JUILLET 1789 — LE DISTRICT DES CORDELIERS — LA LUTTE AVEC L'HÔTEL DE VILLE — ATTAQUES CONTRE DANTON — IL EST ÉLU AU CONSEIL DE LA COMMUNE L'AFFAIRE MARAT — COMMENT ELLE DEVIENT L'AFFAIRE DANTON — VICTOIRE FINALE — PROFIT QU'EN TIRE DANTON.LE 13 juillet 1789 au soir, l'avocat Lavaux entra au couvent des Cordeliers, centre d'un des nouveaux districts de Paris. Debout sur une table, un orateur, d'une voix frénétique, appelait les citoyens aux armes pour repousser 15.000 brigands rassemblés à Montmartre et une armée de 30.000 hommes prête à fondre sur Paris, le livrer au pillage et égorger les habitants. L'orateur, qui paraissait un énergumène, déclarait qu'il se fallait soulever : il ne se tut que quand il fut épuisé. Dans cet énergumène, Lavaux fut étonné de reconnaître son ancien confrère du barreau, Danton, qu'il tenait jusque-là pour un bourgeois paisible. Il s'approcha de lui et, assez naïvement, lui assura que ses craintes étaient vaines : il venait de Versailles où tout était tranquille. Vous n'y entendez rien, lui répondit l'autre. Le peuple souverain est levé contre le despotisme. Soyez des nôtres. Le trône est renversé et votre état perdu, pensez-y bien. L'ère de l'audace était évidemment ouverte. Le bourgeois se faisait tribun. Cependant on ne le vit point courir à la Bastille le 14. Peut-être — ce qui lui arrivera souvent — fut-il lui-même surpris par l'événement qu'il semblait avoir appelé. De cette abstention il dut éprouver quelque regret ; ce regret se trahit par un incident singulier : la Bastille ayant été prise le 14, Danton paraît l'avoir voulu reprendre à lui tout seul dans la nuit du 15 au 16. La Fayette avait donné un gardien à la vieille forteresse, l'électeur Soulès. Ce La Fayette, roi de Paris, était-il déjà pour Danton l'ennemi qu'il fallait abattre par la surenchère, le nouveau despotisme à fronder avec éclat ? Quoi qu'il en soit, pendant la nuit du 15 au 16, Soulès fut réveillé par le bruit d'une contestation violente : une troupe tentait de faire irruption, sans doute pour s'assurer qu'on n'avait point oublié dans les cachots quelqu'une des victimes de la tyrannie. Soulès descendit parlementer avec le capitaine ; c'était un gros homme dont quelqu'un dira tout à l'heure qu'il avait vraiment une figure rebutante et qui parlait fort. C'était un nommé Danton à la tête d'une troupe des Cordeliers. Soulès ayant refusé de le laisser pénétrer, le capitaine ordonna qu'on arrêtât ce traître, le fit traîner aux Cordeliers, et de là à l'Hôtel de Ville à travers une foule menaçante. Le fiacre allant lentement, Danton faisait dire qu'il venait de saisir le gouverneur de la Bastille ; on finissait par croire que l'infortuné Launay était ressuscité et qu'il le fallait donc retuer, si bien que, sur la place de Grève, les têtes échauffées parlaient déjà de le décoller. C'était sans doute, ajoute amèrement Soulès, ce qu'espérait le sieur Danton. Je ne le crois pas : Danton se souciait peu du pauvre Soulès et de son col. Il voulait que son nom, à lui Danton, capitaine des Cordeliers, retentît sur la place de Grève comme celui d'un pur, si pur que, dès le 16 juillet, il épurait le fayettisme. La Fayette, à l'Hôtel de Ville, fit délivrer son homme et, l'affaire étant mieux connue, l'Assemblée des électeurs délivra à Soulès un certificat de zèle pour la liberté et improuva fortement, dit le procès-verbal, la conduite tenue à son égard. On n'en resta pas moins assuré, dans le district des Cordeliers, que Monsieur Danton avait étouffé un nouveau complot contre la liberté. Car, de cette époque, Monsieur Danton fut l'homme le plus en vue du district et le coryphée de la Révolution extrême. Quand était-il sorti de ses dossiers pour monter sur les tables ? On ne sait. S'il avait annoncé vraiment, dès 1788, à Barentin, l'avalanche, il ne paraît pas avoir profité d'une pareille faculté de prévoir. On ne le voit ni collaborer à la confection du cahier du district des Cordeliers, ni intervenir dans les élections du Val d'Aube dont nous parle Beugnot. Étant tout d'élan et peu calculateur, il avait pu sentir venir la Révolution, mais il avait attendu que l'avalanche passât pour se jeter dedans. Il s'y jetait, en juillet, se jetait même en avant de l'avalanche, et allait dépasser soudain, dès l'automne, les quatre-vingt-neuvistes, ces gens que les élections avaient déjà pourvus soit à l'Assemblée nationale soit à l'Hôtel de Ville, les Mounier, les Bailly et les La Fayette. Le bourgeois champenois dut hésiter un instant encore devant ce rôle à jouer, cette matière à triturer. Après un déjeuner chez lui, quelqu'un l'entendit récriminer : Si l'on songe qu'il faut remuer cette fange... pour en tirer une révolution. C'était le dernier soupir du bourgeois sur le bord de l'avalanche qui déjà n'était plus immaculée. En septembre, il préparait son mémoire pour Benjamin Dubois que, ainsi que les précédents, il comptait porter à Versailles en octobre. Les événements furent tels qu'il l'allait, contre toute prévision, lire à Paris : car une nouvelle convulsion, gagnant Versailles, avait sur ces entrefaites ramené le Roi et ses Conseils aux rives de la Seine. Le 3 octobre, le député Thibaudeau emmena son fils aux
Cordeliers dont la réputation commençait à se répandre. Ce jour-là, Paris
rentrait en effervescence ; car, outre que Paris avait faim, il apprenait,
avec des détails fort exagérés, les fanfaronnades contre-révolutionnaires des
gardes du corps à Versailles. Le jeune Thibaudeau se rappellera, bien
longtemps après, cette apparition, en cette nuit de fièvre, de Danton au
fauteuil des Cordeliers. Frappé de sa haute stature,
de ses formes athlétiques, de l'irrégularité de ses traits labourés de petite
vérole, il entendit pour la première fois cette
parole âpre, brusque et retentissante accompagnée d'un geste dramatique. Le tribun lui sembla un autre Mirabeau, mais avec moins d'apprêt, car ce
qui l'impressionna, ce fut surtout l'élan subit de
l'âme, la fougue et tout l'abandon de la nature. L'effet était prodigieux, ajoute Thibaudeau.
D'ailleurs, président averti, il dirigeait l'assemblée avec la décision, la prestesse et l'autorité d'un homme qui
sent sa puissance. Danton, dira Desmoulins, ce soir-là, sonnait le tocsin aux Cordeliers, et il précise : Le dimanche, le district immortel affiche son manifeste. Ce manifeste était de Danton : Mon affiche pour insurger aux 5 et 6 octobre, dira-t-il devant le Tribunal. Cependant on ne le vit point à Versailles ; Desmoulins dira encore que déjà le bataillon des Cordeliers marchait sur la ville détestée ; mais si Danton y était capitaine, M. de Crèvecœur en était le commandant et il ralentit cette ardeur martiale de telle façon que le bataillon n'eût qu'à fêter l'enlèvement du roi sans y avoir participé. Le 11 octobre, les Cordeliers députaient aux Tuileries MM. Danton et Dumesnil pour féliciter Louis XVI de sa résolution d'habiter Paris. Et, le 19, Danton plaida à Paris au lieu de plaider à Versailles, — ce qui conciliait ses commodités d'avocat avec ses aspirations de patriote. Octobre le trouvait en pleine possession du fauteuil des Cordeliers et ce fauteuil était presque un trône. Le district, depuis trois mois, tendait à se constituer, envers et contre tous, en État dans l'État et presque en république dans le royaume. Lors de l'élection des députés aux États généraux, les citoyens de Paris, appelés le 20 avril à déléguer des électeurs à l'Hôtel de Ville, avaient été répartis en soixante districts correspondant plus ou moins aux territoires des paroisses. Mais au lieu de se dissoudre, les opérations électorales closes, la plupart s'étaient constitués en communautés de quartier permanentes, ou, à la veille du 14 juillet, reconstitués afin de donner à Paris une municipalité, en fait afin de rester debout contre les ennemis de la Révolution. Ils avaient alors élu leurs bureaux et nommé des délégués à l'Hôtel de Ville, deux par district, qui s'étaient adjoints aux électeurs restés eux aussi en permanence, pour constituer la municipalité provisoire. Les districts étaient plus que jamais, après la prise de la Bastille, restés debout en attendant une nouvelle organisation de Paris. Le district des Cordeliers s'étendait à peu près sur le territoire qu'occupent actuellement les quartiers de l'Odéon et de la Monnaie, entre le Luxembourg, l'église Saint-Sulpice, le marché Saint-Germain, l'hôtel de la Monnaie et les vieux bâtiments de la Sorbonne. Hommes de loi, imprimeurs, libraires, gens de lettres et acteurs — le Théâtre-Français s'y trouvait englobé — y pullulaient, tous gens portés à embrasser avec fougue les idées nouvelles. Le siège du district fut le vieux couvent des cordeliers, et ce nom même n'était point indifférent. Ces franciscains avaient été, au cours de notre histoire, des moines batailleurs et de vrais tribuns enfroqués. Leur principal couvent, fondé par Saint Louis, s'élevait à l'emplacement où se trouve le Musée Dupuytren à l'École de Médecine. C'est dans le vaste réfectoire que s'étaient réunis les citoyens du district pour voter et c'était là que se tenaient dès lors les assemblées du district. D'où cd nom de Cordeliers. Si les vieilles pierres parlent, celles-là conseillaient la révolte plus que pierres de Paris. De fait, on avait vu, dès les premières heures, régner aux Cordeliers un esprit ultra-révolutionnaire. Des soixante districts, il passa bientôt pour le plus redoutablement pur : Terreur de l'aristocratie et refuge des opinions politiques de la capitale, s'écriera Fabre d'Églantine, ses arrêtés vigoureux ont plus d'une fois déconcerté le despotisme municipal qui s'élevait sur les ruines de toutes les tyrannies. Dans une lettre de l'époque, il est dit que le district, érigé en redresseur de torts, croyait faire la loi à Paris ; son chef, ajoutait-on, est le vigoureux Danton. Il s'était imposé en septembre. Depuis longtemps populaire, il devint président et le district entra dans la voie des grandes audaces. A la vérité, dès le 21 juillet, les Cordeliers avaient commencé à empiéter sur le pouvoir central à cette date ils avaient hardiment décrété que sur tous les délits qui se commettraient dans la ville, le bataillon du district arrêterait les délinquans et les conduirait chez Messieurs les Commissaires — ce qui était déjà prétention exorbitante. Mais c'est à partir de septembre, que les mesures se succèdent, destinées toutes à étonner Paris, à terrifier les ennemis de la Révolution, à contrecarrer ministres, maire et général en chef de la Garde nationale. Tout d'abord un principe : aucune loi ne vaut, aucun règlement, aucun ordre, si les Cordeliers n'ont admis leur bien-fondé. La lutte avec le pouvoir municipal allait commencer dès le 3 septembre ; nous verrons de quelle façon elle fut menée et comment le district sut tenir tête au maire et lui faire échec. Imposant à ses représentants à l'Hôtel de Ville — contrairement à la loi — un mandat impératif, le district entend contrôler, par contre, le choix des autres districts. C'est le sens de l'arrêté du 25 octobre : pour empêcher l'élection de citoyens médiocres, il entend que la liste des personnes composant le corps municipal soit pendant quinze jours affichée dans tous les districts dont les assemblées ratifieraient ou infirmeraient les nominations. C'était le droit d'invalidation donné à chaque circonscription électorale sur les élus des autres. Et telle sera l'influence des Cordeliers que cet ostracisme renouvelé des Grecs sera, en mai 1790, admis par l'Hôtel de Ville. Aussi bien, ce district, qui n'est en principe qu'une assemblée électorale en permanence, s'occupe de tous les objets et sur tous tranche du pouvoir exécutif. Ce sont alors pêle-mêle les décisions les plus diverses et les plus inattendues — toutes abusives. Un jour c'est (le 15 septembre) un arrêté réhabilitant le comédien qui est un citoyen, et lui donnant droit de cité. Le district n'est-il point celui du Théâtre-Français et Danton n'a-t-il point à acquitter une vieille dette envers les interprètes de Corneille et de Voltaire ? Collot d'Herbois d'ailleurs et Fabre d'Églantine ne sont-ils point gens influents du district ? Un autre jour, sans timidité (le 20 octobre), un arrêté signé Danton réglemente le commerce des farines ; un autre décrète sur l'arrivée d'un convoi de pain, un autre sur la réforme des finances. Sur quoi, aussi bien, le district n'a-t-il point son système ? Il entend intervenir dans la frappe des monnaies. Voici que, le 21 décembre, Danton n'hésite pas à faire saisir, rue des Fossés-Saint-Germain, où il passe, un convoi de douze caisses et deux barils de lingots d'or envoyés par la Caisse d'escompte à la Monnaie de Limoges ; cet or, a décrété le district, ne doit pas être frappé à Limoges, mais à Paris. Le district des Cordeliers veille d'un œil jaloux sur le roi. Informé que le général La Fayette a demandé le rappel des gardes du corps, le district proteste contre la formation de tout corps particulier qui tendrait à priver l'ensemble des citoyens de la garde d'un prince restaurateur de la Liberté. J'en passe : entre septembre et décembre, les Cordeliers ont donné des avis et rendu des décrets sur toutes matières. En bas de tous ces audacieux arrêtés, un nom se lit : d'Anton. Car toute cette débauche de démocratie aboutit déjà à une dictature au petit pied. Les autres districts changent de président : Danton, proclamé sous peu par l'Assemblée son chéri président, est maintenu tous les mois au fauteuil par le concert unanime accompagné d'effusion de cœur. Cette république des Cordeliers — ainsi que l'appelle déjà Paris — c'est le royaume de Georges-Jacques Danton. On possède des jetons de bronze sur la face desquels se lit District des Cordeliers. La loi et le roi. Union. Fraternité ; mais sur le revers on voit gravé : Sous la présidence de Georges-Jacques Danton. Et le président se double d'un capitaine et bientôt d'un commandant à qui, dans son lyrique amour, le district découvre des talents comme militaire. Danton a son assemblée et son bataillon. Il a aussi sa presse. La protection, dont il couvre très effectivement les journalistes extrêmes, a attiré sur le territoire sacré la plupart des publicistes démocrates quand ils ne se trouvaient point l'habiter. L'imprimeur Momoro est un des lieutenants de Danton et de ses presses sortent tracts et pamphlets. Loustalot, le grand Loustalot, rédige dans le district ses Révolutions de Paris ; aussi ne cesse-t-il d'accabler de ses éloges le district qui s'est, parmi les plus patriotes, montré avec le plus de chaleur, de tenue (sic) et de prudence. Brune, le futur maréchal d'Empire, alors prote et journaliste, compose, cour du Commerce, le Journal de la Cour et de la Ville. Le Dr Marat est venu habiter, je dirai dans quelles circonstances, la rue des Fossés-Saint-Germain où, à l'abri du bras de Danton, il peut imprimer son incendiaire Ami du Peuple, et lui qui ne ménage personne, ménage Danton et adule le district. Mais le journaliste du district par excellence et la plume de Danton, c'est ce jeune journaliste ardent et nerveux, sensible et audacieux, déjà célèbre partout, Camille Desmoulins. C'est Danton qui l'a amené au district. Cette nature faible et prenable aura toujours besoin de s'appuyer sur un bras fort. A peine échappe-t-il alors à l'influence d'un Mirabeau qu'il tombe sous celle de Danton. Bègue et timide à la tribune, il admire dans celui-ci l'infatigable orateur ; paresseux devant le papier, Danton a, par contre, trouvé dans le jeune publiciste une plume, s'en est saisi et ne la lâchera plus. C'est Danton, écrira un jour Mirabeau, qui a fait le dernier numéro de Desmoulins, et, quatre ans plus tard, Robespierre montrera encore Danton derrière les articles de Camille. Celui-ci écrit ; Danton souffle. Enfin si Danton a sa presse, il a encore son théâtre. Car ce district est plein de ressources. La Tragédie y est représentée par Marie-Joseph Chénier : le succès prodigieux de Charles IX, c'est un succès cordelier ; Danton, fou de la pièce, ne dédaigne pas de venir lui-même chauffer la salle, y dirige la claque et, le 24 juillet 1790, se fera même arrêter pour y avoir trop violemment manifesté. Mais pour la Comédie, le district aussi a son homme, c'est Fabre d'Églantine qui, en avril 1790, va faire jouer son Philinte ou la suite du Misanthrope. L'immortel auteur de Philinte, comme on dit au district, a été, dans le seul intérim de Danton, président des Cordeliers, et sa pièce, écrit Desmoulins, fait honneur au district qui est avec lui en communauté de gloire. Le district proclamerait volontiers, qu'ayant avec Danton son Démosthène, avec Desmoulins son Tacite, il possède avec Chénier son Corneille, avec Fabre son Molière. Fabre et Chénier, comme Desmoulins, sont voisins de Danton. Mais ils ne sont pas les seuls qui, groupés aux Cordeliers, soient destinés à marquer dans la Révolution. Un homme de lettres qui a laissé des Mémoires, y conte qu'au cours des réunions du district, il a vu Danton entouré d'un état-major qu'il nous décrit, disparate, fanatique, redoutable. Tous ceux qui le composent seront les chefs, les officiers ou les sous-officiers de la Révolution : violente. C'est que le district bouillonne : chaque rue a ses tribuns, tous lieutenants de Danton. On trouverait en face de la Nouvelle Comédie — l'Odéon actuel — le ménage Desmoulins, un instant voisin immédiat de Danton, le poète Fabre d'Églantine et sous peu ce Stanislas Fréron, qui, fils d'Élie Fréron, l'adversaire de Voltaire, et filleul d'un roi, a rallié la Révolution extrême. C'est le coin élégant des Cordeliers : les Desmoulins sont bien rentés et mènent joyeuse vie, Fabre est l'homme des coulisses, Fréron sera toujours ce qu'on appellera plus tard un dandy. Par contre, voici un terrible homme, le boucher Legendre, un illettré féroce qui, crie-t-il, éventrerait avec plaisir un noble, un riche, un homme d'État ou un homme de lettres et en mangerait le cœur et qui, devenu député, ne quittera point sa rue des Boucheries-Saint-Germain dont il aime le pavé sanglant. Voici un autre misérable, le savetier Simon, que rendra célèbre la captivité de Louis XVII : c'est un brutal qu'exaspère la misère et chez qui recuit la bile. Mais Danton a, dans le district, bien d'autres amis ; rue des Fossés-Saint-Germain, c'est Marat ; rue Saint-André-des-Arcs, c'est Billaud, avocat sans causes et auteur sifflé dont Danton fera son secrétaire ; rue Serpente, c'est Manuel, le futur procureur de la Commune, et c'est, rue de la Harpe, Momoro, dont la femme jouera un jour les déesses Raison dans les églises profanées ; c'est rue du Paon, Anaxagoras Chaumette, qui abandonnera un jour Danton pour Hébert ; c'est encore Paré, l'ancien camarade et clerc de Danton, dont celui-ci fera un ministre de la République ; c'est le Dr Chevetel, qui servira un jour à Danton d'agent secret dans l'Ouest près de s'insurger et qui, avec Mlle Fleury de la Comédie, sa maîtresse, habite lui aussi la rue des Fossés ; c'est l'acteur Collot d'Herbois, qui prend sur les planches des Clubs la revanche de ses insuccès ; c'est Brune, le futur soldat des armées d'Italie et de Hollande ; c'est le moine cordelier Oudotte. Tous, si différents qu'ils semblent, sont liés alors par un même fanatisme frénétique : de Desmoulins et de Fabre, gens confortables, à Legendre et Simon, vrais aboyeurs de clubs, c'est l'état-major de Danton auquel vient se rallier même un beau jour Mlle Théroigne de Méricourt qui est admise à l'Assemblée, affirme Desmoulins, avec voix consultative. Cette troupe, serrée autour de Danton, contribue à rendre le district célèbre, redoutable, sacré. Je ne me promène pas sur son territoire sans un sentiment religieux, écrira Desmoulins... et sur toutes ses rues je ne lis point d'autres inscriptions que celle d'une rue de Rome, la Rue Sacrée. L'effervescence qui, à travers ces rues sacrées — de Saint-André-des-Arcs au Théâtre-Français —, régnait dans le district, n'empêchait point Danton de satisfaire son goût pour la vie domestique et bourgeoise. Le tribun qui, du réfectoire des Cordeliers, faisait trembler les pouvoirs constitués, restait, à son foyer, l'homme jovial qui amenait prendre la soupe et manger la poularde les vieux amis — qui souvent étaient de la veille —. Dès 1789, Fabre, Brune, Desmoulins, Legendre, Paré, Chaumette, Billaud et autres sont traités non seulement en lieutenants, mais en commensaux cour du Commerce, où la bonne ménagère Gabrielle Danton sait satisfaire le goût, commun à tous, des franches lippées. Et le soir, après dîner, on va retrouver les autres amis au café Procope où, fort pacifiquement, on joue aux dominos. Ce café Procope complète les Cordeliers : le café Procope, le rendez-vous jadis des Voltaire et des Diderot, le seul asile, écrit Camille, où la liberté n'ait pas été violée ! Tel était le style des Cordeliers. Autour de Danton, c'était du lyrisme sur du fanatisme. Lui, avec son rire éclatant, sa jovialité brusque, un certain sans-façon qui flattait le boucher et amusait l'homme de lettres, exerçait, du couvent des Cordeliers au café Procope, la dictature de sa parole, là audacieuse et grandiloquente, ici plaisante et familière, partout prenante. Elle le faisait chérir et, par elle, Georges-Jacques, Danton était roi de la république des Cordeliers. Mais appuyé sur le district, il aspirait à s'élever de cette royauté locale à celle de Paris. C'étaient donc les rois du Paris de 1789 qu'il entendait abattre — plus que celui des Tuileries — pour se substituer à eux. Les Cordeliers sont dans sa main robuste un instrument dont il entend se servir contre l'Hôtel de Ville où trônent le maire Bailly et le général La Fayette. La lutte s'était engagée avec l'Hôtel de Ville dès septembre sur l'affaire des mandats impératifs. Le 30 août, les soixante districts avaient été, par la municipalité provisoire, invités à élire chacun cinq délégués qui formeraient la Commune provisoire. En même temps, Bailly invitait les districts à examiner, en fait, à approuver en quelques heures le plan de réorganisation en vertu duquel précisément cette assemblée s'allait réunir. Pour les Cordeliers, c'était un coup de force du maire. Ils protestèrent là contre par un arrêté du 3 septembre nommant des commissaires pour examiner ce décret. Sur leur rapport, l'Assemblée du district déclara le 12 septembre qu'elle n'accepterait le plan d'organisation municipale que dans son entier et non par fragments successifs, sans précipitation et surtout qu'elle n'en tolérerait aucune application partielle avant que le tout n'eût été soumis à l'assemblée des districts et agréé par eux. Le procès-verbal était signé Danton. Logiquement, après cette sortie, les Cordeliers n'eussent pas dû nommer de délégués, mais voyant les autres districts députer nonobstant à l'Hôtel de Ville, ils se décidèrent à en faire autant. Danton évidemment ne voulut point être député : il préférait, enfermé dans sa forteresse, mener la bataille contre l'Hôtel de Ville sans s'y hasarder encore. Aussi bien, sous son inspiration, le district réduisait-il singulièrement le rôle de ses représentants. Les cinq élus recevaient un mandat non seulement provisoire, mais impératif. Et pour passer de la théorie à la pratique, dès le 22 octobre, à propos de l'affaire de M. de Besenval, le district enjoignait à ses représentans l'ordre d'inviter l'assemblée de l'Hôtel de Ville à solliciter de l'Assemblée nationale le transfert de ce traître dans les prisons du Châtelet. La Commune provisoire fut saisie, le 29 octobre, de cette injonction : la question de principe était par là posée de telle façon que l'Assemblée n'en pouvait esquiver la discussion. Elle réprouva le principe : Considérant que chaque dépisté d'un district devenait représentant de la Commune, qu'en cette qualité, il ne pouvait recevoir de ses commettants une injonction qui compromettrait la dignité de l'Assemblée... celle-ci invitait le district des Cordeliers à employer désormais, pour émettre ses vœux, des expressions qui répondissent mieux à la confiance dont il avait sans doute honoré ses députés. Par la même occasion, elle entendait dire son fait à l'insupportable district, invité à ne plus répandre, imprimer et faire afficher des arrêtés qui tendraient à troubler l'union qui devait exister entre les citoyens d'une grande ville. On pense quel bruit fit, entre le Luxembourg et la
Monnaie, cette semonce. Danton n'était pas homme à la laisser sans réponse.
On les dénonçait comme des fâcheux : ils dénonceraient les gens de l'Hôtel de
Ville comme des despotes, usurpant sur les droits imprescriptibles du peuple.
Le 2 novembre, le district prit une délibération où on lisait notamment : Attendu que les représentans de la Commune n'ayant
d'autres pouvoirs que ceux nécessaires pour régir provisoirement et proposer
à la sanction des districts un plan d'organisation municipale, n'ont pu, sans
attenter aux droits cédés, vouloir étouffer la correspondance que les
districts entretiennent par la voie de l'impression, correspondance qu'il
importe au bien général d'entretenir avec la plus grande activité... jusqu'à ce que la capitale puisse être régie, d'après une
organisation constitutionnelle préparée par le vœu de la majorité des
citoyens et émanée de l'auguste Assemblée nationale qui seule peut
poser les limites que les représentans de la Commune voudraient en vain
tracer impérativement aux districts... Passant à la question des
mandats, les Cordeliers affirmaient qu'il était
incontestable que les différens districts avaient le droit d'enjoindre à
leurs représentans particuliers d'inviter la Commune à prendre un objet en
considération. Et pour mieux affirmer le principe et braver l'Hôtel de Ville, le district arrêtait la formule du serment que chacun de ses représentants prêterait avant d'aller siéger, reconnaissant qu'ils étaient révocables quels que fussent les règlemens à ce contraires que les représentans généraux tenteraient de faire ; trois des représentants, sur ce, donnèrent leur démission, deux seulement ayant consenti à prêter le serment. Enfin, des décisions de l'Hôtel de Ville, Danton et ses amis faisaient, par une pétition, appel à l'auguste Assemblée nationale. Cet appel devait mettre le comble à l'irritation de Bailly. Il accepta la lutte. Son influence à l'Assemblée nationale était encore trop grande pour que le petit avocat des Cordeliers, ce démagogue agité, pût la balancer. L'Assemblée nationale, saisie, improuva les Cordeliers et donna raison à l'Hôtel de Ville : les Cordeliers démissionnaires devaient revenir y siéger. Mais ceux-ci s'y refusèrent, craignant évidemment dans le district les pires avanies. La Commune découragée dut admettre, le 28, leurs remplaçants et, battu en droit, le district triomphait en fait. Danton était d'humeur à pousser ses avantages. Il n'entendait pas triompher par un biais. Le 17 même, les Cordeliers avaient pris un nouvel arrêté affirmant derechef le bien-fondé de l'impérativité. C'était au nom des droits de la démocratie, méconnus de l'Hôtel de Ville, qu'ils parlaient : Par quel oubli des droits des citoyens, la Commune provisoire avait-elle pu se persuader que le district des Cordeliers n'avait pu faire jurer à ses mandataires ce que l'on sait. Tant qu'il n'y aurait à l'Hôtel de Ville que des mandataires provisoires, le district persisterait à insérer dans ses mandats telle clause qui lui paraîtrait convenable. La Commune se sentait battue : le 20, elle voulut clore le débat ; mais ce fut par une formule piteuse, vrai aveu de défaite. Elle se déclara affligée de l'attitude du district. Elle espérait voir l'Assemblée proscrire une doctrine aussi dangereuse au repos de la capitale qu'elle pourrait par ses conséquences être fatale au salut du royaume. L'Hôtel de Ville entendait cependant prendre sa revanche. Derrière tous les arrêtés des Cordeliers rebelles, elle avait senti Danton. Autour de Bailly s'organisa une campagne contre le démagogue ; le nom de Danton était à peine connu que de vilains bruits commençaient à le ternir. Pour les uns, il était une manière d'aliéné un peu grotesque : C'est un fou patriote, va écrire le bailli de Virieu. Il a crié qu'il fallait pendre ces bougres (les députés) et le jour d'après, changeant de folie et faisant succéder le comique au tragique, il a fait cette motion : Toute personne qui aura abusé de la femme ou de la fille du voisin ne pourra jamais prétendre au titre de citoyen actif. Pour d'autres, c'était pire : un agent provocateur, salarié par l'un, par l'autre, par tous. Celui-ci le disait un des hommes du duc d'Orléans ; pour celui-là, il était payé par l'Angleterre ainsi que Paré, sa doublure ; pour d'autres, dès l'hiver de 1789, il était patent que la Cour s'en servait pour faire la guerre aux modérés ; le 22 janvier, un député de la gauche modérée, Duquesnoy, écrira : Il est avocat et tout à l'heure aux gages de la Cour. Les plus modérés affirmaient qu'il était un instrument aux mains de Mirabeau ambitionnant la place de Bailly. Une accusation plus précise partait de l'Hôtel de Ville : Danton n'obtenait l'unanimité des suffrages cordeliers pour la présidence qu'en les achetant. Les Cordeliers entendirent se serrer autour de leur homme. Le 11 décembre, l'assemblée lui décerna un certificat en règle de bonnes vie et mœurs. Instruite des calomnies répandues contre M. d'Anton, son président, par des ennemis du bien public... elle déclarait que la continuité et l'unanimité de ses suffrages n'étaient que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton avait donné les preuves les plus fortes et les plus éclatantes... que la reconnaissance des membres de l'assemblée pour ce chéri président, la haute estime qu'ils avaient pour ses rares qualités, l'effusion de cœur qui accompagne le concert honorable de suffrages à chaque réélection rejettent bien loin toute idée de séduction et de brigue... Les journaux avancés saluèrent de longs cris de joie cette apologie, réponse à d'indignes calomnies. On savait d'où elles étaient parties : la guerre se poursuivit donc plus vive que jamais contre Bailly ; les actes de sa vie publique comme ceux de sa vie privée furent dès lors soigneusement passés au crible par les Cordeliers. Ce Bailly, hier austère, aujourd'hui exalté d'aristocratisme, occupait sa place avec un faste insolent : Pourquoi, devant sa voiture, ces gardes à cheval et, derrière, ces laquais en livrée ? Pourquoi encore cc traitement de 110.000 livres que s'est appliqué le maire de la capitale ? Ce Bailly, c'était un satrape — bien mieux c'était un voleur. Et voyez-vous cet astronome décernant des brevets de capitaines à la garde nationale ! Les Cordeliers déjà estimaient que leur Danton avait été trop doux pour ce misérable maire, coupable de crime de lèse-nation. Aussi n'hésitèrent-ils pas à le braver jusqu'au bout. Le jour où il le jugea opportun, Danton, faisant démissionner les comparses qu'on avait en novembre envoyés à l'Hôtel de Ville, posa sa candidature à la Commune. On pense s'il fut facilement élu, ce chéri président. Il allait, les voies étant frayées, aller chercher Bailly jusque dans son repaire et entrer décidément en scène. Mais sur ces entrefaites, des événements auxquels d'ailleurs le ressentiment de Bailly ne fut point étranger, après avoir failli empêcher le Cordelier de siéger à l'Hôtel de Ville, allait le mettre autrement en vue que ses gestes à la Commune. C'est l'affaire Marat, devenue si vite l'Affaire Danton. En septembre 1789, le terrible Ami du Peuple, à son tour, s'en était pris à Bailly. Celui-ci, décidé à faire un exemple, avait, le 6 octobre, obtenu du Châtelet contre le folliculaire un décret de prise de corps qui fut répété le 8. On avait alors cerné la rue du Vieux-Colombier où habitait Marat, mais on avait trouvé buisson creux. Réfugié à Montmartre, le journaliste en était redescendu pour venir habiter, dans le district sacré, l'hôtel de la Fautrière, rue des Fossés-Saint-Germain, à deux pas de la maison de Danton, et il s'était, par une lettre d'appel, mis très précisément sous la protection du district et de son président. Au reçu de cette lettre, l'assemblée du district, persuadée que la liberté de la presse est une suite nécessaire de celle de l'individu..., avait déclaré prendre sous sa protection tous les auteurs de son arrondissement et émis l'intention de les défendre de tout son pouvoir des voies de fait... On affirmait d'ailleurs que Danton n'approuvait point tout ce qu'écrivait Marat. On soupçonne M. d'Anton, écrira un député, de ne l'appuyer que parce qu'il veut du trouble. Il devait vouloir une affaire. La menace restant suspendue au-dessus de la tête du nouvel hôte des Cordeliers, le district avait pris ses mesures. Le 19 janvier, il avait élu cinq conservateurs de la liberté qui devaient, pour prévenir toute arrestation arbitraire, apposer leurs contresignatures à tout mandat d'amener décerné contre un habitant du district, faute de quoi le mandat serait tenu pour de nul effet. C'était précaution de circonstances contre le Châtelet qu'on croyait disposé à relancer sa proie. Se voyant si bien protégé, l'Ami du Peuple, naturalisé cordelier, eut l'audace de reprendre l'offensive : il attaqua âprement le conseiller au Châtelet Boucher d'Argis et le Châtelet lui-même, et, ce pendant, faisait chorus avec Desmoulins contre Bailly. Celui-ci perdit patience et c'est peut-être, après tout, ce que l'on voulait. Il se résolut à faire mettre en exécution l'arrêt du Châtelet. Mais s'attendant à une forte résistance — on pouvait tout redouter du district —, il demanda à La Fayette d'appuyer d'une force militaire imposante les agents du tribunal, — si bien que, le 22 janvier, le territoire sacré se voyait envahi d'une façon sacrilège par 3.000 hommes pris aux différents bataillons de la garde nationale, plus spécialement à celui dit de Henri IV. On avait même fort indûment amené des canons, trouvant sans doute l'occasion bonne de terrifier la république des Cordeliers. Appuyé par cette petite armée, le conseiller Fontaine se transporta, à neuf heures du matin, rue des Fossés-Saint-Germain avec les deux huissiers Ozanne et Damiens, chargés d'arrêter le pamphlétaire. On cerna l'hôtel de la Fautrière. Au rez-de-chaussée de cette maison, dans une boutique, se trouvait installé, non sans dessein sans doute — Marat était gardé comme un prince —, le corps de garde du district et, à l'entresol, le bureau des fameux conservateurs de la liberté. Il est probable que les gardes firent quelque difficulté à laisser pénétrer le conseiller et les huissiers ; le capitaine cordelier renvoya ceux-ci au comité des conservateurs de la liberté. Ils y trouvèrent Danton avec tout son petit état-major. Il fit observer au conseiller que les gardes cordeliers n'avaient fait qu'exécuter une consigne donnée par le district. Il fallait que le mandat d'arrêt fût visé par les conservateurs. Et on discuta. Ce pendant, — je suis ici le rapport du conseiller
corroboré par le procès-verbal des huissiers et les témoignages recueillis
par l'instruction de l'Affaire — beaucoup de gens s'étaient rassemblés à la
porte et toute une petite bande envahissait le bureau des conservateurs. Dans la rue, comme dans le bureau,
c'était un beau tapage. On se plaignait que, pour couvrir une arrestation arbitraire, on eût fait envahir le district par des troupes étrangères. On se défendrait. Fontaine
vit entrer notamment, dans son costume de boucher, le redoutable Legendre qui
criait que tous les bouchers allaient fermer les
étaux et s'armer. C'est alors que Danton s'avança, tel un Mirabeau de la canaille, et prononça ces paroles : A quoi servent toutes ces troupes ? Nous n'aurions qu'à
faire sonner le tocsin et battre la générale, nous aurions bientôt tout le
faubourg Saint-Antoine et plus de 20.000 hommes devant lesquels ces troupes
blanchiraient (sic). Ce
propos dut être jugé scabreux même par les amis du tribun ; l'un d'eux
s'écria : Penses-tu à ce que tu dis ! Sur
quoi Danton aurait riposté : Ce que je dis n'est que
mon opinion particulière. Je ne prétends pas en faire une maxime, mais, comme
citoyen, je suis libre de dire ce que je pense. D'autres témoins — les
huissiers notamment — affirment que, prudemment, il ajouta que l'affaire étant bonne il ne fallait pas la gâter.
A Dieu ne plaise, eût-il encore dit, qu'ils fissent appel aux grands moyens. Alors il discuta longuement avec les huissiers pour leur démontrer — je dirai tout à l'heure avec quels arguments — que le décret lancé n'avait plus vigueur légalement et que la procédure ne valait pas. Aussi bien le district se réunissait en assemblée plénière et allait en délibérer. Le conseiller Fontaine ne se risqua point dans ce guêpier, mais les huissiers s'y rendirent. Ils étaient fort inquiets on était dans un temps où l'on commençait à mettre assez vite une tête au bout d'une pique et ils entendaient force propos malsonnants. Danton avait dû descendre dans la rue, car le garde national, le joaillier Minier, qui était des troupes envoyées au district, témoignera qu'un homme d'une figure rebutante, dans lequel il reconnut ensuite Danton, portant une redingote d'uniforme de garde nationale, disait tout haut : Où est-il ce f... commandant du bataillon d'Henri IV. L'Assemblée du district, sur ces entrefaites, s'était réunie et les huissiers s'y trouvaient assaillis. Il leur était démontré, par Danton probablement, que le décret de prise de corps contre Marat, ayant été rendu le 8 octobre 1789, était la suite d'une procédure faite dans les formes anciennes, lesquelles avaient été prescrites par les décrets de l'Assemblée nationale des 7 et 8 octobre 1789, que l'article 7 de la Déclaration des droits portait que nul ne pouvait être accusé, arrêté ni détenu que dans le cas déterminé par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites, et que, le décret de prise du corps n'étant point rendu dans les formes prescrites par les décrets des 8 et 9 octobre, il s'ensuivait qu'il ne pouvait être exécuté. Les huissiers ne cherchaient qu'un prétexte pour se retirer. Ils déclarèrent qu'ils allaient quérir au Châtelet de nouvelles instructions et ils revinrent trouver Fontaine qui, avec eux, quitta le maudit district. Les troupes cependant restaient : en vain Fabre d'Églantine, sortant de l'assemblée, pressait-il le commandant du détachement ; celui-ci hésitait : il attendait des ordres de La Fayette. Danton, sorti à son tour, se déchaînait de nouveau en propos malhonnêtes, dira le commandant ; ce dernier, fort inquiet, avait saisi les mains du tribun pour le conjurer d'éviter un conflit, ce à quoi, de nouveau calmé, Danton promit de travailler. Les Cordeliers avaient député à La Fayette : celui-ci s'était montré peu disposé à faire évacuer le district. Danton s'en irrita fort : il aborda violemment M. de Plainville, officier de l'état-major. Vous pouvez rester jusqu'à demain matin si vous voulez, ricanait-il, mais vous n'entrerez pas et vous pourrez rendre compte de la belle victoire que vous venez de remporter ici et du nombre de prisonniers que vous nous aurez faits. Tous ces incidents avaient duré près de cinq heures. Il était alors trois heures. Danton, qui se multipliait, avait fait décider l'envoi d'une députation à l'Assemblée nationale, non pour s'excuser, mais pour se vanter d'avoir défendu, contre les prétentions du Châtelet, les décisions mêmes des députés, preuve éclatante de son zèle à maintenir et à faire exécuter leurs décrets. Le tribun lui-même prit la tête de la députation. Elle fut reçue froidement et, à peine s'était-elle retirée, que le président Target, fut chargé d'écrire incontinent aux Cordeliers que, n'approuvant point leur conduite, l'Assemblée s'adressait à leur civisme pour mettre fin à ces incidents. Les huissiers, revenant à six heures avec de formelles instructions, trouvèrent donc Danton et ses amis de l'humeur la plus accommodante. Ils étaient libres, leur dit-on — peut-être ironiquement —, d'exécuter le décret. Marat avait eu largement le loisir de s'évader : si bien qu'à sept heures, agents du tribunal et soldats de La Fayette quittaient le district sous les regards amusés de la foule, bafoués aussi proprement qu'on peut l'être — et Bailly avec eux. On en fit partout des gorges chaudes. Mais, de peur que l'aventure ne se terminât mal, le district protesta énergiquement par un arrêté contre les propos séditieux qu'on prêtait calomnieusement à M. d'Anton. Une menace restait cependant en l'air : les fâcheuses paroles sur les 20.000 hommes du Faubourg Saint-Antoine couraient Paris. De fait, le Châtelet enquêtait. Dès le 29 janvier, le procureur du roi adressait aux magistrats un réquisitoire qui, narrant les scènes du 22 et reproduisant les propos du tribun, tendait à transformer l'affaire Marat en affaire Danton. Nonobstant les motions du district, il requérait que toutes les pièces concernant cette affaire fussent jointes au procès commencé contre l'Ami du peuple. Le conseiller Delagarde-Desmarets, constitué rapporteur, se mettait à l'œuvre et, le 17 mars, un décret de prise de corps était par le Châtelet lancé contre ledit sieur Danton. L'émotion, on le pense, fut extrême dans le district. Depuis l'invasion des troupes de M. de La Fayette, Danton y avait grandi. Son ami Paré l'ayant — pour faire tomber les bruits de dictature cordelière — remplacé un instant au fauteuil, le tribun y avait été, au lendemain de l'affaire du 22, reporté d'un concert unanime. Par ailleurs, élu à la Commune, il avait triomphé de l'opposition qu'un moment les amis du maire avaient tenté de faire à son installation, et maintenant il siégeait au Conseil général. Déjà un Danton ne pouvait plus être arrêté comme un croquant. Il était sans crainte, mais il tenait à ce que son affaire fît du bruit. Paris entier en serait saisi : n'était-ce pas l'indépendance des districts qui, au dire des Cordeliers, se trouvait ici menacée ? Car on assurait — et, fort maladroitement, le rapport du conseiller Delagarde l'affirmait — que c'était au sein même de l'assemblée du district qu'avaient été prononcées les paroles litigieuses. Mais alors les districts n'étaient donc plus libres de délibérer en toute indépendance. Le 18 mars, les Cordeliers se plaçaient hardiment et
adroitement sur ce terrain. Leur protestation portait que, les propos les
plus innocents tenus dans les assemblées pouvant toujours être empoisonnés afin de permettre de sévir, bientôt le despotisme le plus tyrannique prendrait la
place de la liberté et l'on verrait sacrifier les citoyens qui, avec les
intentions les plus pures, auraient manifesté leurs opinions avec force et
énergie. Le district faisait appel aux 59 autres districts à qui était
dénoncé l'attentat perpétré contre leurs
droits et libertés. Il était clair que si M. Danton était traîné dans les
prisons du Châtelet, la liberté était à jamais compromise, la démocratie
outragée, la Révolution étouffée. Ainsi s'organise une belle affaire. C'était d'ailleurs le principal
intéressé qui la menait : l'énorme arrêté du 18 mars, rempli de très habiles
moyens de défense, est tout entier de lui ; on y retrouve ses expressions et
tout son style d'avocat. Une adresse, d'autre part envoyée à l'Assemblée nationale, était également due à sa plume. Il ne s'y ménageait point les compliments. Le Comité des rapports, saisi de l'affaire, décida que son président demanderait au garde des sceaux communication du dossier. Le ministre, à son tour, écrivit au Châtelet que le roi le chargeait de demander une copie des charges et, ayant obtenu communication des pièces, les transmit au Comité. On voit qu'en haut tout était en mouvement et que le nom de Danton commençait à retentir des couloirs de l'Assemblée nationale au cabinet du roi. Et déjà il y avait préjugé que l'Assemblée verrait avec regret les poursuites engagées. Il est vrai que, par contre, la Commune, saisie elle aussi — qui n'était saisi ? —, paraissait peu disposée à s'occuper de l'affaire. Le Maire n'était-il pas derrière le Châtelet ? A une démarche des Cordeliers à l'Hôtel de Ville, l'abbé Mulot, qui, le 19, présidait le Conseil général, fit une réponse doucereusement perfide. Il applaudissait au zèle pour la liberté individuelle que montrait le district : la Commune espérait que M. Danton se justifierait facilement, encore qu'il eût jusqu'ici paru s'être reposé sur le témoignage de sa conscience. Mais précisément parce que M. Danton faisait partie de la Commune depuis quelques jours, celle-ci paraîtrait, en prenant sa défense, avoir voulu se concerter par esprit de corps et nuirait même à l'accusé en voulant l'empêcher de paraître devant le miroir de la vérité. C'était semer de pierres le jardin de Danton. Et le pis est que, malgré une fougueuse intervention de l'abbé Fauchet, la Commune finit par se ranger à l'avis de son président en refusant de délibérer plus avant. Mais déjà le mouvement était déclenché dans les districts où l'affaire divisait les esprits. Dès le 19 mars, en effet, les districts avaient reçu la protestation des Cordeliers et, du Faubourg Saint-Antoine aux confins de Chaillot, de Bonne-Nouvelle au Luxembourg, il ne fut plus, pendant quinze jours, question que du cas de M. d'Anton ! Deux districts seulement, après avoir ajourné leur réponse, la firent défavorable : le district de Sainte-Marguerite, qui précisément était au Faubourg Saint-Antoine, se déclara même, le 26, irrité des propos de Danton, d'autant plus injurieux aux habitants du district qu'ils avaient dans tous les temps manifesté la plus parfaite adhésion à la loi. Le district estimait dangereux de s'opposer à l'exécution du décret d'un tribunal qui avait obtenu la confiance de l'Assemblée nationale. Les Récollets, tout en souhaitant que Danton sortît blanchi des poursuites, entendaient n'arrêter en aucune manière l'effet de la loi : ils engageaient M. Danton à prouver son innocence par les moyens que la loi lui offrait : il ajouterait ce nouveau trait de patriotisme — telle considération frisait l'ironie — à ceux qui le rendaient cher à tous les bons citoyens. Plusieurs districts se déclarèrent mal instruits, se réservant, comme disent les Mathurins, de protester contre une procédure qui tendrait à étouffer l'expression libre des opinions. Mais trente districts adhérèrent avec plus ou moins de vigueur à la protestation cordelière. Saint-Eustache témoignait une juste douleur, les Petits-Augustins invitaient La Fayette à ne point prêter main-forte à l'exécution des prétendus décrets du Châtelet : Saint-Gervais voulait qu'on annulât une procédure attentatoire à la liberté nationale. En dernière analyse, la grosse majorité opinait pour que l'Assemblée nationale intervînt — ce qui, en attendant mieux, suspendrait l'effet du décret de prise de corps. En fait, Danton ne fut pas inquiété. Les Cordeliers l'entouraient d'hommages affectés : lors de sa réélection à la présidence par 127 voix sur 133, on alla avec une solennité insolite lui signifier le résultat du scrutin. Très exalté, il prenait l'offensive, apposant sa signature en bas de l'arrêté par lequel les Cordeliers demandaient purement et simplement la suppression du Châtelet. En outre, ne s'en remettant à personne du soin de faire campagne, il lançait dans Paris un factum où il couvrait de ridicule les poursuites ordonnées. M. Aulard reconnaît avec raison la marque de l'homme dans le pamphlet apologétique intitulé : Grande motion sur le grand forfait du grand M. Danton perpétré dans le grand district des grands Cordeliers et sur les grandes suites d'icelui. On y entend en effet nettement résonner son gros rire un peu canaille et vibrer sa verve populaire. Après quelques plaisanteries sur le crime de M. Danton, on y lit un projet de décret burlesque accompagné de considérants satiriques : Considérant qu'il n'est rien de meilleur pour établir la liberté que de forcer les citoyens au silence parce qu'alors les agents exécutifs, n'étant plus gênés dans leurs opérations, appuieront plus promptement et avec plus d'efficacité le système de la liberté publique et individuelle, le censé décret portait que 20.000 hommes occuperaient le district avec 80 pièces de canon et 30 mortiers dont les boulets pourraient descendre dans la salle de l'assemblée du district, que des sapeurs seraient placés sur les toits pour que, si l'incendiaire, M. Danton cherchait à s'enfuir en ballon, ces sapeurs puissent couper à coups de hache la nacelle, que l'incendiaire pris, il serait chanté un Te Deum à Notre-Dame, etc. Le factum, farci de cent plaisanteries de ce goût, est évidemment sorti d'une soirée au café Procope. Si peu attique qu'il fût, il fit rire Paris, et c'est encore un atout que la faveur des mauvais plaisants. Cependant, la pétition beaucoup plus tragique des
Cordeliers, transmise au Comité des rapports, avait fait l'objet d'un
rapport du député d'Antoine, extrêmement défavorable aux poursuites. La cause de M. d'Anton, y disait-il notamment, était bientôt devenue celle de tout Paris. Son
malheur sembla devenir le malheur général. Quarante districts
avaient adhéré à l'appel des Cordeliers qui, changeant
les fers (sic) de M. d'Anton en couronne civique, l'avaient
reporté à la présidence. D'Antoine justifiait les paroles de Danton tout en en suspectant d'ailleurs l'authenticité ; le Châtelet avait abusé ; l'Assemblée, en cassant son décret, userait légitimement des droits du souverain. Le décret devait être déclaré inconstitutionnel et attentatoire à la liberté nationale. Peut-être, par la véhémence même de son rapport, d'Antoine avait-il dépassé son but : l'Assemblée, quel que fût son désir de ménager les districts, n'était pas encore si persuadée de ses droits de souverain qu'elle crût pouvoir casser aussi durement un arrêt de justice. Elle prononça l'ajournement indéfini. Mais l'ajournement même impliquait la suspension des poursuites. Danton pouvait maintenant vivre parfaitement tranquille. Personne n'eût pardonné au Châtelet, d'ailleurs intimidé, la moindre tentative pour faire exécuter son décret. Lui-même était très menacé et n'allait pas tarder à payer cher son entreprise : lorsque, le 25 octobre suivant, Le Chapelier apportera à l'Assemblée son rapport sur l'organisation de la Haute Cour destinée à remplacer le Châtelet dans la poursuite des crimes politiques, Robespierre demandera la pure et simple suppression du tribunal, frappé de la haine de tous les bons citoyens. Et c'est l'affaire Danton qui, à cette heure, s'évoquera ; car l'Assemblée, ne suivant pas Robespierre, n'en décidera pas moins que toutes les procédures commencées par le tribunal seront suspendues — il faudra entendre éteintes. Depuis longtemps, aussi bien, Danton considérait alors son affaire comme enterrée. L'affaire était effectivement close dès la fin de mai. Je m'y suis arrêté à dessein : petite affaire si l'on considère la médiocrité des incidents dont elle était née, elle s'était démesurément grossie ainsi qu'il arrive lorsque la politique se mêle aux affaires de justice. Ce n'était plus bientôt un démagogue agité qui avait été en cause, mais tout un parti, celui de la Révolution extrême, et, de cette affaire de parti, des gens habiles avaient vite fait une affaire où tous les grands principes semblaient être intéressés. La personnalité de Danton bénéficiait grandement de l'événement. Il avait le double bénéfice d'avoir été plaint comme une victime — d'Antoine avait deux fois parlé de ses fers — et admiré comme un lutteur. Il faut reconnaître qu'il avait déployé dans cette bataille de rares qualités tout à la fois d'audace et d'habileté. Tantôt violant la loi et frondant la justice, tantôt se retranchant derrière une apparence de légalité grâce à un magnifique étalage de termes juridiques, il avait été tour à tour et même simultanément le tribun qui intimide et l'avocat qui empêtre l'adversaire. Après avoir surexcité l'enthousiasme de ses amis, il avait par surcroît fait rire Paris aux dépens de ses ennemis qui, à l'entendre, étaient plus ridicules encore qu'odieux. Les Cordeliers l'avaient soutenu avec une remarquable fidélité, mais il leur avait, de son côté, valu une victoire éclatante qui mettait le sceau à leur réputation. Il s'était fait ainsi à tout jamais de ce groupe de démocrates violents une sorte de garde prétorienne. Qu'importait maintenant qu'on brisât le cadre des districts : les Cordeliers, désormais groupés autour de leur chef, renaîtront de leurs cendres. Aussi bien, grâce à son affaire, Danton est maintenant mieux que le président populaire des Cordeliers. L'avocat hier obscur est désormais connu de tout Paris. Des comités de l'Assemblée nationale aux bancs de la Commune, de la tribune même du manège où, pour le défendre, on l'a exalté, aux cinquante-neuf districts où son cas a été passionnément discuté, Danton a entendu son nom retentir. Il doit être satisfait. L'affaire a donné tout ce qu'il en attendait : du bruit. |