LA BATAILLE DE FRANCE

21 MARS - 11 NOVEMBRE 1918

 

CHAPITRE II. — L'OFFENSIVE ALLEMANDE DE MARS.

 

 

1. — L'attaque du 21 mars.

Le 21 mars, à 4 heures 40, sur les 90 kilomètres qui s'étendent de la Scarpe, au nord, à l'Oise, au sud, une canonnade d'une violence insolite éclatait sur le front allemand ; elle s'enfla d'heure en heure durant cinq heures ; à 9 heures 10, l'infanterie se jeta à l'assaut ; déjà traversant, à la faveur du brouillard, le no man's land, elle était parvenue à quelques mètres des lignes anglaises.

C'était le début de la grande bataille de France. Les armées Marwitz et Hutier, — IIe et XVIIIe armées allemandes, — se jetaient sur les armées Byng et Gough, 3e et 5e armées britanniques[1].

Le front d'attaque s'étendait exactement, pour l'armée Marwitz, de Fontaine-lès-Croisilles (nord de Croisilles) à Demicourt (ouest de Marcoing) ; celui de Hutier, près de trois fois plus large, — de Demicourt à Fargniers (ouest de la Fère). Contre les quatre divisions de Byng, Marwitz en lançait dix ; mais l'énorme armée était celle de Hutier, vingt-sept divisions lancées contre les dix de l'armée Gough.

Derrière les positions anglaises, nous savons quels objectifs visaient les assaillants : on espérait en quelques jours déchirer par un maître coup le front britannique, et Hutier, opérant avec les forces considérables que je viens de dire, bousculerait la droite de Gough de telle façon que, la rejetant de Fargniers sur Chauny, puis au delà de la ligne de Noyon-Ham, il la séparerait violemment de la gauche française. Forçant ainsi, sur un front de go kilomètres, les lignes de Picardie, élargissant l'attaque au nord en direction d'Arras et Bapaume, au sud en direction de Chauny et Noyon, les Allemands espéraient atteindre la ligne Breteuil-Amiens-Doullens, après s'être rendus maîtres des vallées de l'Ancre, de la Somme et de l'Oise. Nous savons qu'au delà dé cet objectif déjà lointain, ils comptaient, — ce serait sans doute l'affaire d'une seconde offensive, — atteindre la mer dans la région d'Abbeville ; un flanc défensif rapidement organisé sur les collines de la rive gauche de l'Oise, du sud de Chauny au sud de Lassigny, sur le massif de Boulogne-Orvillers et dans la région au sud de Montdidier, empêcherait les Français de troubler cette seconde opération. L'essentiel pour l'heure était de rejeter les Anglais vers le nord-ouest, dans le Santerre ; ainsi se creuserait entre les armées alliées un trou où, d'Amiens à Maignelay-Montdidier, l'énorme armée Hutier s'engouffrerait. Puis le rabattement à droite achèverait, Amiens étant enlevé et peut-être Arras, la déconfiture de l'armée britannique.

Nos alliés attendaient l'attaque, ayant créé trois positions successives à des distances notables l'une de l'autre, mais ils la redoutaient plus au nord qu'au sud ; le maréchal Haig écrit qu'il s'attendait à u recevoir la plus puissante attaque ennemie entre la Sensée et la route de Bapaume-Cambrai n, par conséquent sur le front Byng. Le sud de la ligne, — droite de l'armée Gough, semblait devoir être couvert par les marais de l'Oise ; on ne l'avait donc que très légèrement gardé. Or, le temps ayant été dans les premières semaines de mars exceptionnellement sec, les terrains marécageux s'étaient rapidement solidifiés et c'était en cette région livrée par la traîtrise de la saison que six divisions allemandes étaient lâchées contre une seule division britannique. Disons d'ailleurs que 64 divisions allemandes allaient être, du premier jour de la bataille, jetées dans la bataille. Ce nombre, ajoute sans plus le maréchal Haig, dépassait considérablement le total des divisions britanniques en France. Les soldats de Gough allaient, sur leur droite, combattre un contre six.

De cette situation il résulta que nos alliés opposèrent une résistance inégale. L'armée Byng accueillit l'ennemi, au nord et au sud, avec une telle résolution, qu'à peine fut-elle ébranlée, encore que les soldats combattissent un contre trois. En fin de journée, c'est tout juste si les Allemands avaient pu, entre Fontaine-lès-Croisilles et Demi-court, conquérir les premières positions et une bien légère poche se trouvait creusée, de ce fait, au nord de la ligne attaquée.

Mais, au sud, l'armée Gough, après avoir vaillamment disputé les premières lignes, avait cédé sous la poussée. Le brouillard s'était fait complice de l'ennemi : jusqu'à 13 heures, il avait empêché de voir à cinquante mètres devant soi. Les mitrailleuses et pièces avancées disposées pour balayer cette zone de leurs feux, écrit le maréchal Haig, furent presque entièrement réduites à l'impuissance. Aussi les détachements qui tenaient les positions d'avant-postes furent submergés ou entourés et bien souvent avant d'avoir pu se rendre compte de l'attaque ennemie. Ces détachements assaillis à l'improviste se défendirent avec une bravoure si magnifique, que le chef n'hésite pas à déclarer que cette résistance, prolongée dans les conditions où elle se produisait, peut être comptée parmi les actions les plus héroïques de l'histoire de l'armée britannique.

Mais c'étaient des résistances isolées peu propres à arrêter, à plus forte raison à briser l'assaut. Dès midi, la prise de Ronssoy (sud-ouest de Catelet) entamait déjà la deuxième position. L'ennemi poussait dans cette déchirure qui, s'agrandissant, atteignait, sur 3 lieues de front, 6 à 8 kilomètres de profondeur. Le Vergnier et Épehy furent âprement disputés, mais finalement perdus. Aidée là encore par l'assèchement des marais, l'infanterie allemande avait, ce pendant, franchi l'Oise et le canal au nord de la Fère et au sud de Saint-Quentin et pénétré dans la zone entre Essigny et Benay, en direction de Ham et par conséquent de la Somme. De toute part, la position de bataille était entamée ; elle croulait bientôt et le flot en submergeait les débris.

Reculant de la ligne Épehy (ouest de Catelet)-Holnon-Liez-Fargniers, les soldats de Gough ne se pouvaient fixer. Dès le 21, Gough avait décidé de replier sa droite (le 3e corps) derrière le canal Crozat, ce qui impliquait le retrait de la droite du 18e corps sur la ligne du canal de la Somme. Les ponts furent, sur les deux lignes d'eau, trop hâtivement détruits pour qu'elles en restassent longtemps infranchissables.

Dès le 22, au matin, le brouillard étant derechef fort épais, la lutte reprit avec une violence accrue. L'ennemi franchit le canal Crozat et, après une lutte des plus âpres, enleva Tergnier. Le centre de Gough reculant encore dans la région de Templeux-le-Guérard, la droite et la gauche étaient également refoulées. A l'ouest de Saint-Quentin, une furieuse bataille se livrait. Une attaque violente de l'ennemi entre Villevêque et Boucly rejetait nos alliés sur Pœuilly. L'ennemi avait créé une brèche ; il l'agrandit en poussant à la rive sud de l'Omignon ; s'y engouffrant, — suivant la méthode Ludendorff, les bataillons ennemis enlevaient, vers Vaux et Beau-vois, la troisième position après laquelle il se faudrait battre en rase campagne. La ligne Ham-Péronne était ainsi, après quarante-huit heures de combats, déjà directement menacée. Le pis était que les réserves de l'armée Gough étaient épuisées. Le général crut donc devoir retirer son armée sur la position formant tête de pont à l'est de la Somme. Le 18e corps se repliant sur la Somme au sud de Voyennes (nord de Ham), le 19e s'efforcerait de défendre la grande tête de pont de Péronne. Quelques heures après, on y devait déjà renoncer.

L'armée Byng continuant à faire bonne contenance dans la région de Croisilles, la 5e avait en réalité perdu pied. L'avance allemande était telle, le 22, que, Péronne et Ham tombant entre les mains de l'ennemi, Chauny, Noyon, Roye, Nesle, Chaumes étaient déjà nettement menacés. La droite de Gough semblait dissociée ; la vaillance même avec laquelle elle avait vainement essayé de résister, avait eu pour conséquence une rupture de toutes les liaisons latérales : les divisions se cherchaient, les ordres de l'armée ne leur parvenaient plus. La ligne Chauny-Noyon-Lassigny risquait maintenant d'être rapidement perdue, et c'était le chemin de Paris ouvert, c'était, en tout cas, la liaison rompue entre la droite britannique et la gauche des armées françaises.

Il fallait, de toute nécessité, que celles-ci intervinssent.

 

2. — L'intervention française.

Dès le 21, le général en chef Pétain avait alerté ses réserves. Dans l'hypothèse de l'attaque, le grand quartier général français avait préparé plusieurs plans d'intervention. A toutes fins utiles, des divisions avaient été, au sud de Compiègne, mises en réserve, sous les ordres du général Pellé, commandant le 5e corps, tandis qu'un état-major d'armée, — celui de la 3e armée (Humbert), — et un état-major de groupe d'armées (Fayolle), placés hors du front, étaient prêts à prendre la direction d'une bataille française sur l'Oise. Le général Debeney, commandant la 1re armée à Toul, avait été, d'autre part, prévenu qu'il aurait éventuellement à abandonner son secteur en d'autres mains, et des services rapides de transports étaient prêts à fonctionner, destinés à porter aux points utiles les divisions enlevées, suivant les hypothèses d'attaque envisagées, sur tel ou tel point du front de l'Est. C'est ainsi qu'en quelques heures, on allait voir apparaître sur la ligne de bataille les casques bleus de France et qu'en quelques jours, vingt divisions françaises viendraient, de Noyon à Amiens, relever ou remplacer nos alliés épuisés. La seule surprise fut qu'il fallût intervenir si vite et dans des conditions si défavorables.

Pétain s'était, dès les premières heures, entendu avec Douglas Haig sur l'opportunité d'une intervention précipitée, — fût-elle de fortune. Les trois divisions de Pellé étaient jetées vers la région de Noyon-Chauny, tandis que la 125e, gauche de la 6e armée française, était avisée qu'elle se devait tenir prête à renforcer le 5e corps britannique, droite de Gough, avant que celui-ci ne fût complètement hors de combat. Le général Humbert, sur la laconique dépêche : Réalisez hypothèse A, allait porter son quartier général à Montdidier et prendre en main le commandement des forces françaises et Fayolle, à son tour, pourvu de la direction de toute cette bataille improvisée, prenant déjà toutes mesures pour que, autant que possible serait, elle s'ordonnât sous sa main.

Les ordres avaient été expédiés le 21, au soir. Pellé, arrivant à Noyon, le 22, y trouvait la situation si empirée qu'elle exigeait l'intervention, dans la journée même, des troupes françaises. La 125e division, qui était à pied d'œuvre, était poussée vers Chauny et, le 23, les trois divisions du 5e corps débarquant, quelque peu démunies de leur artillerie, se jetaient courageusement entre le canal Crozat, franchi par les Allemands, et les bois de Frières, de Genlis et de l'Hôpital. Les troupes, lancées à la hâte dans une mêlée assez confuse, pouvaient retarder l'inondation, non l'endiguer. Le 23, au soir, elles se battaient du sud de Tergnier au nord de Guiscard, mais avec le seul dessein d'enrayer pour quelques heures les progrès de l'ennemi. Humbert, en prenant le commandement, donnait l'ordre de tenir à tout prix. On précipitait, ce pendant, d'autres divisions vers la ligne de bataille, — incertaine. Elles formeraient bientôt l'armée dont l'état-major était déjà au travail.

Le général Humbert, soldat énergique et opiniâtre, combattif et agressif, — c'est l'homme de Mondement, paraissait envisager d'un œil parfaitement calme une situation cependant si compromise. La 5e armée britannique continuait à rompre et à se replier dans la direction nord-ouest où la poussait Hutier. La ceinture d'eau, qui couvrait encore, le 22, la région, était tout entière aux mains de l'ennemi : le canal Crozat, le canal de la Somme jusqu'à Ham. Si les renforts arrivent, si Humbert, qui, pour défendre l'Oise, a un excellent bras droit, Pellé, a maintenant, pour disputer la trouée de Montdidier, son bras gauche, le général Robillot, les troupes arrivent fort démunies. Mais partout, de Fayolle qui, — attendant Debeney et son armée, — prend, avec la sereine énergie qui lui est coutumière, le commandement du groupe, aux plus modestes soldats, la consigne courait : tenir, tenir.

En fait, tenir, pour l'heure, voulait dire : Ne céder qu'à toute extrémité, car il était difficile de prendre un pied solide sur un terrain si ébranlé. Mais tandis que les troupes de Pellé défendraient le massif boisé de la Cave et de Beaugies qui couvre Noyon, une ligne de défense, s'organisant en arrière, sur les collines de l'Oise, interdirait à l'invasion ce massif de Thiescourt, — la petite Suisse, — un des bastions de l'Ile-de-France, et ainsi endiguerait en direction de Paris le raz de marée allemand. Dès le 24, tout en s'acharnant à fermer à l'ennemi l'accès de Noyon et de Lassigny, — qu'il savait cependant d'avance perdus, — le général Pellé paraissait sûr d'opposer une résistance sans défaillance au sud de ces cités.

A sa gauche, à la vérité, la situation était plus mauvaise. Le 5e corps britannique avait cédé au nord, sur la Somme, que l'ennemi avait franchie à Béthencourt, Pargny et Épénancourt ; le flot allemand allait déferler vers la ligne Roye-Chaulnes-Lassigny, en direction de Montdidier. Robillot est, par Humbert, jeté au-devant du flot, car un trou s'est produit là, vers Nesle, dans la ligne anglaise : un régiment français y est précipité et l'ennemi arrêté. Mais la bataille restait confuse, incertaine, tissu dont à tout instant la maille se rompait, mêlée où il fallait sans cesse aveugler une voie d'eau, fût-ce, faute d'infanterie, avec des groupements de fortune, groupes de cyclistes, éléments de cavalerie et jusqu'avec les escadrilles d'avions appelées ainsi à un rôle tout nouveau.

La semaine sainte commençait ; elle allait être la semaine du salut, mais après quel calvaire E Pellé, après avoir retardé deux jours le flot allemand, était acculé à Noyon ; le 25, la ville lut abandonnée ; les bois de la Cave et de l'Hôpital, enfin, emportés par l'ennemi, la position n'était plus tenable. Mais passant avec ses divisions à travers la ville en flammes, le commandant du 5e corps installait sa défense sur les collines du sud, du Renaud au Piémont. La droite de l'armée Humbert était assise enfin et les plus furieuses attaques ne l'ébranleraient pas.

A gauche, la situation était moins assurée, — il s'en fallait. De la région de Roye à celle de Guiscard, rien ne permettait aux troupes françaises, si hâtivement débarquées, de s'accrocher pour tenir. L'Allemand, ayant franchi la Somme, se trouvait maintenant dans une poche énorme où aucun obstacle naturel ne pouvait être utilisé contre lui jusqu'au très petit cours d'eau qu'est l'Avre inférieure et au médiocre massif de Boulogne-la-Grasse. Autour de Nesle, on ne se battait que pour enrayer la marche trop rapide de l'ennemi. Par surcroît, la droite de la 5e armée britannique maintenant appuyait vers le Santerre. Il nous fallait boucher le vide qui, de ce fait, se produisait de Roye à Lassigny en avant de Montdidier. Or, les divisions françaises étirées sur un front énorme, étaient sans cesse exposées à se rompre sous les attaques de l'ennemi dont l'énergie, décuplée par Je succès, ne semblait guère près de décroître. Heure terriblement angoissante que cette heure du 25 au soir ; si Montdidier était pris et la trouée agrandie, c'était sur l'Ile-de-France une menace redoutable. C'est ce soir-là qu'Humbert lançait à ses troupes l'appel qui est resté célèbre : Vous défendez le cœur de la France.

***

Les troupes s'épuisaient vite à cette lutte mal engagée. L'important était de mettre de l'ordre dans cette lutte entre Oise et Somme en attendant qu'on en mît, par une grande résolution, dans toute cette bataille de France commençante. Tandis qu'à Doullens, l'unité de commandement allait, nous le verrons, s'instituer ou tout au moins s'ébaucher, au grand quartier général français, Pétain organisait la défense sur le terrain que, du sud de Noyon à Moreuil, la relève de nos alliés par les troupes françaises livrait à son activité. Debeney arrivait à Maignelay : Fayolle allait, de ce fait, avoir ses deux armées. La mission du G. A. R. (groupe des armées de réserve) est d'assurer et de rétablir la situation au sud du parallèle de Péronne sur la ligne Péronne-Noyon... La 1re armée (Debeney), ou prolongera la gauche de la 3e armée pour la relier à la droite britannique si celle-ci continue à tenir, ou renforcera et étayera la 3e armée, soit en occupant à l'avance les positions de repli, soit en contre-attaquant. C'étaient les premiers ordres partis de Compiègne. Le 26, une instruction très ferme définit le rôle de Fayolle : La première mission du groupe des armées de réserve est de fermer aux Allemands la route de Paris et de couvrir Amiens. La direction d'Amiens sera couverte au nord de la Somme par les armées britanniques aux ordres du maréchal Haig qui tiendra à tout prix la ligne Bray-sur-Somme-Albert ; au sud de la Somme, par le groupe des armées de réserve sous vos ordres, en maintenant la liaison avec les forces du maréchal Haig à Bray et avec le G. A. N. — groupe d'armées du Nord, Franchet d'Espérey — sur l'Oise. — Et tandis que les ordres se succédaient brefs et nets, Pétain faisait appel aux soldats : Cramponnez-vous au terrain ! Tenez ferme ! Les camarades arrivent.

Ils arrivaient d'Alsace, de Lorraine, de Champagne, grossissant l'armée Humbert, constituant l'armée Debeney. Et le 26, l'Allemand se heurtait à la droite d'Humbert et était arrêté. Si, à gauche, Roye devait être abandonné après des combats héroïques, on parvenait à tenir sur l'Avre.

Fayolle essayait d'organiser cette bataille improvisée ; mais la tâche était surhumaine ; les divisions n'arrivaient que les unes après les autres s'engouffrer en cette région mal connue d'elles, l'infanterie sans artillerie, parfois sans mitrailleuses ; les forces restaient inférieures ; il fallait que l'énergie du commandement suppléât sans cesse à l'infériorité des troupes. L'état-major de Fayolle se multipliait, essayait d'exécuter des ordres qui, un instant après être parvenus, se trouvaient, du fait de nouvelles circonstances, inexécutables. Le général commandant le groupe d'armées ne se décourageait pas, faisant passer sa sereine énergie dans l'âme de tous. Ces journées de mars resteront une des plus belles pages de cette carrière de grand soldat.

Mais, fatalement, cette ligne encore faible devait céder, car, Pellé repoussant, le 27, tous les assauts au sud de Noyon et de Lassigny, le flot, rencontrant là une digue, devait naturellement refluer plus à l'ouest. Il roulait vers Montdidier ; nos hommes, le 27, combattirent en ce jour un contre six. Ils défendirent les bois de Tilloloy et de Marquivillers avec un acharnement qui ne fut point perdu : l'ennemi allait arriver à Montdidier, mais hors de souffle et saigné aux quatre veines, et, derrière Montdidier, l'armée de Debeney se soudant enfin à l'armée Humbert, la brèche se fermerait.

Debeney en effet avait enfin son armée ; il était venu remplir l'espace que le repli du r8e corps britannique laissait entre la région de Montdidier et celle de Moreuil. Le ruisseau des Trois-Doms coulant, du sud au nord, de Montdidier à Hamel et l'Avre, se coudant vers le nord et courant vers Moreuil, constitueraient le cas échéant une ligne de défense ; mais Debeney entendait qu'on se battît en avant et y poussait ses divisions. Cet ancien professeur de l'École de Guerre, nous le verrons sous peu se révéler un des premiers manœuvriers de notre armée. Pour l'heure, cet homme, fortement charpenté, à la figure pensive et un peu tourmentée, est rempli d'une énergie empreinte d'âpreté. Il la communiquera à ses divisionnaires : Tenir comme des teignes, criera l'un d'eux à ses colonels. Debeney contresignerait le mot, d'ailleurs inspiré de ses ordres.

La liaison a été tout d'abord, le 27, assurée avec les Anglais. Les circonstances imposant cet amalgame qu'on nous refusait depuis longtemps, le 18e corps britannique est même, un instant, mis sous les ordres de Debeney. Celui-ci prend ainsi le commandement de toutes les troupes couvrant Amiens jusqu'à la Somme. Mais, à sa droite, la prise de Montdidier a creusé un trou. Debeney le signale au commandement à qui elle ne peut échapper, mais qui, pour l'heure, n'a que des forces minimes à y jeter. Au nord, l'ennemi gagnait si rapidement, qu'un officier de l'état-major Debeney, envoyé en reconnaissance à Davenescouit, tomba dans un parti allemand. On se battait partout, ne reculant qu'après avoir infligé à l'adversaire des pertes qui le retardaient dans sa marche vers Amiens comme il avait été, trois jours avant, entravé dans sa marche sur Noyon. Fayolle, dès qu'il l'avait pu, avait expédié des troupes dans la région du sud-ouest de Montdidier. La défense de cette partie du champ de bataille s'asseyait. Et il était temps, car une ruée allemande se préparait pour le 28, destinée à tout emporter.

Au nord, les troupes de la 5e armée britannique n'avaient cessé de se replier depuis le 23 au soir. Les divisions et brigades, écrit le maréchal Haig, avaient, dans les fréquents replis, perdu contact entre elles et, sous la pression de l'ennemi, le mouvement de retraite continuait. Le 24, dans la matinée, les Allemands avaient atteint Saillisel, Rancourt et Cléry et on avait dû, après avoir évacué Bertincourt, replier le 3e corps. Ce repli se faisait à la vérité sans aucune panique. Les unités, écrit le grand chef anglais, se repliaient froidement quand elles se voyaient tournées et menacées d'être coupées, mais en bien des endroits, elles livraient des combats furieux et toutes les fois que l'ennemi tentait une attaque de front, le repoussaient avec pertes. Une brèche s'étant produite près de Combles, on avait dû cependant abandonner la ligne Combles-Bapaume et se replier sur la ligne générale Bazentin-le-Sars-Grevilliers-Ervillers. La Somme ayant été franchie par l'ennemi, celui-ci, le 24 encore, avait rompu la liaison entre deux divisions et élargi la brèche à Pargny. Le 25 mars, c'était l'Ancre qui était franchie par les Allemands. La droite du 4e corps, refoulée, ayant dû abandonner Grevillers et, d'autre part, les troupes ayant, entre Grevillers et Montauban, perdu toute liaison, s'étaient repliées sur la rivière, élargissant la brèche créée entre le 5e et le 4e corps. L'ennemi menaçant le flanc du 4e corps, gauche de Gough, Byng qui venait de prendre le commandement de toutes les troupes au nord de la Somme, dut faire encore replier celles-ci vers la ligne de l'Ancre. Mais déjà la rivière était franchie par les Allemands au nord de Miraumont : le 4e corps se repliait alors vers la ligne Bucquoy-Ablainzeville, tandis qu'à drcite, le reste des divisions gagnait la ligne Bray-sur-Somme-Albert. Au sud de la Somme, une nouvelle brèche s'étant ouverte entre le 18e et le 19e corps, l'ennemi était entré à Nesle ; les Allemands ayant franchi le canal de Libermont, le 19e corps avait été refoulé en direction de Chaulnes. La situation étant devenue mauvaise au sud de Barleux, il fallait encore ramener les troupes sur la ligne générale Hattencourt-Estrées-Frise.

Elles étaient à ce point épuisées et les réserves nulles qu'on dut former un détachement de fortune, le détachement Carrey, dernière réserve, hasardeuse réserve, derrière les malheureux soldats de Gough repliés sur la ligne le Quesnoy-Rosières et Proyart, se reliant aux soldats de Byng à Bray-sur-Somme. Et, le 26, on avait dû encore abandonner, entre Ancre et Somme, presque tout le champ de bataille de 1916, puis Albert, précieux nœud de communications. Nos alliés alors s'arrêtaient. L'étude de cette retraite permettra sans doute, un jour, de mettre en lumière l'héroïsme déployé par ces soldats désencadrés, sans cesse isolés, sans cesse tournés, assaillis par des forces écrasantes et qui essayèrent de faire front, avec une valeur magnifique, à la fortune adverse.

Il n'en allait pas moins que c'était une poche de près de 50 kilomètres qui, de repli en repli, s'était, depuis le 21, creusée, où trente divisions allemandes déchaînées attaquaient furieusement, cherchant partout des trous, les agrandissant, élargissant leurs gains, profitant de tous les défauts et s'acharnant particulièrement sur les troupes britanniques ; celles-ci semblaient avoir à ce point perdu pied que le maréchal Haig lui-même, songeant à un autre repli, estimait qu'Amiens ne pouvait être sauvé qu'en concentrant immédiatement à cheval sur la Somme... au moins 30 divisions françaises (sic) ; quant à l'armée britannique, elle continuerait à se retirer, couvrant les ports du Pas-de-Calais. — Tout délai, dans la décision relative au plan ci-dessus, ajoutait-il, peut rendre la situation critique.

 

3. — La conférence de Doullens.

Elle était extrêmement critique. La bataille durait depuis sept jours ; plus que la force de la nouvelle tactique allemande, elle faisait éclater aux yeux de tous l'effroyable tort que causait aux armées alliées l'absence de commandement unique. C'était parce- que l'armée britannique était, le 21 mars, simplement juxtaposée à l'armée française que, d'un maître coup, Hutier avait pu s'enfoncer vers Noyon. C'était parce que les ordres étaient alors partis du grand quartier de Montreuil, comme du grand quartier de Compiègne, que, en dépit de l'accord établi par le téléphone entre Haig et Pétain, la bataille avait trois jours si dangereusement flotté. Il avait fallu des trésors d'énergie et d'ingéniosité pour que, dix fois brisée, la liaison se rétablît, grâce aux mesures prises par Fayolle, entre la droite de Gough et la gauche française ; le 26, elle était encore mal assurée.

La bataille était devenue, du côté des Alliés, une bataille franco-anglaise et plus française, de jour en jour, qu'anglaise. Elle allait continuer. Amiens était menacé, dont Debeney couvrait les approches sud-est, Gough les approches nord-est. Or, Amiens perdu, c'était une terrible aventure. Et Amiens pris, la bataille pouvait continuer encore en direction d'Abbeville ; mais à voir les furieuses attaques contre les collines de l'Oise, à voir se précipiter vers la trouée de Montdidier les masses allemandes, d'aucuns en arrivaient à penser que, tentés par l'occasion, les Allemands pourraient bien céder à l'attraction magnétique de Paris. En revanche, il n'était pas impossible que s'il était arrêté sur le chemin d'Abbeville, sur le chemin de Paris, l'ennemi portât brusquement ses attaques sur un autre point du front anglais, sur le front des Flandres, par exemple. Que son attaque visât l'armée française ou l'armée britannique, Paris ou la mer, c'était affaire de l'Entente entière, et suivant un cas ou l'autre, — ou un autre encore, — les réserves alliées devraient être rapidement portées sur le point menacé. Qui réglerait, qui coordonnerait, qui dirigerait ces opérations ? Ce ne pouvait être plus longtemps deux états-majors, deux chefs. Ceux-ci, dans le moment présent, pouvaient si bien avoir des préoccupations différentes, qu'ils en concevaient précisément de divergentes, l'un pensant avant tout à couvrir le détroit et l'autre à protéger Paris. Qui, en cas de conflit plus aigu encore, les départagerait ?

Le 26 mars, le général Pétain partait pour Doullens où il comptait se rencontrer avec le maréchal Haig. Le président Poincaré qui, dans cette redoutable crise, comme dans les précédentes, préconisait les résolutions d'État, y courut, accompagné de l'infatigable Georges Clemenceau, président du Conseil, du ministre Loucheur et du général Foch, tous résolus à faire prévaloir enfin la seule mesure qui pût, en cette minute d'extrême péril, sauver la situation. Ils y rencontrèrent, outre les deux généraux en chef, lord Milner, ministre de la Guerre de l'Empire. Il n'est pas encore permis de rapporter ici les termes où s'engagea et se poursuivit l'entretien. L'histoire dira quels services rendirent, à cette heure, la claire intelligence et la parole si pleine d'autorité du président de la République, la communicative ardeur de Georges Clemenceau, la fermeté d'esprit et la largeur de vues du général Foch, l'abnégation résolue et la froide raison du général Pétain, l'esprit de conciliation qui, de la part de lord Milner et du maréchal Haig, facilita toutes choses.

La nécessité, à la vérité, était encore plus éloquente que les hommes ; elle imposait impérieusement l'institution d'un commandant en chef des troupes alliées ; si des préjugés fatals continuaient à prévaloir quelque temps, au moins fallait-il, à défaut d'un généralissime, un coordinateur supérieur. Un nom s'imposa. Nul n'avait oublié avec quel mélange d'énergie, d'ingéniosité, de clairvoyance et de cordialité le général Foch avait, dans la bataille des Flandres- de 1914, su jouer entre les armées française, anglaise et belge ce rôle de coordinateur.

A 2 heures de l'après-midi, — heure solennelle dans l'histoire de cette guerre, — MM. Clemenceau et Milner, au nom de leurs gouvernements respectifs, et du cordial consentement de Pétain et de Haig, signaient l'ordre suivant : Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français, de coordonner l'action des années alliées sur le front ouest. Il s'entendra à cet effet avec les généraux en chef qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires.

Ce n'était encore là qu'une mission bien limitée et mal précisée. Elle ne vaudrait que par l'activité que son titulaire déploierait à la remplir, par la façon dont, à défaut d'une autorité mal définie, il imposerait son action. Jamais il ne fut plus vrai de dire que l'homme ferait la fonction. Mais c'était parce qu'on connaissait l'homme qu'on pouvait, dès cette heure, attendre beaucoup de ce qui n'était encore qu'un compromis avec la nécessité.

Nous aurons à revenir sur la manière dont Foch, l'affaire actuelle liquidée, — concevra la bataille dont elle n'est que le prélude tragique. Mais son rôle va prendre immédiatement un tel relief et, par la suite, sa personnalité occuper si constamment le premier plan des événements, — disons mieux, — à ce point devenir l'âme des événements, qu'il faut bien s'arrêter ici, même en plein drame, pour dire ce qu'était l'homme et, partant, quelle portée donnait à son entrée en scène cette puissante personnalité.

 

4. — Foch.

Ferdinand Foch n'était point de ceux que la guerre avait révélés. Bien avant qu'elle éclatât, il était, tout au moins dans les milieux militaires, revêtu d'un légitime prestige. En matière d'art militaire, l'ancien professeur d'histoire, de stratégie et de tactique appliquée, l'ancien commandant de l'École de Guerre, l'auteur des deux célèbres traités De la conduite de la guerre, Des Principes de la guerre était, par tous ses anciens chefs, camarades et élèves, désigné comme devant jouer dans la guerre future un rôle éminent. La politique l'avait retardé, mais n'avait pu longtemps prévaloir contre une autorité peu discutable. Lorsque, le 20 août 1913, il avait reçu le commandement du 20e corps à Nancy, chacun s'était senti rassuré à savoir à la place qu'il fallait l'homme qu'il fallait. Beaucoup déjà l'eussent, dès cette heure, placé plus haut. Les circonstances allaient l'y porter.

Ce n'était cependant pas un pontife que ce maître : disons mieux, il en était franchement l'opposé. Ce qui a toujours frappé ceux qui l'ont approché, c'est cette rondeur un peu ironique dont s'enveloppe une volonté de fer. Ce Pyrénéen n'a gardé du Midi, — car il n'est point parleur, — qu'une finesse mordante qui a résisté aux heures les plus assombrissantes ; il accueillera les grands revers de la guerre avec cette tranquillité d'esprit, avec ce même sourire narquois et ce plissement des paupières dont jadis il saluait ses propres disgrâces et où tient le vers du fabuliste : Mais attendons la fin ! Il ne se frappe point, pas plus qu'il ne s'emballe, — force est d'employer les mots familiers pour peindre un homme si peu solennel ; mais s'il ne se frappe ni ne s'emballe, ce n'est point philosophie, c'est foi dans des principes mûrement acquis. Il a des principes ; il en a fait un livre ; ils sont fermes, clairs, assis ; assis sur quoi ? Sur le bon sens et la culture.

C'est une intelligence acérée ; je ne crois point qu'il y ait chez lui excès d'imagination, mais un magnifique sens critique — dans l'acception la plus féconde du mot — car plus qu'homme du monde, il sait apercevoir dans les plans qu'on lui propose le meilleur, c'est-à-dire en apparence le plus simple ; c'est qu'à ses yeux, comme à ceux de son grand maître, Napoléon, la stratégie est art simple et tout d'exécutionaffaire de bon sens, dit Foch. L'important est que le bon sens soit garé de toute défaillance par le sang-froid. Or, s'il a le sang chaud en son privé, il possède sur le champ de bataille un parfait sang-froid. Au surplus, ce champ de bataille, il le considère comme le principal conseiller ; il écrit quelque part : Le commandement... illuminé par la vue du champ de bataille. Il n'est pas de champ de bataille, si étendu qu'il fût, qui ne l'ait ainsi illuminé. Mais il est illuminé sans être un instant aveuglé par cette forte lumière. Il garde à travers les grandes crises l'air d'un chimiste qui, connaissant ses formules, voit avec un intérêt particulier, mais sans aucun étonnement, ces formules se concrétiser en phénomènes au fond de sa cornue ou de son éprouvette. Il se pose nettement la question. Il a raconté comment Verdy du Vernois, sur le champ de bataille de Nachod, s'est écrié soudain : Au diable l'histoire et les principes ! Après tout, de quoi s'agit-il ? Il a adopté la formule. De quoi s'agit-il ? se dit-il à lui-même, et la vérité sort de ses voiles parce qu'il la déshabille de son œil gris si perçant.

Mais tout de même, il a commencé, comme Verdy du Vernois, par consulter l'histoire et les principes. Car c'est, à ses yeux, la source de la science. Peu d'officiers se sont donné une culture si forte et tout à la fois si étendue. A causer avec lui, on a l'impression d'un enragé liseur, mais d'un liseur qui fait sienne toute chose lue et a, depuis le collège, fait marcher son cerveau. Il n'y a pas d'homme en France qui, à l'heure présente, connaisse mieux ses auteurs, de Frédéric à Napoléon et de Clausewitz à de Bracke, mais s'il cite imperturbablement sa correspondance de l'Empereur, il étend beaucoup plus loin sa science et connaît la politique autant que la mathématique. Pourquoi ? Parce que la culture est la condition essentielle de l'envergure et qu'en élargissant sa science, on élargit ses pensées. Un Foch voit clair et vite parce qu'il a beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup retenu. La réalité du champ de bataille, a-t-il écrit, est qu'on n'y étudie pas : simplement on fait ce que l'on peut avec ce que l'on sait. Dès lors, pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien. Avant que le champ de bataille s'ouvrît, il savait beaucoup et bien.

D'ailleurs point de pédantisme militaire ; pour développer ses facultés, il y faut l'exercice ; sans doute doit-on avoir fait ses humanités militaires, mais, ajoute-t-il, étudié et résolu des cas concrets. Toujours le : De quoi s'agit-il ?

Par-dessus tout cela et pour l'animer, — un mot qu'il aime employer parce qu'il est lui-même toute animation, — une volonté, une conscience, une foi.

Victoire égale... volonté. — La victoire va toujours à ceux qui la méritent par la plus grande force de volonté. — Une bataille gagnée, c'est une bataille où l'on ne veut pas s'avouer vaincu. La volonté, elle est dans la mâchoire qui alourdit, mais renforce d'énergie cette forte tête, dans la voûte du front, le sourcil contracté ; le reste de la physionomie est tout intelligence ; mais la volonté y a mis une marque qui, à certaines heures, couvre tout. Elle est capable de tout à ces heures où elle se bande et, par exemple, d'imposer à lui-même un travail surhumain, une activité inlassable, des efforts prodigieux. Il la fait passer jusque dans sa parole et, de l'interlocuteur d'abord récalcitrant, il obtient tout parce qu'il veut.

La conscience paraît aussi forte : elle fait le chef, j'entends la conscience exacte des responsabilités de sa charge. Ce sont les généraux et non pas les soldats qui gagnent les batailles, a écrit le colonel Foch, ... un général battu est un chef disqualifié. Si le chef est conscient de cette vérité, il lui faut accepter, avec l'honneur, toute la charge. Ces décisions, il faut les prendre avant qu'elles soient imposées, ces responsabilités, il faut aller au-devant d'elles... Ce qu'il professe, il le pratique : il est de ces natures supérieures avides de responsabilités dont il a parlé ailleurs. Le chef prend ses responsabilités ; il ne se croit point tenu pour cela de se murer dans ses plans. Commander n'a jamais voulu dire être mystérieux, mais bien communiquer au moins aux exécutants en son ordre immédiat la pensée qui anime la direction. Aussi bien entend-il ne se point enfermer dans un cénacle. L'action personnelle lui a toujours paru la condition essentielle du commandement. Il y est revenu dix fois. L'action personnelle qui, pour se manifester, réclame le tempérament du chef (don de la nature), l'aptitude au commandement, la puissance d'entraînement que l'école ne fournit pas, il l'a plus qu'aucun chef mise en pratique. Depuis 1914, il a toujours donné et, pendant la bataille de sept mois qui se va dérouler, il donnera à ses subordonnés l'impression de sa présence réelle derrière eux. Que dirait-on, a-t-il encore écrit, d'un chef d'orchestre qui, après avoir indiqué le morceau à jouer, se tiendrait au loin derrière son orchestre, abandonnant aux exécutants le soin de partir et de s'accorder quand et comment ils l'entendraient ? Il veut que ses exécutants aient les yeux fixés sur le chef d'orchestre ; il veut que leur regard soit confiant, bienveillant, cordial. Il fait tenir la discipline non clans prie soumission aux vues, mais dans une cordiale entente : Qu'on entre franchement dans la pensée, dans les vues du chef qui a ordonné et qu'on prenne tous les moyens humainement praticables pour lui donner satisfaction. Cette conscience s'adresse aux consciences. La victoire ne peut être faite que de l'accord.

Enfin une foi. Il a parlé un jour des croyants : Ceux-là sont heureux qui sont nés croyants, mais ils sont rares... Il est de ces rares heureux. Il a la foi : il croit à une puissance supérieure, il croit aux forces morales, il croit à la guerre, il croit au génie, il croit à la France. En un mot, il croit. En 1870, il a essayé, à dix-neuf ans, de se battre, n'a pu qu'endosser l'uniforme sans aller au feu ; il est entré à l'École polytechnique avec l'idée fixe qu'il appartenait à sa génération de laver la honte ; pas un instant, cette foi n'a failli ; il attendra cinquante ans et il a la même foi à soixante-six ans qu'à vingt. Il a foi surtout dans le soldat français, il l'aime, il l'admire. Nous avons un combattant, un soldat incontestablement supérieur à celui d'outre-Vosges par ses qualités de race : activité, intelligence, entrain, impressionnabilité, dévouement, sentiment national. Il compte sur lui avant tout — à une condition, c'est qu'on ait cultivé son moral : Victoire égale supériorité morale chez le vainqueur, dépression morale chez le vaincu. Sa bataille de 1918 sera tout entière un acte de foi dans la supériorité finale des forces morales, un acte de foi dans le soldat français, un acte de foi dans la fortune du pays. Peut-être sa foi a-t-elle été chercher plus haut encore son appui ; c'est le secret de cette âme de croyant.

Telle quelle, c'est une âme d'un métal peu ordinaire que celle-là. Et elle est maîtresse du corps. Si Turenne morigène sa carcasse, Foch, sans aucun scrupule, la surmène. Je l'ai ailleurs montré faisant, dans la bataille des Flandres de 1914, l'apprentissage de ce rôle de coordinateur qui va s'étendre et se magnifier, se muer en commandement suprême. Tout Foch tient dans ce tableau et c'est pourquoi je n'ai pas de scrupule à en détacher quelques traits :

Il avait peu d'effectifs, il y suppléa par des combinaisons. Car il est d'esprit ingénieux — et puis il a, à soixante-cinq ans, l'activité d'un jeune capitaine. Ce diable d'homme eût bientôt le don d'ubiquité. On le trouvait partout, usant ses pneus et la route, mais ne paraissant guère s'user. Courant d'un quartier général à un autre, de chez Castelnau chez d'Urbal, de chez Maud'huy chez French, regardant, interrogeant, comprenant, reprenant des plans, en faisant un avec les morceaux d'un autre, toujours prêt à boucher les voies d'eau, rendant spontanément, à l'heure critique, à l'allié en mauvais arroi, le service qu'il fallait, grandissant tous les jours en autorité, se faisant entendre des généraux, ses subordonnés, la veille encore ses supérieurs, du maréchal anglais, du souverain belge ; il ne conseillait pas seulement, il persuadait — et il persuadait parce que, devant sa démonstration un peu brusque, l'allié n'apercevait pas seulement une forte pensée, un cerveau ingénieux, mais une âme cordiale, désintéressée, tout entière vouée à la grande entreprise commune. Reprenant ce portrait en 1917, j'ajoutais : Ainsi est-il resté après trois ans de guerre. Il n'a rien de solennel ni de composé ; il reste vif, presque pétulant. Sa pensée continue à s'exprimer en termes imprévus, en paroles pittoresques ; elle continue surtout à se poser sur tout, à tout envelopper. Le geste reste sa grande ressource. Ce n'est pas un type à la Tite-Live ; il ne discourt point suivant les règles. Tout parle en lui, le front, l'œil, les rides, les mains, mais la bouche ne laisse échapper que des mots par fusées, et cependant il persuade en démontrant. Lorsqu'on lui aura donné le bâton de maréchal, il s'en servira pour dessiner, à grands gestes, un plan sur l'horizon.

Il n'a pas encore ce 26 mars 1918, son bâton de maréchal, mais il a dans les mains le sort du monde, car c'est ce qui se débat en ce tournoi final. La grandeur écrasante de ce rôle, pas un instant, ne saurait l'écraser. Il reste exactement l'homme que j'ai essayé de peindre en 1914 ; la bataille de France de 1918, c'est la bataille des Flandres, agrandie jusqu'à être décuplée : un ennemi — supérieur en nombre — à maintenir jusqu'à ce qu'on le puisse assaillir et refouler, des alliés à mettre d'accord en leur donnant avant tout l'impression du but commun à atteindre, des ressources à inventer, des troupes à transporter brusquement d'un point à un autre, des trous à boucher en une heure, des trésors d'ingéniosité à dépenser au service des grands principes immuables. Seulement l'ennemi n'est plus une armée, mais treize ; le théâtre n'est plus la Flandre, mais la France ; les Alliés ne sont plus trois, mais cinq ; les armées à manœuvrer ne sont plus quatre, mais quatorze. Tout est changé, Foch seul reste le même.

Un principe domine sa stratégie : point de batailles de lignes, forme inférieure si nous la comparons à la bataille-manœuvre qui fait appel à la haute action du généralissime, à l'aptitude manœuvrière, à l'emploi judicieux et combiné, à la valeur de toutes les forces, tendant à la concentration des efforts et des masses sur un point choisi, épargnant pour cela partout ailleurs ; qui reste jusqu'au bout une combinaison, — due à ce commandement, — de combats différents par leur intensité, mais orientés tous dans un même sens, pour produire une résultante finale : l'action voulue, résolue et soudaine de masses agissant en surprise.

En ces lignes de 1897 tient toute sa bataille de 1918.

La bataille-manœuvre — partant, l'offensive. La bataille défensive, il faut bien la subir parfois, il ne s'y faut point résigner. C'est le duel dans lequel un des combattants ne fait que parer. L'idée ne viendrait à personne que, par ce jeu, il pût avoir raison de son ennemi. Au contraire, et malgré la plus grande habileté, il s'expose tôt ou tard à être atteint, à succomber sous un des coups de celui-ci, même le plus faible. Conséquence : subir parfois la bataille défensive, mais toute bataille défensive devra... se terminer par une action offensive, une riposte, une contre-attaque victorieuseou il n'y a pas de résultats. Quant à ceux qui croient remporter la victoire sans bataille il les accueillait, dès 1897, d'un haussement d'épaules.

Il faut se battre pour être vainqueur. Il ne se faut point battre éperdument. Infléchir les opérations à la demande des circonstances qui se révèlent à chaque pas pour faire progresser sa stratégie en résultats d'un pas lent et sûr, mais toujours dans la direction visée, vers l'objectif assigné à tous les efforts, à la suite de l'examen préalable de la situation générale, militaire et politique. D'autre part, ne se laisser hypnotiser par aucune courte vue : Ne pas morceler la défense du pays et celle de Paris, des côtes, du Cotentin, de la Provence, etc. ; car la sécurité de tous ces points résultera de la réunion des forces sur un point central d'où elles pourront agir offensivement contre l'armée d'invasion... Et puis, attaquer. En stratégie comme en tactique, on attaque. — Mais, ajoute-t-il, l'attaque n'est pas simple ; elle s'accompagne constamment d'une manœuvre visant en stratégie la ligne de communication de l'adversaire, en tactique l'enveloppement d'une aile ennemie pour la détruire. Et, dès 1897 encore, il a prévu qu'il faudrait faire un long crédit à la manœuvre, car la guerre moderne transforme la bataille-manœuvre de l'époque napoléonienne en bataille-opération de plusieurs jours. Mais, au fond, c'est le même génie qu'il faut y appliquer : Si vous êtes réduits à la défense, préparez, cependant, l'attaque ; vous êtes les plus faibles, raison de plus ; la manœuvre est l'arme du faible et vous rie pouvez manœuvrer qu'en prenant l'initiative, donc l'offensive. Pour être à tout instant prêt à ressaisir cette initiative, se faire des réserves ; pour ce, même attaqué, même menacé, même déconfit, économiser les forces pour la riposte, car c'est grâce à l'économie des forces qu'il (le chef) peut quand il le veut déclencher l'attaque décisive. A cette attaque il faut appliquer la masse, donc la faire et la réserver. Car la réserve, c'est la massue... soigneusement entretenue pour exécuter le seul acte de la bataille dont on attend un résultat, l'attaque décisive ; c'est la réserve ménagée avec la plus absolue parcimonie pour que l'outil soit aussi fort, le coup aussi violent que possible.

La difficulté est que l'on ne peut manœuvrer a priori contre un ennemi libre de ses mouvements. Donc commencer par le saisir. Cette condition préalable réalisée, on a l'occasion de placer une manœuvre à coup sûr, à effet certain. Donc, conclut-il ailleurs, vigueur, rapidité, violence, exclusion de tout temps d'arrêt prolongé et pour cela poussée rapide de troupes par derrière pour entraîner celles en avant. Car pour décider l'ennemi à battre en retraite, il faut l'achever en marchant sur lui ; pour conquérir la position, pour prendre sa place, il faut y aller.

On a déjà sans doute vu des théoriciens exposer excellemment les principes de l'art qu'ils ont étudié ; on a vu aussi des praticiens exécuter, sans principes affichés, un chef-d'œuvre. Mais qu'à un maître de l'art il ait été donné de démontrer à la face du monde le bien fondé des principes énoncés, d'appliquer en un cas concret, unique dans les fastes, — les formules enseignées dans la chaire de l'école et de remporter, par la simple mise en action de sa théorie, la plus grande victoire de l'histoire, voilà qui a de quoi passionner.

Et nous allons voir que ce cas singulier et magnifique est celui de Foch. Quand il prend, le 26 mars 1918, les rênes — jusque-là éparses — du commandement, c'est d'une main singulièrement préparée ; si elle ne tremble pas, c'est qu'une intelligence grave s'appuie sur des principes mûris et une volonté d'acier sur une foi absolue dans la victoire, — si chacun s'efforce de la mériter.

 

5. — Les premiers ordres de Foch.

Un tel homme et dans de telles circonstances n'attend pas une heure pour se poser le fameux : De quoi s'agit-il ? se mettre en face de la situation, la juger, essayer de la maîtriser. Au fait, il la peut juger d'autant plus rapidement qu'à peine il a besoin de s'initier à quelques détails ; il la connaît, car ce n'est pas au fond de la retraite qu'on l'est allé chercher. Chef d'état-major général, vrai inspirateur des délibérations du Conseil interallié de Versailles, instruit mieux que personne du fort et du faible de chacun, il a entre les mains les éléments d'information générale ; la promptitude d'esprit dont, en tant de circonstances, il a donné la preuve, achève de l'habiliter, en quelques heures, à écouter, comprendre, juger, conseiller, ordonner, diriger. Les instructions de Pétain du 24, la note de Haig du 25, lui indiquent nettement la façon dont les deux grands chefs conçoivent la situation : Haig entend avant tout, mû par un légitime souci, couvrir les ports du Pas-de-Calais, seuil de l'Angleterre ; Pétain, tout en insistant sur la nécessité de maintenir la liaison avec l'armée britannique, est — non moins légitimement — soucieux de maintenir solide l'armature de l'ensemble des armées françaises, de ne pas laisser coupes ses armées engagées du reste de nos forces. Or, les deux idées s'excluent et il les faut concilier. Si les armées britanniques continuent à se replier au nord-ouest d'Amiens, Debeney se devra étirer démesurément à sa gauche, et si les Français couvrent seuls Amiens, ce sera en risquant de faire craquer leur ligne au sud de Montdidier. Foch cherche immédiatement la solution simple : pour le moment, tenir où chacun se trouve ; les troupes françaises et britanniques couvriront Amiens ; pour ce, les troupes engagées seront maintenues sur place à tout prix ; sous cette protection, les troupes envoyées en renfort achèveront leurs débarquements et seront employées d'abord à consolider la 5e armée britannique, ensuite — voici où, pour la première fois, apparaît ce qui sera le constant souci du grand chef pendant quatre mois — à constituer une masse de manœuvre dans des conditions à préciser. Ce qui, avant tout, importe, c'est qu'on ne lâche plus de terrain : Il n'y a plus un mètre du sol de France à perdre, écrit-il, le 27, à Pétain qui est, plus qu'homme du monde, prêt à l'entendre. Il faut arrêter l'ennemi là où il est. Pour cela organiser rapidement un front défensif solide et préparer en arrière des réserves de manœuvre puissantes en prélevant résolument sur tout le front. Les troupes engagées doivent donc s'organiser pour tenir à tout prix et durer sur place.

C'est ce que, depuis vingt-quatre heures, se fiant plus à sols action personnelle qu'aux meilleures plumes, il est allé lui-même rappeler à chacun ; car voici le Foch des Flandres qui reparaît ; qu'on ne dise point qu'il a trois années, — et quelles années ! — de plus ; l'existence de ce sexagénaire va, pendant sept mois et plus, tenir du prodige. Sachant, dès que son alter ego, le général Weygand, est installé à son quartier général, qu'il peut sans crainte s'en évader, on le verra courir les quartiers généraux, les postes de commandement, reparaître une heure à son propre quartier général, en repartir pour Paris, soudain paraître dans les Flandres, soudain en Champagne, et plus la bataille avancera, plus on lui devra attribuer le don d'ubiquité. Et comme il a raison ! Persuasif à sa manière, faisant accepter la sévérité de certaines critiques ou la rigueur de certains ordres par le ton familier, cordial, un peu goguenard, au besoin par le geste expressif dont il les souligne, il ne laisse jamais derrière lui un interlocuteur que convaincu.

Ainsi a-t-il, dès le 26, une heure après son investiture, couru à Dury (au sud d'Amiens) où il a vu Gough et l'a enfin fixé, en lui mettant, si l'on peut dire, les deux mains sur les deux épaules, — très énergiquement : 19e corps. Tenir à tout prix sur le front la Neuville-les-Braye-Chignolles-Rosières-en-Santerre ; — 18e corps. Tenir à tout prix sur le front Rouvroy-en-Santerre-Guerbigny. Attendre la relève avant que de reculer un homme, que de se replier d'un pas. A Dury, il a vu également le chef d'état-major de ce Fayolle en qui il a, le connaissant depuis longtemps, la confiance la plus absolue. Il a remis au chef d'état-major une courte note d'un style pressant : Maintenir à tout prix au sud de la Somme la position actuellement occupée par la 5° armée britannique de la Neuville-les-Braye à Rouvroy et à Guerbigny. Soutenir, puis relever le plus tôt possible la 543 armée britannique au sud de la Somme... Après avoir téléphoné à Debeney l'instruction sur la conduite à tenir, il se décide à l'aller rejoindre à Maignelay : Tenir à tout prix où il se trouve, en se reliant aux Anglais vers Rouvroy. Il a reparu à Paris à Io heures du soir, adressé de là à Pétain la lettre où il lui transmet les idées dont il poursuit l'application le long de sa route, est reparti pour Clermont où il a vu Humbert et Fayolle qui reste chargé de toute la bataille française : la consigne, — toujours la même : tenir où on est, s'y organiser solidement, exiger des troupes le maximum d'efforts, y engager la responsabilité des chefs. On relèvera le 18e corps britannique au sud de la Somme pour qu'il aille, au nord, étayer le 19e, qui ainsi sera fixé. A midi, il est de nouveau à Dury où il faut encore immobiliser Gough : le général Mesple, qui commande le groupement de gauche de la Ire armée française, assurera la liaison, étaiera la gauche britannique, mais Gough y coopérera. Et de chez Gough il court à Beauquesne chez Byng qui, lui, n'a qu'à persister dans son attitude, car depuis six jours, il n'a pas reculé d'une demi-lieue et tient bon.

Voici le chef rentré à Dury ; il y apprend la chute de Montdidier, repart pour Clermont afin d'être à portée des événements ; y reçoit, le 28, Pétain et Fayolle ; expédie à Haig avis que, la bataille de Montdidier retenant la droite de Debeney, il faut encore que Gough maintienne, le temps nécessaire, au sud de la Somme, le 18e corps. Il voit Clemenceau, dont il obtient que soient rappelés d'Italie l'état-major et quelques divisions de la 10e armée française, voit Pershing qui lui vient offrir le concours immédiat des divisions américaines. Il se rend à Abbeville où il reçoit le maréchal Haig — entrevue des plus faciles, naturelle, cordiale : Nous sommes en pleine bataille, a-t-il dit au maréchal, l'ennemi est arrêté, mais peut renouveler ses entreprises. Nous n'avons : 1° qu'à maintenir là où elles sont les troupes engagées, coûte que coûte, sans songer à relever les grandes unités (telles que la 5e armée), mais à les reconstituer sur place ; 2° à réunir nos réserves en arrière à mesure qu'elles arrivent. Haig a accepté ces principes, a remercié pour le renvoi à la 5e armée des éléments anglais restés mêlés, sur l'Oise, à la 3e armée française. Le programme adopté a été : 1° arrêter l'ennemi de l'Oise à Arras... ; 2° rassembler les réserves en arrière des troupes aussi engagées que possible...

Enfin, l'infatigable chef rentre à Beauvais où il installe provisoirement son quartier général. En trois jours, il a vu tout son monde, confessé les uns, encouragé les autres, grondé sans brutalité et loué sans excès, talonné et encouragé, — au demeurant fortifié chacun, tant il met de belle assurance jusque dans les craintes exprimées et de bonhomie cordiale dans les critiques formulées.

Il ne pouvait cependant que préparer les gens à finir au mieux une bataille mal engagée et aux trois quarts perdue. Si, pour le 31 mars, l'ennemi est tenu en respect sur l'Oise, la trouée de Montdidier solidement refermée en arrière de la ville, la ligne de l'Avre maintenue, le Santerre conservé par les Anglais, Amiens sauvé, — on devra s'estimer heureux.

 

6. — L'offensive arrêtée.

Sur le front de l'Oise, nous le savons, l'ennemi avait été, le 27, arrêté ; du mont Renaud au Plémont, le général Pellé l'avait tenu en échec, et si Montdidier avait, à la gauche de l'armée Humbert, succombé, des barrages de fortune, bientôt fortifiés sur l'intervention de Debeney, aveuglaient tant bien que mal la voie. Déjà Humbert, dont la nature est essentiellement agressive, préparait pour le 28 une contre-offensive : Robillot était chargé de contre-attaquer sur Orvillers-Sorel et Boulogne-la-Grasse ; si cette réaction ne donnait point tous les résultats attendus, elle affirmait assez évidemment notre vitalité pour que l'ennemi en restât décontenancé.

Entre Montdidier et Moreuil, Debeney supportait, au contraire, un assaut sans précédent. Il semble qu'à la nouvelle de la prise de Montdidier, toute l'armée de von Hutier ait reflué vers la région que celui-ci était autorisé à croire ouverte ; un curieux graphique montre les divisions allemandes en route pour les directions opposées, en direction d'Amiens, de Doullens et même d'Arras, rebroussant soudain chemin en infléchissant leur route pour s'aller toutes ruer sur le front de Montdidier à Hangest-en-Santerre : quatorze divisions sont ainsi jetées, vrai torrent qui va tenter de submerger les troupes de Debeney. Celui-ci compte bien qu'on aura, derrière l'Avre, une excellente ligne de repli, mais il écrit : Il ne peut être question de passer sur la rive gauche de l'Avre. Le plateau en avant de la rivière doit être tenu aussi longtemps que possible.

Le premier choc est terrible. De Mesnil-Saint-Georges — sud-ouest de Montdidier — à Hangest, l'ennemi semble d'abord tout emporter ; mais sur toute la ligne nos soldats reprennent ce qui a été perdu. Au nord, à la vérité, les Allemands occupent Guillaucourt, descendent dans les bois de la vallée de la Luce, repoussent les éléments anglais occupant Cayeux, semblent menacer la gauche du groupement Mesple. Et cependant notre ligne est maintenue sur la rive droite de l'Avre.

Et pendant cette journée, les renforts arrivent. Debeney voit vraiment se constituer son armée. Il en dirige sur Moreuil de solides éléments : il a raison, car, le 29, l'Allemand attaque sur ce point. Nous sommes assaillis devant Mézières, les Anglais à Demuin ; Moreuil est menacé, notre ligne reportée à l'Avre de ce côté, mais, à droite, c'est nous qui attaquons sur Framicourt et Courtemanche et, en fin de journée, nous tenons bon. Le moral de la troupe s'en ressent. Quel souvenir je garde de cet après-midi du Vendredi saint, 29 mars ! Courant à Amiens à côté de mon ami le commandant Henry Bordeaux, c'était avec une angoisse que dissipait peu à peu le spectacle des troupes allant à la bataille. Dans cette affreuse mêlée, le moral était, du haut en bas, excellent. Le matin, j'avais entendu le général Fayolle, qui vraiment dominait la situation, dire joyeusement à Mangin, accourant avec son corps d'armée : Vous voilà ! Eh bien ! nous chanterons donc, après cette terrible semaine sainte, l'Alleluia dans la cathédrale d'Amiens, le jour de Pâques !

Pour cela, il fallait que la journée de samedi se passât sans accrocs graves. Or, ce jour-là, 30, ce fut un dernier assaut, terrible et général : le front Humbert, le front Debeney furent également assaillis, car, semblant donner raison à qui attribuait à l'ennemi le dessein de s'ouvrir les routes de Paris, celui-ci, laissant la bataille s'affaisser au nord de la Somme, transférait tout son effort sur les deux branches de l'équerre dont le sommet était maintenant au sud de Montdidier. Sur le front Humbert, c'était contre le Plémont et ses alentours — notamment le château de Plessis-de-Roye —, contre le massif de Boulogne-la-Grasse, contre les positions au sud de Montdidier et sur celui de Debeney, de Mesnil-Saint-Georges à Autvillers, de furieuses attaques dont Henry Bordeaux s'est fait l'historien averti[2]. On tint bon : le Plémont brava tous les assauts. — Ce Piémont de sinistre mémoire - berüchtigte Berg - contre lequel est venu se briser - zerschellen - l'élan du 30 mars, devait écrire, quelques semaines après, le général commandant la 2e division bavaroise — ; le parc du Plessis, perdu, fut repris ; les troupes du général Robillot, ramenées aux lisières de Rouance, d'Orvillers-Sorel, de Burmont, réagirent et barrèrent la route ; du Montchel à Autvillers, à Mesnil-Saint-Georges, à Fontaine-sous-Montdidier, à Grivesnes, à Autvillers, trois, quatre, parfois cinq attaques furent repoussées. Et si on perdait Moreuil, — ce fut pour l'Allemand l'unique gain notable de la journée, — la ligne se reformait derrière l'Avre. Le soir du 30, l'ennemi, que les renseignements représentaient comme désorganisé par les combats acharnés, le parut en effet le 31, jour de Pâques. Il n'y eut, ce jour-là, que quelques attaques locales : entré à Grivesnes, l'Allemand en était expulsé ; entré à Hangard, il en est expulsé. En fait, il était muré dans sa conquête. Et l'on chanta l'Alleluia dans Amiens sauvé.

Lorsque, les 4 et 5 avril, l'ennemi relançait à l'assaut de ces mêmes points ce qui lui restait de meilleures troupes, notamment le 2e régiment de la garde, il emportait d'assez maigres gains et était arrêté, — pour toujours, — au pied des hauteurs de la rive gauche de l'Avre.

Ayant, par ailleurs, attaqué en masse, le 28, la crête de Vimy, au sud-est d'Arras, il avait vu son assaut écrasé par les soldats britanniques. Et ce 2 avril encore, un assaut au nord de la Somme, depuis Demancourt jusqu'à Bucquoy, avait eu le même sort.

Lorsque les 6, 7, 8 avril, on vit qu'il n'attaquait plus, on était autorisé à tenir la grande bataille engagée le 21 mars pour close. Mais dès le 5 avril, Debeney, félicitant ses troupes épuisées de la résistance opposée, avait néanmoins raison d'ajouter : La grande bataille est commencée. Car nul ne pouvait douter qu'elle ne se réveillât ailleurs.

 

7. — Le bilan de la première rencontre.

Au moment où Foch avait saisi la bataille, il lui était apparu clairement que, pour le moment, elle ne se livrait plus que pour Amiens. Tout son souci avait été, pour l'heure, de couvrir la ville. Le 30 mars, il avait adressé à Pétain et à Haig sa première directive générale : ... La tâche des armées alliées dans la bataille actuelle reste avant tout d'arrêter l'ennemi, en maintenant une liaison étroite entre les armées britanniques et françaises, notamment par la possession, puis par la libre disposition d'Amiens.

Les derniers combats, du 30 mars au 5 avril, semblaient avoir réalisé la première partie du plan ; on allait garder la possession d'Amiens. L'ennemi n'avait donc pu réaliser jusqu'au bout le dessein qu'il formait, lorsque le 21 mars, il lançait contre le front anglais la masse de ses divisions : sans doute avait-il pu creuser une poche, profonde en certains points de près de 60 kilomètres, fait tomber les lignes de la Somme, occupé l'énorme plateau entre Somme, Oise et Avre, reporté son front à une lieue d'Arras, à trois lieues d'Amiens ; mais échouant in extremis dans son dessein, il n'avait pu occuper, avec Amiens, le nœud de voies de terre, de fer et d'eau qui rendait si précieuse aux deux partis la possession de la grande ville picarde.

Peut-être s'y serait-il résigné s'il avait du moins réalisé ce qui paraît avoir été l'objet essentiel de l'attaque : la séparation des deux armées alliées ; après avoir failli dix fois y arriver, finalement, il n'y était point parvenu. En poussant au combat divisions sur divisions, une, puis deux armées françaises, le général Pétain, si puissamment secondé par le général Fayolle, avait sans cesse bouché les trous qui, entre Chauny et Guiscard, entre Noyon et Roye, entre Roye et Chaulnes, entre Montdidier et Rosières, s'étaient produits entre la gauche française, — sans cesse en mouvement vers le nord-est, — et la droite britannique se repliant vers l'Ancre. Lorsque l'intention du maréchal Haig s'était manifestée de reporter toute sa 5e armée au nord de la Somme, un ordre du général Foch, intervenant avec une autre autorité, avait lié les deux armées et, en fin de bataille, elles restaient liées en effet.

Il n'en allait pas moins que les résultats acquis par les assaillants, s'ils n'étaient point ceux qu'ils escomptaient le 21 mars, restaient considérables. L'ennemi avait réalisé vers Montdidier une avance qui le mettait à 80 kilomètres de Paris et à moins de 60 d'Abbeville ; qu'il entendît poursuivre son opération vers le littoral ou, ainsi qu'il paraissait en avoir eu quelque velléité, la diriger sur le bassin parisien, il était en situation de le faire, en face de positions défensives hâtivement organisées par nous et qui, s'il ne perdait pas de temps et répétait l'attaque brutale du 21 mars, résisteraient moins encore que la ligne de défense, ce jour-là si rapidement renversée. S'il n'avait pu emporter ni même encercler Amiens, il tenait sous son feu le précieux nœud de communications que représentait cette ville et notamment la voie ferrée de Paris-Calais. Si donc il déclenchait vers l'Artois, vers la Flandre une nouvelle offensive, si, ayant porté vers le nord ses attaques, il les reportait ensuite brusquement vers le sud, les mouvements de rocade de nos réserves en restaient singulièrement gênés. L'avance réalisée, augmentant le front à défendre de 50 kilomètres, diminuait par là les réserves des Alliés quand déjà l'un d'eux — l'Anglais — sortait de la bataille avec des pertes considérables. Par ailleurs, ces réserves étaient, par la situation créée, nécessairement immobilisées en grande partie pour couvrir Amiens si nettement menacé et la direction de Paris dont les routes devaient être maintenant l'objet d'une constante surveillance. Dorénavant les Alliés combattraient le dos à la mer et à l'Ile-de-France, ramenés à la situation à laquelle avait mis fin la bataille de la Somme de 1916 et même à pire.

Cette situation sollicitait l'attention du général Foch. Nous savons déjà qu'il était dans ses principes que la meilleure défensive réside dans l'offensive. Dans la circonstance, pareille opinion se fortifiait de la nécessité d'abolir le plus promptement possible les pires conséquences de la bataille. Celle-ci n'était pas finie, qu'il envisageait la perspective d'une offensive qui dégagerait Amiens et nous rendrait la libre disposition de la voie ferrée. A travers toutes les vicissitudes de la bataille, il gardera cette idée fixe, immuable, inébranlable ; après chaque offensive de l'ennemi, il la remettra à l'étude : se tenir prêt à prendre l'offensive et particulièrement reconquérir la liberté de nos communications avec le Nord.

La première condition était la constitution de fortes réserves de manœuvre. Elles seraient à deux fins : car si elles nous rendaient, le cas échéant, capables d'attaquer, elles nous permettraient, au pire, de répondre à l'attaque ennemie où qu'elle se produisît. Pour constituer cette masse de manœuvre aussi fortement et rapidement que possible, les prélèvements devaient être faits résolument sur les fronts non attaqués. Toutes les mesures devaient être prises en conséquence.

Le 3 avril, — la bataille touchant à sa fin, — il revenait à ces principes dans sa directive 2. Il entendait y préciser le rôle des armées française et britannique pour la suite des opérations. La première devait s'efforcer d'attaquer le plus tôt possible dans la région de Montdidier, en vue d'éloigner l'ennemi de la voie ferrée Saint-Just-Breteuil-Amiens ; la seconde, maintenant une attitude défensive sur le front Albert-Arras, attaquerait de même à cheval sur la Somme, de la. Luce à l'Ancre, en vue d'éloigner les Allemands du nœud de chemin de fer d'Amiens. Il était peu discutable qu'une offensive sur et au sud de la Somme était la meilleure parade à l'offensive de l'ennemi possible au nord de cette rivière.

Supposant alors que les Allemands poursuivraient avant peu leur dessein en direction d'Abbeville, il redoutait en effet une attaque entre Amiens et Arras. Et tout en attirant l'attention du maréchal Haig sur cette éventualité, il continuait à nourrir le projet de prévenir l'événement en attaquant lui-même au sud. Pour ce, il s'assurait de nouvelles forces. Dès le 28 mars, l'état-major de la 5e armée (général Micheler) avait été 'retiré du front de Reims que s'étaient partagé les 6e et 4e armées et porté à Méru dans l'Oise où il pouvait devenir le noyau d'une armée nouvelle. Par ailleurs, un autre état-major d'armée, — l'un des plus remarquables sous l'un de nos chefs les plus éminents, — arrivait de bien plus loin : c'était celui de la 10e armée. Ayant quitté Vicence le 31 mars, le général Maistre débarquait à Gournay-en-Bray le 3 avril, à la disposition directe du général Foch. Celui-ci le destinait à former, en arrière du front anglais, avec ses divisions, une de ces masses de manœuvre dont l'intervention pourrait immédiatement se produire. Car tous les jours davantage, le général Foch entendait que la conséquence de l'unification du commandement fût la fusion des forces alliées. En toutes circonstances, il recommandait une étroite liaison, mais elle ne pouvait suffire à le contenter.

Son autorité venait d'être confirmée, précisée et augmentée. Sans recevoir encore le titre de général en chef — il ne lui sera accordé que le 14 avril —, il se voyait confié non plus un rôle de simple coordination, mais la direction stratégique des opérations militaires. Sans doute, la conférence de Beauvais du 3 avril laissait-elle à chacun des généraux en chef anglais, français et américain, dans sa plénitude la conduite tactique de son armée et le droit d'en appeler à son gouvernement si, dans son opinion, son armée se trouvait mise en danger par toute instruction du général Foch. Ces dernières précautions ne pouvaient diminuer sensiblement l'importance de l'acte qui venait de compléter le geste de Doullens.

Et puisque de la terrible épreuve que venait de traverser l'Entente, l'unité de commandement était née, on peut dire que nous n'avions pas payé trop cher un tel résultat. Les bénéfices qui, sous peu, en sortiraient pour les armées alliées et qui iraient en augmentant, devaient justifier amplement ceux qui allaient disant : A quelque chose malheur a été bon.

Les armées de l'Entente avaient désormais un chef et, quelles épreuves qu'elles dussent connaître encore, elles étaient assurées d'être, dans les mauvais comme dans les beaux jours, conduites. Ludendorff trouvait un adversaire — et de taille.

Je vis à cette époque le général Foch à Beauvais : dans la salle de l'Hôtel de Ville où il était plus campé qu'installé, ce n'était certes pas le mouvement qu'on pouvait attendre autour d'un chef de cette importance. Une poignée d'officiers travaillaient silencieusement sous la direction du général Weygand, — le fidèle chef d'état-major qui, depuis le Grand-Couronné de Nancy, avait partout suivi le grand soldat, l'avait de façon précieuse secondé et qui était accouru reprendre près de lui son rôle de bras droit. Aucun apparat : le moindre colonel allemand eût fait dix fois plus de tapage. Le général lui-même, je le retrouvai tel que je l'avais toujours vu, dans sa tenue gris-bleu, roulant sur ses jambes un peu courtes et fortement arquées par l'équitation, sa forte tête aux cheveux courts sabrée de rides et bronzée par la guerre, le regard clair, parfois malicieux sous les paupières plissées, la rude moustache grisonnante jaunie par le tabac et cette bouche qui peut prendre en quelques minutes tant d'expressions diverses, de la plus mâle vigueur à l'ironique bonhomie. Son geste restait prodigieusement prompt, prodigieusement expressif ; sa main, comme à l'ordinaire, tranchait sa propre phrase ou suppléait au propos.

Je le trouvai calme et, à sa coutume, un peu narquois, sans aucune morgue. Il nous mena à la carte où, en teintes diverses, s'écrivait l'histoire de la bataille finissante. Il nous en expliqua les phases. Et puis : Voilà ! C'est le passé ! De quoi s'agissait-il ? Arrêter à tout prix. Et il fit le geste des bras qui s'écartent lentement : soudain la poche se creusa à mes yeux. Et ensuite tenir ferme. C'est maintenant ! Et ses deux mains plongèrent énergiquement vers le sol en un geste qui eût arrêté l'univers. Et enfin — ce sera pour plus tard — ça ! Et, ses bras de nouveau ouverts, il rapprocha les poings pour étreindre l'ennemi aventuré. J'ai conté alors le propos. Aujourd'hui, il semble forgé, tant ce devait être ça ! un jour, — un peu plus lointain que — peut-être — il ne le pensait alors.

Déjà, en effet, se confirmant tous les jours davantage dans ses projets de contre-offensive, le grand chef songeait à passer en quelques jours à l'exécution. Haig, sur son ordre, s'abouchait avec Fayolle, afin que fût promptement montée, au sud et à l'est d'Amiens, la commune offensive de la 1re armée française et de la 5e armée britannique passée aux ordres de l'habile général Rawlinson. Le 8 avril, à Breteuil, cette offensive était décidée et réglée. En revenant de Breteuil, le maréchal Haig apprenait que son front de Flandre avait été attaqué, défoncé, et tout était remis en question.

 

 

 



[1] La 5e armée britannique (général de division H. de la P. Gough) tenait le front du sud de Barisis au nord de Gouzeaucourt (67 kilomètres) avec les 3e, 18e et 19e corps. La 3e armée (général Sir J. H. G. Byng), le front du nord de Gouzeaucourt au sud de Gavrelle avec les 3e, 19e et 17e corps.

[2] Henry BORDEAUX, le Plessis-de-Roye, Plon, 1920.