Je ne peux plus vivre cette vie-là ; je ne peux pas résister à cette lutte pour le pain quotidien. C'est le cri de désespoir par lequel se termine, le 13
mars, la lettre d'une femme de Linden (Hanovre),
à son mari[1].
Pas un instant il n'y est question des grandioses
succès de Verdun. La guerre en France devient le cadet des soucis,
surtout lorsque, vers le milieu d'avril, le scepticisme commence à gagner
l'opinion. Ce scepticisme se traduit dans plusieurs lettres dont il suffira
de citer deux extraits. Je choisis la lettre d'un soldat évacué qui,
cependant, se proclame optimiste : Seuls quelques optimistes incorrigibles, — dont moi — écrit ce soldat à son lieutenant le 19
avril (d'Offenbourg), se promettent de la chute prochaine, il faut l'espérer, de
Verdun, un effet bienfaisant sur les esprits en France. Autant que je vous
connais, monsieur le lieutenant, vous ne partagez probablement pas cet
optimisme et vous avez peut-être raison... Quant aux pertes, on
les tient pour sanglantes, en dépit de l'optimisme officiel et officieux : Il faut espérer que ce carnage sera bientôt fini,
écrit-on le 12 avril de Rudinghausen (Prusse).
Ici, dans les journaux. on dit toujours, quand on a
enlevé une position : les Français ont éprouvé des pertes sanglantes, les
nôtres sont peu élevées. Mais cela ne peut être vrai ; c'est toujours
l'assaillant qui a les plus fortes pertes. En réalité, la masse, suivant l'expression du soldat de tout à l'heure, est de plus en plus indifférente vis-à-vis des événements de la guerre, et s'occupe bien plus des soucis économiques et autres, qui, il est vrai, ajoute-t-il, sont brûlants. Si on pense à la guerre. c'est en faisant le plus amer des rapprochements entre les deux guerres ; le 23 avril, une ménagère de Dusseldorf écrit au soldat Blumenfeld, du 39e rés. : Presque chaque jour, la guerre générale des femmes. Dans la rue elles se battent comme des chaudronniers. Vous autres, pauvres diables, vous vous battez, sur le front et nous autres femmes, nous nous battons ici pour un peu de manger... Et certains vont jusqu'à entrevoir, après cette guerre générale des femmes, une guerre civile : Il faut espérer, écrit-on de Crefeld, au sous-officier B..., du 39e réserve, le 24 avril, que la guerre aura bientôt une fin, car si cela continue ainsi, la guerre finira par éclater dans le civil. En attendant, elle semble commencer entre la police et les femmes. Un instant — c'est assez frappant —, les plaintes sur la famine ont été plus rares et moins acrimonieuses. C'est entre le 20 février et le 15 mars à peu près ; c'est que les grands espoirs et les nouvelles enivrantes ont 'produit leur effet ordinaire de morphine. On attend de la prise de Verdun la fin de tous les maux : un chasseur alpin bavarois qualifiera, encore dans sa lettre du 11 mai, Verdun la machine à saucisses. C'est un peu bas, mais caractéristique. Mais voici qu'après les premières semaines de mars, l'insuccès est patent. Et dès lors les plaintes recommencent, d'autant plus vives que pendant ces quelques semaines la situation — je compare les lettres de décembre et celles de mars — s'est sensiblement aggravée. J'ai eu sous les yeux — pour la période mars-mai 1916 — cent lettres où la question des vivres se pose et où la charcuterie occupe une telle place qu'on en sort avec une sorte de nausée. Aussi bien, je n'entends pas entrer dans les péripéties de la lutte pour la saucisse et de la guerre pour les delikalessen (delikatessenkrieg), car à la guerre de la marmelade dont plaisantent amèrement les soldats, répond la course à la charcuterie qui affole les civils. On pourrait, avec ces cent lettres, dresser un tarif des denrées de toute sorte des Vosges à la Vistule et de la Baltique aux Monts de Bohême ; car de Berlin aux petits villages et d'Essen à Obermanmergau, on n'hésite pas à mettre sous les yeux des soldats des chiffres effrayants ; je renonce à pénétrer dans les détails de ce drame alimentaire et d'ailleurs pathétique. L'Allemand prend fort naturellement au tragique — ayant une forte propension aux points de vue comestibles — une saucisse qui coûte 3 marks 60 la livre et dont, après six heures de queue, une bataille entre femmes, quelques coups de poing et même de plat de sabre, on touche un demi-quart à peine de la main condescendante d'un charcutier. Je m'arrête à quelques traits en passant, sans sombrer
dans l'océan des chiffres. A Berlin (14 mars),
la question des vivres est devenue épouvantable. Il
n'y a plus ni beurre, ni sucre, ni café. La viande de porc a déjà
complètement disparu depuis longtemps et on n'a la permission de fabriquer du
chocolat qu'en petite quantité... Les pommes
de terre, qui forment le fond de l'alimentation des classes pauvres,
deviennent une délicatesse et leur prix augmente d'une façon colossale...
Finalement il faudra que ce soit les soldats qui
envoient du front quelque chose à manger, ajoute le Berlinois, car on répond
toujours que tout a été réquisitionné pour l'armée... D'Eggardkirch,
le 15 mai : Cela ne peut pas durer très longtemps.
Il règne une grande misère dans les villes. Ils ont bien des cartes de
beurre, mais ils ne peuvent pas trouver de beurre. Il en est de même pour
tout. Les pommes de terre sont réquisitionnées. Demain, ce sera le tour du
foin et de la paille. Le garde champêtre passera, mesurera et calculera
d'après le nombre de têtes de bétail. De Wilhelmstahl (Westphalie), le 5 mars, on se plaignait déjà
que des gens volaient les chiens pour faire leur pot-au-feu
; on en fait maintenant des saucisses. De Lippstadt, le 25 mai : ... On a encore souscrit 10 milliards 500 millions, mais à
quoi sert l'argent quand les vivres manquent ? De Mayence, le 2
avril, s'élève ce cri, pathétique pour qui a vécu de l'autre côté du Rhin : L'Allemagne n'a plus de pommes de terre ! il nous faut manger ce que l'on donnait autrefois aux
cochons. — C'est épouvantable,
écrit-on de Halle, le 2 avril, tous les jours ne
manger que des tartines de compote et de marmelade ; on finit par devenir
soi-même compote et marmelade. Et il faut être là à l'heure exacte et
s'avancer au pas de parade, sinon l'on n'a rien. De
Berlin-Treptov, le 6 avril : Le pain dit de
guerre qu'il nous faut manger est une masse gluante et brune... C'est une vraie nourriture pour les cochons, mais comme il
n'y a pas de cochons pour le manger, c'est à nous de le faire. Quant aux
cochons, ils sont actuellement fumés et pendus dans les lardoirs des
riches agrariens... De Hambourg, le 11 avril : Les articles disparaissent l'un après l'autre, jusqu'au
moment où il n'y aura plus rien du tout, et alors ce sera la fin. De
Charlottenbourg, le 12 : Il faut maintenant faire
la guerre pour le sucre comme pour le beurre et une fois qu'on est dans la
boutique, on vous dit qu'il n'y en a plus. Tu ne peux savoir dans quelle
colère on se met... D'Osnabrück, même date : J'espère que pour la Pentecôte tu seras de retour auprès
de nous... car je suis d'avis que la guerre
ne peut plus durer longtemps, car il y a ici une telle misère que c'est une
honte (Schmachlapporei).
D'Essen, le 16 : On pourra bientôt instituer un Comité
de famine, car on n'a plus rien pour son argent. De Dusseldorf, le 17 avril : Si la guerre
dure encore longtemps, nous mourrons de faim. De Berlin-Schmargendorf,
le 21 avril : Nous n'avons plus qu'à nous coudre
l'estomac pour n'avoir plus besoin de manger. Les parents du Musketier
H..., du 20e régiment, lui écrivent : Il n'est plus
possible de vivre et même pas de mourir (sic). Combien de temps
faudra-t-il pour avoir une fin ? Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'hommes ? On comprend que les soldats du front s'alarment de cet état de choses. Le pionnier Jacob, du 30e régiment, dit qu'on aurait beau vaincre, cela ne pourrait durer bien longtemps, car il n'y a pas beaucoup à manger là-bas. Le réserviste W..., du 12e Landwehr, revenant de permission, conclut, le 23 mars, après un tableau assez sombre des réquisitions : C'est à vous enlever tout courage. D'ailleurs les permissions, qui étaient autrefois un cordial, deviennent au contraire une cause de démoralisation : J'ai passé une nuit chez moi, écrit, le 9 mai, le soldat Y... du 12e régiment bavarois, mais le départ de chez moi devient de plus en plus pénible. Je me demande continuellement à quoi cela me sert de quitter toujours nia belle patrie. Quel but cela a-t-il ? Est-ce que cela me sert à quelque chose, à moi ou à la collectivité ? Comme moi des milliers se le demandent. Si ce que l'on nous raconte était vrai, on le ferait volontiers, mais ces contes, un idiot ne les écrirait pas, encore moins un soldat. On comprend ce cri d'une lettre du 19 mai de Friedrichshagen : Les permissionnaires me font de la peine ! Ce qui augmente l'irritation de tous, c'est que, d'une part, on soupçonne les spéculateurs qui, écrit-on de Berlin le 5 mai 1916, dans notre propre pays nous amènent la famine plus sûrement encore que les Anglais, et que, d'autre part, la police se fait, tous les jours, de tracassière, brutale jusqu'à provoquer la révolte. C'est qu'il lui faut intervenir dans cette guerre générale des femmes dont parlait une
correspondante. Il convient de rappeler cc que je disais dans les premières pages de cet opuscule : nous n'avons ici pour bien des raisons — que des échos rares et affaiblis, un minimum de confidences. Car si une police brutalise les femmes, une autre surveille les lettres et on retrouve sans cesse la formule : On ne peut tout dire, et parfois même : On ne peut rien dire. Mais voici quelques lueurs : Elberfeld, 5 mars. Hier, il y a eu une émeute à l'hôtel de ville. Les femmes sont parfois plus terribles que les hommes... Je crois que cela ne fera qu'empirer. Dans une page arrachée d'une lettre, on lit : ... Une femme a été tuée, une autre a eu trois doigts coupés, une autre est devenue folle. Un soldat qui était en permission a mis un terme à cette misère en repoussant l'agent de police. N'était-ce pas honteux ? Aplerbeck, 2 avril. ... Il faut que je t'apprenne un événement qui s'est
passé hier matin à Dortmund. Une femme allait réclamer un secours plus élevé
parce que son mari est en campagne et qu'elle ne peut suffire avec ses six
enfants. Comme on ne lui accordait pas davantage, elle donna une gifle au
commissaire de police, ce que celui-ci n'accepta pas (sic), et il la tua. Alors il y
eut un rassemblement de femmes ; toute la rue de Lentes était remplie de
monde. Le soir les soldats y ont passé à cheval pour disperser les femmes. Si
le policier était sorti, certainement elles l'auraient assommé aussi. Du
reste il y a ici, à Dortmund, Cologne et dans les environs, une excitation
sans pareille... Si cela continue ainsi, il se produira bientôt quelque
chose ; il y a assez de misère ainsi et nous voulons espérer que cela ne
durera pas plus longtemps. Gera, avril 1916. ... Il paraît que ce matin cinq cents femmes se sont rendues en bande au château pour voir la Princesse — la princesse de Reuss-Schleitz — à cause de la question du beurre. Les choses vont d'une façon qui fait qu'on se demande comment ça va tourner... A Leipzig, plus récemment, c'est l'émeute caractérisée. Hier soir, écrit-on le 14 mai, il y eut une fameuse révolte. Les gens ont fait une rude besogne à Lindenau, Plagnitz, Benksch, Klutzschucher. Dans la Frankfurterstrasse, ils ont brisé les fenêtres et tout emporté... C'est par milliers que les gens se sont rassemblés et en poussant des cris. Environ une centaine d'agents à pied et autant à cheval se tenaient là impuissants, on s'est tout simplement moqué d'eux... Ce matin de bonne heure, les rassemblements et les bris de fenêtres recommencent jusqu'à ce que, vers 4 heures, les soldats arrivèrent, les uhlans avec leurs lances, l'infanterie baïonnette au canon... Je ne puis te dire ce qu'il résulta de tout cela. Breslau, 27 avril. A l'Oberleutnant L... du 202e régiment. ... Il y a eu, paraît-il, hier, des cris devant l'hôtel de ville. Ces jours-ci ton père a soutenu que s'il y avait une révolte, il se mettrait à la tête comme chef... Ne croyons point que ce père d'officier soit aussi prêt à se mettre à la tête d'une révolte et que cette révolte soit proche — si l'on veut parler d'une révolution. Mais la révolte est au moins dans bien des cœurs. Elle gronde tantôt contre ceux qui ont causé la guerre et trouvent encore de l'intérêt (11 avril), tantôt contre les spéculateurs qui amènent la famine plus sûrement que les Anglais (mai), contre la police qui force les femmes à défiler devant les boucheries au pas de parade et reçoit les plaintes à coups de plat de sabre (2 avril), contre les riches agrariens qui accaparent en leurs lardoirs les cochons immolés (6 avril), contre les grands qui n'ont qu'à se débrouiller (27 mars), contre les gens chics (sic) qui téléphonent à la demoiselle de la boutique de beurre : Envoyez-moi donc trois livres, je les ferai prendre par ma femme de chambre, tandis que les femmes d'ouvriers font la queue sous l'œil menaçant des gendarmes (7 février), contre Messieurs les officiers servis d'abord (27 mars). A quoi sert de se plaindre, dit une lettre de Berlin du 17 mai, tant que les Messieurs ne voudront pas décider la fin. La guerre est bonne pour les
riches ; ils deviennent encore plus riches, mais les pauvres deviennent
encore plus pauvres, écrit-on, le 9 avril, d'Ulmhach, et, le 14,
de Schrau : Si la guerre dure encore jusqu'à prochain,
personne ne vivra plus de nous autres pauvres gens, car il nous faudra
mourir de faim et personne ne s'occupe de nous. L'essentiel, c'est que les
grosses panses soient pleines. Dans une carte au musketier S... du
202e Rés., du 15 avril (Berlin) : Au Reichstag, il y a actuellement grande délibération au
sujet des impôts. Tous les impôts doivent être élevés... On applique toujours
le vieux procédé que tu connais bien : Tout pour la grande masse, c'est
elle qui doit cracher. Avec le temps, le ton devient de plus en plus aigre, de plus en plus violent : Samedi, beaucoup d'hommes partiront, écrit-on de Solingen, le 3 mai, les pauvres sont vite bons pour le service à présent. Et de Salin, le 20 avril : C'est autrement que je me figurais la guerre ; les hommes périssent au dehors, les femmes et les enfants ici... Il faut laisser la graisse aux riches. Les travailleurs ne sont plus qu'un tas de fumier. A côté des jalousies de pauvres à riches, il y a les jalousies de principauté à principauté : Nous autres, en Prusse, nous sommes les plus mal partagés ; les Hessois et les Bavarois ont suffisamment (10 mai). A cette remarque fort aigre répond — le 16 mai l'amère plainte d'un Bavarois. Munich, 16 mai. ... Ici en Bavière, on est d'avis que ce sont les Prussiens qui ont fabriqué la guerre à Berlin ; peut-être n'a-t-on pas tout à fait tort. On peut encore vivre ici : il n'y a pas beaucoup, mais par rapport à Berlin oui il n'y a rien, c'est très suffisant. La Bavière va livrer à l'Allemagne du Nord. Une telle lettre n'est pas isolée. Les Bavarois ne sont pas contents, au front pas plus qu'à l'arrière. Je n'en veux pour preuve que ce billet daté du 15 mai devant Verdun : Vous pourrez facilement penser ce qu'il faut souffrir là. On ne sait d'ailleurs pas pourquoi et dans quel but. J'aime autant les Français que les Prussiens. Les Prussiens qui nous ont relevés (près d'Arras) étaient depuis sept mois au repos et voici qu'ils s'installent dans la position bien organisée tandis qu'on fourre les Bavarois dans le feu parce que les Prussiens ne savent plus comment s'en tirer. Nous sommes rudement sots. Plus largement, une Polonaise de Posnanie met dans le même sac Prussiens et Bavarois. Le 13 mai, elle écrit de Makaschan à son frère soldat : Wilhelm nous a écrit comment on pratique chez vous l'amour du soldat, et comment on tourmente les gens. Les Allemands sont des cochons : après la guerre, la vérité se fera jour. Le mot est dur en sa généralité ! Le gouvernement d'ailleurs soulève même en Prusse d'aigres critiques : Nous circulerons avec le couteau à la main pour nous procurer du pain — écrit-on au soldat D..., de Krefeld, le 26 avril — s'il n'y a pas bientôt un changement. Le pauvre État allemand ! Les gens sont révoltés. Un correspondant de Berlin-Wilmersdorf, exaspéré, dit, le 19 avril, que le gouvernement fera bien de faire attention : sinon il pourrait bien finir par pleuvoir dans sa baraque. De Berlin, le 9 mai, part cette menaçante prophétie : Le temps n'est pas loin où éclatera un soulèvement de peuple. Autant que le chancelier, les socialistes de l'Empereur sont l'objet des plus vives récriminations. Il faudra après la guerre, écrit, le 20 mai, un père socialiste, un solide coup de balai, principalement parmi les dirigeants du parti genre Scheideman... Il me semble que nous sommes trahis et vendus par ces messieurs. Bref, on enveloppe dans la même furieuse rancune, riches, gouvernants et traîtres du socialisme officiel. Propos d'estomacs mal satisfaits, d'esprits aigris, d'âmes révoltées — propos sans conséquences immédiates et sans suite pratique — peut-être. Mais est-ce là la mentalité d'un peuple à qui, tous les huit jours, une victoire de Verdun est annoncée, la fameuse mentalité de vainqueurs ? C'est que, et nous en revenons là, on ne croit plus
partout, il s'en faut, aux victoires. Le 19
avril, un optimiste a encore écrit : On parle partout d'une attaque générale contre cette forteresse
obstinée (sic). Mais l'optimiste avoue qu'il est un des rares Allemands à croire au succès possible. Une
naïve épouse veut, une fois pour toutes, en avoir le cœur net : Maintenant, mon chéri, écrit de Krefeld, le 25
avril, au soldat K..., du 39e réserve, cette femme
candide, dis-moi donc une fois franchement si vous pensez enlever Verdun.
Ici on dit toujours que vous n'aurez jamais Verdun. A cette
question inquiète, le banquier S... — officier de réserve en congé — pourrait
répondre, d'autant qu'il habite la même région. Le 26 avril, cet homme de
poids, financier et soldat, écrit à un autre officier sur le front une lettre
par laquelle il me plait de terminer : K..., 26 avril. ... La situation économique de l'Allemagne produit malheureusement des impressions bien pénibles, et si la guerre avec l'Amérique vient s'y ajouter, la population finira par mourir peu à peu de faim. De la viande, par exemple, on n'en trouve plus du tout depuis huit jours à K... ; la municipalité fournit aux indigents de la viande salée que pas un homme ne peut manger. Le sucre, le café, le thé, etc., tout est confisqué. Les médecins ont déjà constaté une alimentation insuffisante manifeste de la population civile de l'Allemagne. Seuls les fournisseurs de guerre gagnent des millions et sont très satisfaits de l'affaire. Tous les autres gémissent et récriminent. Et de plus pas un homme ne croit à la paix prochaine et la guerre possible avec les États-Unis trouve même beaucoup de succès ici, car le peuple imbécile croit que par une guerre sous-marine plus énergique on en aura bientôt fini avec l'Angleterre. Du reste, il semble qu'en Allemagne on escompte encore parfois la chute de Verdun. Il y aura une belle désillusion à la fin. Ce gros monsieur n'est pas un malheureux aigri par la misère. Il juge de haut, mais après avoir regardé de près. Sa lettre est en quelque sorte la synthèse de tout ce que nous avons lu dans tant de lettres, et synthèse plus forte encore ce qu'écrivait ce père de soldat à son fils, dans une lettre déjà citée : Cette guerre ne finira point par les armes... C'est celui qui aura à bouffer le plus longtemps qui sera vainqueur, et ce n'est pas nous. *****Voilà, scrupuleusement dépouillé, le dossier. Je me suis efforcé de laisser la parole à l'Allemand exclusivement. Malgré les scrupules et les craintes que peut inspirer aux correspondants de l'arrière et du front un aveu trop franc des succès, des appréhensions, des anxiétés, des déceptions, des sottises, des échecs, des souffrances et des révoltes, il me semble difficile que l'impression du lecteur ne soit point unanime. L'échec de l'armée allemande devant Verdun n'est point seulement une défaite militaire, elle est un désastre moral. La gêne de l'Allemagne, peu à peu accrue par dix-sept mois de cette guerre — voulue par elle — et le mécontentement qui, vers le commencement de l'hiver, commence à gronder, une nécessité — plus qu'aucune autre considération — une opération qui, aux yeux de l'état-major, serait décisive. Cette opération, on y était forcé, a dit le kronprinz, général en chef des troupes devant Verdun. Et ce que nous avons publié des lettres de l'hiver de 1915-1916 justifie suffisamment ce mot. Cette opération devait, pour avoir tous ses effets moraux, être couronnée d'un prompt succès. L'annonce a suffi à calmer quelque temps les âmes allemandes aigries, encore que les grandes espérances aient été, nous l'avons vu, chez des gens clairvoyants, tempérées ou même étouffées par de grandes appréhensions. Mais, même parmi ceux qui prévoyaient que l'opération coûterait encore des flots de sang allemand, l'enjeu semblait si beau, si grand, qu'il leur paraissait que la tentative méritait d'être faite : l'enjeu, c'était Verdun pris en quinze jours, l'armée française détruite et, sans même que le chemin de Paris fût ouvert ou forcé, la paix séparée imposée, de Verdun, par l'empereur à la France effondrée. Que Verdun pris, Paris fût à merci et la France effondrée, c'était déjà une grosse illusion de déceptions. Que la France, parce que l'empereur aurait, sur la place d'armes de Verdun, passé sa Festparade le 1er mars ou le 15 ou le 30, signât une paix séparée, la chose nous fait sourire. Mais un tel mirage flattait trop l'orgueil des uns, la lassitude des autres — nous avons vu s'exprimer l'un et l'autre —, pour qu'un instant, cela n'imposât pas silence aux estomacs révoltés et aux cœurs aigris. Après des succès passagers et rapides, l'armée rencontre une infrangible résistance. Il ferait bon marcher sur Paris, ricanera, le 2 mars, un Allemand, s'il n'y avait pas les Français au travers de la route. C'est sur la route même de Verdun que le kronprinz trouva l'armée française. Il y brisa ses forces. Cinquante lettres de soldats — que ne les avons-nous toutes ! car toutes témoigneraient, puisque toutes les lettres saisies en fout foi nous ont permis de voir aux abords de Douaumont et de Vaux, dans le bois des Corbeaux, sur les pentes du Mort-Homme, se briser le plus prodigieux effort tenté par une nation contre une place forte. J'ai laissé parler, gémir, gronder, pleurer — le mot n'est pas trop fort — ces combattants-soldats, sous-officiers, officiers. Ils disent leurs efforts malheureux, leurs affreuses transes, leurs souffrances sans précédent, leurs déconvenues, leurs pertes, leur révolte parfois. Dès le milieu de mars, l'Allemagne a, en dépit d'une presse effrontément mensongère et des communiqués stupéfiants d'imposture, appris peu à peu l'insuccès : certains avaient pressenti l'échec ; les lettres du front — pareilles à celles qui sont tombées entre nos mains — en confirment la réalité. Ce fut la plus immense déception qu'un peuple ait jamais éprouvée. Alors tout ce que ce peuple a refoulé de souffrance se réveille. Pas un n'accepte bravement la défaite. Ah ! pas plus que le malheureux qui grelotte de terreur devant le fort de Vaux — Je suis encore si jeune — ou que l'officier H... terrifié devant la résistance monstrueusement opiniâtre des Français, le civil de l'arrière, qu'éprouve la gêne, n'est un Uebermensch, ce fameux surhomme allemand qui faisait trembler l'Univers. Il gémit et murmure et, chose curieuse. il ne s'en prend plus à l'ennemi. J'ai relevé très peu de cris de haine à l'adresse des Français, comme ceux qui s'élevaient, au début de la guerre, en un concert énorme. Car déjà, dans son désir unanime de la paix — durant ces cinq mois d'inquiétude, d'espérance, d'effort, de déceptions et de rancune, c'est le leitmotiv : La paix ! La paix ! —, l'Allemagne commence à comprendre enfin qu'il y a chez elle des gens qui sont cause de la guerre et d'ailleurs en profitent. — Des criminels, a dit une de nos lettres. C'est à la lueur de la bataille de Verdun, perdue par le kronprinz impérial en la présence auguste de l'empereur, avec le meilleur sang allemand, que la vérité peu à peu apparaît. C'est pourquoi il importait de grouper ces documents qui sont une page d'histoire et de psychologie allemandes, écrite par l'Allemagne même, et que je livre au jugement des lecteurs de tous les pays. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Nous avons vu certaines bonnes âmes s'attendrir sur ces lamentations. Il ne s'agit nullement ici d'en triompher, à plus forte raison d'y chercher un sujet de raillerie. Rappelons ici simplement que la guerre de 1870-1871 ne se termina que par la capitulation de Paris, que Paris ne fut point emporté par les Allemands, mais réduit à céder par une atroce famine. Rappelons que le prince de Bismarck — avec maints Allemands — plaisantait férocement de la faim à laquelle on réduisait les Parisiens et que Richard Wagner en fit le sujet d'une grossière composition. Rappelons enfin que cette guerre a été voulue par l'Allemagne tout entière — y compris ceux qui aujourd'hui en geignent — et menée à l'approbation du pays tout entier, avec une cruauté jusque-là inouïe.