âme étrange. Le tribun parisien est un paysan champenois, jovial, cordial, jouisseur, caustique, — un bon vivant du Val d'Aube.

 

La haine est étrangère à ma nature, s'écriera-t-il un jour ; je n'en ai pas besoin.

Il se connaît : cette nature, forte jusqu'à la brutalité, ne comporte par ailleurs aucun fiel.

Les amis posthumes de Danton citent volontiers un mot de Royer-Collard : Est-il vrai que Danton était parfois généreux ? avait-on dit devant lui. — Généreux, monsieur, se fût récrié le vieux parlementaire, dites magnanime ! — Généreux ! le mot déjà étonne ceux pour qui Danton est l'homme des massacres. Mais magnanime !

Il était cependant plus magnanime encore que généreux. Ayant le cœur et le cerveau aussi larges que la main, il s'était une fois pour toutes affranchi des préjugés de parti et des rancunes de coterie. Il n'aimait point à se reconnaître des ennemis. Longtemps il essayait de les désarmer ; si la colère le prenait, il les écrasait, mais soudain tentait de les relever. Il ne s'en faisait pas un mérite : Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament.

Ce tempérament, auquel il nous ramène lui-même, le préparait très mal aux luttes politiques. Étant tout à la fois violent jusqu'à la brutalité et généreux jusqu'à la faiblesse, ce tempérament l'exposait aux à-coups. Un moment d'excitation le pouvait amener, sinon à ordonner, du moins à autoriser les pires massacres : le cynisme frondeur que nous lui avons reconnu l'incitait à en assumer, au besoin à en réclamer, toute la responsabilité, sauf à répandre sur le sang versé ces grosses larmes que Garat vit couler. Mais pas un instant, il ne songera à ériger en système de gouvernement, comme Robespierre, la Terreur continue. Il cherchera à arracher au moins quelques têtes à Sanson. Même en pleins massacres, on le verra lutter contre des amis pour dérober au fer des massacreurs ceux dont les appels le peuvent atteindre. D'une façon générale — là-dessus encore, les témoignages concordent — il n'aimait point à frapper, le premier moment de fureur passé, et, faute très grave en politique, il n'achevait pas l'ennemi à terre. Il pardonnait facilement les blessures qu'on lui avait faites et, chose plus rare, celles qu'il avait faites.

Il était d'ailleurs cordial ; paralysé par la malveillance, la bienveillance l'épanouissait. Il fut à cet égard constamment disputé entre les deux sentiments qui, nés cependant de la même disposition, s'imposaient à lui : la violence primesautière et la générosité instinctive. Par là aussi, il était une sorte de représentation outrée du caractère français. Le premier mouvement était toujours impulsivement violent, le second raisonnablement modéré et même généreux. Dans un même discours, nous relèverions, à quelques minutes d'intervalle, les rugissements qui annoncent le carnage, puis soudain les appels émus à l'union cordiale, à l'oubli fraternel. Les Mémoires récemment publiés de Théodore de Lameth apportent, à ce sujet, un témoignage de plus à l'enquête.

Il y avait d'ailleurs chez lui une absence presque totale de calcul. Il réalisait donc peu le type d'un ambitieux. Il aimait, aussi bien, le bruit plus que le pouvoir, la bataille plus que la victoire. La popularité le grisait ; il était porté à tout faire pour l'obtenir : à la tête de ses amis, tout assaut lui était possible ; mais quand, arrivé au pouvoir et, par là même, entouré des pièges de l'adversaire, il lui fallait soutenir un siège, ses facultés le servaient mal : de sa place assiégée il ne surveillait point les poternes, ne suspectait personne de trahison et par là se perdait.

D'ailleurs énergique au suprême degré dans les moments de crise, et capable tout à la fois d'une inconcevable audace et d'un infatigable labeur, brusquement il s'affaissait quand la crise s'apaisait : se déclarant anéanti, il était effectivement vite épuisé, ayant toujours mal pesé ses forces et s'étant surmené ! Quand, par surcroît, à la fatigue s'ajoutait quelque déception, cette fatigue prenait vite l'allure d'une véritable neurasthénie. Chez ces hommes tout d'élan, ces réactions sont fatales : mais ayant dans la vie une confiance cordiale, les trahisons de la vie lui paraissaient une sorte d'ingratitude et celles des hommes quelque chose de si monstrueux qu'il n'y voulait croire que devant l'évidence. Alors, saoul des hommes, il se couchait ou s'en allait.

Ces affaissements subits ne venaient point seulement des réactions de sa nature surmenée : très au fond, Danton était un nonchalant. Cette nature de bourgeois jouisseur était peu faite pour de longs travaux, de longues batailles et de longs sacrifices. Il fallait que, sans cesse, le tribun et l'homme d'État sermonnassent le bourgeois et l'arrachassent à sa paresse. Celle-ci était connue : j'ai devant les yeux des lettres où il y est fait sans cesse allusion : Je connais bien ton génie et par conséquent ta paresse naturelle, lui écrit Chabot, et Delacroix : Je t'ai écrit bien des lettres, tu ne m'as pas répondu. Ce n'est pas le moment d'être paresseux. En fait, il éprouvait notamment devant le papier une invincible répugnance : la plume lui tombait des mains : Si j'écris jamais..., dit-il au début d'un discours. Pas un discours, d'autre part, qu'on sente, je ne dirai même pas écrit — c'était cependant du plus constant usage à la Convention —, mais préparé. Quant aux lettres, on n'en a point de lui — ou presque. Au ministère même, par paresse, il livrera sa griffe aux sous-ordres.

De cette indolence était fait en partie le dédain que volontiers il affectait. C'était aussi un des traits singuliers du personnage : il semblait, sinon indifférent à l'attaque, du moins dédaigneux d'y répondre. Peut-être avait-il trop à faire et sa paresse se faisait-elle complice, en certaines conjonctures, d'un peu de gêne. En tout cas, confiant en sa force, il affichait le mépris : Comme individu, je méprise les traits qu'on me lance. Calomnies et médisances pouvaient, des mois, se donner carrière à ses dépens. Alors, d'une parole amère ou hautaine, il les écartait — sans y répondre, ce qui donnait beau jeu à ses ennemis.

Peut-être y avait-il, je le répète, dans son cas, parfois plus de prudence qu'on ne le peut croire. Le côté violent comme le côté indolent de sa nature ont un peu trop caché un dernier trait que j'ai été, tout le premier, surpris d'apercevoir en lui. Chez ce petit-fils de paysans, il y avait, se juxtaposant à la violence, la tempérant soudain et en réparant les dommages, une sorte de grosse astuce qui en apparence s'accorde mal avec le reste. Il est certain cependant que ce tribun qui à certaines heures semblait de flamme était doublé d'un procédurier. S'il était impulsif, il était tout ce qu'il y a de moins un sot et il voyait très vite la faute commise par lui — quand faute il y avait. Le tribun violent avait-il fait pas de clerc, l'avocat aussitôt venait à son secours pour le tirer de là. Et cette astuce, encore qu'elle ne fût point sa disposition dominante, était assez connue pour que certains contemporains hostiles aient pu la souligner. Mme Roland le tenait pour hypocrite. Le mot lui convient mal dans son acception ordinaire : il avait simplement la faculté d'exagérer, — lorsque le besoin s'en faisait sentir, — sa bonhomie naturelle. C'était cette bonhomie qui faisait que, de Saint-André-des-Arcs au Panthéon, on l'appelait l'excellent M. Danton.

 

Cet excellent homme était-il un honnête homme ? Voici que se pose ici logiquement la terrible question de vénalité. J'ai déjà, en cours de récit, livré les éléments de l'accusation. Et aux reproches de vénalité qui datent de 1789 et surtout de 1791, vont plus tard s'en joindre d'autres, de concussion et de prévarication, lorsqu'il aura traversé le pouvoir. Il faut cependant examiner un moment la question dans son ensemble.

Ne nous laissons point trop impressionner par ce fait que toutes ces accusations rencontrèrent de tout temps créance. C'est un peu troublant ; ce n'est pas probant. Songeons en effet que, sur ce terrain comme sur tant d'autres, il bravait plus qu'il ne ménageait l'opinion. Affichant une vie sinon opulente, du moins fort large, il donnait beaucoup, ouvertement, à ses amis. Par surcroît il étalait à la tribune, avec une sorte de complaisance, des principes inquiétants. Si l'on entend bien certain discours du 6 septembre 1793, son avis est qu'on peut tout faire avec de l'argent ; sans cesse il proposera que, même aux gouvernants qui ne lui plaisent guère, on donne des millions parce qu'une immense prodigalité pour la cause de la liberté est un placement à usure, dira-t-il le 1er août 1793, et, le 6 septembre, il insistera ajoutant ne point comprendre comment le Comité semble craindre de faire des dépenses secrètes — ce qui à ses yeux est pure pusillanimité. S'il disait : Robespierre a peur de l'argent, ce n'était pas là un hommage rendu à l'incorruptibilité de l'homme, mais un reproche adressé à la pusillanimité du gouvernant. Les ennemis voyaient là tendances de gâcheur d'argent. Ils allaient répétant sans doute : Généreux oui, comme tous les voleurs. Or il eut et aura constamment à droite, au centre, à gauche, une foule d'ennemis mortels. Ils n'avaient pas de peine à exciter contre lui les soupçons : on le voyait non seulement désordonné, mais par surcroît entouré de fripons. Il y avait donc préjugé, mais de ce préjugé même il faut peut-être se méfier. Malheureusement, il y a des faits devant lesquels il est difficile de ne pas rester au moins perplexe.

D'abord certaines accusations. J'ai dit celles qui, de 1789 à 1791, s'étaient formulées : achat par l'Angleterre, le duc d'Orléans, Mirabeau peut-être, la Cour par l'entremise de Montmorin et de Lessart. Plus tard, ce seront les accusations de tripotages dans les fonds extraordinaires du Conseil exécutif et de gabegies en Belgique. A ces dernières accusations je m'arrêterai sous peu et ne m'en tirerai qu'avec un grand point d'interrogation. Des premières, j'ai déjà parlé et on sait avec quel souci de ne point me laisser aveugler. Même si nous écartons la dénonciation de l'ambassadeur La Luzerne sur les accointances anglaises de Danton, même si nous laissons de côté les relations avec le duc d'Orléans qu'à la rigueur on peut expliquer par des sympathies et des desseins politiques, même si nous repoussons l'idée que la partie, peut-être liée une heure entre Mirabeau et Danton, ait comporté nécessairement des rapports d'argent, il reste l'achat par la Cour.

Là encore j'ai fait la part des racontars tendancieux. Duquesnoy, qui écrit un Journal intime, n'est pas suspect de partialité : encore a-t-il pu être trompé. La Fayette revient sans cesse sur l'achat par la Cour comme sur un fait indéniable ; mais outre qu'il se trompe, nous l'avons vu, d'une façon évidente et grossière sur la façon dont fut remboursée la charge de Danton — ce qui tend à infirmer ses autres dires incontrôlables, — il est d'avance récusable, tant il a contre Danton d'évidentes et cuisantes rancunes à satisfaire. La Fayette a cependant eu des ennemis qu'il n'a pas accusés de vénalité.

Bertrand de Molleville a été ministre de Louis XVI, collègue de Montmorin, puis de Lessart ; celui-ci, sortant avec lui du conseil des ministres, lui eût confié qu'il allait, à l'instant, donner 24.000 livres à une personne qui devait les remettre à Danton pour une motion à faire passer le lendemain aux Jacobins. Mais Bertrand écrit sous le coup de la très vive irritation que l'attitude postérieure de Danton a causée aux royalistes. Encore faut-il retenir le fait, quoique, par ailleurs, certains détails manifestement controuvés puissent éveiller nos méfiances. Lord Holland, survenu à Paris quelques mois après, répète ce qu'on lui a déclaré certain : c'est que Danton, accusé en face par La Fayette de vénalité, avait avoué avoir reçu de l'argent, mais prétendu que c'était une indemnité pour une place d'avoué (sic) et nous savons déjà qu'il avait ajouté, qu'on donne volontiers 80.000 livres pour un homme comme lui, mais qu'on n'avait pas un homme comme lui pour 80.000 livres. Seulement Holland, j'y insiste, répétait ici les propos de La Fayette. Reste encore ce que dit Brissot. Mais Brissot écrivait en 1793, à un moment où Danton lui était odieux et où, sincèrement, il le croyait capable de tout. Quand il se vante d'avoir vu le reçu des 100.000 écus comptés par Montmorin, on reste fort incrédule : où l'eût-il vu ? Dans les papiers de l'armoire de fer ? Mais ils furent découverts en décembre 1792 et dès cette époque une lutte au couteau était engagée par Brissot et ses amis contre Danton, et si le reçu a jamais existé et se fût trouvé là, ce n'est point une arme qu'eussent repoussée les Girondins, à l'heure où, nous le verrons, ils saisissaient contre leur ennemi le moindre trait.

Mallet du Pan, à la vérité, parlera comme d'une chose avérée (le 8 mars 1794) des sommes que Danton a reçues de la liste civile, mais Mallet du Pan écrit du milieu émigré où les histoires de Bertrand de Molleville couraient. Et le témoignage du député Hua — fort honnête homme — peut avoir la même source. Enfin on est allé déterrer récemment et j'ai revu aux Archives une déclaration, datée de floréal an II — deux semaines après la mort de Danton — et adressée au Comité de Salut public, par laquelle cinq citoyens affirment tenir d'un nommé Philippe, d'Arcis-sur-Aube, cousin de Danton, que celui-ci avait reçu 150.000 livres en assignats des frères Lameth — devenus agents de la Cour après 1791. Mais le moment où ce Philippe accusait Danton était celui où chacun donnait avec le plus d'audace le coup de pied de l'âne au lion non plus seulement mourant, mais mort — et avec d'autant plus de violence qu'on craignait, comme ce cousin d'Arcis, d'être compromis par des liens passés.

Nous n'aurions donc que ces sept témoignages, La Fayette, Bertrand, lord Holland, Brissot, Hua, Mallet du Pan et le cousin Philippe, que, à des titres divers, nous pourrions à la rigueur estimer ces accusations bien peu sûres. Mais j'avoue que le témoignage de Mirabeau que j'ai cité dans un chapitre précédent me paraît seul suffire à entraîner sinon la conviction absolue, du moins les doutes les plus graves. Rappelons les phrases intéressantes de la fameuse lettre du 10 mars 1791.

Mirabeau écrit au comte de La Marck — intermédiaire entre la Cour et lui et fort mêlé aux achats de consciences — pour se plaindre amèrement, lui, le grand corrompu, qu'on gaspille les fonds en achats inutiles, et pour preuve de ce qu'il avance, il ajoute : ... Danton a reçu hier 30.000 livres et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait hier le dernier numéro de Camille Desmoulins... Puis, sollicitant 6.000 livres destinées à des consciences d'un moindre prix : Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres-là. Mais au moins elles sont plus innocemment semées que les 30.000 livres de Danton....

Si Mirabeau écrivait à un collègue : J'apprends que Danton a touché 30.000 livres, telle phrase serait grave ; mais il écrit à l'agent de la Cour, à un homme informé du fait évidemment. Et il y revient deux fois comme sur une chose indéniable et qu'effectivement on ne voit point, dans les lettres suivantes, La Marck contester. Alors ?

J'ai dit aussi combien me paraissaient étranges deux rapprochements que personne n'a faits et qui sont à faire. C'est d'abord l'aménité avec laquelle Danton qui, le 10 novembre 1790, est venu accabler les ministres devant l'Assemblée, a ménagé Montmorin, considéré par tous comme son bailleur de fonds dès 1789. C'est ensuite le propos de Rivarol, rapporté par Brissot, d'après lequel le célèbre écrivain eût conseillé au roi de gagner les gens des sections avec de l'argent et des dîners et qui brusquement me remet en mémoire un passage d'une lettre postérieure de Danton à sa femme qu'il engage à ne se point inquiéter des racontars de Rivarol en décembre 1792, ajoutant : Tu sais que si, pour servir mieux ma patrie, j'ai couru le hasard d'un dîner (?) avec certaines gens, j'ai si bien travaillé à leur donner le bal que nous sommes complètement quittes.

De tout cela il ressort que Danton — pour ne nous en tenir qu'à la question de vénalité — a eu des relations avec la Cour. Que celle-ci lui ait donné 500.000, 100.000, 80.000, 30.000 livres, la chose importe peu. On a l'impression nette qu'il a touché quelque chose. Sans doute on a également l'impression que la Cour a été jouée. Garat croyait y trouver une excuse : Il est possible, dit-il, qu'il ait reçu quelque chose ; il est certain que s'il y eut marché, rien ne fut délivré de sa part. Cette imprudente concession de Garat — très dantoniste d'autre part — achève, à mon sens, de rendre le fait au moins très probable.

 

D'autres témoignages cependant ont été produits, qui sans doute convaincront plus de lecteurs encore, ce sont ceux qu'est venu verser au procès un adversaire posthume, M. Mathiez. Adversaire oui, mais informé, car les témoignages qu'il invoque sont des actes notariés, des inventaires, des contrats. Et quoique n'acceptant peut-être pas toutes les conclusions qu'il en tire, je dois déclarer dès l'abord, que sur beaucoup de points son dossier me convainc.

Si, dit-il en substance, Danton n'a pas reçu de sommes anormales, comment expliquer sa fortune ? Car enfin pourra-t-on — en 1794, et dès 1792 même — parler de la fortune de Danton.

Quelle est, en 1787, la fortune de Danton ? Quelle est-elle en 1794 ? Le premier acte qui nous fixe est le traité d'office du 29 mars 1787 ; le second, le contrat de mariage du 9 juin de la même année. La charge, on se le rappelle, fut achetée nette 68.000 livres, en y comprenant les frais. Danton l'acheta tout entière à crédit : il s'endetta donc de 68.000 livres — la partie la plus forte, 36.000 livres, étant fournie par une demoiselle Duhauttoir — qui reste personne très mystérieuse. Au contrat de mariage du 9 juin, il déclare pour toute propriété un capital de 12.000 livres, consistant en terres, maisons et héritages sis à Arcis. Gabrielle Charpentier apporte, à la vérité, 20.000 livres de dot — mais sur ces 20.000 livres, Danton rembourse 15.000 livres prêtées par ses futurs beaux-parents. Les 5.000 restant constituent avec les 12.000 d'Arcis — en réalité la seule fortune du ménage — 53.000 livres restant dues aux prêteurs.

Danton jouit de son office pendant quatre ans, les charges ayant été liquidées en 1791, conformément aux décrets de 1790. Une pièce officielle constate qu'il a déposé ses titres le 20 avril 1791 et qu'il lui a été délivré une reconnaissance de la somme de 69.031 livres 4 sous, dont il a donné quittance. Aucune opposition n'a été faite au remboursement — ce qui prouve qu'au printemps de 1791, Danton avait remboursé toutes les sommes prêtées lors de l'achat de la charge. Il a donc dû, en quatre ans, rembourser 53.000 livres — et encore a-t-il fallu qu'il payât les intérêts, ce qui amène M. Mathiez à majorer le chiffre : il faudrait que Danton eût gagné 60.000 livres au moins.

Certes nous avons été des premiers à reconnaître que Danton n'était pas l'avocat sans causes que Taine recevait des mains de M. Bos. J'hésite cependant à croire que la charge ait, en quatre ans, rapporté un produit net de 60.000 livres, équivalent à peu près au capital d'achat. Ou alors c'est que Me Huet de Paisy avait fait un prix bien complaisant. Ajoutons qu'il a fallu que Danton vécût et il a toujours vécu fort à l'aise, — qu'il payât loyer, nourriture, honoraires de ses clercs, et autres dépens — ce qui amènerait à conclure que cette charge, vendue, en 1787, 68.000 livres, en avait rapporté une centaine de mille en 1791. Cela nous étonne d'autant plus que Danton, je l'ai dit, n'était point un bourreau de travail.

M. Mathiez, d'autre part, a extrait des Archives de l'Aube un inventaire dressé après la mort de Danton, inventaire de ses biens de l'Aube, dont nous nous servirons souvent. Dès les mois de mars et d'avril 1791, Danton avait acheté divers biens nationaux pour une somme de 57.500 livres, et, pour 25 300 livres, la maison que désormais il habitera à Arcis, soit 82.800 livres consacrées à ces acquisitions. Et quoiqu'il eût, d'après la loi, le droit de ne payer les biens nationaux qu'en douze annuités, il les avait payés comptant, les 10 et 20 avril. Il avait donc, en avril 1791, 82.000 livres disponibles alors que sa charge n'était pas liquidée. Il a emprunté, répond-on, à son beau-père et l'a par la suite remboursé. Cependant lorsque, le 9 juillet 1791, la reconnaissance provisoire de sa charge lui fut remise, aucune opposition, je le répète, ne se produisit. Voilà donc, dit M. Mathiez, un homme qui se reconnaissait en 1787 pour toute fortune 12.000 livres, et qui, quatre ans plus tard, a payé complètement une charge d'avocat aux Conseils qu'il a achetée à crédit pour 66.000 livres, et qui a encore trouvé le moyen d'acheter et de payer comptant des immeubles d'une valeur de 82.000 livres, ceci avant que sa charge ne lui ait été remboursée.

A la rigueur, nous pourrions nous arrêter là. Déjà il paraît impossible d'admettre que Danton ait pu, avec ses seuls gains d'avocat, gagner les 140.000 livres environ que révèle — en 1791 — l'état au juste de sa fortune. Même en faisant la part de la dépréciation des assignats dont il a pu payer les biens, le fait reste saisissant. D'ailleurs quand M. Mathiez vient, pièces en mains, nous prouver, qu'arrondissant sa terre, ainsi que je l'ai déjà dit, il a par la suite acheté du bien pour 43.630 livres, je peux ne voir là que l'emploi d'une partie du montant de la charge remboursée et j'en dirai autant du mobilier important dont ainsi que nous le révèlent les inventaires — il a garni ses maisons de Paris et d'Arcis, plus tard celles de Sèvres et de Choisy et que, d'après les chiffres fort bas des inventaires, ventes et enquêtes, M. Mathiez peut estimer au minimum de 28.644 livres. Je préfère arriver rapidement aux conclusions. L'homme qui, en 1787, avouait 12.000 francs de fortune, et a épousé une jeune fille dotée de 20.000 francs, possède à sa mort, sans avoir rempli plus de quelques mois aucune charge légalement lucrative, et sans avoir pu faire dans son cabinet d'avocat des gains exceptionnels, une fortune qui sans exagération s'évalue à 140.000 livres au moins. Notons qu'enfin, lors de son second mariage, une dame Lenoir, tante de l'époux, ajoutera 30.000 livres aux 10.000 un peu maigres que Louise Gély apportera : or Danton, s'expliquant au Club le jour de son mariage sur cette question de contrat, semble avouer que les 40.000 livres viennent de lui ; c'est tout bonnement 40.000 livres (sic) dont il est propriétaire il y a longtemps.

Inutile de faire et de refaire des additions, d'ailleurs peu compliquées. Il saute aux yeux, après avoir réuni toutes les pièces qui constituent ce dossier, acte d'achat et de liquidation de la charge, les deux contrats, les inventaires .et l'énoncé des actes d'acquisition dans l'Aube, que Danton a, en 1794, possédé — au bas mot — 180.000 livres et que ces 180.000 livres s'expliquent mal ou ne s'expliquent pas.

 

180.000 livres ! s'exclame-t-on. Qu'est cela ? Tout à l'heure ne l'accusera-t-on point d'avoir volé des millions ? Tel fait prouve qu'on prête aux riches d'abord, et, par ailleurs, rien ne prouve qu'il n'ait pas reçu ou pris beaucoup.

Seulement il donnait l'or par poignées. Et voilà qui nous ramène au caractère de l'homme — après cette considérable, mais nécessaire parenthèse de la vénalité.

Rien qui paraisse plus contraire aux qualités et même aux défauts de Danton que cette misérable chose, dont certains de nos lecteurs estimeront peut-être que la preuve est faite. Il n'a vraiment pas les traits d'un vulgaire fripon. Ce gros homme jovial et colère, généreux à ses heures et tout d'impulsion, fait mal figure d'aigrefin. Et c'est cependant ce caractère, somme toute désordonné, qui donne de sa vénalité sa vraie explication.

Sans le savoir positivement, je suis persuadé que Danton n'a jamais tenu un compte de sa vie. Là, comme en tout, l'homme ignorait le calcul. Par ailleurs, il aimait à dépenser et il aimait même qu'on dépensât — par une sorte de débordement continuel de tout. Par surcroît, dès l'automne de 1789, il s'est formé chez lui et a grandi une idée, c'est qu'en période de Révolution, tout est permis : il en fera une doctrine générale. Plus particulièrement, il admettra qu'il faut, pour la bonne cause, dépenser beaucoup, sans compter, en prenant l'argent où on le trouve. Là-dessus on vient lui en offrir de la part de la Cour, j'imagine. Recevoir de l'argent du Roi paraissait, depuis des siècles, la chose du monde la plus naturelle ; c'était presque faire une reprise. Une foule de gens touchaient des pensions sans les avoir jamais méritées. Danton dut accepter avec un mauvais sourire : ce serait de l'argent pour l'agitation ; les Tuileries seraient volées. Seulement l'argent de l'agitation et l'argent du ménage se trouvèrent mêlés et il en resta au ménage un peu trop. Plus tard, quand il aura, au gouvernement, de l'argent, énormément d'argent à manier, ce sera la même chose. Ce désordre, compliqué à la vérité d'une totale absence de principes, était augmenté par la gabegie des amis. Nous verrons Fabre attaché tout à l'heure comme une sangsue aux flancs du trésor, de tous les trésors. Les amis de Danton étaient gens de grands besoins : ils pillaient le patron qui se laissait faire en riant. En somme, ce n'est point du tout l'homme qui ouvre la main, et qui, ayant reçu ou pris, la referme précipitamment, puis court porter dans un trou le produit de sa vénalité ou de son rapt. La main ne se refermait pas : il y tombait de l'or, il en coulait presque autant. Parfois il lui en restait. Le miracle, c'est qu'il en soit resté avec des gaillards de l'appétit de Fabre, Robert, Delacroix et les autres. Quand il lui en restait, il se payait probablement de la facile excuse qu'il s'était donné bien du mal, sans gagner beaucoup, à faire avancer la Révolution et comme il aimait la terre, il achetait de la terre, l'imprudent ! ouvertement — cyniquement, disaient ses ennemis, imprudemment, dirons-nous. Et cela encore était de son caractère. En rien il ne savait peser.

 

L'orateur offrait le même défaut d'équilibre et d'ordre. Danton est un grand orateur si l'éloquence réside dans la fougue de la pensée et dans la vigueur des formules. Danton est un pitoyable orateur si l'orateur est vraiment le vir bonus dicendi peritus. En fait, il n'a jamais su composer ni même ordonner un discours et, de personne il n'a été plus vrai de dire que le style était l'homme.

Son grand mérite était dans l'élan. Il abordait la tribune comme d'assaut, s'y carrait, la narine déjà frémissante, et déjà, le bras provoquant se penchait en avant, en pleine discussion avant que d'avoir commencé. Et c'était alors non pas un de ces exordes pompeux, alors presque de rigueur, mais un début ex abrupto. Non, sans doute, citoyens, l'espoir que donnent vos commissaires n'est pas illusoire. Oui, vos ennemis, ceux de la liberté, seront exterminés ? Pourquoi ?... etc. Et tout de suite par un trait, un mot frappant, il impose à l'attention le sujet et s'impose lui-même.

C'est alors un discours singulier. S'il est court et virulent, il porte fortement ; mais s'il est long, c'est un mélange étrange de toutes choses, pensées vigoureuses et hautes, et formules oratoires fort banales, images saisissantes, criantes de vérité, et métaphores tout au contraire boiteuses et ampoulées, paroles d'une incomparable noblesse et mots d'une trivialité pénible, observations fines et mordantes et grosses injures, plaisanteries inattendues et tragiques accents. C'est un flot épais qui porte tout et qui, roulant sans ordre entre des rives escarpées, non seulement charrie tout, mais semble sans cesse tout ramener. Car, dans certains discours, Danton se répète et se répète encore à satiété parfois sous une forme identique. Et il est souvent diffus et presque incompréhensible. Mais soudain un éclair troue la nue et illumine le discours.

Ce qui nous plaît chez lui, c'est ce style direct, cette évidente volonté d'appeler les choses par leur nom, fût-ce aux dépens du bon goût ou de la prudence ; c'est aussi cette intervention personnelle dans le discours. Le moi, certes, ne lui paraît pas haïssable. Si, prenant un homme à la gorge, il le fouaille, lui, de son côté, se livre, se vante, se confesse, parle de son caractère, de sa figure, de son foyer, de sa femme et de ses enfants ; il s'attendrit, s'indigne, s'enthousiasme, et on a la constante impression d'une sincérité, qui parfois va jusqu'à l'indiscrétion. Son style est crûment personnel ; parfois, à la tribune, Danton parle comme il pouvait parler au café Procope, sans aucune recherche de formule oratoire, mais trouvant sans peine le mot qui fait rire ou trembler. N'entendant nullement faire ici Une étude complète de l'orateur, je ne citerai pas les formules dont certaines sont d'ailleurs célèbres et qui, vingt fois, mirent debout, frémissantes et hors d'elles-mêmes, les Assemblées au milieu desquelles elles tombaient comme la foudre, parce que tout chez lui jaillissait des entrailles. Ce que je me bornerai à remarquer, c'est cette disposition naturelle à. matérialiser fortement toute idée, à choisir ses comparaisons non dans l'histoire ou la morale, mais dans les choses de la nature : la foudre, l'électricité, la lave, la mer, la montagne, les rochers, les torrents ou les phénomènes de la physiologie. Cela donne un caractère de forte truculence à ces discours et les fait détonner de singulière façon à cette époque où seule se faisait généralement goûter la formule du discours cicéronien.

Aussi bien, son discours, je le répète, échappait-il absolument aux règles de la rhétorique : pas de parties, pas de divisions, aucun plan. Presque tous sont marqués de ce caractère de dualité qui passe ici d'ailleurs de son âme dans son verbe. Non seulement le discours est sans suite, mais manifestement la pensée varie en cours d'expression, se modère ou s'exagère suivant l'accueil qui lui est fait ou les suggestions qui se présentent. En thèse générale, Danton se modère plus qu'il ne s'exalte à la tribune. Il arrive congestionné, les yeux brillants, la main menaçante, fulminant, fulgurant : ce sont alors de fortes paroles et parfois de terribles accents ; puis le voici qui, comme effrayé des orages qu'il va déchaîner, semble se morigéner lui-même et termine par un appel à la modération et à la raison un discours primitivement violent, par une offre de paix une déclaration de guerre.

 

C'est qu'en réalité, et c'est par là qu'il faut finir, les idées de Danton étaient fort peu arrêtées et ses projets mal assis.

Des idées, il en avait peu et j'ajouterai qu'il ne tenait pas à en avoir beaucoup. Appartenant à une génération d'idéologues, il avait certes participé de leur éducation philosophique et, plus qu'aucun autre, avait étendu le cercle de ses lectures. Peut-être même est-ce parce qu'il ne s'était pas enfermé dans les philosophes français et s'était évadé de l'antiquité classique, peut-être est-ce parce que — l'inventaire de sa bibliothèque en témoigne — à Ovide, Virgile, Lucrèce et Plutarque, il avait adjoint et probablement préféré Rabelais, Brantôme, Montaigne, Corneille, La Fontaine, Shakespeare, Dante et Boccace, parce que, après s'être nourri de l'Encyclopédie de Diderot et de Rousseau, il avait aussi cultivé Cervantès et Molière, qu'il brisait le cercle, somme toute assez étroit, d'idées où s'enfermait par exemple un Robespierre confit dans le philosophisme et le classicisme ranci. Mais le propre de celui qui, sortant des écrivains de son temps et de son pays, a fréquenté des pensées étrangères, est qu'il apprécie mieux qu'un autre la valeur toute relative de la plupart des idées. Le résultat de ses lectures avait probablement été de confirmer le Champenois dans ses dispositions naturelles au réalisme. Dans la débauche d'idéologie que fut — de 1789 à 1793 — la Révolution, Danton fut un grand réaliste.

Une situation étant donnée, il en envisage sans aucune peur les extrêmes conséquences : c'est ce qu'il va faire au lendemain du 10 août. Et ces conséquences prévues, il recherche le remède au mal non dans les idées, mais dans les faits qu'il prend corps à corps. On est en Révolution, soit ; cette Révolution commencée, il faudra qu'elle donne à la démocratie ce qu'elle lui a promis, mais rien que ce qu'elle lui a promis, non point cette égalité impossible des biens, mais l'égalité des citoyens devant la loi ; et pour briser les résistances, rien ne doit coûter. Doit-on pour cela, bouleverser tout à la fois ? Il ne le croit pas. Il faut de longues transitions. La propriété doit être soigneusement sauvegardée : certes les riches sont des éponges à presser dans les moments de péril, parce que, plus que tous autres, ils ont intérêt à ce que la patrie soit sauvée. Mais la propriété doit être déclarée éternelle ; car on ne peut fonder une république de Visigoths. De même se déclare-t-il hautement libre penseur et je crois qu'il l'est en effet plus foncièrement que l'immense majorité des révolutionnaires ; mais de là à vouloir proscrire le prêtre, il y a, à ses yeux, un abîme. Est-ce par tolérance qu'il ne veut pas de persécution ? Peut-être, mais surtout par bon sens. Le peuple misérable cherche sa consolation dans la religion ; la religion l'aide et le soutient, règle ses mœurs et adoucit ses amertumes. Il ne faut point arracher au peuple un bien si précieux. Peut-être un jour — jour lointain — la propagation de l'instruction — il donnera toutes les formules de l'éducation populaire — amènera-t-elle le peuple à se passer de l'homme consolateur ; mais, pour l'heure, il le veut maintenir et même entretenir — d'où sa constante et vive opposition non seulement à toute persécution, mais à toute séparation de l'Église et de l'État. Et du peuple croyant, il crie : Laissez lui cette erreur. Il ne veut pas qu'on étouffe la vieille chanson que, lui, n'entend plus.

Pur opportunisme : Danton est dans le meilleur sens un opportuniste et, par là, dix fois plus homme d'État que Robespierre, l'homme aux dogmes. Il eût déjà dit, lui, que les circonstances font sauter les dogmes. Un plan d'instruction publique très démocratique, voilà tout ce qu'il propose pour l'avenir et il se fie au progrès des lumières. Mais, pour le moment, la question n'est pas là ; de 1789 à 1792, elle a été de faire triompher la Révolution, de 1792 à 1794, elle sera de défendre la Patrie. Voilà les deux objets réels auxquels il faut sacrifier les idées même les plus belles, même les plus justes. Les circonstances lui paraissent telles que rien ne doit prévaloir, en de tels moments, contre le salut public. Et lui qui a crié, comme les autres : Vive la Liberté ! n'aspire, après 1792, qu'à un gouvernement fort, très fort, sans cesse renforcé, Conseil ou Comité qui, appuyé certes sur le peuple — Soyons peuple ! Il faut être peuple ! répétera-t-il sans cesse —, n'en assumera que plus légitimement la dictature. Seulement telle chose ne devra durer qu'un temps : il faut se hâter de faire une bonne constitution.

Pour l'heure, le grand péril est à la frontière. Au contact brutal de l'étranger un sentiment dominera vite, chez Danton, tous les autres. Comme tant de ses contemporains, il a pu un instant laisser son esprit s'égarer dans les songes de l'humanitarisme : en 1790, il buvait encore au bonheur de l'univers entier. Mais il n'est pas l'homme des rêves, et de cet humanitarisme, il s'est promptement dégagé. Le Français foncier qu'il est, tout près de sa terre et venant s'y retremper, s'est tout entier réveillé aux premières menaces de guerre. Et bientôt Danton est avant tout un patriote. L'Humanité, certes, l'intéresse, mais il ne la voit plus que sous l'angle de la France. Telle disposition prend, comme toutes celles qu'il manifeste, une forme brutale. Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien ? s'écriera-t-il un jour. Et par les faits, nous le verrons, le Champenois réaliste se trouvera ramené à une idée, une idée traditionnelle, simple, mais essentielle : tout doit tourner au salut et à la grandeur de la Patrie. Alors cette âme de lave se répandra, dans cette voie, au loin et au large. Tout lui paraîtra légitime au service de cette patrie menacée, tout devra concourir à la sauver, la vertu, le vice, l'héroïsme, le crime, l'appel aux âmes et l'achat des consciences, la folie des cœurs au besoin exaltée par la fièvre du sang ; les discours homicides, les négociations secrètes, la force, l'astuce, la violence, tout, à ses yeux, sera légitime, tout fera bloc contre l'ennemi. Et, l'ennemi repoussé, il n'en est pl us aux rêves pacifistes de la Constituante : Pas de conquêtes ! Si, des conquêtes ! pour que fût créée enfin la plus grande France rêvée par vingt générations. Et Danton incarnera ainsi la Patrie, non seulement la Patrie du moment, la Patrie au bonnet phrygien, mais l'éternelle Patrie qui ne connaît ni les régimes ni les hommes, enfin la Patrie.

Certes, ce n'est pas un personnage aimable ni en tous points estimable — il s'en faut — que ce Titan à figure de Tartare. Mais c'est cependant encore une fortune pour la France que l'homme porté par un boulet au pouvoir, à l'heure où tout craque, soit celui-là. Un simple exalté sombrerait avec le pays, un grand calculateur se perdrait dans ses combinaisons. Cet homme musclé et sanguin, cet athlète au cœur de flamme et à l'intelligence réaliste, ce tribun qui fortifie l'homme d'État et qu'inspire le Français, tout en fait — même ses défauts atroces — l'homme de la situation. Il refoulera, ainsi qu'il lui est possible, ses paresses pour ne laisser éclater que sa surprenante force de travail ; il conciliera sa magnanimité et sa brutalité, son audace et sa cautèle, sa jovialité et son improbité même. Tout sera, dans cette âme complexe et trouble, mis au service de la cause. Ses vices mêmes le serviront, cette absence de scrupules qui lui fera répandre l'or tandis que le plomb semble seul parler. Mais ses vertus aussi — car il en a — contribueront à le tenir droit, et un jour il montrera aux trembleurs le foyer, son foyer où près de la femme adorée et des petits il a appelé la vieille mère, le foyer, pierre d'angle sur laquelle il appuie la Patrie.