DANTON CANDIDAT À LA LÉGISLATIVE — L'AFFAIRE DAMIENS — NOUVELLE RETRAITE — LE SUBSTITUT DE LA COMMUNE — ATTITUDE ASSAGIE — DANTON PRÉPARE LE 10 AOÛT — LA NUIT HISTORIQUE — LE COUP D'ÉTAT MUNICIPAL — DANTON ÉLU MINISTRE DE LA JUSTICE.L'ASSEMBLÉE nationale vota, le 13 septembre, l'amnistie qui allait affranchir de toutes craintes les victimes du tribunal du Vie arrondissement. Or c'est ce jour-là, que se produisit encore un de ces incidents qui, démesurément grossis, servent singulièrement un homme politique. Ce 13, à deux heures, un électeur fort animé demanda, au sein de l'Assemblée électorale, à formuler une dénonciation : un huissier avait osé pénétrer dans l'enceinte où délibérait l'assemblée et verbalisait, attentat le plus formel contre la liberté et la dignité d'une assemblée qui exerce une portion de la souveraineté populaire. L'huissier était Damiens : il s'était présenté à l'Archevêché avec la prétention d'y exécuter contre le sieur Danton le décret de prise de corps. Damiens fut traîné à la barre et interrogé. De cet interrogatoire et de ceux qui suivirent — toute cette affaire a laissé aux Archives un important dossier —, il résulte que, depuis huit jours, l'huissier était en possession du décret, que, la veille, à cinq heures, il avait été mandé au Palais et y avait reçu l'ordre de mettre ledit décret à exécution. On lui avait dit que Danton se rendait tous les jours à l'assemblée électorale : il comptait l'arrêter à la sortie. Mais l'ayant attendu en vain, de neuf heures du matin à deux heures sur la place du Parvis, il s'était décidé à entrer pour s'informer près du président de ce qu'il devait faire. A quelqu'un qui lui demandait pourquoi il n'était point allé arrêter M. Danton chez lui, le brave homme répondit que connaissant M. Danton fort vif, il n'avait pas osé s'y présenter. On interrogea trois fois l'huissier : dans l'intervalle, c'étaient des délibérations fiévreuses comme si, très réellement, l'État avait été menacé de subversion. Le lendemain, les délégués des électeurs vinrent lire à la barre de l'Assemblée nationale une adresse où l'incident prenait de formidables proportions. Un grand attentat avait été commis la veille contre la liberté publique... et toutes les pièces de l'affaire étaient livrées à l'Assemblée nationale. Ce pendant, Damiens avait été, par le commissaire de police, sur réquisition du président des électeurs, conduit à la prison de l'Abbaye. Lui aussi protesta. L'Assemblée nationale prescrivit une enquête. Mais finalement elle désapprouva l'arrestation de l'huissier et ordonna sa mise en liberté — que d'ailleurs Danton réclamait avec une dédaigneuse magnanimité. La presse jacobine avait commenté l'incident, les journaux cordeliers avec une grandiloquente violence ; le Courrier lui-même manifestait, au nom des principes, une très vive indignation quoique n'ayant pas de M. Danton une opinion très saine. Voilà précisément où l'incident servait prodigieusement bien Danton : si applaudi qu'il eût été, le 12, aux Jacobins, il subsistait, des événements de juillet 1791, certaines préventions contre Danton — et surtout de la campagne menée contre lui en son absence. Or il revenait désireux d'être élu député. L'incident Damiens, en faisant de nouveau de lui l'homme en qui s'incarnait la Liberté menacée, arrivait à point. C'était une heureuse circonstance, si heureuse circonstance que M. Mathiez éprouve de violents soupçons. Quoi ! Danton était depuis cinq jours revenu à Paris : on l'avait vu tous les jours à l'Archevêché, aux Jacobins, et l'on avait attendu précisément pour l'arrêter le jour où l'amnistie allait être votée au Manège ! Et quelle maladresse invraisemblable que celle de cet huissier venant arrêter sa victime de la façon la plus propre à nimber d'une auréole le prévenu ainsi relancé ! Ne doit-on point voir là une intrigue de ces Lameth alors fort influents, qui n'avaient cessé tantôt de rendre des services à Danton et tantôt d'en recevoir, de ces Lameth que, par surcroît, si l'on en croît une lettre du 11 septembre, il menaçait, en rentrant, de gênantes révélations. Il y aurait donc eu là un scenario convenu entre les Lameth et Danton. Il se peut. Il se peut aussi que l'antipathie de M. Mathiez pour Danton lui fasse voir des causes profondes à la maladresse d'un huissier ahuri. En tous cas, voulue ou non, la maladresse semblait devoir aider fort Danton. Chacun crut celui-ci député et plutôt deux fois qu'une. Le 18 septembre, le Babillard affirmait que, Brissot ayant été nommé, le bruit courait que Danton allait l'être. Les Cordeliers avaient l'assurance positive de sa nomination. La Cour la craignait ; La Marck écrit à Mercy que, Brissot ayant été élu, un nommé Danton le sera peut-être aussi — grand élément républicain. D'autre part, on disait qu'il allait être l'élu de la Cannebière : Puisque, écrit déjà Desmoulins, Marseille nomme Danton à la prochaine législature... En fait, ni Paris ni Marseille ne l'élurent. L'assemblée électorale de Paris l'avait défendu, mais ne sembla pas aller plus loin. Le 10 septembre, il avait obtenu 3 voix et, le 17, 25. Le 19, il monta à 49. Les modérés se montrèrent préoccupés de cette ascension. Un des électeurs de Paris parla contre lui : c'était un exalté, ami de la liberté certes, avec des talents oratoires entraînants, mais de fâcheux principes. Un autre rapporte que Danton avait dit devant lui : Je pense en républicain, mais on ne veut pas entendre parler de la République ; je parlerai donc sous l'hypothèse de la Monarchie. La campagne porta ses fruits : il retomba successivement de 49 à 15 voix, à 12, à 8, à 5, à 2. Le 27 septembre, il eût 6 voix. Il remonta encore à 22, mais le 28, dernier jour des élections, il ne recueillit que 14 voix. C'était fini : Danton ne serait pas député. Il est fâcheux qu'il ne l'ait pas été dès 1791. Quand nous verrons Danton, élu, l'année suivante, à la Convention, s'assagir et presque se modérer au contact des affaires, nous devons regretter que les électeurs de 1791 ne l'aient pas arraché aux intrigues subalternes et aux entreprises factieuses en donnant à son activité un champ plus large et un but plus noble. On retarda d'un an l'avènement de Danton aux grandes affaires et peut-être à la sagesse. La déception fut amère. II fit alors ce qu'il fera toujours après tout accès d'agitation violente ou tout échec imprévu : il se terra. Le 12 septembre, il avait probablement passé d'un appartement modeste à un plus confortable dans la même maison — une de ces démarches fâcheuses — après les bruits qui couraient de sa fortune — que l'homme, insouciant du qu'en dira-t-on, ne se privait jamais de faire. Pas plus il ne se privait d'augmenter son petit domaine d'Arcis : le 23 octobre, le 7, le 8 novembre, il allait encore acheter des terres pour une somme totale de 3 16o livres en attendant bien d'autres achats de 1792 et 1793 qui porteront le montant des acquisitions à 125 152 livres. Il dut se partager entre son nouvel appartement et son domaine agrandi ; lui-même rapportera qu'il est allé, profitant de ses loisirs, cultiver cette métairie de Nuisement achetée aux moines d'Ancenis le 24 mars 1791. Positivement, il disparut du 14 septembre au 14 décembre ; on ne le voit paraître ni aux Cordeliers ni aux Jacobins, il ne plaide plus, il n'intrigue plus, il ne s'insurge plus. Il s'installe dans son nouveau logement dont je dirai combien il l'avait fait confortable : il est heureux : Gabrielle Danton attend un nouvel enfant qui naîtra le 2 février. Ses amis ne l'oublient pas cependant. Le 4 décembre, Vilain d'Aubigny, la place de substitut au procureur syndic étant à pourvoir, vient, aux Jacobins, demander qu'on appuie Danton. C'est Robespierre lui-même qui semble vouloir écarter Danton. Personne plus que cet ami ne tenait à laisser celui-ci dans la retraite. Et Gorsas écrivait le lendemain que la tranquillité publique exigeait que la candidature de Danton fût écartée. Quelle ne fut donc la surprise de tous quand, le surlendemain 6, Danton se trouva élu par 1.162 voix contre 654 à Collot d'Herbois. C'était, cette place de substitut, un poste d'attente, mais honorable. Cahier de Gerville venait de la quitter pour recevoir le portefeuille de l'Intérieur — ce qui créait un heureux précédent. En outre, c'étaient 6.000 livres de traitement. Enfin Danton, rejoignant à l'Hôtel de Ville le maire Pétion, le procureur Manuel, comptait bien dominer ces médiocres et s'emparer par eux de la grand'ville. Il ne dissimula point sa satisfaction. Elle se traduisit par de grandes déclarations de sagesse. La retraite était d'ailleurs pour Danton une excellente conseillère. Rien n'est plus curieux que le discours prononcé par lui le 20 janvier 1792 à son installation. Tout l'homme s'y révèle : besoin d'expansion cordiale, confession ou vantardise, désir de se faire accepter par ceux-là même qui l'ont repoussé, perpétuelle hantise de sa personnalité, de ses talents, de sa physionomie, mais préoccupation évidente de rassurer et de plaire. C'est tout un côté de Danton. II se félicite de passer de la
Roche Tarpéienne au Capitole ; l'opinion, cassant
les jugements des sots, le rappelait de sa retraite où il allait
cultiver cette métairie qui, acquise avec le
remboursement notoire de sa charge, avait été érigée par ses détracteurs en
domaines immenses payés par je ne sais quels agents de l'Angleterre et de la
Prusse. — Il préfère ne parler que de ces bruits parfaitement invraisemblables.
— On l'a représenté comme un furieux. Or, résolu à
combattre à outrance jusqu'à la mort la Contre-Révolution et à ne point tromper l'attente des amis ardents... de la Sainte Révolution, il entend bien gagner l'estime des gens bien intentionnés qui veulent également la Liberté, mais en craignent les orages.
Il a été réputé excessif. Son physique y est pour beaucoup. La nature, s'écrie ce singulier magistrat, m'a donné en partage des formes athlétiques et la
physionomie âpre de la Liberté. Sans doute il avait consenti à paraître exagéré pour n'être point faible
; mais s'il a semblé protéger les énergumènes de la
liberté, — Marat — c'est pour tenir en
échec les traîtres qui protégeaient les serpents de
l'aristocratie. S'il a démasqué quelques-uns
de ces hommes qui se croyaient les pivots sur lesquels tournait notre
Révolution — La Fayette et Bailly s'entend —, c'est
qu'il importait que le peuple connût ce qu'il devait craindre de personnages
assez habiles pour se tenir perpétuellement en situation de passer, suivant
le cours des événements, dans le parti qui offrirait à leur ambition les plus
hautes destinées. Quant à sa dernière proscription, elle n'était due
qu'à ce fait qu'il n'avait jamais agi que d'après
les lois éternelles de la justice. Voilà quelle avait été sa vie — et peut-être l'historien fait-il bien de ne se point complètement fier à ce complaisant résumé —. Mais voici ce qu'allait être désormais son attitude. Et les auditeurs stupéfaits virent se dresser un Danton qui, après tant d'incidents tumultueux, dut paraître paradoxal, un Danton, fonctionnaire très sage et constitutionnel discipliné. Il maintiendrait la Constitution, rien que la Constitution. A cette Constitution le roi venait de donner une nouvelle preuve de son attachement en appelant au ministère son prédécesseur Cahier de Gerville et cette pensée lui souriait. Il ajoutait : Le peuple en me choisissant la veut au moins aussi fortement, la Constitution ; il a donc bien secondé les intentions du roi. Et je suppose qu'à ce moment Danton lui-même croirait rêver si on lui rappelait le tribun qui, six mois auparavant, mettait la Nation en face de ce dilemme. Le roi criminel ou le roi imbécile ! Oui, car le voici qui caresse l'espoir que la royauté constitutionnelle durera plus de siècles en France que n'a duré la royauté despotique. Ici le tribun enfle la voix, mais c'est un tribun de plus en plus loyaliste. Écoutons-le jurer de 9041 respect, de sa fidélité, de son dévouement. Oui, je dois le répéter, quelles qu'aient été mes opinions individuelles, lors de la révision de la Constitution, sur les choses et les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerais à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l'attaquer, fut-ce mon frère, fût-ce mon ami, fût-ce mon propre fils. Cependant il entend montrer que, sous ce loyalisme si bruyant, frémit l'ennemi des tyrans et l'ami passionné de la démocratie : J'ai consacré ma vie tout entière à ce peuple qu'on n'attaquera plus, qu'on ne trahira plus impunément et qui purgera bientôt la terre de tous ses tyrans, s'ils ne renoncent pas à la ligue qu'ils ont formée contre lui. Je périrai, s'il le faut, pour défendre sa cause ; lui seul aura mes derniers vœux ; lui seul les mérite ; ses lumières et son courage l'ont tiré de l'abjection du néant ; ses lumières et son courage le rendront éternel. L'effet de ce discours — l'un des plus intéressants documents que nous possédions sur Danton — fut prodigieux. On était habitué, chez les administrateurs qu'on installait, à quelques mots plats et incolores. Et voici qu'avec le ton mâle et l'organe foudroyant que l'on connaissait à ce patriote, le nouveau substitut emplissait l'Hôtel de Ville de son ardente parole, exaltant les patriotes tout en flattant les modérés, émouvant les cœurs sans inquiéter les esprits. A chaque phrase, des applaudissements fusaient ; mais lorsqu'il cria : Je périrai, s'il le faut, pour défendre sa cause, des tribunes partirent des cris : Nous périrons avec vous. Le lendemain, un journal plaisantait les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté, mais, sur le moment, tout passa comme un de ces torrents qui roulent pêle-mêle dans leurs flots limon et paillettes d'or. Le maire Pétion répondit : il loua les hommes qui ne savaient pas rester neutres, mais il félicita le nouveau fonctionnaire de ses résolutions pour l'avenir. La conduite qu'il allait tenir, dans le poste important où il était appelé, serait sans doute et le désespoir de ses détracteurs et la consolation des amis de la chose publique. Danton était sacré à la fois substitut et modéré. C'était un gros succès de rentrée et qui ne paraît point lui avoir valu la moindre défaveur du côté cordelier. La Nation traversait une période assurément troublée encore, mais où, la Constitution étant votée et acceptée, beaucoup de gens partageaient l'optimisme du nouveau substitut. Cet optimisme était-il sincère — et ce grand étalage de sagesse ? Il se peut. Outre qu'il participait sans doute de la mentalité générale, nous savons qu'il y avait derrière le tribun un bourgeois embusqué. Celui-ci se satisfaisait d'une bonne place et qui sait si, la destinée de Cahier de Gerville miroitant à ses yeux, il n'en espérait point une meilleure encore. Jusqu'en mars où il sera déçu, il va être très réellement un autre homme. Si on lit en effet les discours prononcés par lui pendant l'hiver de 1791-1792, on aperçoit nettement, malgré d'inévitables retours à la déclamation démagogique, une bonne volonté de constitutionnalisme. Sans doute, il ne renonce point à attaquer (le 14 décembre) son ennemi La Fayette — cela n'est point pour déplaire à la Cour —, à flétrir ceux qui veulent donner à la France la constitution anglaise avec l'espérance de lui donner bientôt celle de Constantinople. Mais à propos de la question de la guerre posée pour la première fois devant les Jacobins le 16 décembre, il déclare qu'il ne défendra maintenant le peuple... qu'avec la massue de la raison et le glaive de la loi. Sur la question elle-même qui, on le sait et j'y ai insisté ailleurs, dresse l'un contre l'autre Robespierre, adversaire de la guerre, et Brissot, son partisan, il reste prudemment neutre. Si le 4 janvier, Carra ose proposer, aux Jacobins, d'appeler au trône un prince anglais, Danton s'élève violemment là contre, au nom de la Constitution. Si, le 4 janvier, on demande l'envoi aux armées d'un discours de Robespierre, c'est encore au nom des lois qu'il s'y oppose. Et je ne m'arrête pas à d'autres interventions qui le montrent mettant un bon sens un peu gros au service d'une modération affectée. Ce rôle, au fond, lui pesait. Lorsque Beugnot, élu député par l'Aube, arrive à Paris où il vient siéger à la droite de la Législative, Danton le reçoit trois fois à déjeuner, mais ne peut se retenir assez de ses vraies aspirations pour que cette grande dévote de Beugnot n'en reste pas effrayée. Il dira lui-même sous peu : J'observe depuis longtemps un bien pénible silence. Pour le tribun des Cordeliers, c'est évidemment une contrainte pénible que de ne parler jamais que sous l'angle de la Constitution, rien que de la Constitution. Et soudain, absurdement, à la veille du jour où le ministère peut-être lui va échoir, son tempérament fait tort une fois de plus à sa politique et il s'échappe — d'incompréhensible façon. On ne voit pas en effet très bien quelle raison le fait, aux Jacobins, le 4 mars, parler avec cette âpreté contre la Cour à propos, très précisément, d'un geste civique de Louis XVI. On réhabilitait les soldats de Chateauvieux qui, condamnés au bagne, après leur révolte à Nancy en 1790, venaient d'en être tirés : on s'apprêtait même à porter en triomphe ces victimes du traître Bouillé et, en attendant, on quêtait pour elles de tous côtés. Il fut annoncé au club que la famille royale avait contribué à cette quête pour la somme de 110 livres. Le président du Club déclara alors que la Société conservait dans ses fastes les sacrifices de la liste civile. C'était appuyer un peu lourdement — peut-être à dessein — sur un geste insolite des souverains. Mais brutalement Danton repoussa cette mince aumône. Est-ce par une mince aumône que le pouvoir exécutif doit expier ses fautes ? Les dons des citoyens sont les dons de la fraternité. Je dis : est-ce par une aumône que le pouvoir exécutif croit pouvoir récompenser des hommes exposés par lui aux baïonnettes du traître Bouillé ? De quel front la famille royale ose-t-elle faire une telle aumône ? Comment oseriez-vous ratifier cette insolence ? Et, encouragé par les applaudissements, excité même par les murmures, le tribun rentra dans son rôle d'aboyeur ; il continua, exagéra, dut le sentir, brava le mécontentement, criant : Je suis accoutumé à dire ma façon de penser sans aucun ménagement, ce dont au contraire il avait depuis quelques semaines semblé perdre l'habitude ; finalement il demanda qu'on rejetât l'aumône royale de la collecte. La Société ne le suivit pas : habituée à plus de ménagements, elle était scandalisée qu'un geste après tout civique, en tous cas bien mince, donnât lieu à de telles déclamations et prétexte à une telle injure. Robespierre lui-même pria qu'on passât sur la motion insolite à l'ordre du jour. Il ajouta — perfidement peut-être, car il semblait reprendre Danton en flagrant délit de rechute dans l'orléanisme — qu'il préférait l'individu que le hasard, la naissance, les circonstances lui avaient donné comme roi à tous les rois qu'on voudrait leur donner. Danton vit sa motion insultante repoussée et put mesurer au parti même qu'en tiraient immédiatement ses ennemis secrets, la lourde sottise qu'il venait de commettre. Il perdait le fruit de cinq mois de sagesse. Il paraissait de nouveau, aux yeux des gens modérés, l'énergumène sans tact, l'enragé qu'avaient connu les Cordeliers. Or huit jours ne s'étaient pas écoulés que, brusquement, sur un discours célèbre de Vergniaud, s'ouvrait la crise ministérielle dont Danton eût pu être un bénéficiaire. Narbonne, ministre agréable à la Gauche, ayant été renvoyé, la Législative avait jeté bas les ministres feuillants et, devant une situation sans précédents, le roi se décidait à accepter des mains du parti jacobin son nouveau ministère. On sait que la Constitution interdisait aux députés de recevoir un portefeuille. C'était donc parmi ses amis du dehors que le groupe jacobin de l'Assemblée allait choisir. Ces jacobins, c'étaient les futurs girondins, Vergniaud, Gensonné, Brissot surtout qui, pendant cette crise, allaient confectionner le ministère. Or depuis quelques mois, les relations entre Brissot et Danton étaient cordiales et, au grand dépit de Robespierre, la partie semblait liée entre eux. Il était naturel que, de préférence à des comparses, comme Clavière, Duranton, Roland même, qui allaient sortir ministres de ces conciliabules, Danton fût l'élu de Brissot. Effectivement on le crut ministre. On lit dans la Correspondance secrète du 19 mars : On parle pour le département de la Justice de MM. Manuel, Danton, Panis, Chauveau-Lagarde, tous jacobins. Mais avec plus d'assurance Barbaroux, fort au fait, écrivait le 20 : MM. Danton et Collot d'Herbois sont portés, le premier pour le département de l'Intérieur. Or le 22, le ministère était constitué avec Roland à l'Intérieur et, à la Justice, un obscur magistrat de Gironde, Duranton. Peut-être avait-on jugé impossible de faire agréer comme ministre à Louis XVI, si complaisant que fût le roi, l'incorrigible démagogue qui venait, quelques jours avant, de le prendre si injurieusement et si inutilement d'ailleurs à parti. Danton, par une intempérance de langue qui ne sera pas la dernière, on le pense, manquait le ministère. On ne le lui offrit point alors, comme le pense M. Mathiez. Quand, devant le Tribunal, il prétendra que Dumouriez le tâta pour le ministère, cela ne peut se rapporter qu'à la crise ministérielle du 10 juin suivant. A ce moment seulement, Dumouriez, investi un instant de la confiance du roi, après la convocation de Roland, Clavières et Servan, put être en mesure d'offrir à quelqu'un un portefeuille. Je répondis, s'écriera Danton, que je ne serais ministre qu'au bruit du canon. Je dirai de cette circonstance ce que tout à l'heure je disais de son échec aux élections législatives. Qui sait si Danton, appelé aux conseils du roi, n'eût point trouvé là une toute autre fortune. Roland se devait conduire en sot, et le roi le traitera comme tel : à ce ministre tout à la fois gourmé et médiocre, qui sait si Louis n'eût pas encore préféré ce rude, mais jovial Danton, prompt aux colères, mais aussi aux rapprochements cordiaux, et ne s'en fût pas plus longtemps accommodé. Qui sait aussi si Danton, susceptible, nous le verrons, d'attendrissement lorsqu'on le traitait avec une bonté amicale, d'amendement quand on faisait appel à son bon sens réaliste, d'énergie gouvernementale quand les circonstances l'y appelaient, ne se fût point consacré à défendre celui qu'il attaquait naguère et à fonder ce gouvernement royal révolutionnaire qui était la dernière ressource de Louis XVI aux abois. Personne, à mon avis, plus que Danton n'était capable de justifier ce que Mirabeau venait d'affirmer avec sa clairvoyance ordinaire, à savoir qu'un jacobin ministre n'est pas toujours un ministre jacobin. Quoi qu'il en soit, son échec le rejetait à l'opposition violente. Elle ne lui pouvait d'ailleurs déplaire. D'autre part, il était humain qu'il gardât rancune à Brissot et que, s'éloignant de lui, il retombât dans les bras de Robespierre, un pur que le ministère du 22 mars n'enthousiasmait guère parce que lui aussi y avait cru sa place marquée. Alors que, depuis cinq mois, Robespierre et Danton semblaient toujours prêts à se desservir, c'est naturellement Danton qui, retourné par les événements, prend brusquement parti pour son adversaire d'antan. Le 10 mai, à propos d'un incident de séance, il le défendit avec une fougue extrême : Il sera peut-être un temps, et ce temps n'est pas éloigné, où il faudra tonner contre ceux qui attaquent, depuis trois mois — le mot paraît atteindre Brissot —, une vertu consacrée par toute la Révolution, une vertu que ses ennemis d'autrefois avaient bien traitée d'entêtement et d'âpreté, mais que jamais ils n'avaient calomniée comme ceux d'aujourd'hui. Danton, comme toujours, dépassait la mesure : Robespierre lui-même, si chatouillé qu'il pût être, en dut rester abasourdi. Mais c'est que, manifestement exaspéré, le tribun ne se possédait plus et l'on était loin du discours modéré du 20 janvier. Le 19 avril déjà, l'Hôtel de Ville avait été le théâtre d'incidents déplorables où il avait failli laissé sa place de substitut. Manuel ayant demandé l'enlèvement des bustes de Bailly et de La Fayette qui ornaient la maison municipale, Danton, de son organe dominant, essaya vainement de prêter son aide au procureur et aux Jacobins formant la minorité tapageuse du Conseil en majorité fayettiste. Pour la première fois peut-être, l'organe dominant eut tort et Stentor fut proprement réduit au silence. Et quand, quittant brusquement le fauteuil de substitut, il se dirigea, furieux, vers la porte, il fut, disait-on le lendemain, conspué. Il fut même dit aux Jacobins qu'il avait failli être assommé. Des gendarmes, rapportait-on, s'étaient joints assez brutalement aux conseillers pour conspuer le substitut. On crut qu'il y laisserait sinon sa tête, du moins sa place. Il la garda, mais dès lors, Pétion, Manuel et Danton se trouvèrent constitués en trio ennemi en face du Conseil général, et il est possible que, dès cette époque, le substitut englobât dans la même réprobation la Cour qui ne l'avait pas fait ministre, et le conseil fayettiste qui le conspuait. Le 10 août devait — avant peu — lui permettre de les confondre en une même exécution. Envers la Cour, son attitude devenait tout de suite étrangement menaçante. Les ministres patriotes ayant été congédiés, Danton en cette conjoncture parut le plus violent. Le 13 juin, aux Jacobins, il s'écriait, avec un geste significatif : Je prends l'engagement de porter la Terreur dans une Cour perverse, et le 14, rendu à son rôle d'extrémiste, il attaquait avec une violence inouïe la reine Marie-Antoinette que le roi serait forcé de répudier et de renvoyer à Vienne. Enfin, le 18 juin, La Fayette ayant adressé à l'Assemblée la fameuse lettre où il la rappelait au loyalisme, Danton se surpassa en violence. Tout ce qu'il gardait de haine au général explosait : il fallait qu'on destituât ce traître de son commandement aux frontières. Et soudain, il demanda que, sur l'heure, les sections se réunissent et nommassent des députés à la tête desquels on irait réclamer, à la barre de l'Assemblée, la révocation de La Fayette. Il fallait donc se porter dans les sections. Peut-être en ce moment, s'ébauchait dans sa tête la grande pensée qui va présider au coup d'État du 10 août : pas d'émeute inconsidérée ; une coalition des sections qui, dirigée d'abord contre La Fayette, pourrait, après cet essai, être utilisée contre le Conseil de la Commune et le trône lui-même. L'émeute du 20 juin dut, partant, le contrarier vivement. Il n'y prit aucune part. Dans son esprit, il fallait préparer la révolution avant que de la tenter. Et dès lors, il allait y travailler avec l'appui de ces sections que, le 18 juin, il appelait à la rescousse contre La Fayette. Ses yeux se portaient plus haut que cet eunuque de la Révolution. Le 6 juillet, Governor Morris écrit : Danton a dit publiquement aujourd'hui, au sujet des citoyens de la Cour, que l'on s'en débarrasserait le 14. C'était ne se tromper que de vingt-sept jours. Ces vingt-sept jours firent de Danton un personnage de premier plan. Le 14 juillet 1792, il est encore un meneur de rue, un agent de la Révolution, nullement un de ses chefs. Le 11 août 1792, Danton, garde des sceaux, à la tête, dans une certaine mesure, du pouvoir exécutif, demain premier élu de Paris à la Convention, après-demain membre influent du Comité de Salut public, est devenu l'un des grands hommes de la Révolution. C'est qu'entre le 14 juillet et le 11 août, le trône, huit fois séculaire, est tombé et que Danton passe pour l'avoir abattu. Billaud-Varennes qui, de très près, vit alors l'homme à l'œuvre, aurait, à la fin de sa vie, déclaré : Danton a fait le 10 août. Garat, qui succédera à Danton au ministère, a un mot peut-être plus juste parce que moins lapidaire : Danton a arrangé le 10 août. Ce fut l'opinion générale : Morris écrivant à Jefferson, peu après, montrera Danton au premier plan des événements ; l'Anglais Moore écrira, quelques mois après : tout avait été arrangé par une faction dont on regarde Danton comme le chef. Pour le Dr Robinet, bien entendu, il a tout fait, et si pour M. Mathiez, il n'a pas fait grand'chose, M. Aulard pense qu'il incarna l'esprit du peuple qui allait faire le 10 août. Peut-être faut-il, cette fois, s'en rapporter au principal intéressé. Devant le Tribunal, Danton dira : J'ai préparé le 10 août. La formule me paraît heureuse. Il a doublement préparé le 10 août : d'abord, pendant les trois semaines précédentes, en donnant le branle au mouvement sectionnaire qui visait à la déchéance, ensuite, dans la nuit du 9 au 10 août, en opérant le coup d'État municipal qui, en désorganisant la défense des Tuileries, les livra. Aussi bien, comment expliquer que l'Assemblée Législative qui ne l'aimait guère lui ait, le 11, confié d'un seul élan le pouvoir, s'il n'avait été, dans l'esprit de tous, le principal auteur de l'événement. Nous ne prétendons point récrire ici l'histoire de cette campagne. Mais il importe de rappeler quel en fut le plan et comment elle réussit. La journée du 20 juin avait amené en faveur du trône une très visible réaction. De vives protestations s'étaient élevées même des milieux patriotes contre une émeute ignoble qui avait sali les Tuileries de ses sanies. La royauté avait semblé, le lendemain, plus forte que devant. Le Directoire du département de Paris avait lui-même excité le roi à la répression et, le 7 juillet, avait suspendu Pétion et Manuel rendus responsables — à bon droit — des désordres inouïs qui avaient pu, une journée entière, se donner carrière. Le 12, le roi avait confirmé cette suspension. De ce fait, le nombre était augmenté des obstacles qui, maintenant, se dressaient entre le trône et les meneurs de la seconde révolution. Ces obstacles étaient de diverses sortes. Les départements d'abord : à l'occasion des exécrables événements du 20, ils avaient manifesté avec un zèle insolite leur loyalisme indigné. Si menée qu'elle parût être par les brissotins, l'Assemblée, influencée par cette opinion provinciale, couvrait le geste contre-révolutionnaire de La Fayette accouru à Paris pour venger le roi. La Gauche elle-même de l'Assemblée, ne désirant que le rappel des ministres congédiés, ses clients, offrait, moyennant ce rappel, de sauver le trône et négociait secrètement avec le Château. Le Directoire du département de Paris se montrait nettement hostile à la canaille et même à ses hauts complices, et venait de le montrer aux dépens de Pétion. Le Conseil général de la Commune qui, la veille, conspuait Manuel et Danton, était en grande majorité constitutionnel et modéré. Enfin lés chefs de la Garde nationale, encore imbus de l'esprit fayettiste, étaient fort résolus — fût-ce en faisant partir les fusils — à défendre le roi. Telle était la situation le 14 juillet. Elle ne paraît pas avoir effrayé Danton. Il fallait tout simplement savoir paralyser toutes ces oppositions, les tourner ou les briser. La Province, elle, avait un tort : elle n'était pas là. On lui imposerait le fait accompli ; il suffirait que le coup fût promptement asséné. L'Assemblée, on l'intimiderait en faisant agir les sections. Le Directoire, on le discréditerait. La Commune, on la changerait révolutionnairement et, ayant barre sur l'état-major de la Garde nationale, la nouvelle Commune se chargerait d'en désorganiser l'action par quelques mesures rapides. Alors les fédérés bretons et marseillais qu'on avait, sous un prétexte patriotique, appelés à Paris, seraient — avec les tapedurs des faubourgs — jetés contre les Tuileries ainsi isolées. Une condition essentielle était qu'on eût la Mairie. Pétion ayant fait le 20 juin ses preuves d'inertie volontaire, on entendait garder ce Ponce Pilate. Le 13 juillet, Pétion, suspendu, s'étant rendu au Conseil général et lui ayant communiqué l'arrêté qui le frappait, Danton tenta immédiatement un grand coup : se levant, il protesta : La loi du peuple était la seule qu'il reconnût et invoquât : il engageait les amis de Pétion à le suivre à l'Assemblée nationale. Le Conseil modéré se garda d'en rien faire. Pétion sortit, blême de fureur, mais Danton, comptant sur la rue, le suivit, lui, et sur les marches de l'Hôtel de Ville, pendant que le maire montait dans son carrosse, le substitut cria devant la foule : Non ! Non ! vertueux Pétion, le peuple vous soutiendra ! Peuple, on veut vous ravir votre ami ! La rue ne parut point s'émouvoir ; mais le lendemain, les meneurs donnant la note, le peuple criait : Pétion ou la mort ! et c'est par ces cris que, le 14, la famille royale et l'Assemblée furent accueillies au Champ-de-Mars, où se commémorait l'anniversaire du 14 juillet 1789. L'Assemblée fut impressionnée. Elle venait, le 11, devant l'imminence de l'invasion étrangère, de proclamer la Patrie en danger. Il lui fallait l'appui du peuple de Paris qu'on conviait à s'enrôler. Il semblait expédient de lui rendre son maire patriote. Le 16 juillet, par un véritable abus de pouvoir, l'Assemblée rétablit Pétion dans ses fonctions, et le roi, intimidé, laissa faire. Danton avait gain de cause : il pouvait compter sur la complicité de la mairie. Il fallait maintenant que les sections jouassent leur rôle. On était loin de l'époque où, organisées par Bailly, elles se résignaient à scrutiner en paix et, les scrutins clos, à se séparer. Depuis des semaines, les sections s'assemblaient, à l'imitation de celle du Théâtre-Français que l'esprit cordelier avait complètement reconquise. Le premier, Danton, avait, on s'en souvient, le 18 juin, lancé l'idée d'une réunion des sections pour délibérer sur le cas de La Fayette. Or, le 17 juillet, un arrêté signé de Pétion établissait à l'Hôtel de Ville un bureau central de correspondance entre les 48 sections. Dès le 20, convoqués par un des substituts — probablement Danton —, les 48 délégués s'étaient effectivement assemblés et avaient projeté une adresse à l'armée — simple répétition générale, si j'ose dire. Maintenant on avait l'instrument avec quoi faire pièce à la Commune fayettiste — et à l'Assemblée législative, au besoin. Aussitôt les fins se dévoilèrent auxquelles tendaient les meneurs. La section de la Fontaine de Grenelle ayant, le 28, pris une délibération tendant — tout simplement — à demander à l'Assemblée Législative de voter la déchéance du roi, le maire convoqua de nouveau les délégués : ils chargèrent M.-J. Chénier, bon cordelier, de rédiger un vœu conforme que le maire porterait le 26 août à la barre de l'Assemblée. Le 31, la section de Mauconseil prit un arrêté plus révolutionnaire encore : elle déclarait ne plus reconnaître Louis XVI comme roi et sommait l'Assemblée d'agir de même. Celle-ci ayant, au contraire, annulé — ce fut son dernier effort de loyalisme — l'audacieux arrêté, les sections semblèrent soudain ébranlées. Quatorze seulement adhérèrent à l'arrêté de Mauconseil : le reste se prononça contre ou s'abstint. C'était un à-coup : c'est que, composées des citoyens actifs, bourgeois rentés, la majorité d'entre elles se ressaisissaient. Elles ne se laisseraient plus entraîner aux résolutions extrêmes. Peut-être Danton avait-il prévu le fait. Le 31, sous sa signature de président, la section du Théâtre-Français avait publié une prodigieuse déclaration. La Patrie étant en danger et tous les citoyens étant appelés à la défendre, tous devaient être autorisés à délibérer dans les sections. En conséquence, la section appelait à elle tous les citoyens domiciliés dans l'étendue de sa circonscription. Les autres sections suivraient peut-être. Elles suivirent : sans prendre de pareils arrêtés, la plupart admirent pêle-mêle, de ce jour, tous les citoyens. Ainsi les bourgeois seraient noyés. Ce fut le premier pas vers l'illégalité et le premier des coups d'État, petits et grands, dont est faite la révolution du 10 août. Ainsi modifiées, les sections étaient prêtes à envoyer, au premier signal, à l'Hôtel de Ville les députés qui révolutionnairement remplaceraient la Commune régulière. Un des éléments de la révolution était ainsi préparé. La seconde condition du succès était la désorganisation de l'état-major de la Garde nationale. C'est encore le Théâtre-Français qui, le 4 août, allait tout simplement en demander la suppression : les seuls officiers supérieurs de la garde seraient les 48 commandants de section ; nul chef de la garde ne pourrait exécuter un ordre sans le mandement exprès de l'autorité civile — lisons municipale. Une dernière requête prouvait à quel point on avait en vue une journée. Un parc d'artillerie était installé au Pont Neuf, seule voie par laquelle les Cordeliers — et les Marseillais que, nous l'allons voir, ils hébergeaient — pouvaient marcher sur les, Tuileries : le Théâtre-Français demandait que le service de. ce parc fût fait par sa section. Pendant qu'on essayait ainsi de prévenir la défense, on organisait l'attaque. Les fédérés arrivaient de toutes parts. C'était encore Danton qui, le 13 juillet, aux Jacobins, dans, un discours violent, les avait engagés à rester à Paris devaient jurer de ne se séparer que lorsque les traîtres — c'étaient les souverains — seraient punis par la loi ou auraient passé à l'étranger. Avant tout, on comptait sur les Marseillais. Ils étaient arrivés le 30. Danton les voulait sous sa main ; Panis, bon Cordelier, qui, à l'Hôtel de Ville, s'était chargé des relations avec les fédérés, renvoya donc les Marseillais du faubourg Poissonnière au couvent des Cordeliers. Danton lui-même, nous dit Chaumette, les alla chercher et les installa dans son petit empire dans la nuit du 4 au 5 août. On avait la troupe d'attaque. Enfin il fallait que, le mouvement déclenché, on ne rencontrât aucune opposition sur les bancs de l'Assemblée et que la Gauche fût tout au moins résignée à sanctionner la journée. Fabre parlera d'un dîner où, peu avant le 10 août, Danton aurait réuni un certain nombre de brissotins et les eût adjuré de se rallier d'avance au mouvement populaire. La révolution était prête. A quoi devait-elle aboutir ? Danton avait-il en vue maintenant l'établissement dé la république ? Bien des témoignages permettent de penser qu'il poursuivait beaucoup plus certainement son idée d'une monarchie révolutionnaire. Prudhomme aurait en effet reçu, dans les derniers jours de juillet, la visite de Danton, de Camille et de Fabre qui venaient réclamer l'appui des Révolutions de Paris. Que mettrez-vous à la place de Louis XVI ? questionna le journaliste. — Le duc d'Orléans, répondit Desmoulins — ce que confirme Barbaroux. En fait, un rapport de police, conservé aux Archives et dont je m'étonne qu'on n'ait pas encore fait état, signalait aux ministres, le 8 août, les entreprises factieuses s'élaborant et ajoutait : On n'a plus de doute que le duc d'Orléans en soit le chef principal. Ce rapport de l'agent Goret dénonçait assez exactement les efforts de la faction. Le duc d'Orléans avait fait travailler les sections et inspiré les tentatives faites pour dissoudre les compagnies de grenadiers et de chasseurs de la garde, plus loyalistes que les canonniers. Il est beaucoup à craindre pour jeudi prochain.... C'est le sieur Danton qui endoctrine ceux-ci aux Cordeliers. La Cour était donc prévenue. Chose curieuse, s'il faut en croire La Fayette, ce nom même de Danton, loin de l'alarmer, la rassurait. La reine, prétend-il, à la veille du 10 août encore, pensait pouvoir compter sur Danton. Il est de fait que Malouet et Morris sont d'accord pour dire que la famille royale, complètement leurrée, croyait tenir un certain nombre de Cordeliers. Nous sommes tranquilles, aurait dit Mme Élisabeth, la veille de la journée, nous pouvons compter sur M. Danton. Quelle que soit la créance qu'on peut accorder à ces témoignages — j'avoue que la mienne est assez petite —, il semble que Danton fût, d'une façon ou de l'autre, parvenu à endormir la Cour pendant qu'il préparait l'émeute. Et ainsi tout était prêt vers le 3 ou le 4 août. Les sections, livrées au populaire, attendaient le signal pour nommer en quelques minutes une Commune insurrectionnelle. Les fédérés, principalement les Marseillais, sous la main des Cordeliers, recevaient des cartouches. Les députés sondés semblaient prêts à tout sanctionner et la Cour, prévenue cependant, semblait endormie. Or, en tout cela, nous avons vu la main de Danton. Il avait, comme il s'en vantera, préparé savamment sa journée. Quelle ne dut pas être la stupéfaction de ses amis cordeliers quand, le 5 août probablement, ils apprirent qu'il avait quitté Paris pour Arcis. La vie de cet homme est remplie de ces coups de tête, — coups de cœur serait ici mieux dire. Si préparée qu'elle fût, la journée serait périlleuse. Danton y jouerait son va-tout : pendant la bataille, des dangers sans nombre — et si finalement il échoue, la corde. Je fus à Arcis, dira-t-il, parce que Danton est bon fils, passer trois jours, faire mes adieux à ma mère et régler mes affaires. Il y a des témoins. Les témoins sont toujours là. Ce sont les feuillets d'un acte notarié passé le 6 août devant M. Finot, notaire. Le 15 avril déjà, le fils a fait donation à la mère d'une rente viagère de 600 livres, payable par semestre, 400 francs étant réversibles sur Jean Recordain, son beau-père. Telle largesse ne lui a point, à la réflexion, paru suffisante. Le 6 août, Georges-Jacques Danton, évadé de Paris, assure à sa mère devant notaire un logement, sa vie durant, dans la maison de la place des Ponts récemment acquise. Voulant donner à sa mère des preuves des sentiments de respect et de tendresse qu'il a toujours eus pour elle..., lit-on au début de l'acte. Il paraît bien en effet que ce fût une sorte de sentiment de tendresse irrésistible qui le précipita, le 5 août, vers Arcis. Et puis il voulait revoir sa ville encore une fois, le clocher de Saint-Étienne, la rivière cascadant près des moulins, l'avenue des Soupirs, son petit domaine. Tandis qu'à Paris le sol brûlait et que les pavés semblaient se soulever, qu'un vent de révolte grondait, soudain changé en cyclone par l'apparition du manifeste de Brunswick et que, sous le soleil d'août, la ville, comme une grande chaudière, bouillait près d'exploser, le grand meneur semblait tout oublier entre sa vieille mère et son beau-père, dans le jardin ombreux où le berçait la chanson de l'Aube. Le 8, il dut recevoir un rappel : Robespierre prétendra même qu'il le fallût presser. En tout cas, le 9, au matin, il était à Paris et aussitôt était repris par l'action. On m'a revu solide, s'écriera-t-il au Tribunal. On sait quelle fut la marche de la révolution du 10 août. Le 9 au soir, de huit à neuf heures, les sections sur un mot d'ordre s'assemblent tumultueusement et, suivant le scénario écrit depuis huit jours, élisent, de la façon la plus irrégulière et la plus bruyante, les commissaires qui, au moment où se met à sonner la cloche des Cordeliers, partent de tous les points de Paris pour courir vers l'Hôtel de Ville. Il est important qu'au Conseil général loyaliste se substitue, par la force, un Conseil général révolutionnaire. Celui-ci, s'étant imposé, destituerait Mandat, commandant la garde nationale qui a, dans la journée, obtenu de la Cour l'autorisation d'organiser, contre une émeute possible, probable, le secteur des Tuileries. Au bruit du tocsin, le Conseil général légal, lui aussi, s'est réuni à l'Hôtel de Ville. Il a convoqué Pétion, et, en attendant le maire qui met une visible mauvaise grâce à venir, a pris sur lui de donner à Mandat l'ordre réclamé par lui de battre la générale, d'assembler la garde nationale et d'organiser la défense du Château où il a entraîné Pétion, enfin arrivé. Mais alors on voit surgir à l'Hôtel de Ville de terribles figures : ce sont les élus des sections qui se proclament la nouvelle Commune ; le Conseil général continuant à siéger, les commissaires des sections, gens à la mode de Danton, s'installent tumultueusement dans la salle voisine d'où la Commune régulière, concession qui perd tout, n'ose les faire expulser. Peu à peu, elle se laisse impressionner par le tapage furieux de ses voisins ; ils lui envoient des députations ; avant de les sommer cyniquement de déguerpir, les nouveaux venus veulent arracher à ces ci-devant mandataires un dernier geste : il faut qu'ils appellent à l'Hôtel de Ville le traître Mandat en train de préparer le massacre du peuple de connivence avec la Cour. Ce Mandat rappelé, les nouveaux élus du peuple se chargent de le supprimer, fût-ce, on le verra, par les moyens violents. Et le Château sera livré. La Commune légale se défend faiblement, se défend encore. A ce moment — il est une heure et demie — grand tapage : Danton apparaît dans la salle où siègent les commissaires. Danton ! — Danton, le point de ralliement ! s'écriait à cette heure Mme Robert. Le chef était là — et tout allait marcher. Il n'avait voulu paraître que lorsque les commissaires seraient en nombre, et il avait bien calculé ; il arrivait au moment où la résistance du Conseil général régulier n'attendait qu'une poussée pour céder. Mais c'était lui qui, des Cordeliers déjà, avait donné le signal. Le récit très bref qu'il fera de cette nuit tragique au Tribunal ne nous donnerait que les renseignements essentiels. Heureusement, tout près de lui, ne perdant pas de vue un seul de ses gestes, Lucile Desmoulins écrivait son journal que Danton remplit. Par elle — et dans quel style naturel, haché d'exclamations et de cris de terreur, est rédigé ce récit exact comme un procès-verbal, poignant comme une scène de drame ! — nous connaissons les plus petits détails de cette nuit historique, aperçus du foyer même de l'homme. Les Mémoires de Chaumette et de Fournier, autres acteurs du quartier, complètent son témoignage. L'après-midi avait été chaude et la nuit s'annonçait belle. Depuis huit jours, le quartier avait la fièvre et cette fièvre éclatait : des meneurs, qui, du club à la section, s'agitaient, aux petites bourgeoises cordelières, chacun avait ses nerfs. Tout à l'heure, le cordelier Fournier criera, au paroxysme de la violence, qu'il faut aller sur-le-champ couper six cents têtes des conspirateurs réfugiés dans le repaire royal et les porter à l'Assemblée en disant : Voilà vos chefs-d'œuvre, législateurs. Chaumette a de la peine à maîtriser l'Américain ; patience ! on ira aux Tuileries, mais le lendemain matin ; c'est le mot d'ordre de Danton. La section — la première de toutes — ne s'en déclare pas moins par un arrêté en insurrection, le proclame dans une affiche, en informe les autres sections. A cette heure-là, les Desmoulins offraient à dîner on fêtait les Marseillais et l'on s'amusa assez. Le dîner fini, le ménage, congédiant ses hôtes — on allait tailler aux Marseillais bonne besogne pour le lendemain matin —, sortit de la maison de la place du Théâtre-Français pour se rendre chez Danton. Là l'énervement était extrême aussi : chez Gabrielle Danton, personne au cœur tendre, cet énervement se traduisait par les larmes sans fin : Elle pleurait, et son petit Antoine avait l'air hébété. Quant à Danton, il était, à son ordinaire, fort résolu, mais fiévreux. Lucile ne semble pas avoir apporté la paix dans cet intérieur troublé : chez elle les nerfs se manifestaient, ce soir-là, par des rires de folle. Les Danton paraissant encore en proie à quelques doutes sur le succès de l'affaire, elle les rassurait sans qu'elle fût d'ailleurs du tout sûre du triomphe, mais toujours en riant, ce qui, à la longue, irrita Gabrielle Danton. Peut-on rire ainsi ! finit-elle par s'écrier. Lucile redevint grave. Hélas, répondit-elle, cela me présage que je verserai bien des larmes peut-être ce soir. Cette enfant, jetée dans la politique, se sentait horriblement surexcitée : déjà les larmes la gagnaient. Et pour faire diversion, on alla reconduire chez elle, de l'autre côté de l'eau, la bonne Mme Charpentier. Les deux cordelières regagnèrent tard la cour du Commerce. Chez Danton, elles trouvèrent grande réunion : la petite Mme Robert-Kéralio, républicaine frémissante, n'avait point les peurs d'une Lucile Desmoulins, d'une Gabrielle Danton. Elle aspirait surtout à ce que l'affaire ne manquât point : elle rêvait d'y trouver, avec la République, une bonne place pour son gros mari. Elle assiégeait Danton et avait dû recevoir ses confidences ; car à la question que Lucile fit anxieusement au tribun : Sonnera-t-on le tocsin ? ce fut Mme Robert qui, importante, répondit : Oui, ce sera pour ce soir. Danton était agité, mais ne disait rien. Quel intérêt de voir — à travers le récit de Lucile — l'homme au moment où, dans la fièvre, le tribun passe à l'action, où le petit bourgeois d'Arcis va donner le signal de la chute du trône. Desmoulins entra brusquement, un fusil à la main, avec Fréron ; Lucile en fut si saisie qu'elle courut à l'alcôve des Danton cacher ses larmes : puis elle prit à part son Camille, n'en pouvant plus, disant ses appréhensions affreuses. Il la rassura. Soudain, Danton se leva : il allait donner le signal ; il fallait que la cloche des Cordeliers apprît au quartier d'abord et à Paris ensuite que l'heure était venue. Desmoulins et Fréron le suivirent. Il se rendit aux bureaux de la section, tout voisins. Il y reçut encore la visite de Clavière ; l'ex-ministre patriote, venait, au nom du Conseil général, prêcher peut-être au tribun la modération. Celui-ci répondit, assurait-il, par le trop tard des révolutions commençantes. Il ordonna qu'on sonnât, puis il alla se jeter sur son lit comme un soldat, dira-t-il, avec ordre de m'avertir. Lucile confirme le détail. Tandis qu'elle soupirait aux côtés de Gabrielle Danton, elles virent, en effet, rentrer leur héros. Il se coucha, et, sans cesse dérangé par les appels des amis, leur opposait un air peu empressé. Et tout à coup, dans l'appartement de la cour du Commerce, par les fenêtres ouvertes, on entendit le tocsin : sur l'ordre de l'homme qui, harassé, dormait maintenant, la grosse cloche des Cordeliers laissait tomber ses lourdes notes, tandis qu'immédiatement le clocher de Saint-André-des-Arcs, tout voisin, se mettait de la partie. Et voici que, de tous les clochers, partait bientôt l'appel à l'insurrection. Le tocsin sonna, il sonna longtemps, dit Lucile, et elle, baignée de larmes, à genoux devant la fenêtre, cachée dans son mouchoir, elle écoutait le son de cette fatale cloche. Le tribun, qui était ressorti, rentra encore : aux questions inquiètes de Mme Robert, il répondait vaguement. L'heure ne lui paraissait probablement pas encore propice pour se rendre à l'Hôtel de Ville, et de nouveau il fut se jeter sur son lit. Mme Robert, gagnée par l'émotion de ses compagnes, devenait tragique : elle montrait Danton et criait : Ce Danton !... Si mon mari périt, je suis femme à le poignarder. Alors Camille revint de la section : lui aussi était harassé : il s'endormit sur l'épaule de Lucile, tandis que, dans la rue, les tambours battaient au milieu du tumulte et des appels. Les deux hommes enfin se réveillèrent : ils partirent. Danton avait jugé le moment venu d'aller à l'Hôtel de Ville faire la grande besogne. Les femmes parurent dans le désespoir. Lucile ne se possédait plus. Je n'en puis plus, écrit-elle sur son journal, Camille, mon pauvre Camille, que vas-tu devenir ? Je n'ai pas la force de respirer. C'est cette nuit, la nuit fatale. Et soudain une prière troublée : Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi ! Ainsi, pendant que, de son pas pesant et résolu, Danton, le long des rues étroites, court à l'Hôtel de Ville, — chose imprévue — une prière à Dieu l'accompagne. Tout était bruit dans la maison commune. Les commissaires de sections étaient exaspérés : Mandat, prenant complètement au sérieux son rôle de général de la résistance, avait non seulement essayé — chose fort peu commode — de mettre un peu d'ordre parmi les défenseurs, malheureusement fort bigarrés, du Château ; mais il avait même entendu empêcher l'émeute de parvenir jusqu'aux Tuileries. Ce qui causait le plus de souci aux meneurs, C'était le fameux poste du Pont Neuf dont j'ai déjà parlé. Mandat avait donné l'ordre de faire mettre en batterie des canons — ce qui avait pour résultat de couper les Tuileries de la rive gauche où Cordeliers et Marseillais prenaient les armes. A peine avait-on appris la nouvelle, que les commissaires, en nombre maintenant à l'Hôtel de Ville, avaient crié à la trahison. Que Mandat fortifiât les Tuileries, c'était l'indice de sa défiance insultante pour le peuple généreux ; mais qu'il fît mettre, au Pont Neuf, des canons en batterie, quelle évidente preuve qu'il voulait concourir à la répression sanglante que préparaient le tyran et ses séides ! Le Conseil général se laissait décidément impressionner. Danton, aussitôt arrivé, se rendit dans la salle où celui-ci délibérait, puis à la salle des commissaires, manifestement résolu, lui substitut au procureur, à investir ceux-ci d'une légitimité officielle. Le Conseil, intimidé par cette attitude, était mûr pour les capitulations. Sous la pression de Danton, il décida d'annuler les ordres de Mandat relatifs à la batterie du Pont Neuf, puis — c'était surtout cela qu'on voulait de sommer le commandant, alors aux Tuileries, de se venir expliquer à l'Hôtel de Ville. C'était un traquenard : l'ordre dut atteindre le commandant aux Tuileries vers 5 heures ; il décida d'abord qu'il y resterait ; mais sur le conseil de Rœderer, procureur général syndic du département, il partit pour l'Hôtel de Ville. A peine était-il arrivé au bureau de l'état-major de la garde nationale, qu'il y vit entrer un furieux. C'était Danton, accompagné d'un certain nombre de commissaires, tous l'injure à la bouche. Le tribun somma le soldat, au nom du peuple, de le suivre à l'instant même à la Commune — Danton entendait déjà parler de l'insurrectionnelle — pour y rendre compte de sa conduite. Le commandant répondit qu'il n'avait point d'ordres à recevoir de cette pseudo Commune et qu'il ne devait compte de sa conduite qu'à celle composée d'honnêtes gens. A ce mot, Danton lui sauta littéralement à la gorge : Traître, lui criait-il, elle te forcera bien à lui obéir, cette Commune, qui sauvera le peuple que tu trahis et contre lequel tu conspires avec le tyran. Tremble ! ton crime est découvert et bientôt tes infâmes complices et toi en recevrez le prix. Mandat, cependant, gagna la salle où siégeaient les honnêtes gens, devant lesquels il se disculpa facilement. Mais à peine avait-il fini, qu'il fut entraîné devant la Commune insurrectionnelle qui, de plus en plus, prenait figure d'assemblée officielle grâce à la présence dans son sein du procureur et du substitut — c'étaient les seules autorités, car le maire, Pétion, s'était lâchement consigné dans sa mairie du quai des Orfèvres —. Les commissaires alors prennent un arrêté révoquant le traître et nommant à sa place Santerre, le Santerre du faubourg Saint-Antoine — un ami sûr. Mais ce n'est pas assez : Mandat continue à être interrogé, pressé, bousculé, convaincu de mille trahisons. Et on ordonne que ce misérable traître sera détenu à la prison de l'Hôtel de Ville. C'est alors que, forts de leur impunité, grisés par ces premiers gestes d'autocrates, les commissaires jettent le masque. L'assemblée des commissaires de la majorité des sections, réunis avec pleins pouvoirs de sauver la chose publique, a arrêté, que la première mesure que le salut public exigeait, était de s'emparer de tous les pouvoirs que la Commune avait délégués... que le Conseil général de la Commune serait suspendu. En réalité, on supprime le Conseil général, pour en usurper les fonctions. Le Conseil général faisant mine de résister, les commissaires envahissent la salle : Lorsque le peuple se met en état d'insurrection, crie-t-on, il retire tous les pouvoirs pour les reprendre — et le Conseil général se dissout enfin. Alors la nouvelle Commune décide que Mandat, interné à l'Hôtel de Ville, sera transféré à l'abbaye pour sa plus grande sûreté. Le malheureux, arraché de l'Hôtel de Ville, n'a pas fait, trois pas, que, sur les premières marches de l'escalier, il tombe, la tête fracassée d'un coup de pistolet. Danton a dit, comme une des preuves de sa participation active au Dix août : J'ai fait l'arrêt de mort de Mandat. Il est clair qu'à ses yeux cette mort ou plutôt la destitution qui l'avait précédée était l'acte décisif qui, en désorganisant la défense, avait livré les Tuileries au peuple et ainsi assuré le succès de la journée. Je crois qu'il a vu juste. Cette révocation perdait le roi. Seul Mandat pouvait, tant bien que mal, maintenir par sa présence aux Tuileries l'union entre les défenseurs du Château — anciens gardes du corps accourus, Suisses appelés à la hâte, gardes nationaux en partie prêts à trahir. Lorsque les premières bandes — particulièrement les Marseillais que rien n'arrêtait plus au Pont Neuf — commencèrent à déferler contre les Tuileries, il ne leur sera pas difficile de pénétrer dans les cours : les canonniers 'livreront la porte, et le roi, découragé, s'acheminera vers l'Assemblée, abandonnant le Château, se livrant lui-même en attendant que l'Assemblée, après l'avoir suspendu, le livrât à la nouvelle Commune. Tout cela fut la conséquence du geste qui, avec un merveilleux à-propos, atteignit en pleins préparatifs de combat, le seul homme qui voulût et pût défendre le Château. C'est ce que sous-entendait Danton, quand il disait orgueilleusement : J'ai fait l'arrêt de mort de Mandat. Après cela, il se pouvait reposer. Il est très invraisemblable qu'il ait été, quoi qu'on en ait dit, de l'attaque du Château. Un mot mal compris de Fabre a seul permis de l'affirmer. Il avait — en me plaçant au point de vue révolutionnaire — mieux à faire que de tirer des coups de fusil sur le Carrousel. Il avait à soutenir dans ses premiers pas la nouvelle Commune. C'est, à coup sûr, sous l'inspiration de Danton, en permanence à l'Hôtel de Ville où il annihilait le maire lui-même, que cette Commune réclamait de l'Assemblée qu'elle convoquât sans tarder une Convention, et qu'en attendant, elle prononçât la déchéance de Louis. Tout ce que put faire l'Assemblée fut de refuser la déchéance, en prononçant la suspension du roi ; mais de l'Hôtel de Ville partirent, toute cette journée du 10, des messages dont le style impérieux prouvait assez que le pouvoir était là. Cependant, à la chute du jour, Danton, harassé, avait dû regagner la cour du Commerce et son lit. Il y dormait, lorsqu'à trois heures du matin, il fut brusquement réveillé. Camille et Fabre étaient là qui le secouaient. Tu es ministre, dirent-ils. Fabre qui, n'étant poète qu'à ses heures, sera toujours grand profiteur, entendait capter la source avant que d'autres y vinssent puiser : Il faut, dit-il, que tu me fasses secrétaire du sceau. — Et moi, dit Camille, un de tes secrétaires. Lui, à moitié endormi, les regardait étonné. Vous êtes bien sûrs que je suis nommé ministre ? — Mais oui, mais oui ! criaient-ils impatientés. Alors il se leva pour aller prendre ses nouvelles fonctions — les sceaux de France, — auxquelles le portait un boulet de canon. Il était bien plus que ministre : l'Assemblée, ayant décrété de nommer un Conseil exécutif, composé de Ministres élus par elle, avait en outre décidé qu'une place prépondérante y serait faite à son premier élu. Puis, par 222 voix sur 285 votants, elle avait nommé, le premier, Danton, ministre de la Justice. L'artisan de cette nomination, s'il faut l'en croire lui-même, eût été Fabre. Il avait abordé Brissot qui, depuis des semaines, passait pour un adversaire de Danton. Des patriotes veulent porter Danton au ministère, lui avait dit le poète ; vous opposerez-vous à sa nomination ? — Non, avait répondu l'autre ; au contraire, ce doit être le sceau de notre réconciliation. Condorcet, d'ailleurs — qui était une manière d'oracle — avait tout haut donné sa voix au tribun : il fallait, disait-il, un homme qui eût la confiance de ce peuple dont les agitateurs venaient de renverser le trône. On espérait que, par son ascendant, il pourrait contenir les instruments très méprisables d'une révolution utile, glorieuse et nécessaire. En un mot, on le nomma pour satisfaire l'émeute et la maîtriser au besoin. Et c'est ainsi que, quelques heures après, Danton, ayant prêté serment à la tribune, s'installait place Vendôme et que Desmoulins qui, avec Fabre, y accompagnait son ami, pouvait écrire à son père cette phrase d'une si délicieuse naïveté : La cause de la Liberté a triomphé. Me voilà logé au palais des Maupeou et des Lamoignon ! — Ce pauvre Camille ! disait naguère Mirabeau, en haussant les épaules. Ce n'étaient pas, ainsi que le croyait Fabre, des combinaisons de couloir qui avaient porté Danton, au palais des Maupeou et des Lamoignon. Il était, suivant le mot juste de Camille, ministre de la Justice par la grâce du canon. Un des députés de la Droite écrit : Danton fut nommé ministre ou plutôt il s'y élança. De la Droite à la Gauche, les députés s'étaient inclinés devant le Destin. Ils avaient simplement reconnu, le soir du 10 août, dans Danton l'homme qui, ayant vaincu, s'imposait à la victoire. |