Mes amis, il nous faut prendre Verdun. Il faut qu'à la fin de février, tout soit terminé. L'empereur alors viendra passer une Festparade sur la place d'armes de Verdun et la paix sera signée. Tels sont les propos que le kronprinz en personne tient aux troupes qui s'accumulent autour de Verdun dans les premiers jours de février. Tels sont tout au moins ceux que rapportent deux déserteurs lorrains du 98e réserve recueillis au bois de Ville, le G février. Ont-ils été exactement reproduits ? Qui oserait l'affirmer ? Mais quant à la pensée qu'elles formulent, elle éclate dans tous les faits, gestes et paroles des chefs allemands à la veille de l'attaque ; et tous leurs soldats croient bien, dans les premiers jours de février, se préparer à un assaut de Verdun qui, au dire des officiers — interrogatoire de déserteurs polonais du 99e d'infanterie du 19 février —, aboutira promptement à l'occupation de la ville et de la région et contraindra la France à une paix séparée. C'est la grande espérance ; des états-majors elle s'est répandue dans la troupe, de la troupe dans la nation. L'intention est formelle de prendre Verdun. La presse allemande la contestera, puis, — après les premiers succès — la trahira, puis, après les premiers échecs, la niera derechef, parlant d'une simple rectification à apporter au front allemand destiné à assurer les communications dans la Woëvre septentrionale. J'ai assisté aux interrogatoires de trente prisonniers et déserteurs avant l'attaque : tous — sauf un qui croit à une démonstration — affirme que l'état-major entend enlever Verdun, quitte à y mettre le prix en vies d'hommes. On attaquera Verdun sur trois faces : de l'Argonne à Ornes, d'Ornes aux Éparges, des Éparges à Saint-Mihiel. On l'attaquera de telle façon que l'infanterie n'aura plus qu'à occuper des positions bouleversées par un tir d'artillerie sans précédent. Nous n'aurons plus qu'à avancer au pas de parade, dit un déserteur du 172e le 16 février. Et cette affirmation se répète dans plusieurs interrogatoires. Commentant la proclamation du kronprinz, les officiers affirment qu'on remportera une grande victoire. Des déserteurs polonais recueillis à la cote 221, le 15 février, confirment que l'offensive a pour but de cerner entièrement Verdun. Le 24 février, des prisonniers du 81e d'infanterie, faits au bois. des Caures, rapportent que, le 18, leur a été lu un ordre du jour très bref déclarant que la guerre de position a suffisamment duré et qu'il faut maintenant terminer la guerre en prenant une grande offensive, c'est pourquoi, ajoute le kronprinz, je donne l'ordre de se porter à l'attaque de la place forte de Verdun. Une telle perspective provoque chez les uns de grandes espérances, chez d'autres de grandes craintes. Les espérances l'emportent au début. A la vérité, on constatera qu'elles sont moins excitées par la perspective de la victoire proprement dite que par celle de la paix qui en sera la suite. Le brave soldat R..., du 8e Fusillier Rgt. (21e div.), écrit avant l'attaque : 21 février. Ma chère mère, Je vous annonce que nous arrivons à un grand moment ; nous avons reçu l'ordre de prendre d'assaut la cote 344 près de Verdun et Verdun lui-même. Je vous écris cette lettre le 21 février à 14 heures. L'artillerie a déjà commencé à tirer depuis 8 heures avec les plus gros canons, des mortiers de 42, de 38 et de 30. Il va y avoir une lutte comme le inonde n'en a pas encore vu. Nos chefs nous ont renseignés et nous ont dit que l'Allemagne et nos chères familles attendaient de nous de grandes choses. Espérons que notre entreprise va réussir et que Dieu sera avec nous... Nous sommes désignés pour la plus grande tâche qui va peut-être amener la décision dans cette lutte effroyable. Tous seraient bien heureux si c'était la fin, car tous voudraient bien rentrer chez eux, mais un malheur est si vite arrivé surtout quand on doit prendre une forteresse comme celle-ci, la plus grande forteresse des Français. Dans une autre lettre, R..., exprime les mêmes sentiments, ajoutant : On attend que nous enlevions la plus grande forteresse des Français... Cela coûtera encore bien des victimes, mais si cela réussit, la paix sera proche, car l'ennemi verra bien qu'il ne peut plus venir à bout de nous. Nous verrons tout à l'heure la belle ardeur du soldat allemand s'affaisser au cours de la lutte. Mais cette ardeur au début n'est pas niable. La vaillance du soldat R... n'est certainement pas un cas isolé. Le soldat se jette ardemment à l'assaut de la plus grande forteresse des Français avec l'espérance de l'enlever et de contraindre ainsi la France à la paix. Cette espérance des soldats trouve naturellement son écho en Allemagne. Quand, le 25 février, un journal allemand[1] écrit déjà le mot : Victoire de Verdun et annonce l'effondrement de la France, quand, après l'occupation de Douaumont, transformée par le communiqué allemand en assaut magnifique, un autre déclare qu'on peut entrevoir la chute de la forteresse à brève échéance, quand la Vossische Zeitung annonce que Sainte-Menehould, Bar-le-Duc, Commercy et Revigny sont déjà évacués, quand vingt gazettes proclament que Verdun, pierre angulaire de la France, est sur le point d'être pris, ils représentent cette fois et formulent l'opinion un instant enivrée de l'Allemagne. Et telle aura été l'ivresse que le ralentissement des opérations — autrement dit l'échec sur toute la ligne après le 27 février — ne suffira pas à refroidir tous les enthousiasmes. Le 1er mars encore, on écrit d'Oberwinter (Prusse) : Maintenant la décision va évidemment intervenir dans l'ouest. Le 6 mars, une femme essaie même de se rassurer sur les dangers que court son mari. Emmendingen (Bade), 6 mars. ... Étant donnés la grande quantité de troupes qui se trouvent là-bas et le raccourcissement du front devant Verdun, les troupes doivent pouvoir être relevées. L'assaut n'a pas dû être terrible ; pourvu que cela ne vieillie pas après. Sans doute les soldats ne partagent pas ces illusions. Nous verrons qu'ils trouvent, eux, l'assaut fort terrible. Mais certains, en dépit des premiers échecs, gardent les grandes espérances. On sent cependant un peu de trouble, même dans les lettres courageuses. Devant Verdun, 8 mars 1916. ... Depuis quelques jours, notre avance est arrêtée... Nous sommes maintenant dans le village d'Avocourt (sic) près du fort de Vaux. L'artillerie française qui est ici en quantité formidable (Unmasse) nous canonne sévèrement el continuellement. Je crois qu'on n'a pas encore dans toute la guerre enlevé une forteresse aussi puissante que Verdun. Si nous pouvions l'avoir ! Et voici que, comme un écho, arrive d'Allemagne, le 20 mars, l'expression d'un trouble profond : H..., le 20 mars. ... En ce qui concerne la chute de Verdun, les gens
d'ici ont des opinions différentes. Un parti est d'avis que par la chute
de Verdun, on en arrivera à une décision entre la France et l'Allemagne ;
l'autre parti dit : Nous avons Verdun, il est vrai (sic), mais il s'en faut de beaucoup que nous
ayons la France. A la vérité, les communiqués, de temps à autre triomphants, de l'État-Major relèvent les espérances. Un homme convaincu écrit de Bojanowo, en Posnanie, le 20 mars, que son ancien chef de bureau prend part aux grandioses succès de Verdun. J'ai souhaité à notre chef de bureau, ajoute-t-il, bonne chance pour de nouveaux succès et un heureux retour et en particulier qu'il puisse prendre part à la prochaine entrée à Verdun. Il va sans dire que les bonnes nouvelles trouvent créance assez facilement : on écrit de Bruchhausen, 26 mars : On dit dans les journaux que Verdun est incendié et que les Français sont cernés et le même jour, d'Altona : ... Hier nous avons appris par une édition spéciale que Verdun a été incendiée. Bientôt elle sera complètement à nous... Mais la chute de Verdun, escomptée à plus ou moins brève échéance, amènera-t-elle la fin de la guerre ? C'est la grosse question. Sur une carte dissimulée dans un paquet tombé entre nos mains, on lit quelque anxiété. 31 mars. Du Schleswiy. District de Flensburg. ... Si Verdun tombe dans nos mains, est-ce que cela n'amènerait pas un changement ? A Bruhschlucht, le 10 avril, on est moins hésitant : ... Sois certain qu'il y aura la décision ici devant Verdun. Quand celte ville sera tombée, les Français ne pourront plus tenir. Il n'y a aucun doute là-dessus. De Hanovre, le 14 avril, même note. ... Nous pensons que la guerre ne durera plus longtemps et l'opinion générale est qu'après la chute de Verdun, la guerre se terminera vite. On guette d'ailleurs la parole impériale : de Fischlen, le 20 avril, une femme écrit : Cher mari, notre empereur aurait dit au Q. G. que la guerre ne durerait plus longtemps. Amis voulons l'espérer. C'est Verdun pris qui livrera la France et d'ailleurs un concitoyen illusionné de Wixen a écrit, le 5 mars, que va commencer une guerre plus intense de sous-marins, ce qui aboutira à affamer complètement l'Angleterre : et un autre citoyen, celui-là de Barmen plus illusionné encore, affirmera, le 20 avril, que la Russie et l'Italie voudraient faire la paix : Oh ! quel bonheur si c'était vrai ! ajoute-t-il naïvement. Seulement ce n'est pas vrai et pas plus la chute de Verdun et la France effondrée. A dire vrai, ce qui m'étonne c'est de n'avoir pas trouvé plus de lettres où les espérances se fissent jour, même après les succès du 21 au 26 février. Cela s'explique, lorsque, d'autre part, on a constaté le scepticisme ou tout au moins les craintes que, dès le début, nous allons voir se formuler au sujet de l'attaque projetée, puis exécutée. A aucun moment, en effet, on n'a vu se manifester, tant sur le front qu'à l'intérieur, cette confiance absolue qui régnait en Allemagne à la veille des grandes opérations — invasion de la France, attaque sur l'Yser, campagne de Pologne, campagne des Balkans. L'annonce de l'assaut à Verdun a déjà trouvé une population lasse des victoires sans lendemain. De cet état d'esprit, je ne citerai que quelques témoignages qui m'ont paru singulièrement typiques. Sur le front d'attaque, l'annonce d'un prochain assaut sur Verdun n'a pas soulevé l'enthousiasme unanime — il s'en faut. Je ne ferai pas état des dires des déserteurs et prisonniers ; que, suivant le Polonais du 156e, capturé le 9 février, l'affluence des malades à la visite ait provoqué, de la part du médecin, cette réflexion : Ils sentent venir l'orage, ils se défilent, ou que, suivant un autre témoignage, un capitaine se soit écrié : C'est stupide d'aller attaquer Verdun et de faire massacrer nos hommes. Nous n'aurons jamais Verdun. Si nous avions dû l'avoir, c'est au début avec notre active qu'il aurait été possible de le prendre. Cela peut être simples racontars. Mais, dès le 10 janvier, une lettre venue de Silésie dénote peu d'enthousiasme pour l'opération. Sandau (Prusse), 10 janvier. ... J'ai entendu dire que cela allait barder près de Verdun ? Cela va coûter pas mal de sang... Le soldat B..., du 64e d'infanterie, qui tient carnet, voit, le 14, sans plaisir, se préparer de grands événements. On dit que c'est le 12 (février) que l'attaque va commencer ! Ah ! que ce sera amer ! Le moral n'est pas précisément très bon. Dans la nuit du 11, il a fallu sortir pour couper les fils de fer et ménager les voies de sortie en première ligne. Oh ! que ce fut amer ! La tempête hurlait et la neige tombait épaisse. Le lendemain, 12, l'attaque devait commencer à 5 heures après midi, mais en raison du mauvais temps on la remit d'un jour... Mais il semble que ce ne soit pas encore pour aujourd'hui, car le temps est très brumeux. Mais voici que dans l'abri, on crie : Dehors, les brancardiers. Un projectile a tué un homme et en a blessé deux. C'est amer. Ce n'est pas ce genre d'amertume que je relève dans une lettre civile, mais une remarquable clairvoyance que je n'aurai pas besoin de commenter lorsqu'on l'aura lue. Elle est adressée au soldat Pf..., du 104e d'infanterie (tué à la cote 304 le 17 mai), par son père, citoyen d'Ittlingen (grand-duché de Bade). Ittlingen, le 5 février 1916. ... Tu nous écris que cela va bientôt se déclencher : j'ai la conviction que les Allemands ne perceront pas ; ils se trompent sur les Français, surtout sur leur artillerie ; tous les soldats qui viennent en permission disent que l'artillerie française est bien supérieure à la nôtre... Tu peux penser, si les nôtres perçaient sur un point, quels feux croisés, quel Trommelfeuer ils recevraient ! Tout le inonde serait tué. Je crois que l'individu qui voulait prendre une forteresse avec un régiment était un fou. Est-ce qu'on croit que les gens élèvent leurs enfants pour les conduire inutilement à la boucherie ? Après la guerre, on en reparlera... Sois prudent ; cela n'a aucun intérêt. Cette guerre ne finira pas par les armes ; que signifient la Serbie et le Monténégro ? C'est accessoire. C'est celui qui aura le plus longtemps à manger qui sera vainqueur et ce n'est pas nous. Vers cette époque, le 9 février, le soldat R..., de la 9e compagnie du 64e devant Verdun, écrit sur sou carnet : De lugubres pressentiments nous oppressent... Dieu nous ait en sa sainte garde, et le soldat D..., du 143e d'infanterie, qui passe la frontière : Nous sommes entrés dans le silence... en France. Que sera-ce le jour où, après un effort malheureux, que nous allons essayer de suivre, on entendra s'élever (le 19 avril) ce cri de colère : Les hommes sont entrainés de force à la boucherie. |