DANTON

 

CHAPITRE PREMIER. — DE LA MAISON D'ARCIS AUX CONSEILS DU ROI.

 

 

LES DANTON D'ARCIS — L'ENFANT TERRIBLE — LE COLLÈGE DE TROYES — DANTON ET LE SACRE — CHEZ LE PROCUREUR — LA LICENCE ET LA ROBE — LA VIE D'UN JOYEUX CLERC — LE CAFÉ CHARPENTIER — LE MARIAGE — LE CABINET DE M. D'ANTON — DANTON ET BARENTIN — LES CAUSES — LA VIE AISÉE.

 

L'AGITATION est grande, le 25 septembre 1792, dans la salle du Manège des Tuileries où la Convention tient ses séances. Pour la première fois, depuis quatre jours qu'elle siège, se heurtent les deux partis qui, durant des mois, se vont déchirer. Les Girondins, qui se proclament les hommes de la Province, viennent d'attaquer violemment, par l'organe de Lasource, Paris et sa députation de massacreurs.

Alors un député de Paris monte à la tribune au milieu d'une vive émotion. La face large en forme de mufle, la bouche déformée, mais terrible tant elle frémit de passion, l'œil petit sous le sourcil touffu, mais d'où partent des flammes, le teint grêlé, la figure affreuse, mais que l'intelligence éclaire et que rougit la colère, le front énorme sous les cheveux épais, quelque chose de féroce, mais d'imposant : c'est Danton.

La main gauche embrassant la hanche puissante par un geste qui lui est familier, la droite se tend menaçante, cherche l'ennemi, le dénonce, l'arrache presque à son banc pour le clouer au pilori. Et, de temps à autre, la tête se baisse et, le cou gonflé par la fureur, il semble alors un taureau qui va foncer droit et tout démolir.

Mais le plus souvent on le voit, par un violent effort, se maîtriser ; ce furieux se fait modéré : il offre la paix à qui lui fait une guerre à mort. Sa figure alors s'illumine d'un sourire où les uns voient de la bonhomie, les autres de l'astuce. Ce n'est plus le tribun qui a soulevé Paris ; c'est un grave homme d'avocat champenois prêt aux transactions. En quelques minutes, sur cette face mafflue, dix expressions ont passé, tandis que de sa bouche sortaient presque au même moment des cris effroyables de défi et des appels cordiaux à la concorde. C'est tout Danton.

Il défend Paris âprement ; mais sa voix soudain s'adoucit : Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris. Je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec plaisir.

Dans le tumulte, au milieu des passions déchaînées, en une seconde, une vision a dû passer devant les yeux du tribun : une petite ville endormie autour de son église, le château ceint de son parc, la rivière fraîche où, sur le bachot éclaboussé, on fait de si bonnes pêches, le modeste logis où ont vécu les parents, la grande maison de la place des Ponts, le jardin aux allées ombreuses, et le porche de Saint-Étienne que franchit, la messe entendue, la vieille maman Danton sous son ample bonnet garni de belles dentelles. Et tout alentour la grande plaine dont seuls les peupliers de la rivière rompent la monotonie, sa Champagne, son Val d'Aube.

Telles qu'elles sont, paisible famille, petite ville un peu rance, province un peu plate, il les aime, il ne ment pas. Dans ce tribun dont Paris vient de faire son premier élu, l'enfant d'Arcis-sur-Aube reste bien vivant ; cet amour singulier pèsera, nous le verrons, sur sa destinée ; c'est en tous cas l'un des côtés les plus curieux de cette âme complexe, tourmentée, toujours partagée.

 

Celui qu'un voyage en Champagne amène à Arcis-sur-Aube ne songe point cependant, en s'y acheminant, à Danton, mais à Balzac, autre puissante face.

Arcis-sur-Aube ! Que de gens, il y a soixante-dix ans, n'ont connu l'existence de la petite ville que par ce Député d'Arcis qui est un des tableaux les plus vécus de la vie provinciale sous le règne de Louis-Philippe. De tels souvenirs semblent éloigner de Danton. Il n'en est rien. Si Balzac a placé dans cette petite ville perdue au milieu des terres le drame provincial qu'il entendait écrire, c'est qu'il n'était pas fâché qu'un prétexte lui fût fourni d'évoquer, dans ces rues étroites, l'ombre du révolutionnaire gigantesque.

Telle chose n'était pas très difficile, n'est pas encore très difficile. En dépit des ruines qu'ont pu faire, en février 1814, les boulets russes dans Arcis-sur-Aube, le décor que Balzac brosse en 1847 est, à peu de chose près, celui où se sont écoulées les premières années de Jacques Danton et où il est venu, à plusieurs reprises, retremper ses forces ou fuir ses cauchemars. Et c'est encore à peu près le même décor qu'à aujourd'hui la cité champenoise.

 

Au centre même de la crayeuse Champagne, entre Troyes, Saint-Dizier, Châlons, Provins, Arcis est une des cités types de la province. Cerné par la Champagne pouilleuse, le Val d'Aube est presque une oasis, mais une oasis triste. La ville est endormie. Rien n'explique mieux la vie de province que le silence profond où est endormie cette petite ville, a écrit Balzac.... La vie est, devient si conventuelle qu'à l'exception des dimanches, un étranger ne rencontre personne sur les boulevards ni dans l'Avenue des Soupirs, nulle part, pas même dans les rues. La rivière seule fait diversion : les moulins ont créé derrière le château une chute artificielle, et l'eau en reste agitée jusque sous le pont où se vint souvent accéder Danton pour voir couler son Aube. Tout cela est fort mélancolique.

Par surcroît, à l'époque où le bambin polissonnait, la ville était tout entière occupée déjà à fabriquer et à vendre de la bonneterie. Depuis 1751, année où un des seigneurs avait introduit cette paisible industrie, Arcis tricotait des bonnets dans le silence des jours, sous le ciel blanc de Champagne, loin des agitations.

Aujourd'hui la statue de Danton est la seule note bruyante du décor. Encore a-t-on voulu ne lui point attribuer le caractère tintamarresque du Danton de bronze que Paris s'est donné. Le tribun, comme gagné par la torpeur ambiante, semble assagi. Celui de Paris bouscule un État et, donnant le signal des audaces extrêmes, fait reculer l'Europe : celui d'Arcis n'a que le geste autoritaire et la figure imposante d'un conducteur de peuples. Il n'en va pas moins qu'arrêté devant cette statue, on est saisi d'un double étonnement. C'est d'abord que de cette petite cité si calme ce Titan ait surgi. C'est ensuite qu'il n'ait cessé d'adorer cette ville endormie.

Peut-être est-ce à cet amour presque inexplicable que Danton doit la popularité dont, à Arcis, sa figure était entourée à une époque où, ailleurs, elle était encore honnie généralement. C'est sous le règne de Louis-Philippe que Balzac entendit un Arcisien venger la ville endormie du sarcasme facile d'un détracteur : Danton en est sorti !

 

Arcis vivait paisible entre son église, son château et ses bonneteries lorsque, le 26 octobre 1759, l'épouse de M. Jacques Danton, procureur en la justice du lieu, née Madeleine Camut, mit au monde son premier fils Georges-Jacques, notre Danton. L'enfant fut baptisé le jour même à Saint-Étienne par le vicaire Leflon, en présence de Georges Camut, charpentier, et de Marie Papillon, fille d'un chirurgien juré, ses parrain et marraine.

Ces Danton venaient de Plancy, gros village situé en aval d'Arcis, à quatre lieues, où le grand-père du nouveau-né cultivait encore la terre en 1760. Ce paysan avait fait éduquer son fils : c'est en qualité d'huissier qu'en 1750, à vingt-huit ans, celui-ci était venu se fixer à la ville où il s'était ensuite élevé aux fonctions de procureur. Ses affaires avaient prospéré. Il s'était rendu acquéreur d'une belle maison située rue de Vilette — d'aspect bourgeois. La famille, aussi bien, s'était tout à fait embourgeoisée. Veuf en premières noces de la fille d'un huissier, Jacques Danton avait épousé Marie-Madeleine Camut, fille d'un entrepreneur de travaux publics. Des frères de cette dernière, l'un était maître de postes à Troyes, l'autre marchand. Un autre oncle de Danton était curé à Baberey. Tout cela donne une note de petite bourgeoisie assez bien établie. Près de la terre, encore, la famille Danton s'en était émancipée, en cela semblable à tant de familles d'où sont sortis la plupart des chefs de la Révolution. Les Danton, dont les racines plongeaient dans le terroir champenois, comme les Colbert, commençaient à s'élever suivant la règle de nature parce qu'ils étaient sans doute intelligents et forts.

Forts, cela est certain d'après l'état de leur généalogie. Le paysan de Planey ayant laissé huit enfants, son fils Jacques, le père du futur conventionnel, n'en aura pas moins de onze, cinq de son premier lit en cinq ans et six de son second en sept ans. Presque tous les rejetons qui survivront à la petite enfance fourniront de longues carrières : la dernière sœur du conventionnel mourra à quatre-vingt-dix-huit ans, et on a l'impression que le colosse dont nous écrivons la vie était capable, n'eût été le couperet de Sanson, de gagner fort allègrement une vieillesse avancée. Si l'on en juge par notre Danton, — le seul dont l'image soit venue jusqu'à nous, — la famille devait être athlétique. Nous n'avons en effet aucun portrait du père. En revanche nous en possédons un de la mère qui est intéressant : âgée d'environ soixante ans, Madeleine Danton-Camut est une aimable vieille qu'on sent ressemblante : sous l'énorme bonnet à commues enrubannées à la mode de 1780, c'est le front de Danton, large et lumineux : c'est, sous la forte arcade sourcilière, un œil vif et ardent — et la bouche dit une certaine causticité.

Il fallait s'arrêter à ce document : c'est cette femme qui, restée veuve, dirigera l'éducation du terrible marmot. Nous dirons qu'il l'adora, étendant plus tard à son beau-père lui-même cette ardente affection. Ce devait être, elle aussi, une femme forte : ayant eu six enfants Danton, elle en eut quatre encore de son second lit en quatre ans. Jacques Danton étant mort le 25 février 1762, sa veuve avait épousé Jean Recordain, filateur en coton qui, ayant fait de médiocres affaires, devra s'adresser à son beau-fils : Danton, la main facilement ouverte, sauvera de la ruine le filateur en engageant son patrimoine. Ce petit patrimoine était modeste : en se mariant, en 1787, Danton énoncera au contrat des terres, maisons et héritages situés à Arcis et environs, de la valeur de la somme de 12.000 livres.

Il y a, dans les familles, des enfants qu'une fatalité ou leur pétulance prédestinent aux accidents. Le petit Arcisien fut de ces enfants-là. Il ne dut jamais être beau, mais la destinée brutale s'acharna contre lui, lui pétrissant ce mufle d'affreux lion qui impressionnera le monde. Un taureau, lorsqu'il avait un an, se jetant sur une vache qui allaitait l'enfant, avait arraché à celui-ci d'un coup de corne la lèvre supérieure : la bouche en garda un ries. L'enfant, instruit plus tard de l'aventure, déclara la guerre aux taureaux : il reçut d'un de ces ennemis provoqué un coup de sabot qui lui écrasa le nez. La petite vérole fit le reste, le laissant couturé. D'ailleurs il courait aux coups, étant de ces écoliers chefs de bande qui, rosent et rossés, se rient des taloches qu'ils reçoivent autant que de celles qu'ils donnent. Il faillit faire la mort d'une maîtresse d'école et, passant aux mains d'un magister, rompit son ban plus souvent qu'il ne convenait. Avouant que toute habitude était antipathique à son caractère, il consentit à lire, mais en emportant le livre le long de l'Aube où, par tous les temps, il se jetait, ayant la passion de la baignade.

Tout cela est-il très sûr ? On ne saurait le jurer. Lorsqu'il se penche sur le berceau d'un des demi-dieux de la politique, l'historien se dépite- que nul n'ait tenu registre des faits et gestes du bambin. Ici nous n'avons que deux témoignages et peu assurés. Rousselin de Saint-Albin a, très jeune, beaucoup fréquenté Danton : il a pu recueillir de sa bouche plus d'une anecdote : il les a vidées dans une notice, mais en 1864, quand Rousselin était- vieux et Danton en pleine légende. Il paraît d'ailleurs avoir puisé à l'autre source que j'entends dire et qui, s'étant, elle, ouverte en 1836, offre, à tous égards, plus de garanties. Louis Béon, contemporain et concitoyen de Danton, a été en outre son camarade à l'école, au collège. Arcisien, il a toujours entendu parler de l'enfance vagabonde et audacieuse du petit des Dantons ; peut-être a-t-il été de sa bande. Collégien aux Oratoriens de Troyes, Béon a vu Danton de la sixième à la rhétorique. Sa notice de 1836 est intéressante ; on ne peut cependant tout croire de ces petites histoires. Avons-nous plus, aussi bien, sur la plupart des grands hommes quand ils étaient de petits hommes ? Et, par surcroît, M. Babeau, étudiant l'histoire du Collège de Troyes, a pu, sur ses registres, trouver trace de la carrière scolaire de notre homme et cela est plus édifiant, — d'autant que, contrôlant Béon, il le confirme souvent et par là l'accrédite.

Puisqu'il était rétif entre les mains du magister local et trop amoureux des buissons qui bordent l'Aube, on l'avait en effet dépaysé et mis au séminaire de Troyes à dix ans. Il n'y fit point, si j'ose dire, long feu. Cette règle quasi conventuelle, à l'entendre, le rendait fou. La cloche l'exaspérait : Elle finira par sonner mon enterrement, criait-il. Cette rage semait l'indiscipline dans la pieuse maison où on le surnommait, anti-supérieur — dit-on. Il le fallut tirer de là, le placer au Collège où les Oratoriens faisaient régner une règle plus libérale. La pension Richard, qui y conduisait des élèves, reçut ce peu désirable écolier.

 

Encore que le petit homme ne paraisse point y avoir brillé, ce collège lui convenait assez. Les Oratoriens, je l'ai déjà dit en contant la vie de Fouché, étaient des maîtres à l'esprit fort large. Ils aimaient à suivre l'opinion. Dans les représentations théâtrales du collège de Troyes, on avait joué du classique au grand siècle, mais, dès 1728, on avait passé à la comédie sentimentale et philosophique. On y chantait en vers latins, à côté des victoires de nos armées, les progrès de la science et, après avoir sacrifié largement à la sensibilité en jouant, par exemple, en 1771, le Riche bienfaisant, en 1772, le Triomphe de la Vertu et, en 1775, — pour ne pas citer d'autres pièces — Abdolonyme ou la Vertu malheureuse et récompensée, on en venait à la phase politique. En 1778, l'Académie du Collège donnait comme sujet de plaidoyer : De la meilleure forme du gouvernement.

Cette disposition à fêter le progrès n'excluait point le culte des classiques. On a tout dit de l'influence exercée, sur les jeunes gens qu'élevaient nos collèges, par cette religion des Grecs et des Romains. Plutarque était la Bible de ces enfants. On se rappelle le mot de Desmoulins : On nous élevait dans les écoles de Rome et d'Athènes et dans la fierté de la République.

Danton, comme les autres, s'éprit et resta épris de la littérature classique. Lorsqu'à la Convention, le 13 août 1793, il entendra demander l'abolition des collèges, le souvenir qu'il a gardé de leur enseignement le fera se dresser là contre et, en pleine crise de réaction anticléricale, il amnistiera Jésuites et Oratoriens au nom de Plutarque et de Corneille. ... C'est aux Jésuites, qui se sont perdus par leur ambition politique, que nous devons ces élans sublimes qui font naître l'admiration. La République était dans les esprits, vingt ans au moins avant sa proclamation. Corneille... était un vrai républicain. Ainsi Corneille, sur les bancs du collège de Troyes, avait conspiré avec Plutarque et Tacite pour faire du Champenois un Gracque.

Il devait cependant se livrer, en cachette, à d'autres lectures ; car, si on le voit se servir de ses souvenirs antiques, il se montre, beaucoup plus que ses contemporains, nourri des auteurs gaulois comme Rabelais, Montaigne et Molière, — voire des maîtres étrangers alors dédaignés comme Dante et Shakespeare. Il savait l'anglais et l'italien qu'on n'apprenait guère dans les collèges. Il était sans doute de ces élèves qui aiment à s'instruire en marge des programmes.

Il n'était donc point des premiers. Cette paresse naturelle, que je signalerai si souvent, et cette rétivité qu'à Arcis on lui reprochait, devaient lui enlever la faveur des maîtres. Son intelligence l'imposait cependant parfois. Il ne figure point, sur les registres, parmi les remarquables inter insignes — mais parmi les bonsinter bonos. En humanités, Georges Danton-Camut eut le prix de fable et des accessits de discours latin, d'amplification française et de vers latins : Georgius Danton-Camut fabulœ prœmium meritus, ad prœmia solutœ orationis, compositionis vernaculœ et strictœ orationis accessit. L'année suivante, celle de la rhétorique, est moins heureuse encore : tout en restant inter bonos, il n'eut pas de prix, s'étant d'ailleurs attiré la défaveur de son professeur le Père Béranger, le futur auteur de la Morale en actions par l'histoire.

C'est à cette époque que se place le fameux épisode du voyage de Reims. Louis XVI y allait être sacré le 11 juin 1775. Par un coup de tête, le jeune homme décida d'aller voir comment on faisait un roi. Et s'échappant de Troyes, il gagna Reims à pied. Si le fait n'est pas controuvé, il a lieu d'émouvoir. Le jeune roi s'avance dans le luxe et la pompe vers ce huitième sacrement qui le fera inviolable et sacré et, se faufilant dans la foule, l'écolier champenois se fait peut-être repousser par un garde. Et la pensée va à cette séance du 17 janvier 1793 où Danton, au milieu d'une particulière attention, fait tomber par son vote cette tête sur laquelle il a vu couler le chrême. A certains l'épisode apparaîtra suspect, tant il séduit l'imagination.

Comment se fit-il pardonner l'escapade ? Par une superbe rédaction, dit Béon, où il conta le sacre, et par des succès inattendus remportés in extremis. Il sera toujours de ces paresseux qui, propres au coup de feu subit, réussissent là où échouent les laborieux. Il fut enfin estimé : insignis !

L'oncle, curé de Baberey, espéra un instant faire de cet élève, finalement insignis, une recrue pour l'Église. Danton se déroba — fort heureusement ; on eût vite compté un défroqué de plus, s'il s'était enfroqué. Il aspirait à une autre robe, celle de l'avocat, et voulait l'endosser à Paris. Pour satisfaire à cette double envie, on se décida à l'envoyer chez le procureur, si bien qu'un beau jour de 1780, le messager d'Arcis chargeait le jeune homme et que, quelques heures après, Georges-Jacques Danton, léger d'écus, mais de l'avenir plein la tête, après avoir vu s'évanouir la tour de Saint-Étienne et les peupliers de la rivière, roulait vers ce Paris qui fera de lui un de ses dieux et une de ses victimes.

 

Il y avait à Paris des auberges dont la clientèle se recrutait plus spécialement dans telle ou telle province. Les Bourguignons descendaient de préférence ici, là les Normands. Les Champenois fréquentaient le Cheval Noir, rue Geoffroy-l'Asnier, derrière Saint-Gervais. Layron y logeait à pied et à cheval gens des bords de l'Aube et de la Marne. C'est là qu'au débotté, prit gîte notre Danton.

Après quoi, il s'enquit d'un procureur chez qui se former aux affaires. C'était en 1780 : on eût alors trouvé dans les études des procureurs bien de futurs chefs de la Révolution ; Brissot venait de quitter l'étude de Me Nolleau où, dit-on, il avait grossoyé aux côtés de Robespierre. II eût été plaisant que Danton fût venu — lui troisième — s'asseoir chez Me Nolleau. Ce fut chez Me Vinot, dans le vieil hôtel de la rue Saint-Louis-en-l'Isle, qu'il vint frapper. Il n'avait ni référence ni recommandation, pas même celle de sa mine qui, au premier abord, ne plaidait pas pour lui. Mais il avait déjà sa belle audace : l'important est souvent d'oser pousser une porte et nous savons que Danton était déjà homme

en enfoncer plusieurs. W Vinot écouta la requête du Champenois, le fit asseoir devant une table et lui donna une pièce à copier. L'épreuve fut désastreuse et quiconque a dû déchiffrer les rares autographes de Danton le croit sans peine. Me Vinot émit quelques doutes sur l'avenir d'un homme qui écrivait si mal. Un autre que Danton eût pris congé : lui, répliqua qu'il n'était point venu s'engager comme copiste, mais comme clerc. Me Vinot lisait maintenant clairement sur cette physionomie l'intelligence et l'esprit d'entreprise. J'aime l'aplomb, dit-il ; il en faut dans notre état. Et Danton fut admis dans l'étude de Me Vinot.

Logé et nourri chez le patron, il quitta le Cheval Noir. Et on le vit bientôt au Palais. Sa mauvaise écriture même, le servait en effet : mauvais scribe, on l'envoya faire le Palais. Berryer père nous dit en quoi consistait ce service et comment il constituait, pour un clerc, un prompt avancement. En tous cas, c'était grand avantage : le jeune clerc, qui avait à se parisianiser, entendit à la barre les grands avocats de l'époque, de Hardouin à Tronchet. Entre le Palais et l'étude Vinot, peut-être cependant l'enfant du Val d'Aube se fût-il senti étouffer, mais il se dépensait, à ses rares heures de liberté, en exercices violents : paume, escrime et natation, ayant, particulièrement, repris dans la Seine les baignades de l'Aube. Trop de baignades ! L'une d'elles faillit le mettre au tombeau.

Heureuse maladie, affirme Rousselin, puisqu'il consacra sa convalescence à lire l'Encyclopédie tout entière. Il lut aussi Montesquieu et s'en éprit. Je n'ai qu'un regret, disait-il, c'est de retrouver dans l'écrivain qui vous porte si loin et si haut le président d'un Parlement. Le mot était d'un petit basochien qui, s'il frondait, était certainement porté à démolir le Parlement plus que le Trône. Surtout il lut Rousseau et Diderot. Ce Diderot, son compatriote, restera son grand maître. Le fils du coutelier de Langres laissera deux fils : le Neveu de Rameau et Danton qui, aussi bien, se ressemblent comme deux frères. La convalescence terminée, le clerc rentra chez Me Vinot : il avait fini ses études supérieures. L'Encyclopédie était en lui.

Peut-être eut-il mieux fait de fréquenter Tribonien et Cujas ; car la question se posait de passer la licence ès droit. C'était une dure vie que celle de clerc ; Berryer qui, au Palais, se rencontrait avec Danton, nous peint cette existence austère : levé à six heures, on déjeunait à neuf, on dînait à deux heures après-midi et, après une heure de récréation, on retournait au travail jusqu'à neuf heures. Si l'on voulait sortir de cette vie stricte, il se fallait faire une place au barreau. Mais la licence était exigée. Danton partit pour Reims. On y obtenait les diplômes à bon compte, Brissot l'avoue : ayant à prendre ses degrés, dit-il, il les alla acheter à Reims. Roland, de son côté, dans une lettre du 7 août 1778, conte humoristiquement comment, en cinq jours, il fit son droit à Reims. Telle perspective devait séduire Danton qui aimait à bâcler. Il eut son parchemin en un tour de main. Nous ignorons si, comme pour Brissot, les membres du jury se donnèrent la peine d'un interrogatoire de mascarade. En tous cas, il revint à Paris avec le droit d'endosser la robe noire, ce harnais d'avocat qui faisait hausser les épaules à l'autre. En fait, il prit la robe, mais ne plaida guère. La vie, dès lors, s'annonçait difficile. Telle perspective ne paraît point avoir assombri le jovial Champenois. Il s'arrangeait à peu de frais avec l'argent qui venait d'Arcis. Ayant transporté, de chez Me Vinot, ses pénates dans la rue des Mauvaises-Paroles — qui, à la vérité, pour abriter un avocat portait un vilain nom —, il allait prendre ses repas à l'hôtel de la Modestie dont le nom seul était un programme. La bonne heure était celle où, sortant de ce restaurant, il s'en allait prendre sa demi-tasse dans un café voisin du Châtelet et se livrer au jeu de dominos qui, le café Procope en saura quelque chose, restera une de ses passions. Parfois une soirée de tragédie au Théâtre-Français l'amenait dans le quartier où, sous peu, il allait fonder sa renommée de tribun. Sortant d'acclamer Cinna ou Brutus, il dut souvent descendre cette rue des Fossés-Saint-Germain sans se douter que ces vieilles maisons de la rive gauche seraient le décor où se jouerait le premier acte d'une autre tragédie qu'un jour on écrirait et qui ne s'intitulerait pas Brutus, mais Danton.

En attendant, il cherchait des causes et n'en trouvait point. Telle situation commençait peut-être à lui inspirer cette haine des hommes de lois, procureurs et juges, que, le 22 septembre 1792, nous lui verrons exprimer en termes si acerbes, et plus généralement l'idée — familière aux gens besogneux — qu'un changement dans l'État ne serait pas mauvais. Il semble s'être inscrit à cette célèbre Loge des Neufs-Sœurs où il pouvait rencontrer, en assez modeste équipage, bien des membres des futurs états-majors de la Révolution, Bailly, Condorcet, Brissot, Pétion, Collot-d'Herbois, Desmoulins, sans qu'il paraisse avoir, à cette époque, lié amitié avec aucun d'eux. On y disait du mal du régime et on y aspirait à l'égalité.

Cependant il semble compter encore, pour le sortir de l'impasse, sur la protection de nobles pays. Les Loménie de Brienne allaient arriver au pouvoir : les gens du Val d'Aube étaient, de loin ou de près, tous plus ou moins les clients de l'illustre famille. Danton s'était inscrit chez le cardinal, chez le maréchal. Mais, dans les premiers jours de 1787, ni l'un ni l'autre ne pouvaient encore faire grand'chose pour ce jeune Arcisien qui, faute de causes, devait commencer à s'inquiéter. En fait, la fortune — modeste à la vérité — lui vint, non du magnifique hôtel de Brienne, mais fort simplement du café où, avec ses amis de la Basoche, devant sa demi-tasse, il taquinait le double-six.

Ce café du Parnasse, sis au coin de la place de l'École et du quai, presque en face du Palais, attirait fort naturellement la jeunesse avocassière. C'était un des établissements de limonadier les plus considérés de Paris. Son propriétaire était en train d'y faire une petite fortune, car tout en gardant le café, François-Jérôme Charpentier avait acheté une charge de contrôleur des fermes, ce qui faisait du père Charpentier, ainsi que l'appelaient ses jeunes clients, un Monsieur. Nous croyons le voir encore, dit l'un d'eux, avec sa petite perruque ronde, son habit gris et sa serviette sous le bras... rempli de prévenances pour ses clients et traité par eux avec une considération cordiale. Le bonhomme, à force de traiter les hommes de loi, se croyait sans doute un peu du Palais. Le rêve du limonadier devait être que sa fille épousât un basochien.

Elle pouvait choisir : on lui destinait une dot de 20.000 livres et les Charpentier, outre leur fonds qui en valait 40.000, avaient — un document nous l'apprendra — 127.000 livres de capital. Ce n'étaient point des beaux-parents à dédaigner. Par surcroît, Gabrielle Charpentier était fraîche et gentille. Lameth qui la verra chez elle en 1792, après cinq ans de ménage et trois maternités, la trouvera jeune, jolie et de manières douces. Nous avons d'ailleurs mieux que ce témoignage, c'est celui de David. On se rappelle le portrait qui, appartenant au musée de Troyes, a figuré dans la dernière exposition David : cette fraîche jeune femme, d'une beauté à la vérité plus vigoureuse que délicate, les joues pleines et roses, les yeux noirs sous les sourcils bien dessinés, le buste fort sous le fichu de linon et sous les cheveux sombres, que surmonte le haut bonnet, le front pur et blanc. On s'explique fort bien que Danton ait pu être amoureux de cette belle fille, saine et forte, à qui David n'a point donné le sourire — en 1792, tout devait être à la spartiate —, mais que d'autres nous peignent cependant bonne et gaie.

Les dames Charpentier siégeaient au comptoir du café de l'École. Le jeune avocat avait assez de loisirs pour entreprendre le siège de ce comptoir si bien garni. Il était laid à coup sûr, mais parlait bien et gaiement. Et puis, il était de ces audacieux qui emportent les places sans faire antichambre. Et dans les premiers jours de 1787, Georges-Jacques avait place rendue.

Si désireux qu'il pût être d'avoir un gendre avocat, le père Charpentier avait trop bien mené ses affaires pour souffrir que ce gendre restât un stagiaire en expectative de causes. Puisque la jeune fille recevait 20.000 livres, ne serait-ce point pour le jeune homme un moyen d'acheter quelque charge. A la vérité, une charge d'avocat ès conseils coûtait de 6o à 8o.000 livres. Mais s'adressant aux parents et amis, Georges-Jacques ne pourrait-il, grâce au crédit des Charpentier, parfaire la somme ? Il se mit en campagne. La campagne fut heureuse. En attendant le mariage, les Charpentier prêtaient 15.000 livres sur la caution des tantes d'Arcis. Une demoiselle Duhauttoir avança, sur la même caution, 36.000 livres. Me Huet de Paisy exigeait à la vérité 78.000 livres de sa charge, mais il se contentait qu'on lui en versât pour l'heure 56.000. Le reste serait payé sans tarder. Et c'est ainsi que, le 29 mars 1787, Danton achetait le charge de Me Huet de Paisy.

L'acte a été publié : Danton y nomme ses prêteurs et cautions. Toute la famille d'Arcis, d'ailleurs, se porte garante. Elle dut faire mieux, puisque, le 24 septembre suivant, Danton remboursera à Huet de Paisy ce qui lui restera dû. Ajoutons que si la charge était vendue 78.000 livres, on cédait, avec elle, deux fortes créances montant l'une à 11.000, l'autre à 1.000 livres, ce qui mettait en réalité le prix net de la charge à 66.000 livres. Le 12 juin de la même année 1787, Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre... savoir faisait que, par la pleine et entière confiance qu'il avait en la personne de son cher et bien-aimé le sieur G.-J. Danton et en ses sens, suffisance, loyauté et prudhommie, capacité et expérience, fidélité et affection... lui donnait et octroyait... l'office d'avocat en ses conseils.

A cette date, Danton était marié depuis deux jours. Il s'était uni, en l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, à Antoinette-Gabrielle Charpentier. La veille, avait été passé le contrat : Danton y déclarait comme fortune son office, qu'il devait encore en entier soit à Me Huet de Paisy, soit aux personnes qui lui avaient prêté les sommes qu'il avait payées à compte, et d'autre part, des terres, maisons et héritages situés à Arcis et estimés 12.000 livres. Les Charpentier constituaient une dot de 18.000 livres. De plus, la jeune fille apportait en dot, la somme de 2.000 livres provenant de gains et épargne. Les jeunes gens étaient mariés sous le régime de la communauté.

 

Il vint établir son cabinet sur la paroisse Saint-Sulpice, cour du Commerce. L'État actuel de Paris de 1788 indique au n° 1 de cette cour : Cabinet de M. d'Anton, avocat ès conseils. D'Anton ! En fait, on l'appellera fort souvent alors et lui-même signera d'Anton — ce qui devait faire plaisir aux Charpentier. L'excellent Dr Robinet, qui a passé sa vie à démontrer que Danton avait toujours eu plus que raison, veut qu'une certaine noblesse fût attachée au titre d'avocat ès conseils, mais il ne le prouve point. Disons simplement, pour innocenter Danton d'avoir signé d'Anton, qu'en ces dernières années où le préjugé nobiliaire jetait son dernier feu, signer d'Anton valait mieux pour attirer le client. C'est une excuse suffisante à un bien petit crime.

Qu'était-ce dire que cette charge qui, au dire du        Robinet, eût anobli son homme ? Nous n'entendons point, derrière M. Bos — auteur d'un livre fort intéressant sur Les avocats-ès conseils —, refaire l'historique de l'institution. Rappelons simplement qu'à côté des tribunaux, avait toujours existé une justice administrative rendue par les Conseils du roi. En 1645, on avait créé des titres d'offices d'avocats en ces conseils qui, depuis, s'achetaient avec l'agrément du Chancelier et dont les provisions étaient accordées par le Roi.

La charge demandait une assez réelle capacité. La diversité des affaires portées devant les conseils exigeait une connaissance exacte des diverses parties de l'administration. D'Aguesseau les avaient définies en les réglementant. Les avocats présentaient, écrit Guyot dans son Répertoire, les instances d'évocation de parenté et alliance, celles en règlements de juges, les oppositions au titre d'offices, les demandes en rapport de provisions et lettres de justice expédiées en chancellerie, les demandes en cassation d'arrêts ou de jugements rendus en dernier ressort dans tous les tribunaux qui jugent souverainement ou en dernier ressort, les demandes en cassation de jugements de compétence rendus en faveur des prévôts, des maréchaux ou des sièges présidiaux, les demandes en contrariété d'arrêts, les demandes en révision des procès criminels, les appels des ordonnances ou jugements des intendants ou commissaires départis ou autres juges commis par le conseil et des capitaineries royales.

 

La corporation acquérait, avec le successeur de Me Huet de Paisy, un membre assez inquiétant. Chez ce Danton subsistait, depuis l'enfance, cet instinct de révolte qui, dit-on, l'avait fait, à Troyes, surnommer l'anti-supérieur. Or il tombait dans une de ces petites crises, parties d'une plus grande, celle qui atteignait non pas telles ou telles autorités, mais l'autorité même. Il y avait guerre sourde entre la corporation et ses syndics et doyens. Soit qu'on eût quelque indice de la mentalité du nouveau venu, soit que sa figure facilement insolente prévînt mal, on voulut le tâter dès l'abord. L'usage était qu'après avoir visité les officiers de l'ordre, remis ses provisions au syndic, le nouvel avocat subît en une séance solennelle debout, en robe, le bonnet carré à la main, l'interrogatoire des membres du Conseil. Il prononçait un discours en latin sur un sujet qui lui était donné. Danton, reçu pendant l'été de 1787, dut traiter au pied levé — l'intention est évidente de le sonder — l'exposé de la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice. C'était, disait Danton, me proposer de marcher sur des rasoirs. Il fit front, fut audacieux, esquissa tout un programme de gouvernement destiné à prévenir une révolution imminente. Danton — qui peut-être se vantait — racontait à Rousselin combien les mots motus populorum, ira gentium, Salus populi suprema lex avaient paru consterner les anciens. Mais il parlait latin : on affecta d'avoir mal compris.

Était-il vraiment si préoccupé alors des questions politiques et si arrêté dans ses idées ? Rousselin l'admet. A le lire, Danton eût même eu l'occasion, quelques mois plus tard, de s'en expliquer en haut lieu. Ayant comme client le premier président de la Cour des aides, Barentin, l'avocat l'aurait séduit par la vigueur de son esprit. Devenu garde des sceaux, Barentin eût offert à son avocat le secrétariat du Sceau ; celui-ci l'eût accepté sous la condition qu'un plan fût adopté qui eût brisé l'opposition des Parlements aux réformes, jugées nécessaires si l'on voulait prévenir une révolution. On eût fermé l'oreille à cet avis. Mais, quelques mois plus tard, Barentin eût renouvelé l'offre à son avocat. Eh quoi, se serait écrié Danton, ne voyez-vous pas venir l'avalanche ? Toute cette histoire paraît, tout au moins en partie, controuvée. Peut-être faut-il simplement admettre que Barentin, effectivement client de Danton, pensa faire de lui, en 1788, un de ses collaborateurs aux Sceaux et que Danton, sentant venir l'avalanche, refusa. Si Danton conta le reste à Rousselin, ce Champenois, ce jour-là, parla en Gascon.

Ses fonctions d'ailleurs l'occupaient plus qu'on n'a coutume de le dire.

Pendant longtemps on affirma que Danton avait été un avocat sans causes. On voit facilement quelles conséquences on a pu tirer de cette légende et Taine ne s'en est pas fait faute. D'après lui, le ménage ne vivait que d'un louis donné de temps à autre par le beau-père limonadier. Taine était excusable de tenir l'avocat pour besogneux : après des recherches sérieuses, un homme compétent, M. Bos, n'était arrivé à signaler l'intervention de Danton que dans trois affaires et il tirait de cette pénurie de causes des conclusions que Taine était autorisé à faire siennes.

Or M. André Fribourg, dans le remarquable recueil qu'il a publié des Discours de Danton et particulièrement dans un excellent exposé des sources, a complètement modifié l'idée qu'on se faisait du cabinet de M. d'Anton.

Un document eût, à la vérité, dû donner l'éveil. Dans l'inventaire dressé après la mort de Gabrielle Danton en 1793 et que nous possédons, on trouvait la mention suivante : Item, douze pièces qui sont des mémoires d'honoraires dus audit sieur Danton en qualité d'ancien avoué (sic) au Conseil. C'était la preuve que douze affaires avaient passé entre les mains de l'avocat — tout au moins.

M. Fribourg s'est mis en campagne pour retrouver les causes de Danton. Et quoique, par suite de circonstances diverses, certaines séries d'archives n'aient pu livrer tous leurs secrets et que d'autres soient incomplètes, il a pu dresser la liste des vingt-deux affaires dont Danton s'est occupé d'une façon certaine de juin 1787 à janvier 1791.

Chose curieuse, il semble que ce démocrate de demain se soit fait une spécialité des maintenues de noblesse et il lui plaît alors de rendre, parfois avec emphase, hommage aux anciens services : sortant du style sec de la procédure, il saluera le vicomte du Chayla dont la valeur contribua à mettre en déroute la redoutable colonne qui balança longtemps la fortune de l'auguste aïeul de Sa Majesté dans les champs de Fontenoy. Danton parlera plus tard de Louis XV et de Louis XVI avec moins de révérence.

Il gagnait ses causes presque toujours et il n'est guère douteux — la clientèle du prince de Montbarey après celle de Barentin tendrait à le prouver — que son cabinet ne s'achalandât fort bien en 1789.

Il menait donc vie fort aimable, car, d'autre part, Gabrielle Danton faisait un foyer confortable à Monsieur d'Anton. Elle l'avait, en 1788, rendu père d'un fils qui, à la vérité, était mort, le 25 avril 1789 : mais il en pouvait espérer et, en fait, en aura d'autres. Le père Charpentier avait vendu fort bien son fond : 40.000 livres, et achetait une belle maison de campagne à Fontenay. L'appartement de la cour du Commerce ne respirait point la tristesse. On y recevait des amis. Danton, cordial, jovial, bon garçon, était populaire. Ses clercs l'aimaient : deux d'entre eux lui resteront fidèles, Paré et Desforges ; il les pourra d'ailleurs récompenser en faisant de l'un un ministre de l'Intérieur et de l'autre un ministre des Affaires étrangères. Car ce cabinet de Danton fut un nid de futurs ministres.

En somme, la vie donnait à Danton plus, certes, qu'il n'en espérait lorsqu'en 1780, il venait descendre au Cheval Noir. Avocat en voie de percer, bourgeois bien logé, heureux mari, il eût passé sans doute une existence confortable. Mais l'avalanche arrivait qui allait arracher à leurs destins ceux qu'elle porterait comme ceux qu'elle balaierait.