LA BATAILLE DE FRANCE

21 MARS - 11 NOVEMBRE 1918

 

CHAPITRE V. — LA BATAILLE DE PICARDIE (8 AOÛT-6 SEPTEMBRE).

 

 

1. — Le mémoire du 24 juillet.

Le 24 juillet, s'était tenu, au quartier général des armées alliées, à Bombon, près Melun, un conseil de guerre destiné à marquer dans les fastes de cette guerre. Dans le charmant château Louis XIII, si paisible en son cadre d'arbres et d'eaux, s'était débattue entre les grands chefs militaires la question solennelle que posaient les événements.

D'ores et déjà, ce 24, l'ennemi était battu entre Marne et Aisne. Un Foch n'attend pas qu'un résultat soit enregistré en un communiqué pour le considérer comme acquis. L'Allemand est, le 24, dans son esprit, condamné à se replier, de gré ou de force, sur la Vesle ; la partie est pour lui perdue ; il vient d'éprouver matériellement et moralement de telles épreuves que toute son armée en reste ébranlée, son esprit désorienté, ses nerfs et son cœur en mauvais arroi.

Le moment est psychologique. Si on laisse l'ennemi souffler, il se peut encore ressaisir : certes, ses réserves sont éprouvées, elles se, peuvent encore reconstituer ; il a échoué dans son plan offensif, il peut revenir à la défensive, comme au lendemain de la première Marne ; son âme est troublée, elle se peut calmer. Mais si, la bataille à peine close, qui a vu s'effondrer ses plans, il est attaqué en forces sur un autre point de son front, si, attaqué, il est bousculé, si, bousculé, il se voit derechef assailli à sa droite et à sa gauche, frappé à son centre, repris sur ses flancs, il sera tous les jours davantage à la merci de l'adversaire qui, impitoyablement, le manœuvrera. En cette journée du 24, l'éternelle question se pose qui déjà se trouvait soulevée, il y a deux mille ans, le soir de la bataille de Cannes : Celui qui vient de vaincre saura-t-il profiter de la victoire ?

Que les quatre chefs réunis dans le cabinet de Foch aient été tous, dès le début, d'accord pour poursuivre activement les opérations, c'est le secret de ce cabinet. Peut-être en était-il qui, volontiers, eussent laissé souffler les troupes éprouvées par l'assaut reçu, puis l'assaut donné. Peut-être en était-il qui estimaient prématurés de grands desseins avant que fût même consommée entre Marne et Aisne la défaite allemande.

En de pareilles circonstances, Foch fait merveille, et d'abord parce qu'avant la réunion, ses idées sont fixées clairement : il les a examinées, pesées, contrôlées, discutées, mises au point ; elles empruntent à leur parfaite clarté une parfaite fermeté. Par ailleurs, il est, je l'ai dit, un de ces hommes dont il a parlé autrefois en ses Principes de guerre. Rappelons-nous, en effet, ce qu'il a écrit en 1897 : ... Quand vient l'heure des décisions à prendre, des responsabilités à encourir, des sacrifices à consommer,et ces décisions, il faut les prendre avant qu'elles soient imposées, ces responsabilités, il faut aller au-devant d'elles, c'est l'initiative partout qu'il faut assurer, c'est l'offensive qu'il faut déchaîner en tout point,où trouver les ouvriers de ces entreprises toujours risquées et périlleuses, si ce n'est dans les natures supérieures, avides de responsabilités... ? Et plus loin, il a encore écrit : ... Pas de victoire possible sans le commandement vigoureux, avide de responsabilités et d'entreprises audacieuses, possédant et inspirant à tous la résolution et l'énergie d'aller jusqu'au bout... Foch est de ces natures supérieures avides de responsabilités. Il consulte ses lieutenants ; il n'entend point les contraindre ; mais s'ils se sont soumis à ses directions, il ne se déchargera pas un instant sur eux de la responsabilité ; fis le savent et s'en peuvent rassurer.

Il les persuadera. Car au service de principes fermes et d'idées claires, il met cette force de persuasion, si singulière chez un homme qui volontiers dit : Parler n'est pas mon fort. Nous savons qu'il n'est ni lyrique, ni pathétique. Il a horreur de la grande phrase Mais il est la preuve que ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement — fut-ce par ellipses. — Il expose avec simplicité, avec un grand accent de bon sens, bien calé sur ses principes, mais tout prêt à se plier, suivant ses termes, à la demande des circonstances, — pour les mieux maîtriser. Il appelle l'objection ; il, la veut ; s'il voit mi de ses lieutenants hésitant, il exige les mobiles de l'hésitation ; s'il le voit opposant, il sollicite les raisons de l'opposition. Et s'il s'aperçoit qu'il n'y a là que crainte ne courir le risque, il dit : Voilà ce que je pense, voilà ce que vous pensez. Voulez-vous me faire crédit ? Oui ? Eh bien ! voici ce qu'il faut faire.

Il a alors tiré un papier soigneusement préparé. En l'espèce, c'est le mémoire du 24 juillet où, tandis que le canon tonne encore sur la Marne, tient déjà le programme des offensives futures, et sur la Somme, et sur la Meuse, et sur la Lys : au centre, à droite, à gauche. Encore n'a-t-il pas mis là tout ce qu'il prévoit, projette, tient déjà pour assuré. Car, s'il ajoute qu'il est impossible de prévoir dès maintenant jusqu'où nous conduiront dans l'espace et dans le temps les différentes opérations envisagées, il se trahit lorsqu'il conclut : Si les résultats qu'elles (ces opérations) visent sont atteints avant que la saison soit trop avancée, il y a lieu de prévoir, dès maintenant, pour la fin de l'été ou pour l'automne, une offensive d'importance, de nature à augmenter nos avantages et à ne pas laisser de répit à l'ennemi.

Présentement, il faut attaquer cet ennemi non point seulement pour l'empêcher de reprendre son assiette, mais aussi pour obtenir des résultats immédiats et conséquents.

Sans que la supériorité soit encore de notre côté en tant que nombre de divisions, nous avons déjà atteint au moins l'égalité dans le nombre des bataillons et d'une manière générale dans le nombre des combattants. Pour la première fois, nous avons la supériorité dans le nombre des réserves. Nous avons maintenant, — et cela d'une indiscutable façon, — la supériorité matérielle, en aviation, en chars d'assaut, et celle de l'artillerie, encore minime, va s'accroître de semaine en semaine. Enfin nous avons, derrière nous, un réservoir d'hommes : l'Amérique maintenant déverse chaque mois 250.000 hommes sur le sol de France, tandis que des renseignements sûrs permettent de mesurer la gravité de la crise qui atteint les effectifs ennemis. A ce renversement, en notre faveur, du facteur force matérielle, s'ajoute l'ascendant moral acquis par cette résistance de quatre mois à d'effroyables assauts et que notre victoire des 15-18 juillet vient de décupler.

Les armées alliées arrivent donc au tournant de la route. Le moment est venu de quitter l'attitude générale défensive imposée jusqu'ici par l'infériorité numérique et de passer à l'offensive.

Cette offensive, elle n'apparaît encore que comme une série d'actions à entreprendre sur les points à reconquérir en vue d'assurer tout à la fois la vie économique du pays quelque peu étouffée — facteur important de la victoire — et à préparer le développement ultérieur des opérations.

Le général en chef signale cinq opérations à exécuter promptement.

La première va s'achever. Elle vise au dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt dans la région de la Marne. C'est, ajoute le Mémoire, le résultat minimum à obtenir de l'offensive actuelle. Avant huit jours, ce résultat sera obtenu, nous le savons déjà, par la seconde offensive Mangin des 1er et 2 août et le repli allemand sur la Vesle et l'Aisne.

La deuxième dégagera une autre voie d'importance : la voie ferrée Paris-Amiens. Et ce n'est point, nous le savons, une idée nouvelle puisque, depuis le 26 mars, Foch en poursuit obstinément la réalisation : action conjuguée entre une armée française et une armée britannique, qui peut aboutir à anéantir les résultats de l'offensive allemande du 21 mars.

La troisième, à notre droite, dégagera la voie ferrée Paris-Avricourt dans la région de Commercy par la réduction du saillant de Saint-Mihiel. Elle sera dévolue à l'armée américaine dès que celle-ci aura — et le grand chef veut que ce soit au plus vite — les moyens nécessaires. Opération grosse de conséquences puisque, libérant la voie de Châlons à Toul, elle nous mettra par ailleurs à portée de la région de Briey et en mesure d'agir en grand entre Meuse et Moselle, ce qui peut devenir un jour nécessaire. Voilà pour l'aile droite. Et voici pour l'aile gauche.

Les Britanniques engageront des opérations destinées, d'une part, à dégager la région des mines du Nord et, de l'autre, à écarter l'ennemi de la région de Dunkerque et de Calais. C'est la bataille portée au delà de Dixmude, d'Ypres, d'Armentières.

Il ne s'agit point seulement de reconquérir les points utiles : l'important est de désorganiser l'action militaire allemande. Menées à court intervalle, ces offensives troubleront l'ennemi dans le jeu de ses réserves et ne lui laisseront pas le temps de refaire ses unités.

Le Mémoire, lumineux et ferme de ton, affecte, en dépit des grandes vues qu'on y devine, des allures assez modestes : les opérations seront limitées dans leur étendue, limitées dans leurs moyens. En réalité, il n'en est pas une qui ne soit l'amorce de manœuvres plus décisives et de plus large envergure. Au fond, toute la future directive du 3 septembre, — la célèbre directive du 3 septembre acheminant elle-même aux directives des 10 et 19 octobre, — est en puissance dans ce Mémoire du 24 juillet qui, fort modéré aux yeux du général en chef, a d'abord paru à ses lieutenants aussi considérable qu'audacieux. Au delà de l'opération sur la Somme, Foch aperçoit déjà l'abordage de la ligne Hindenburg de Cambrai à la Fère ; au delà des opérations sur la Lys, la marche sur l'Escaut ; comme au delà des opérations de Woëvre, — c'est le seul point où, malgré tout, sa pensée se fait complètement jour, — la manœuvre sur la Meuse et sur la Moselle. A l'heure où l'armée Mitry repasse seulement la Marne, où Berthelot arrive à peine à dégager la montagne de. Reims, où Degoutte en est encore à pénétrer dans le Tardenois et Mangin dans Soissons, Foch a déjà sous les yeux, — car il y a dans tout homme de génie un visionnaire, — les armées allemandes assaillies des Flandres à la Lorraine.

Ce large plan d'offensive s'imposait aux chefs alliés ; ils s'y ralliaient, dès le 24, sans arrière-pensée et il faut y insister : l'adhésion très franche d'un maréchal Haig à ces projets était peut-être, — après la fermeté d'un Foch, — le meilleur atout en ce magnifique jeu. Or, il semble, à entendre Haig lui-même, qu'il ait, dès ces premières heures, non seulement adhéré aux projets formulés, mais aux vues plus lointaines. Le succès de l'admirable manœuvre du 18 juillet l'avait, — s'il en était besoin, — convaincu de la supériorité d'esprit et de caractère du commandant en chef des armées alliées. La situation lui apparaissait complètement transformée. Le rapport adressé postérieurement au gouvernement britannique l'indique si clairement et le fait est de telle importance, que je dois lui donner ici la parole :

L'effondrement définitif de l'ambitieuse offensive déclenchée par l'ennemi le 15 juillet, le succès remarquable de la contre-offensive alliée au sud de l'Aisne apportèrent un changement complet dans l'ensemble de la situation militaire. L'armée allemande avait donné son effort et avait échoué. Le moment de son maximum de puissance était dépassé et la masse des réserves accumulées pendant le mois était dépensée. D'autre part, la situation des Alliés, en ce qui concernait les disponibilités, s'était grandement améliorée. Les contingents frais obtenus à la fin du printemps et au début de l'été avaient été incorporés et instruits. L'armée britannique était prête à prendre l'offensive, tandis que l'armée américaine se développait rapidement et avait déjà donné des preuves convaincantes des hautes capacités combatives de ses soldats.

A la conférence tenue le 24 juillet, quand le succès de l'offensive du 18 juillet fut bien assis, les moyens de développer les avantages acquis furent discutés en détail. Le commandement en chef allié demanda que les armées britannique, française et américaine établissent chacune des plans d'offensives locales à exécuter aussitôt que possible et visant des objectifs définis et de nature limitée. Ces objectifs sur le front britannique étaient le dégagement d'Amiens et la libération de la voie ferrée Paris-Amiens par une attaque sur le front Albert-Montdidier. Le rôle des armées américaine et française était de dégager d'autres lignes stratégiques par des opérations plus au sud et à l'est.

En plus du dégagement d'Amiens, la situation sur le front britannique plaidait énergiquement en faveur d'autres plans, comme le dégagement d'Hazebrouck par la reprise du mont Kemmel combinée avec une opération en direction de la Bassée. En cas de succès, cette action devait améliorer notre situation à Ypres et à Calais ; le saillant de la Lys serait réduit et la sécurité du bassin de Bruay moins menacée.

Ces différentes opérations avaient déjà fait l'objet d'une correspondance entre le maréchal Foch et moi et avaient été très étudiées par l'état-major général britannique. En fin de compte, j'en étais venu à conclure que, parmi les missions assignées aux armées britanniques, l'opération à l'est d'Amiens avait la prépondérance comme étant la plus nécessaire et susceptible de fournir les plus larges résultats.

 

A lire ces lignes, écrites, il est vrai, après coup, on a l'impression très nette qu'en cette historique conférence de Bombon, Foch avait fait passer dans le cerveau et, ce qui était peut-être plus précieux, dans l'âme même de ses hauts lieutenants, la flamme qui allait éclairer et animer la magnifique offensive de l'été 1918. Un Pétain, un Pershing, comme un Haig, sortent de cette conférence convaincus que la victoire est décidément entre leurs mains et, partant, résolus à y collaborer de toutes leurs forces.

Foch voudrait plus. Un seul des Alliés d'Occident n'a pas paru à Bombon ; le général en chef cependant n'entend pas le tenir à l'écart d'un si beau concert. Le 6 août, il adressera au général Diaz une lettre où se retrouve encore l'esprit des conférences du 24 juillet :

La Piave a marqué l'arrêt des projets de l'ennemi en Italie ; la Marne marque l'arrêt définitif de ses projets en France, sur la partie principale du front occidental. L'ennemi a échoué dans son offensive du 15 juillet. Il a même perdu les avantages réalisés dans celle du 27 mai. Carrément arrêté en Champagne, il est rejeté de la Marne sur l'Aisne. Par là sont renversés les plans des Empires centraux qui reposaient sur une grande offensive victorieuse avant l'arrivée des Américains. Ils aboutissent à l'arrêt, c'est-à-dire à l'échec et même à la retraite, tandis que les Américains continuent d'arriver.

Cette arrivée n'est pas telle cependant qu'elle nous permette d'espérer en 1918 une décision intégrale de la guerre, de renforcer suffisamment le front pour entreprendre une offensive générale, mais, dès d présent, l'intérêt indiscutable de l'Entente est d'exploiter sans retard et dans toute la mesure possible le renversement obtenu dans la situation militaire, d'accentuer l'ébranlement moral qui ne peut manquer d'en résulter dans les Empires centraux.

L'Entente doit, pour cela, frapper cl coups redoublés et répétés, avant que l'ennemi ait eu le temps de refaire le moral de son pays, un plan de guerre, comme de reconstituer ses forces et son matériel.

Les armées britannique et française, bien que fortement réduites, l'armée américaine, quoique incomplètement organisée, vont continuer en France leurs attaques, sans arrêt et tant que la saison le permettra, pour disloquer, la résistance ennemie et produire de nouveaux reculs...

 

L'Italie entrerait avantageusement dans le concert en attaquant de son côté et tous les moyens matériels lui sont offerts par la France à cet effet.

Ainsi, de la mer du Nord à la Piave, c'est tout le front d'Occident que le commandant en chef des armées alliées entend animer de son action. Et son autorité est telle, que déjà tous s'y rallient ou s'y soumettent avec une allègre confiance. La nation salue en lui l'homme qui la libérera. Si, le 7 août, la dignité de maréchal de France lui est conférée, c'est une sanction que l'Europe entière attendait et, autant que la reconnaissance des services rendus, la marque d'une autorité désormais consacrée et dont on attend encore de plus grands résultats.

***

L'ennemi était, au contraire, dès ces jours, passé de l'extrême présomption à une très vive inquiétude. Ludendorff, en un écrit postérieur, fera connaître que de l'attaque du 8 août datent pour lui les origines de la défaite, — j'y reviendrai. En fait, au soir même de la victoire française du 18 juillet succédant au meurtrier échec du 15 juillet en Champagne, le haut commandement allemand avait été étreint par l'angoisse.

L'armée allemande était moralement autant que physiquement ébranlée. La nation, — pour la première fois, — avait senti le coup. Les dépêches de Wolff ne faisaient plus illusion. Ce n'était pas seulement dans les pays alliés et neutres qu'on souriait de phrases telles que celle-ci (dépêche du 19 juillet) : Les buts que la poussée allemande se proposait sur la rive sud de la Marne ont été pleinement atteints... La grave menace de notre avance a enfin déclenché la contre-attaque française attendue depuis longtemps. Ce 19 juillet, un Allemand, commentant cette dépêche, écrivait : Les patriotes criaient : on va marcher sur Paris. Mais, hélas ! la joie n'a pas duré longtemps ; seulement un jour, et le jeu a changé, et, comme tu le sais déjà probablement, nous avons eu sur les oreilles. Et après avoir cité Wolff, il ajoutait ironiquement : Nous allons voir comment va se continuer cette victoire !

Les lettres du front étaient en thèse générale fort découragées : Situation colossalement mauvaise, écrit un sous-officier, le 20 juillet, et c'est la note générale. Le 31 juillet, la presse elle-même entrait dans la voie des aveux : Nous ne pouvons espérer que la campagne d'été, au cours de laquelle nous porterons de nouveaux coups très durs à la puissance militaire ennemie, puisse finir la guerre. Nous devrons combattre encore l'hiver et l'été prochains. Mais, le 3 août, Ludendorff, plus nettement, déclarait : Notre offensive du 15 juillet n'a pas réussi au point de vue stratégique.

En fait, elle apparaissait au haut commandement, mieux qu'à aucune catégorie d'Allemands, comme autre chose qu'un simple échec : pour la première fois, les chefs allemands devaient reconnaître l'extrême et dangereuse fatigue physique et morale des troupes. Un ordre du kronprinz impérial du 7 août prescrivait toutes mesures propres à assurer le repos et améliorer le moral de ses Soldats : il fallait rétablir leur force combative, ce qui était avouer qu'elle avait faibli, — et seul le repos assurerait cette reconstitution.

Mais nous savons que Foch, — d'ailleurs rapidement instruit par nos services de renseignements de la fatigue de l'adversaire, — n'entendait lui accorder ni trêve ni repos. Le kronprinz écrivait le 7, et, le 8, se déclenchait la nouvelle offensive alliée.

 

2. — Les batailles d'Amiens et de Montdidier (8-14 août)

La première opération à entreprendre était le dégagement d'Amiens et de la voie ferrée, — depuis mai 1918, sous le feu de l'ennemi.

Le 26 juillet, Foch avait eu à Sarcus (nord-ouest de Beauvais) une entrevue avec le maréchal Haig, les généraux Rawlinson et Debeney, futurs hauts exécutants du plan arrêté. Le 28, il avait été décidé, pour que l'action trouvât dans l'unité de direction une chance de plus de succès, que le général Debeney, commandant la 1re armée française, et une partie de cette armée seraient mis sous les ordres du maréchal Haig qui, ce jour-là même, recevait et agréait la directive de Foch réglant l'ordre général de l'opération. L'offensive couverte par la Somme était à pousser aussi loin que possible en direction de Roye. Elle serait exécutée par la 4e armée britannique, forte de 12 divisions, appuyée de la 1re armée française, renforcée par 4 divisions ; l'une agirait au nord, l'autre au sud de la route de Roye, une fois assuré le débouché au sud de la Luce et à l'est de l'Avre.

La directive était brève : Foch laisse toujours à ses lieutenants la liberté la plus large ; l'important est que rien ne soit hasardé. Lorsque, à la veille du 18 juillet, il avait lancé Mangin, qu'il savait disposé déjà à aller aussi loin que possible, il se le pouvait permettre, son flanc gauche étant gardé par l'Aisne ; le 8 août, les armées alliées attaqueraient, leur flanc gauche, de même, gardé par la Somme ; de telles précautions permettent d'ordonner sans aucune témérité de pousser aussi loin que possible. C'est ce que j'appellerai l'école de l'audace prudente. C'est la façon de Foch.

Haig a aussitôt pris ses mesures : il a renforcé du corps canadien et de deux divisions sa 4e armée Rawlinson, et, tandis que, pour dérouter l'ennemi, il prépare ostensiblement une offensive dans la région du Kemmel, c'est très secrètement qu'il a opéré ces renforcements sur le front de Picardie. L'ennemi qui attend une puissante attaque en Flandre, — il a opéré, les 7 et 8 août, un léger mouvement de repli dans la région de la Lys, — sera surpris devant Amiens ; nous avons enfin, grâce à l'initiative ressaisie, les bénéfices dont naguère il jouissait.

L'attaque de la 4e armée britannique affecterait un front de i8 kilomètres depuis le sud de la route Amiens-Roye jusqu'à Morlancourt exclu. La 1re armée française partirait, une heure après le déclenchement de cette offensive, sur un front de 7 kilomètres, entre Moreuil inclus et la droite de Rawlinson. Au fur et à mesure des progrès alliés, la droite de l'attaque française devait s'étendre vers le sud jusqu'à appuyer le flanc est du front de bataille allié sur Braches.

Foch insistait pour que la bataille sans cesse alimentée fût poussée le plus loin possible : il fallait donc placer un peu en arrière de fortes troupes d'attaque chargées de se substituer rapidement aux troupes fatiguées. Et déjà le commandant en chef des armées alliées, après avoir préparé la bataille en profondeur, songeait à l'étendre en largeur. Après avoir, le 3, conféré sur le premier objet avec Haig, il courait, le même jour, à Noailles, quartier général de l'infatigable Fayolle qui, tout en abandonnant momentanément une partie de sa 1re armée au maréchal anglais, ne se pouvait désintéresser de la bataille ; depuis avril, il préparait les plans d'encerclement de Montdidier et il n'eut qu'à en faire agréer les détails au général en chef des armées alliées : tandis que Debeney déborderait Montdidier par le nord, le 35e corps s'engagerait au sud en vue d'achever l'encerclement ; puis, par son 34e corps, la 3e armée (Humbert) attaquerait, le moment venu, sur le flanc droit de l'ennemi repoussé en direction générale de Lassigny, L'attaque de Haig étant fixée au 8, le 35e corps attaquerait dans l'après-midi du 9, la 3e armée le 10. Quant à la ne armée (Mangin), elle était alertée, car elle devait suivre par sa gauche, au sud de l'Oise, les progrès éventuels de la 3e armée : appuyée à l'Oise, elle pourrait sans inquiétude viser la route de Chauny à Soissons comme premier objectif. Ainsi se lierait la bataille d'hier avec la bataille de demain. A tout instant, dans l'esprit de Foch, une attaque à la veille de se déclencher doit prendre éventuellement toute l'extension susceptible de transformer un large succès en une victoire plus large encore.

Que l'Allemand fût tout à fait sans méfiance, on ne le peut croire. L'opération de Montdidier, — saillant assez aventuré, — lui paraissait supposable. Le 23 juillet, Debeney avait, par une brillante attaque sur le front Mailly-Raineval-nord de Grivesnes, assuré sa base de départ ; les Allemands eux-mêmes avaient, le 27 juillet, abandonné la rive droite de l'Avre et, le 3 août, leurs premières lignes au nord de Montdidier ; Debeney avait alors bordé la rive gauche de l'Avre et du ruisseau des Trois-Doms. En réalité, l'ennemi paraît avoir tout au plus redouté un coup de main sur Montdidier : une grande offensive de la Somme à l'Oise lui paraissait invraisemblable de la part des armées alliées, dont l'une, la française, était tenue par lui pour momentanément épuisée par l'âpre bataille de juillet ; dont l'autre, l'anglaise, allait s'absorber, à son avis, dans une offensive sur la Lys. Le canon de Rawlinson, le premier, dissiperait ces illusions.

***

Le 8 août, en effet, à 4 heures, l'artillerie britannique ouvrit un feu intense sur le front d'attaque que l'on sait — du sud de la Somme au nord de la route d'Amiens à Roye — et, presque aussitôt, l'infanterie et les tanks de Rawlinson s'élancèrent. Le brouillard était épais et bas comme au 21 mars : cette fois encore il favorisait l'attaque, mais c'était l'infanterie britannique, jadis si desservie par lui, qui, aujourd'hui, en profiterait. La surprise s'en augmentait et, en quelques instants, les premiers objectifs étaient atteints sur la ligne Demuin-Marcelcave-Cerisy-sud de Morlancourt. Après un court arrêt et tandis que, nous le verrons, les Français, à la droite de Rawlinson, entraient dans le jeu, les Britanniques repartaient, très méthodiquement, de cette ligne solidement occupée, pour un nouvel assaut ; la cavalerie et les tanks légers avaient traversé la ligne conquise, et c'était vers l'est une marche admirable de fermeté et je dirai d'harmonie. Le résultat était que, sans grandes pertes, ces superbes troupes, bousculant l'ennemi, enlevant prisonniers et canons, pénétrèrent de plus de 9 kilomètres dans les lignes allemandes ; toute la ligne de défense extérieure d'Amiens comprenant les villages de Caix, Harbonnières et Morcourt était, à la chute du jour, entre leurs mains, la cavalerie et les autos-mitrailleuses déjà poussées au delà de cette ligne, si bien que le Quesnel, où l'ennemi résistait à la nuit, allait, avant l'aube du 9, être enlevé brillamment. A l'est du front atteint, écrit le maréchal Haig, l'ennemi faisait, à la nuit tombante, sauter les dépôts dans toutes les directions, tandis que convois et caissons refluaient à l'est vers la Somme et fournissaient des objectifs excellents à nos aviateurs qui profitaient amplement de l'occasion. Au soir du 8, l'armée Rawlinson avait fait 13.000 prisonniers et enlevé, avec une énorme quantité de munitions et d'approvisionnements, près de 400 canons. Cette première journée était tout à l'honneur d'une préparation minutieuse qui avait permis, dans l'exécution, une perfection et un fini qui ne laissaient rien au hasard. Et c'est avec raison que le commandant en chef des armées britanniques en attribuait le principal mérite à l'esprit méthodique et ferme qui caractérise sir Henry Rawlinson.

Un Debeney ne se laisse pas distancer, — même par un vaillant allié. Cet ancien professeur d'infanterie à l'École de Guerre, que la guerre a porté en trois ans du commandement d'un régiment à celui d'une armée, nous l'avons vu défendre, en mars et avril, avec une âpreté couronnée de succès, une ligne incertaine : aujourd'hui, il va se révéler un des premiers manœuvriers de notre armée. Son coup d'essai, l'encerclement de Montdidier, sera un coup de maître et ce ne sera cependant que partie d'une vaste manœuvre.

Car si notre 1re armée constitue en l'occurrence la droite de l'attaque franco-britannique, son rôle est plus complexe : Debeney n'ignore naturellement rien des projets de Fayolle et de l'intervention imminente de la 3e armée (Humbert) à sa droite. S'il a, dès le 31, assigné à ses trois corps d'armée, 31e, 9e et 10e, le rôle qui leur est dévolu dans la bataille primitivement projetée à l'est de l'Avre et du ruisseau des Trois-Doms, il a, suivant l'esprit de Fayolle, dans les premiers jours d'août, greffé sur la marche vers l'est une manœuvre d'encerclement qui, faisant tomber Montdidier par une attaque du 35e corps en direction d'Assainvillers, rendra plus facile l'attaque ultérieure d'Humbert en direction de Lassigny.

L'opération aura trois phases. Dans la première, l'armée Debeney, en liaison avec la droite de Rawlinson, élargira le débouché de la Luce à sa gauche, en poussant plus vite vers le plateau de Mézières et le bois de Genou-ville, forcera le passage de l'Avre vers la Neuville-Sire-Bernard, obtiendra une tête de pont d'armée englobant Gresnay-en-Chaussée, Plessier-Rozainvillers, les bois de Saint-Hubert. La deuxième phase sera, ces résultats acquis, la conquête du plateau d'Hangest-en-Santerre-Arvillers, en utilisant, par le débouché de nouvelles forces, la tête de pont créée ; ce pendant, Montdidier, ainsi débordé vers le nord, sera menacé vers le sud par une attaque en direction d'Assainvillers-Faverolles. Dans une troisième phase, on progressera rapidement à l'est de Montdidier avec l'appoint de la cavalerie, si la brèche, créée dans le dispositif ennemi par la chute de la ville, le permet.

Ce savant programme va être exécuté point par point. Le 8, à 4 h. 20, tandis que déjà, à sa gauche, les Britanniques s'élancent à l'assaut, la 1re armée commence sa préparation. A 5 h. 5, le 31e corps débouche par le couloir de la Luce, bouscule l'ennemi complètement surpris, déborde les grands bois au nord-est de Moreuil, pénètre dans Morisel et Moreuil qu'elle nettoie. A 9 h. 5, le 9e corps aborde de vive force l'Avre sur laquelle des passerelles ont pu être jetées au cours de la nuit ; ce sont, du fait d'une résistance très âpre, des combats très violents qui ne se termineront qu'à la nuit par l'occupation des bois de Genouville, de la croupe à l'ouest de Plessier et du bois Saint-Hubert. Mais dans la soirée, le débouché de la Luce ayant été considérablement élargi, les chars d'assaut s'ébranlent, et, en quelques heures, Villers-aux-Érables, Mézières, Fresnoy-en-Chaussée, Plessier-Rozainvillers sont enlevés. Par ailleurs, le 10e corps, massé derrière le 9e, utilise déjà la tête de pont créée sur l'Avre et prépare la seconde phase : l'encerclement de Montdidier.

Déjà la manœuvre est en voie de réussite. Elle est subordonnée à l'enlèvement d'Hangest-en-Santerre ; or, dès le 8 au soir, le village est atteint : le 31e corps emploie la nuit du 8 au 9 à hâter ses déplacements d'artillerie et à remettre en ordre ses chars d'assaut. La manœuvre se poursuivait avec une rigueur admirable, un ordre merveilleux, et le 9 août à 11 heures, Hangest étant enlevé et même dépassé, tout le plateau était conquis. Le 9e corps, — sauf son artillerie, — s'effaçait alors, son rôle fini, pour laisser passer le 10e qui continuait, appuyé par les deux artilleries, à pousser vers l'est. A la vérité, la résistance de l'ennemi s'accentuait, mais sur ces entrefaites la péripétie prévue au sud se produisait. A 16 heures, le 35e corps, jeté par Debeney dans la bataille à l'heure même où le chef avait appris la chute d'Hangest, attaquait Assainvillers. L'ennemi ne s'attendait pas à cette attaque ; il fut surpris, bousculé, défoncé ; de ce fait, il se creusait, dès la nuit, une poche, profonde de 5 kilomètres, au sud de Montdidier, très facilement débordé au nord et rendu ainsi intenable. Ce soir-là même, l'encerclement se resserrait par les progrès, au nord, du 31e corps, et, à la nuit, les patrouilles françaises entraient dans la ville précipitamment abandonnée ; l'ennemi en effet se retirait en hâte par la route Montdidier-Guerbigny, mais laissait entre les mains de Debeney des milliers de prisonniers : la seule attaque du 35e corps au sud en avait fait 1.300 en une heure.

Cette admirable manœuvre s'allait poursuivre en une autre. Foch pressait, dès le 9, Debeney de pousser vivement vers Roye pour y tendre la main à la 3e armée française, près d'attaquer en direction sud-ouest-nord est. Le succès magnifique de ces deux jours de combats encourageait le nouveau maréchal de France à oser plus ; rien de plus caractéristique de sa façon de voir et de dire que la lettre au commandant de la Ire armée : Quand le résultat sera obtenu (Roye), la situation seule indiquera ce qu'il y a lieu de faire : s'arrêter ou aller encore de l'avant. C'est précisément parce qu'on ne peut le fixer aujourd'hui, qu'il ne faut s'interdire aucune possibilité ; dans ce dessein et à aucun prix, il ne faut renvoyer de division en arrière ; donc aller vite, marcher fort, en manœuvrant par devant ; appuyer par derrière avec tout le monde jusqu'à obtention du résultat. Il insistait encore, dans la soirée : il fallait que le 31e corps fût poussé par Roye tambour battant, car c'est là qu'était la grosse décision.

L'avance de Debeney était d'ailleurs facilitée par les succès que Rawlinson continuait, les 9 et 10, à obtenir, à notre gauche, dans le Santerre. Ce ne pouvait plus être l'avance du 8 qualifiée, à juste titre, de foudroyante par le maréchal Haig ; mais l'exploitation de cet heureux assaut se poursuivait avec suite, méthode et bonheur.

Les Britanniques rencontraient, dès le matin du 9, la plus vive résistance sur la ligne Beaufort-Vrely-Rosières-Framerville : ils foncèrent sans hésiter et firent fléchir l'ennemi ; il s'en suivit une progression très rapide pendant quelques heures ; on vit un régiment de hussards emporter d'un temps de galop Méharicourt ; toute la cavalerie, d'ailleurs, traversant l'infanterie sur la nouvelle ligne conquise, talonnait la retraite allemande, parfois éperdue. Le soir, on tenait Bouchoir, Rouvroy, Maucourt et Framerville, on atteignait les abords ouest de Lihons et les lisières même de Proyart. Chaulnes semblait menacé par le nord et si Chaulnes tombait, Roye, sur le même méridien plus au sud, attaqué par les Français, devenait intenable.

L'offensive s'élargissait par surcroît au nord ; le 3e corps britannique appuyé par un régiment américain avait, dès le 9 au soir, attaqué sur la rive droite de la Somme et atteint une ligne à l'est de Chepilly, Morlancourt et Dernancourt, couvrant ainsi contre toute contre-attaque venant du nord la profonde poche creusée ; le 10, l'armée britannique avançait encore de plus de 5 kilomètres, atteignant, au sud de la rivière, la ligne Étinehem, Méricourt, ouest de Proyart, Framerville, Chilly, Fouquescourt, l'est de Quesnoy-en-Santerre. Et si l'avance du ri et du 12 devait être très restreinte, c'est qu'installé sur de solides positions — l'ancienne organisation défensive Roye-Chaulnes —, l'Allemand opposait une résistance d'autant plus opiniâtre, qu'attaqué, sur ces entrefaites, sur son flanc gauche, il se sentait, s'il reculait encore, exposé à le faire dans les pires conditions.

***

Foch ne songeait qu'à élargir une partie si brillamment engagée. Cette belle bataille du Santerre, cette savante manœuvre de Montdidier lui étaient la nouvelle preuve du parfait état où troupes et états-majors alliés se trouvaient décidément. L'ennemi, surpris, refluait vers l'est. Le 10, l'armée Debeney, achevant sa manœuvre, l'avait encore refoulé au delà d'Andechy, de Guerbigny, de Marquivillers, de Grevillers, de Remangis et de Bus.

Et tandis que Foch incitait Haig à déclencher une offensive de sa 3e armée, au nord de la Somme, en direction de Bapaume et Péronne, le grand chef suivait d'un œil satisfait l'attaque de la 3e armée française déchaînée à la droite de l'armée Debeney.

Le 10 au matin, en effet, l'offensive, si fermement conçue et ordonnée par Fayolle à la 3e armée, s'était exécutée avec l'allant qu'on pouvait attendre des soldats du général Humbert. Celui-ci, qui, depuis des mois, aspirait à prendre de grandes revanches et en étudiait les conditions, n'était pas homme en effet à se contenter de médiocres résultats. D'un projet primitivement restreint, — simple manœuvre de flanc, — il avait fait et, en cours de combat, allait faire une autre bataille. Préparée depuis dix jours, l'opération avait été montée dans le plus grand secret. Elle avait débuté à 4 h. 20 avec la plus grande violence sur le front compris entre Chevincourt et Courcelles-Épayelles, en liaison étroite, au nord de cette localité, avec la 1re armée et en direction de Lassigny. L'infanterie s'était élancée à l'assaut avec un rare ensemble et avait, sur une profondeur de plus de 5 kilomètres, reconquis la plus grande partie des positions perdues en juin et même en mars : le plateau d'Orvillers, les bois de Mortemer et de Ressons et le cours du Matz ; elle atteignait, en fin de journée, du nord au sud, la ligne la Porte-Conchy-les-Pots-station de Roye-sur-Matz-Mareuil-Lamothe-Élincourt-Sainte-Marguerite-Chevincourt-Machemont, menaçant nettement le massif de la Petite Suisse. Dès le 10 au soir, Humbert, élargissant spontanément son champ d'action, donnait l'ordre de déborder le massif par le nord en marchant sur Lassigny. Malgré une très forte résistance, nos troupes s'emparaient du bois Allongé au nord, de la ferme Canny, des abords de Gury, tandis qu'au sud, on pénétrait dans le massif ; 2.000 prisonniers restaient entre nos mains avec 46 canons. La gauche et le centre progressant aussi, Humbert portait sa droite au nord de l'Aronde avec l'idée de l'engager ultérieurement dans la direction de Cuvilly-Canny. L'action devait être reprise le 12, de manière à bousculer sans répit les arrière-gardes de l'ennemi et à atteindre l'objectif final de l'armée, c'est-à-dire le front Noyon-Bussy.

***

Le 10 août au soir, Foch avait adressé une directive générale de laquelle il résultait que, tout en préparant ou poursuivant l'attaque par les ailes, les Alliés devaient, par leur centre, marcher délibérément vers l'est en direction générale de Ham. Le 12, il écrivait à ses lieutenants : Il importe d'obtenir de la bataille en cours le résultat maximum qu'elle peut donner et d'exploiter à fond la pénétration profonde obtenue, les 8, 9, 10 août, par la 4e armée britannique et la 1re armée française. Il n'y avait pas lieu, en présence de la résistance offerte par l'ennemi, de pousser uniformément sur tout le front, ce qui conduirait à être faible partout. Il y avait lieu, au contraire, de viser par des actions concentrées et puissantes les points importants de la région, c'est-à-dire ceux dont la possession augmenterait la désorganisation de l'ennemi, en particulier en compromettant les communications. Il ajoutait : Depuis le 15 juillet, l'ennemi a engagé dans la bataille 120 divisions. Il y a aujourd'hui une occasion à saisir qui ne se retrouvera sans doute pas de longtemps et qui commande à tous un effort que les résultats à atteindre justifient pleinement. Les résultats à obtenir, donc à rechercher, entre la Somme et l'Oise, étaient, pour la 4e armée britannique, d'atteindre la Somme en aval de Ham ; pour la 1re armée française, d'appuyer cette marche en visant la route Ham-Guiscard, la 3e armée française gardant la mission de nettoyer la région de Noyon.

Mais déjà l'esprit du grand chef allait au delà du champ de bataille du moment. Les résultats cherchés pouvaient être obtenus par une nouvelle extension de la bataille sur ses deux ailes, au nord de la Somme, d'une part et, de l'autre, à l'est de l'Oise : au nord de la Somme par une attaque de la 3e armée britannique (Byng) en direction de Bapaume-Péronne qui pourrait avoir pour conséquences de déborder la défense que l'ennemi opposerait sur la Somme et le contraindre à un repli plus ou moins accentué, et, à l'est de l'Oise, par une attaque de la 10e armée française (Mangin) en direction de Chauny et de la route Chauny-Soissons, pour forcer l'ennemi à abandonner tout le massif montagneux et boisé s'étendant entre Noyon-Guiscard et Tergnier. Toutes ces opérations se devaient préparer et exécuter promptement.

En attendant, les 4e armée britannique, 1re et 3e armées françaises continuaient, dans les journées des 12, 13 et 14, à attaquer. Mais partout la résistance de l'ennemi se faisait plus tenace. Assis maintenant sur d'anciennes positions, jadis, — aux triomphants jours de mars, laissées loin derrière lui, l'Allemand luttait pied à pied. Les armées Rawlinson et Debeney semblaient, partant, bien définitivement arrêtées et ne progressaient pour ainsi dire plus, dans ces trois journées, tandis que la 3e armée s'emparait des abords de Piémont, d'une part, et, de l'autre, de Ribécourt, mais au prix des plus rudes efforts et de pertes grossissantes.

Il était clair que la bataille, si on ne voulait la laisser mourir, devait être, ou reprise sur la ligne conquise par de nouvelles préparations, ou portée tout à fait sur les ailes.

***

Cette dernière hypothèse seule séduisait le maréchal Haig. Il considérait que la bataille d'Amiens, entreprise le 8, était close. Celle qu'il faudrait livrer en direction de Péronne, Nesle et Noyon offrirait les plus grandes difficultés.

La zone de bataille dévastée qui s'étendait maintenant devant nos troupes, couturée de tranchées, criblée de trous d'obus, traversée dans toutes les directions par des réseaux de fil de fer, partout recouverte d'une végétation sauvage datant de deux ans, offrait des chances incomparables à une défensive obstinée par les mitrailleuses. Les attaques des 14 et 15 août prouvaient que l'ennemi, sérieusement renforcé, était prêt à accepter la bataille sur ce terrain difficile. Dès le 14, Haig avait avisé Foch que, renonçant momentanément à la marche sur Roye, il entendait reporter exclusivement son effort au nord de la Somme et même au nord de l'Ancre. Foch eût entendu que l'opération par les ailes, — la gauche comme la droite, — ne fît point tort à celle qui, depuis le 8 août, avait obtenu de si grands succès. Il fut convenu qu'une pression ne cesserait pas d'être exercée sur le front allemand de la Somme à l'Oise, mais Haig était autorisé à suivre son inspiration en reportant ses forces d'attaque au nord de l'Ancre. Debeney repasserait sous les ordres de Fayolle et de Pétain ; ce dernier était invité à combiner les actions des 1re, 3e et 10e armées pour dégager la région de Lassigny-Noyon-forêt de Carlepont et préparer le nettoyage ultérieur de la région Roye-Chauny-Noyon.

La bataille, en somme, ne cesserait pas. En même temps que l'armée Byng attaquerait au nord de l'Ancre, l'armée Mangin attaquerait à l'est de l'Oise, tandis que, de leur masse, les armées Rawlinson, Debeney et Humbert pèseraient sur le front ennemi, prêtes à sauter sur l'Allemand au cas où de grands succès obtenus aux ailes le contraindraient à un repli sur la ligne Péronne-Guiscard-Chauny.

Les attaques sur les deux ailes étaient fixées au 20, au plus tard.

La bataille d'Amiens-Montdidier était donc close, et certes, elle avait obtenu tous les résultats recherchés. La ligne de Paris à Amiens, largement dégagée, rendue à la circulation, — précieuse ressource à la veille d'opérations élargies vers le nord, — Amiens dérobé au feu de l'ennemi, Montdidier reconquis et très largement dépassé, le rempart de l'Île-de-France réoccupé des hauteurs d'Orvillers à la Petite Suisse, c'était beaucoup pour six jours de combats ; mais en outre 30.000 prisonniers avaient été faits, 600 canons enlevés, un matériel énorme raflé à l'ennemi surpris, ce qui portait à 128.000 le nombre des prisonniers faits, à 2.069 celui des canons conquis, à 13.783 celui des mitrailleuses capturées, depuis le 15 juillet. On imagine ce que pouvait être le désarroi de l'armée allemande après ce nouveau coup. Le moral y était au plus bas. Ludendorff révélera plus tard que des divisions allemandes entières avaient, les 8, 9, 10 août, fait défection. S'il s'estimait momentanément en sûreté, terré de nouveau dans les anciennes positions du front Chaulnes-Ribécourt, l'Allemand n'avait pu rétablir son front, lit-on dans une brochure éditée par le 2e bureau du grand quartier français, que grâce à l'appel de réserves importantes : en sept jours, les 18 divisions allemandes, en ligne d'Albert à l'Oise, avaient dû être renforcées par 20 divisions tirées de tous les fronts. En outre, 4 autres divisions arrivaient qui devaient être engagées les jours suivants sur ces lignes hâtivement reconstituées ; car la menace que Foch maintenait sur elles par l'action des 1re et 3e armées, empêchait l'ennemi de les dégarnir. Tout cela épuisait l'armée allemande et mettait sur les dents son haut commandement.

En fait, les armées du groupe Fayolle, Debeney et Humbert n'avaient plus pour mission que d'accrocher l'ennemi pour qu'attaqué sur ses ailes, il ne pût dégarnir son centre. Elles s'acquittaient de cette mission dans les journées des 16, 17, 18, 19 août, ne cessant d'alerter par des attaques locales très vigoureuses l'adversaire, de le fatiguer et de le retenir.

Et cependant, de grands coups allaient se porter au sud comme au nord de la ligne de bataille, si glorieusement conquise.

 

3. — L'attaque sur les ailes (18-26 août)

Le premier acte de la bataille de Picardie était clos : à peine peut-on dire qu'il y ait eu entr'acte entre ce premier et le deuxième, puisque Debeney, Humbert, nous venons de l'indiquer, et Mangin, nous le verrons, par ses attaques préliminaires, allaient remplir ce court entr'acte du bruit de leurs canonnades et parfois de leurs mitraillades.

Il n'en va pas moins que, du 14 au 18, une accalmie relative se produit. Bien peu d'instants, les Allemands purent se faire illusion. Nous savons que ce n'était que le silence — ou le demi-silence — précurseur d'un nouvel orage.

En fait, tout s'apprête avec une extrême célérité pour que la bataille, ralentie au centre, reparte sur les ailes. Un grand effort se prépare qui, du 18 au 26 août, va, après de magnifiques succès, aboutir au but cherché. Car les Allemands battus à leur aile droite par les armées britanniques de Byng et de Horne, dans cette bataille de Bapaume, qu'on pourrait, d'un terme moins étroit, appeler la bataille d'entre Somme et Scarpe, battus à leur aile gauche par l'armée Mangin dans la bataille des plateaux entre Aisne et Oise, seront contraints de se replier sur la Somme et le canal du Nord, permettant aux Alliés d'atteindre ce front Bapaume-Péronne-Nesle-Noyon, où déjà les avait acheminés l'assaut des 8-12 août. C'est le second acte de la bataille de Picardie. Son dénouement nous mettra dans la situation de tenter presque immédiatement un troisième effort qui, nous portant au delà de l'Ailette, au sud et, plus au nord, au contact de la position Hindenburg, obligera, par une inéluctable conséquence, l'ennemi à se replier de la Vesle sur l'Aisne, déjà bien près d'être par nous franchie. Ce sera le troisième acte qui prendra fin le 6 septembre, — et, avec lui, la bataille de Picardie sera close.

Le deuxième acte devait être, avant même que le signal fût partout donné, ouvert par le général Mangin.

Encore que s'étant bien peu reposé depuis sa dernière action, il bouillait sans doute de repartir, car averti qu'éventuellement il aurait à engager son armée, il l'avait alertée, dès le 10, en des termes fort pressants. Transmettant à ses subordonnés, ce jour-là, les instructions de Fayolle[1], il avait ajouté, — ce qui était tout un programme : Il est temps de secouer la boue des tranchées.

Ces instructions portaient que, lorsque l'ennemi aurait été, par la 3e armée, refoulé sur la Divette, la gauche de la 10e devrait faire sentir son action... Le premier objectif serait la route de Noyon à Coucy-le-Château dans la région mont de Choizy-Cuts-Camelin ; le deuxième, après nettoyage du bois de Carlepont, la ligne de l'Oise en amont de Pontoise.

Ce projet primitif d'opérations s'était, après le 10, singulièrement étendu. Mangin avait réclamé des troupes, des chars en quantité, une forte dotation d'artillerie, car il s'agissait cette fois de la rupture d'un front depuis longtemps fortifié. Le 15, un ordre général fixait l'attaque au 18 août. L'ordre obtenu, Mangin l'avait défendu contre toute velléité de contre-ordre et après quelques tergiversations, avait enlevé l'autorisation d'agir largement, fût-ce en se contentant de ses propres moyens. L'objectif donné le 10 était maintenant considéré comme un minimum : on gagnerait aussi loin que possible pour atteindre : le 18e corps, l'Oise et son confluent avec l'Ailette ; le 7e corps, l'Ailette ; le 30e corps, la ligne Crécy-Juvigny ; le 1er corps, le nord du ravin de Juvigny.

L'assaut se déclencha le 18, mais simplement préparatoire à l'offensive projetée. Faisant cependant plus de 3.000 prisonniers, Mangin portait sa ligne du sud de Carlepont à Nouvron-Vingré en passant par Nampcel et, le 19, arrondissait son gain par la prise de Morsains. Mais c'était au 20 que l'attaque à fond restait fixée : elle porterait sur la position principale de l'ennemi qui s'étendait en profondeur jusqu'à la ligne Sampigny-Cuts-Blérancourt-Vézaponin-Tartiers- Cuisy- en-Almont. Ce front atteint, on poursuivrait l'ennemi de façon à atteindre l'Oise, l'Ailette et les rebords du plateau de Juvigny. Déjà les chars d'assaut étaient sous pression.

L'attaque fut foudroyante : malgré une très vive résistance, l'Allemand fut bousculé sur une profondeur variant de 4 à 5 kilomètres : 8.000 prisonniers restant entre nos mains avec zoo canons attestaient sa surprise et, une fois de plus, notre valeur. Nos soldats tout fumants de ces combats aspiraient à marcher plus avant, et Mangin n'était pas homme à les retenir. En vain lui représentait-on qu'un tiens valant mieux que deux tu l'auras, il était peut-être préférable de coucher sur les positions conquises, d'organiser sur le plateau une ligne de résistance. Avec sa passion ordinaire — qui rendait irrésistibles ses arguments, — il obtenait de pousser vers les fonds. Bien plus, il obtenait qu'on renforçât son armée. Elle continuerait, le 21, ses assauts. Le plateau était en grande partie conquis : il ne s'agissait plus, du côté de l'Oise comme de l'Ailette, que de s'assurer le pied des pentes.

Dans la nuit du 20 au 21, Caisne avait été enlevé, au jour, Montel et Choisy, avant midi, Cuts, Camelin, le Fresne ; se jetant aux trousses de l'ennemi délogé, on atteignait Bretigny, Quiercy, Manicamps. Le 7e corps, au cours d'une poursuite sans arrêt, enlevait Blérancourt et Saint-Aubin, et si les 30e et 1er corps étaient un instant arrêtés, dans la nuit, l'attaque vigoureusement poussée atteignait l'Ailette entre Quiercy-Basse et l'Avalaire ; le succès, immédiatement exploité, aboutissait à un notable élargissement de gain à gauche vers Trosly-Loire et, à droite, vers la ferme Montel et Cuny. Enfin, couronnant, le 22, cette admirable série de vigoureuses actions, l'armée Mangin étendait son action à droite et à gauche, tout en l'accentuant en profondeur, dessinant de Pommiers sur l'Aisne à Varennes sur l'Oise un énorme demi-cercle qui passait par Basly, Taucourt, Bagneux, Pont-Saint-Mard, Quincy-Basse, Trosly-Loire et l'Ailette. Le 23, la 10e armée victorieuse bordait la petite rivière.

Cependant, l'armée Humbert, à sa gauche, profitant de sa progression, avait, le 21, violemment repris l'offensive. Dès le soir, sa droite atteignait, de Chiry-Ourscamp aux pentes nord de Plémont, une ligne qui, le 22, était portée à la Divette qu'on bordait, puis franchissait de Passel à Évricourt, tandis que Lassigny, précipitamment abandonné par l'ennemi, était, ce 22 même, occupé.

Ainsi, en trois jours, les deux armées avaient créé, du nord-ouest de Soissons à l'ouest de Lassigny, une poche de plus de douze kilomètres de profondeur, menaçante tout à la fois pour les corps ennemis qui occupaient entre Aisne et Ailette les plateaux et le Chemin-des-Dames, et pour la XVIIIe aimée allemande tenant, on le sait, la ligne de Noyon à Roye.

Celle-ci se trouvait d'autant plus exposée que, menacée sur son flanc gauche, elle voyait son flanc droit découvert par l'éclatante défaite infligée, sur ces entrefaites, au nord de la Somme aux XVIIe et IIe armées allemandes par les 3e et 4e armées britanniques.

***

Le maréchal Haig avait préparé l'attaque avec ce souci de ne rien laisser au hasard dont se fait gloire l'état-major britannique ; son plan consistait à menacer l'ennemi dans le saillant qui, grâce aux progrès faits, du 8 au 12 août, au sud de la Somme et à la possession des collines au sud d'Arras, se dessinait entre cette ville et Bray-sur-Somme.

Une attaque partielle serait, au premier jour, lancée au nord de l'Ancre pour obtenir la ligne générale du chemin de fer d'Arras à Albert sur laquelle était établie la position principale de résistance ennemie. Lorsque, le jour suivant, les troupes et les canons auraient été devant ce front mis en position et la 4e armée britannique poussée entre Somme et Ancre, on passerait à l'attaque principale qui serait menée par la 3e armée (Byng) et la gauche de la 4e armée (Rawlinson) au nord de la Somme et soutenue, au sud de la rivière, par la droite de Rawlinson.

Dès que les progrès de Byng le permettraient, la Ire armée (Horne), plus au nord, étendrait le front d'attaque. Se couvrant de la Sensée à gauche, la droite de cette armée attaquerait à l'est d'Arras et, débordant par le nord l'extrémité ouest de la position Hindenburg, forcerait l'ennemi à une nouvelle retraite.

Plus peut-être que de l'attaque Mangin, entre Aisne et Oise, le maréchal Foch attendait de l'attaque britannique, entre Somme et Scarpe, le coup qui contraindrait l'Allemand à achever de vider la poche entre Somme et Oise. C'était donc avec une anxiété passionnée qu'il comptait les heures : Notre attaque de la 10e armée, sur un front de 20 kilomètres, écrivait-il à Haig le 20 au soir, se poursuit aujourd'hui dans des conditions avantageuses, avec douze divisions dont deux seulement avaient été au préalable mises au repos. C'est vous dire que l'ennemi est partout ébranlé par les coups qu'il a déjà reçus, que nous devons répéter ces coups sans perdre de temps et y consacrer toutes les divisions susceptibles d'intervenir sans retard. Je compte donc que l'attaque de votre 3e armée, déjà remise au 21, va partir ce jour-là avec violence, entraînera les divisions voisines de la Ire armée et l'ensemble de votre 4e armée.

Cette fois, il était inutile de talonner le maréchal Haig. L'état-major britannique qui, à son ordinaire, avait travaillé à préparer cette opération à la manière d'une belle partie d'échecs, était bien résolu à partir à temps pour qu'à peine battu entre Aisne et Oise, l'ennemi le fût entre Scarpe et Somme, et dès lors l'armée britannique victorieuse ne s'arrêterait plus.

A 4 h. 55, le 21, les 4e et 6e corps de sir Julian Byng attaquaient sur le front prévu au nord de l'Ancre, entre Miraumont et Moyenneville.

Appuyées par des tanks, les troupes enlevèrent sans difficultés les avancées de l'ennemi ; d'autres troupes, les dépassant alors, suivant la tactique arrêtée, continuèrent cette brillante progression. Après une lutte très vive, notamment aux abords d'Achiet-le-Grand et du bois Logeast, elles atteignirent la ligne de chemin de fer, donnée, on s'en souvient, comme objectif à cette attaque préparatoire, ayant fait 2.000 prisonniers et mérité l'admiration de tous ceux qui avaient pu voir ces magnifiques troupes réaliser le plan conçu, comme en une arène de football.

Le lendemain, toujours suivant le plan arrêté, la gauche de l'armée Rawlinson (3e corps) attaqua, plus au sud, le front entre Albert et Bray ; forçant le passage de l'Ancre, le 3e corps, comme entrée de jeu, enlevait Albert et portait la ligne entre Ancre et Somme à l'est de la route de Bray à Albert, raflant à son tour 2.400 prisonniers.

Foch avait couru à Mouchy-le-Chatel, tout bouillant de joie et d'impatience, et y avait rencontré le maréchal Haig. Il se put convaincre que ces premiers succès, loin de paraître suffisants à nos alliés, les excitaient à poursuivre leur dessein sans trêve ni arrêt ; dès le lendemain, sir Julian Byng poursuivrait ses attaques qu'appuierait sir Henry Rawlinson. Aucune limitation n'était proposée à l'esprit d'entreprise de ces chefs entreprenants ; ils avaient pour mission, — très large, — d'atteindre le plus possible la ligne encore lointaine : Quéant-Velu-Péronne. Quant au général Horne, il se préparait à passer à l'attaque au delà de la Scarpe pour le 26. Le commandant en chef des armées alliées ne pouvait qu'approuver ; il applaudissait à l'ordre très ferme de Haig et à sa conclusion : L'ennemi subit actuellement une pression de la Scarpe à Soissons, et il est essentiel, en conformité du plan général d'opérations, qu'il soit attaqué sans interruption et avec la plus extrême résolution.

L'ennemi, incertain, troublé, montrait son émoi en repliant depuis trois jours ses troupes dans la région de la Lys, où, grâce à d'heureux artifices, il persistait à se croire menacé.

C'était cependant entre Scarpe et Somme que, le 22, il reçut le coup terrible, qui, exploité les 24, 25 et 26, allait transformer sa défaite en déroute.

C'était, cette fois, sur un front de 53 kilomètres que les Britanniques l'assaillaient, du nord de Lihons où ils se liaient maintenant à l'armée Debeney, à Mercatel où le segment de la ligne Hindenburg, partant de Quéant et de Bullecourt, atteignait l'ancienne ligne Arras-Vimy de 1916. Plus de cent tanks étaient répartis par groupes sur ce beau front d'attaque. Mais on éprouvait encore plus de sécurité à voir s'ébranler ces masses de l'infanterie britannique, et le souvenir de ce départ arrache à leur chef suprême un cri d'admiration bien légitime : Sur le sol même qui avait vu la grandeur de leur acharnement dans la défensive, elles se portèrent à l'attaque avec une vigueur inlassable et une inébranlable détermination que ni l'extrême difficulté du terrain, ni la résistance obstinée de l'ennemi ne purent ni briser ni diminuer.

A 4 h. 45, le corps australien attaquait au sud de la Somme, enlevant Herleville, Chuignolles et Chuignes, avec 2.000 prisonniers, et, au cours de violents combats, infligeant à l'ennemi les pertes les plus sanglantes. Cependant, les 3e et 5e corps, reprenant leur attaque dans la région d'Albert, s'emparaient des hauteurs à l'est de la ville, tandis qu'au nord d'Albert, d'autres divisions assaillaient avec âpreté le secteur Miraumont-Boiry-Becquerelle. C'était au nord de l'Ancre, en effet, que l'action principale se livrait. Le 6e corps, dès l'aube, enlevait Gomiécourt avec soo prisonniers, puis l'attaque s'étendait au 4e corps qui, emportant puis dépassant la ligne principale de résistance, prenait Bihucourt, Ervillers, Boyelles, Boiry, Becquerelle, capturant, avec quantité de canons, plus de 5.000 prisonniers. L'ennemi, manifestement, se désorganisait, se démoralisait. Deux larges poches commençaient à se creuser, l'une vers Croisilles, l'autre vers Bapaume, et les troupes allemandes se trouvaient fort hasardées dans les saillants où, partout, de ce fait, elles se trouvaient placées. Les Britanniques, à cheval sur la route d'Arras à Bapaume, se rabattaient sur cette dernière ville, menaçant notamment d'encerclement les divisions ennemies tenant la crête de Thiepval.

Dans la nuit du 23 au 24, les 3e et 4e armées attaquèrent de nouveau sur tout le front de la Somme à Neuville-Vitasse (sud d'Arras), large de plus de 40 kilomètres. A l'extrême droite, Bray-sur-Somme était enlevé par Rawlinson et, immédiatement, on avançait à travers les hauteurs de la rive droite de la Somme, entre Bray et la Boisselle (nord-est d'Albert), au prix de vifs engagements.

Emportant la crête de Thiepval par une remarquable attaque concentrique, l'armée Byng, de son côté, portait sa ligne aux environs immédiats de Croisilles et de Bapaume, faisant encore, au cours de violents combats, des milliers de prisonniers et enlevant un matériel considérable. Les deux villes menacées de près, les succès de nos alliés tournaient à la grande victoire. Haig, dont les ordres quotidiens se faisaient tous les jours plus fermes et plus larges, prescrivait, le 24 au soir, à la 3e armée de continuer sans désemparer l'attaque, en direction générale Manancourt-Quéant, couverte au sud par la 4e armée opérant à cheval sur la Somme, tandis que la 1re armée attaquerait l'ennemi au sud de la Scarpe, prenant pour objectif la redoutable ligne Drocourt-Quéant, branche de la position Hindenburg, qu'il s'agissait de percer. Ce résultat acquis, l'armée victorieuse se rabattrait dans la direction sud-est contre le flanc droit des Allemands opposés à l'armée Byng.

Le maréchal Foch, enregistrant avec joie les résultats déjà acquis, félicitait chaudement le vainqueur et en profitait pour le pousser à étendre sans cesse la bataille : Vos affaires vont très bien. Je ne puis qu'applaudir à la manière résolue dont vous les poursuivez, sans laisser de répit à l'ennemi et en étendant toujours la largeur de vos actions. C'est cette étendue croissante d'une offensive nourrie par derrière et fortement poussée en avant, sans objectif limité, sans préoccupation d'alignement et d'une liaison trop étroite, qui nous donnera les plus grands résultats avec les moindres pertes, comme vous l'avez parfaitement compris. Inutile de vous dire que les armées du général Pétain vont repartir immédiatement dans le même style.

La bataille continuait avec une magnifique ardeur les 25, 26, 27 et 28. L'ennemi opposait, à la vérité, une résistance acharnée, contre-attaquant violemment ici, là défendant jusqu'à toute extrémité par ses mitrailleuses les positions attaquées. Les Britanniques brisaient peu à peu cette résistance. Bapaume, dont les abords avaient été disputés avec âpreté, ne tombait que le 29 au matin entre leurs mains. Ce jour-là, les Allemands, cédant sur toute la ligne, lâchaient pied sur un front considérable, du nord de Bapaume à la Somme. Le 30, le front des 4e et 3e armées britanniques passait par Cléry-sur-Somme, la lisière ouest des bois Marrières, Combles, Lesbœufs, Rancourt, Frémicourt, Vrancourt, les lisières ouest d'Écourt, Bullecourt et Hendecourt.

Dès le 26, l'ennemi, menacé par la victoire anglaise sur son flanc droit et la victoire française sur son flanc gauche, avait commencé l'énorme mouvement de repli attendu par les états-majors au sud de la Somme. Le soir du 29, les 4e armée britannique, Ire et 3e armées françaises, talonnant l'ennemi, après avoir occupé Flaucourt, Belloy-en-Santerre, Roye et les massifs boisés du Noyonnais, dépassaient Barleux, dépassaient Nesle. Péronne et Ham étaient, de ce fait, nettement menacés. Déjà, la bataille de Péronne se préparait pour les journées suivantes et l'armée Mangin, au sud, s'apprêtait, sur les instructions de Fayolle, à rompre le front ennemi entre l'Aisne et Saint-Gobain, Laon lui étant donné comme objectif. Elle ne stoppait que pour ramasser ses forces pour un nouvel assaut.

En attendant, les résultats de l'action par les ailes étaient tels que, sans les dépasser, ils réalisaient exactement la pensée qui avait inspiré cette magnifique manœuvre. De la Scarpe à l'Aisne, elle avait, par une série de superbes succès, rendu tous les jours si pressantes les menaces suspendues sur la XVIIIe armée allemande que celle-ci, se tenant encore, le 12 août, pour assurée de se pouvoir maintenir sur des positions entre Somme et Oise, avait dû les évacuer ; elle ne l'avait pu faire facilement, grâce à l'attitude offensive des armées Rawlinson, Debeney et Humbert ; ses fortes arrière-gardes, couvrant une retraite précipitée, avaient grandement souffert, et c'était dans un indescriptible état d'épuisement que les soldats de von Hutier atteignaient, le 30 au soir, leur ligne de repli, de l'ouest de Péronne à l'est de Noyon.

Mais les Britanniques ne s'arrêtaient pas. Cette ligne de repli allemand déjà allait être ébranlée par un coup porté à l'un des piliers où elle s'appuyait, le mont Saint-Quentin, défense principale de Péronne. Les Australiens, jetés à l'assaut dans la nuit du 30 au 31, après un combat livré en pleines ténèbres, emportaient de haute lutte, avec 1.500 prisonniers, la redoutable position, admirable exploit, qui mériterait d'arrêter plus longtemps l'historien. De ce fait, Péronne était rendu presque intenable à l'ennemi. Le 31, une attaque était lancée contre la ville ; en dépit d'une résistance acharnée, après une lutte sanglante, les abords de Péronne étaient conquis et, le 1er septembre, les troupes australiennes entraient dans la ville. Ce pendant, coopérant à l'opération sur le mont Saint-Quentin, la gauche de l'année Rawlinson avait, au nord de la Somme, conquis Bouchavesnes, Rancourt et Frégicourt, assurant ainsi contre toute tentative de réaction les troupes occupant Péronne.

Ainsi, avant même qu'il eût pu s'y établir solidement, l'ennemi voyait sa position de repli ébranlée par un coup terriblement sensible. Avant une semaine, grâce à un nouvel effort, la position entière allait s'écrouler sous les coups de cinq armées alliées.

 

4. — Vers la position Hindenburg (27 août-6 septembre)

La désorganisation produite par nos attaques des 8 et 21 août, écrit le maréchal Haig, avait augmenté sous là pression de notre avance et avait été accompagnée d'une dépression constante du moral des troupes allemandes. Les garnisons laissées en arrière-gardes pour contenir notre avance aux points importants s'étaient rendues dès qu'elles avaient été menacées d'être coupées. Les nécessités urgentes du moment, le large développement du front d'attaque, l'incertitude qui en résultait sur le point d'attaque ultérieur et l'étendue de ses pertes avaient forcé l'ennemi à engager ses réserves par petits paquets, à mesure qu'elles arrivaient sur le front... Dans de pareilles conditions, un coup soudain et heureux en force, suffisant pour faire sauter la charnière des organisations où l'ennemi pensait se retirer, devait produire des résultats de grande importance.

Dès le 27, le commandant en chef des armées britanniques, soumettant au maréchal Foch un projet d'utilisation des divisions américaines, envisageait nettement comme bientôt réalisable un mouvement concentrique sur Cambrai-Saint-Quentin et, en partant du sud, sur Mézières. Nous savons qu'il se rencontrait là, — tant la communion de vues était parfaite, — avec un projet dès longtemps arrêté dans l'esprit de Foch. Les objectifs finaux que vous m'indiquez, lui répondait celui-ci, sont bien ceux que j'envisage de mon côté et vers lesquels je fais tendre les actions des armées alliées. Ces actions sont actuellement montées dans différentes régions suivant un certain style pour chacune. Il n'y a donc qu'à les faire se développer avec le plus d'activité possible. C'est à quoi je m'applique.

Le fait est que Foch ne perdait pas un instant de vue l'échiquier où, tous les jours davantage, il entendait faire manœuvrer, comme autant de pions, les quatorze armées placées sous son commandement suprême. Nous connaissons le Mémoire où, dès le 24 juillet, s'étaient révélés ses premiers projets d'offensive. Il en poursuivait la réalisation, élargissant, sinon sa pensée qui avait toujours été vaste, du moins ses plans, à mesure que se succédaient les victoires. Déjà la simple bataille entre Amiens et Montdidier était devenue bataille entre Ancre et Oise, puis bataille entre Anas et Soissons ; et maintenant, il étudiait une extension plus forte encore des opérations : les pensées qui l'agitaient se trahissaient en une lettre à Pershing du 23 août : S'étendant de la Scarpe à la Champagne, la bataille peut bientôt s'étendre jusqu'à la Moselle. Il la voyait même s'étendre à la Piave et incitait encore à l'action résolue le général Diaz que, le 31 août, il recevait à son quartier général.

Le maréchal Haig, lui, était bien définitivement lancé : il avait, le 29 août, donné à es armées un vaste programme qui, offrant à la 1re comme but la rupture de la ligne Quéant-Drocourt, prescrivant à la 3e l'attaque en direction du front le Catelet-Marcoing, à la 4e l'assaut vers la ligne générale le Catelet-Saint-Quentin, ne visait à rien moins qu'à porter ses troupes à très bref délai dans les avancées mêmes de la position Hindenburg.

Il fallait, au magnifique effort qu'allaient tenter les Britanniques, répondre, à l'aile droite des armées alliées, par un effort analogue. Foch ne le demandait pas seulement à Fayolle qui, à cette heure, s'apprêtait à jeter Mangin, par delà l'Ailette, vers la fameuse position. Il le demandait, pour une date un peu postérieure, encore que peu lointaine, au général Pershing. Car déjà s'élaboraient, entre le commandant en chef, le général Pershing et le général Pétain, non seulement les plans d'attaque en Woëvre, mais les projets d'une attaque combinée des 4e armée française et 1re armée américaine en direction de Mézières, partie de l'action convergente projetée. Et toutes ces combinaisons, sur le détail desquelles nous aurons à revenir, mûrissaient si rapidement, qu'elles allaient, le 3 septembre, s'inscrire en caractères d'une netteté parfaite dans la célèbre directive 3, dont il sera sous peu parlé.

En attendant que la bataille s'étendît à l'est, elle était rudement poussée, de l'Artois à la Champagne, par les 1re, 3e, 4e armées britanniques et tout le groupe d'armées Fayolle. Et tandis que Foch méditait sur les offensives à déclencher durant ce mois de septembre commençant, ces six armées sans cesse sur la brèche lui en facilitaient les moyens.

***

La bataille n'était pas finie entre Bapaume et Péronne, que s'étaient engagés, au nord de la Scarpe, de nouveaux combats. Ils n'étaient d'ailleurs qu'une conséquence et même un prolongement de la première. La progression des armées britanniques du 8 au 12 août avait pour résultat de mettre, au sud-est d'Arras, les positions allemandes en saillant. L'attaque de ce saillant devait constituer ce que le maréchal Haig appelle la bataille de la Scarpe. Couverte à sa gauche par cette rivière et la Sensée, la Ire armée britannique devait essayer de tourner les positions ennemies de la haute Somme et de couper celles-ci de ses communications ferrées vers le sud-ouest qu'elle avait devant elle.

En conséquence, le 25 août, le corps canadien, droite de l'armée Horne, attaquait les positions allemandes à cheval sur la Scarpe, tandis que la gauche de l'armée Byng appuyait l'attaque plus au sud. La position principale à emporter, — la plus difficile, — était constituée par le mamelon et le village de Monchy-le-Preux. Or, à midi, après avoir enlevé Wancourt et Guémappe, les Canadiens emportaient la hauteur de Monchy, puis dépassant la position et repoussant de violentes contre-attaques, portaient le front à 7 ou 8 kilomètres de leur ligne de départ, tandis qu'à leur gauche et au nord de la Scarpe, les Britanniques se portaient sur Rœux, dont, avant vingt-quatre heures, ils allaient se rendre maîtres.

La Ire armée britannique poursuivait le lendemain son succès par la prise de Chérizy, de Vis-en-Artois, du bois du Sart et de Gavrelle. Les jours suivants, elle les poussait encore si loin que, en possession des hauteurs à l'est de Chérizy et de Haucourt, nos Alliés avaient, le 31 août, nettoyé la zone entre Sensée et Scarpe. Ainsi arrivait-on à distance d'assaut de ce rameau de la ligne Hindenburg qui, partant de la redoutable position à Quéant, rejoignait à Drocourt les défenses de Lens.

L'assaut de cette ligne Quéant-Drocourt par le corps canadien était le véritable objet de la bataille. Or, le 2 septembre, suivant les termes du rapport, la ligne Drocourt-Quéant était brisée, le labyrinthe de tranchées au point dé jonction de cette ligne et des systèmes Hindenburg pris d'assaut et l'ennemi contraint à une retraite précipitée sur tout le front au sud. L'attaque du village de Quéant fut extrêmement dure. On touchait en ce point à la célèbre position et la résistance y fut opiniâtre ; ce fut, dans le lacis de tranchées, une lutte âpre qui, terminée par la prise du village, se continuait l'après-midi sur la contre-pente de la crête de Dury. A la chute du jour, l'opération était cependant terminée. Les Britanniques avaient pénétré de plus de 5 kilomètres en profondeur le long de la route d'Arras à Cambrai et atteint les lisières de Buissy.

La conséquence de cet heureux assaut ne pouvait tarder vingt-quatre heures à se produire. Buissy constituait maintenant le sommet d'un saillant qui, pénétrant profondément dans les positions allemandes, les menaçait au nord, tandis que la perte de Péronne, le même jour, les découvrait au sud. Brusquement, l'ennemi se décida à un repli qui, commencé dès le soir de sa défaite, le ramenait, en moins de cinq jours, sur la ligne générale Vermand-Épehy-Havrincourt et la rive est du canal du Nord.

Les 3e et 4e armées britanniques avaient de telle façon talonné cette retraite qu'elles en avaient rendu l'arrêt impossible sur cette ligne de la Tortille où l'on avait pensé que l'ennemi tenterait peut-être d'asseoir sa résistance : de violents combats avaient sans cesse réduit à lâcher pied et parfois à se rendre les arrière-gardes ennemies, et c'était dans un indescriptible désarroi que les Allemands atteignaient enfin, le 8 septembre, la ligne qu'à la vérité ils déclaraient imprenable, — incomparable position Hindenburg.

***

Ils avaient été contraints, par ailleurs, à se replier plus au sud par l'attaque très rude des armées de Fayolle dans la région de l'Oise.

Le 29, la 3e armée Humbert s'étant, en dépit de la résistance la plus tenace, emparée de Noyon, avait dépassé la ville, emporté, le 30, le mont Siméon âprement défendu et après vingt-quatre heures de combat ininterrompu, enlevé les bois du Quesnoy et de Beaurains, puis Genvry et Chevilly.

A la droite d'Humbert, Mangin à qui, dès le 23, Fayolle avait confirmé sa mission : poursuivre entre Ailette et Aisne de façon à former tenaille avec le front de l'Aisne, avait, ce 29, derechef pris l'offensive au nord de l'Aisne où, quelques heures, il rencontrait la plus vive résistance ; il n'en avait pas moins emporté les plateaux de Juvigny et de Chavigny, où les troupes américaines s'étaient couvertes de gloire, et occupé, le 30, au nord de Soissons, la ligne Juvigny-Crouy, progressé, le 31, au prix de rudes efforts, sur les hauteurs de Terny, enlevé le village de Leury, puis, le 1er septembre, Crécy-au-Mont et pris pied dans les bois de Coucy, occupé, le 2, le Paradis, Leuilly, la fameuse croupe nord-est de Crouy et la lisière sud-ouest de Bucy-le-Long, enfin, le 3, franchi l'Ailette entre Champs et Leuilly et, en pénétrant ainsi en coin au nord-est des plateaux entre Aisne et Ailette, ébranlé déjà les positions allemandes du Chemin-des-Dames.

Le résultat de ces vigoureuses actions ne se faisait pas attendre ; c'était un double repli allemand d'importance ; au nord de l'Oise et au nord de la Vesle.

Talonnés par les 1re et 3e armées françaises, les Allemands reculaient, dès le 4, à l'est de Buverchy, de Guiscard, de Beaugies, d'Appilly. Puis, le 5, le mouvement de repli, s'enchaînant d'ailleurs à celui qui commençait au nord devant le front britannique, s'étendait, s'élargissait, tendait à ramener de toutes parts les armées allemandes à la position Hindenburg. Le 7 septembre, le front de nos armées était reporté à la ligne générale Celles-sur-Aisne-Nanteuil-la-Fosse- Vauxaillon-Bassoles-Aulers-Barisis-Tergnier- Saint-Simon-Villevêque-Roisel. La résistance s'accentuant devant nous, la 1re armée n'en occupait pas moins, le 8, le front Vaux-Fluquières-Artemps ; la 3e, après s'être emparée de Fargniers et de Quessy et de toute la basse forêt de Coucy, tenait tout le canal Crozat, que, par surprise, elle traversait, le 9, dans la région de Liez, tandis que la 1re armée qui, les 5 et 6, avait franchi la Somme sur tout son front et enlevé Ham par débordement, passait, elle aussi, le canal Crozat au nord de Saint-Simon.

Le repli de la Vesle sur l'Aisne ne s'imposait pas moins impérieusement aux Allemands. Le général Mangin continuait à les menacer sur leur flanc droit, s'emparant, le 5, de toute la région de Coucy, et pénétrant de plus en plus profondément dans les plateaux, puisqu'il enlevait Sorny, emportait Neuville-sous-Margival, rejoignait l'Aisne à Missy. Le commandant de la 10e armée poussait de toutes les forces de. son énergie le coin dans les reins de l'ennemi. L'ennemi est en retraite... La poursuite sera continuée sans trêve en bousculant les arrière-gardes. Le 6 septembre, on atteignait, au nord de l'Ailette, nos anciennes tranchées de 1917 ; au sud de la rivière, on menaçait le fort de Condé, on occupait Laffaux.

L'ennemi n'avait pas attendu que Mangin, pénétrant jusqu'à l'entrée du Chemin-des-Dames, menaçât ses derrières. Il s'était précipitamment replié devant la 5. armée (Berthelot) qui, nous le savons, bordant la Vesle depuis un mois, avait franchi derrière lui la rivière et, le talonnant vivement, l'avait, en endommageant ses arrière-gardes, reconduit jusqu'à l'Aisne.

***

Ainsi se terminait par un repli considérable de l'ennemi, sur tout le front de l'Artois à la Champagne, la bataille de Picardie. Chassé des positions conquises au printemps précédent, l'Allemand avait perdu, à la date du 8 septembre, à peu près tout le bénéfice des journées, pour nous si funestes, — des 21 mars et 27 mai 1918.

C'est ce qu'avait voulu le commandant en chef des armées alliées, lorsque ayant ressaisi, le 18 juillet 1918, l'initiative des opérations, il avait décidé de frapper l'ennemi aux points sensibles et, après l'avoir battu, de le contraindre à vider les lieux. Sous la poussée de deux armées, — l'une anglaise, l'autre française, — l'ennemi surpris avait dû tout d'abord rétrograder en mauvais arroi vers les anciennes lignes de 1914 dont jadis, en 1916, deux armées alliées déjà l'avaient chassé. De nouveau, il les lui fallait abandonner, non plus sous une poussée frontale violente, mais par suite d'une des plus grandioses manœuvres que l'histoire eût à enregistrer. Battu entre la Somme et la Scarpe par les armées britanniques, battu entre l'Aisne et l'Oise par les armées françaises, il avait vu la bataille s'étendre et le déborder pour l'étreindre, et dû, pour se dérober à cette dangereuse étreinte, renoncer à ses conquêtes de mars 1918. Menacé dans la région de l'Aisne par l'opération à deux fins de la 10e armée française, il lui avait fallu, par surcroît, chercher sur les collines de l'Aisne le refuge qu'il y avait, de si longues années, trouvé, tandis que, plus au nord, il n'en trouvait un que dans cette position Hindenburg où, en 1917, il s'était pour un an terré, d'où il s'était, en mars 1918, élancé dans un si délirant espoir et où il était finalement rejeté en mauvais arroi dans ces premiers jours de septembre 1918. Il revenait ainsi de toutes parts à ses positions de départ, battu en dix rencontres, laissant entre nos mains plus de 100.000 prisonniers, des milliers de canons, un matériel énorme.

Peut-être cette éclatante défaite eût-elle été réparable si, sur ces positions, il n'était, par surcroît, revenu plus moralement encore que matériellement vaincu. Dans ces champs de la Somme s'était écroulé un rêve immense, et c'étaient ses débris qui jonchaient, avec des monceaux de cadavres allemands, cette terre désolée. Le sang avait coulé à flots, mais l'orgueil allemand, surtout, saignait par tous les pores. Après la défaite du 18 juillet, nos ennemis avaient pu penser se refaire, préparer une revanche à échéance plus ou moins- courte. Après l'énorme défaite d'entre Scarpe et Oise, le haut commandement allemand ne pouvait plus espérer que sauver ses armées désemparées. Encore ne comptait-il, pour y arriver, que sur le rempart formidable élevé en 1917 et derrière lequel il se réfugiait. Il le tenait pour imprenable. Imprenable, peut-être l'eût-il été, défendu par l'armée allemande du printemps de 1918, parce que le meilleur rempart n'est point fait seulement de levées de terre, de blockhaus cimentés et de fils de fer, mais de cœurs résolus, pleins de confiance et de fierté. Or, confiance et fierté, tout était maintenant du côté de l'assaillant. Et c'était le résultat le plus beau, le plus sûr, le plus fécond de ces cinq semaines de combats magnifiques.

Et l'on allait, ainsi que le chantaient les patriotes de l'an I de la République, chercher les tyrans jusque dans leurs repaires.

 

 

 



[1] Les instructions du G. A. R. prescrivaient l'étude d'une attaque entre Aisne et Oise ayant pour but : 1° de rejeter l'ennemi, dès la première opération, sur la rive droite de l'Oise entre Pont-l'Évêque et l'embouchure de l'Ailette et au delà de l'Ailette ; 2° d'acquérir par une opération ultérieure, de l'ouest à l'est, en direction de Bray-en-Laonnois, les plateaux entre l'Aisne et l'Ailette pour obliger l'ennemi d'abandonner les lignes de la Vesle et de l'Aisne...