Le 14 février, le kronprinz impérial adressait aux troupes qu'il allait lancer à l'assaut une proclamation qui débutait par ces mots : Ich, Wilhelm, sehe das deutsche Vaterland gezwungen zur Offensive uberzugehen. — Je vois la patrie allemande contrainte de passer à l'offensive. Ce texte nous fut livré, peu après, par trois déserteurs alsaciens — à l'interrogatoire de qui j'ai personnellement assisté — et fut confirmé, dans ces termes, par des déserteurs polonais interrogés le 19 février. Le mot gezwungen est
singulier. Il s'éclaire tout d'abord par un autre témoignage, celui des trois
Russes évadés des lignes allemandes et recueillis le 18 février par nous près
de Champion en Woëvre ; ils ignoraient le texte de la proclamation du
kronprinz, mais, annonçant l'attaque de Verdun, ils ajoutèrent : La situation intérieure
est devenue intenable et il faut que l'Allemagne prenne l'offensive. Des
déserteurs lorrains, recueillis près du bois de la Selouze, avaient dit, le
19 février : Les hommes trouvent que la guerre
traîne en longueur, ils espèrent encore dans le triomphe de l'Allemagne ; ils
ont néanmoins l'impression que la situation d'attente actuelle ne peut amener
de solution, qui ne peut être produite que par une victoire militaire...
La crise économique en Allemagne, qui se manifeste
dans la correspondance venant de l'intérieur, cause de l'inquiétude aux
soldats allemands. La nécessité, qui contraignait la patrie allemande à passer à l'offensive, peut certes se justifier par bien d'autres raisons que la crise économique. Les unes, d'ordre militaire, les autres, d'ordre diplomatique, nous sont ou nous seront connues. Notre objet n'est pas d'en disserter : notons simplement une lueur qui s'aperçoit dans les propos tenus par un grand négociant de Francfort à un directeur de Bâle en février. Nous jouons notre va-tout. La situation n'est plus tenable. Nos alliés Turcs et Bulgares nous mangent littéralement. Il faut leur envoyer de l'argent, des hommes... pour qu'ils puissent continuer la guerre, sinon ils nous tomberont sur le dos. Tenons-nous-en aux lettres de l'hiver 1915-1916, tombées postérieurement entre nos mains : nous y voyons l'indice d'une aggravation singulière des troubles intérieurs et, par contre-coup, le mécontentement du front. Je prends simplement les extraits les plus caractéristiques de quelques lettres. Leipzig, 14 décembre. Mon cher fils, Nous voici bientôt à Noël et toutes nos espérances pour la paix et des temps meilleurs sont toujours dans le vague. Autant que nous pouvons en juger, cela va toujours plus mal pour nous. Mais, au Reichstag et dans les journaux, on veut jeter la poudre aux yeux des travailleurs. On dit toujours que nous avons assez de vivres et que les Anglais ne pourront pas nous affamer. Les gens qui ont de l'argent peuvent bien tenir, mais la classe ouvrière est déjà sur le point de mourir de faim... Par exemple, nous n'avons plus de lait, plus de graisse, plus de beurre, nous n'avons que du mauvais pain de pommes de terre et encore pas assez, pas de viande. Il y a deux jours dans la semaine qui sont des jours sans viande et où les bouchers sont fermés... Je peux te dire qu'il est dur d'être dans des conditions pareilles ; on ne peut pas vivre et on souffre tout le temps de la faim... Il n'y a rien à faire que de continuer à crever de faim et d'attendre qu'il plaise aux criminels de faire la paix... Toute la rue est pleine de femmes en rangs serrés, surveillées par des agents de police... Et quand elles ont attendu une demi-journée, elles peuvent arriver à avoir une demi-livre — de graisse à 2 marks 25 la livre. Voilà ce qui se passe à Leipzig. Et on lit dans les journaux que nous avons des vivres. Ton père : Didier F... Berlin, 10 décembre. ... En Allemagne il n'y a plus de beurre : à Oberschœneweide, un certain samedi, six crèmeries ont été prises d'assaut ; tout a été mis en pièces ; confitures et fromages ont été volés. Les rues étaient pleines de monde. Les gendarmes ne purent maintenir l'ordre, l'un d'eux lit un discours pour dire que ce n'était pas le moment de se faire la guerre entre Allemands, que le peuple devrait faire tous les sacrifices pour rendre vain le plan de l'Angleterre de nous affamer. Alors ils ont battu le gendarme de telle sorte qu'on l'a emporté sur une civière. Des agents de police montés sont venus de Berlin et ont mis sabre au clair. Charlottemboury, 29 décembre. ... Elles — quelques centaines de femmes — font la queue depuis midi ; elles crèvent de faim, elles gèlent, elles deviennent malades et s'évanouissent, elles se battent et se tapent dans la figure avec leur filet... À Berlin, il y a deux ou trois semaines, elles ont été devant le Château en criant qu'elles voulaient manger et qu'elles voulaient revoir leurs maris. Les agents de police en ont arrêté. Elles cassent partout les carreaux. Geestemünde, 2 février 1916. ... C'est devant le magasin de beurre pire que dans les assauts et il y a aussi des blessés. Aussi, un jour, un garçon s'est lait casser les deux bras et deux femmes y ont perdu leurs allocations. A Lehe, on a démoli la grande vitre de ton oncle, le marchand de beurre. C'est maintenant que vraiment on commence s'apercevoir ici de la mauvaise cruelle guerre. (Sans lieu), 16 février. ... Tu ne peux te figurer ce qu'il en est ici ; beaucoup disent qu'avant un mois on se cognera ; il faut que les gens travaillent et ils n'ont rien à manger. Hambourg, 17 février. ... J'espère que ces attaques répétées sur les lignes ennemies aboutiront à la paix tant attendue. La situation devient de plus en plus difficile pour moi. La haine de l'Allemagne s'est tellement accrue en Australie, qu'il n'est plus la peine de songer à faire des affaires là-bas... Que cette lutte finisse ! Je commence à en avoir assez. Les difficultés dans la jeunesse ne sont rien et demeurent surmontables, mais à l'âge où les forces déclinent, où l'homme est las, tout perdre de ce que l'on avait mis une vie de travail acharné à édifier, cela est pire que la mort. Berlin, 26 février. Les stations prolongées pour avoir un petit peu de beurre ne cessent pas ; c'est encore pire... Parfois on est si désespéré qu'on se suiciderait. Hernsdorf, 27 février. A Lassig, les mineurs n'ont pas voulu descendre à la mine parce que la ration de pain avait été réduite. Cinquante lettres de ce goût justifient ce qu'écrit un des prisonniers français dont la lettre nous parvient par une voie détournée. 7 janvier 1916. ... Les gardiens sont fatigués de la guerre et toute la population en a par-dessus les épaules, surtout depuis que la retraite russe a pris fin sans amener la paix qu'on leur avait promise au mois de septembre, puis remise au 1er janvier. Depuis trois mois, ils sont dans un abattement croissant ; ils commencent à ne plus croire aux journaux et à récriminer coutre leur gouvernement... A chaque instant éclatent des troubles, dus à la cherté de la vie, qu'on cache avec soin... Leur moral est atteint, c'est indiscutable et surtout frappant depuis trois mois. S'ils n'avaient pas la discipline dans le sang, il y a longtemps que ça aurait craqué, mais ça craquera tout d'un coup. Ils le savent bien d'ailleurs et rien ne les impressionne plus connue la déclaration française de la volonté de continuer. ***Nous venons tout à l'heure de multiplier les plaintes venues de l'intérieur : il importait d'indiquer ici qu'elles commençaient, dès l'hiver de 1914-1915, à se formuler, notamment clans les grandes villes. Mais une situation plus angoissante encore se révèle sur le front où la guerre stagnante engendre la démoralisation. Celle-ci, en dépit d'une discipline brutale qui, nous le verrons, arrache des plaintes, commence à se faire jour. Je prends trois lettres de soldats : l'une du front occidental, l'autre du front balkanique, la troisième d'un dépôt. La première part d'Argonne. Forêt d'Argonne, 4 janvier. ... J'ai passé les jours de Noël en première ligne avec huit camarades. Nous avons été quatre jours sans boire ni manger, enterrés par les tranchées ébranlées. Nous étions jusqu'à la poitrine clans la bouc et de l'eau et nous avons dû être déterrés par les pionniers... Tu peux penser, mon cher frère, si je suis amaigri par les marches effroyables de Serbie et par les conditions misérables que nous vivons maintenant dans la tranchée. Une autre plainte arrive de Macédoine. Welitz, 23 Janvier 1916. Ici, ce n'est pas drôle. Il y a beaucoup de neige et il fait froid ; mauvais cantonnement et peu de nourriture : un pain pour huit hommes et rien autre. Le beau temps de Serbie est passé. Nous sommes en Macédoine et c'est la famine. Nous allons marcher sur Salonique ; là, il y aura peut-être quelque chose, sinon à manger, du moins des coups de fusil. Voilà deux hommes à qui le front ne plaît guère. En voici un troisième que le dépôt fait dégueuler, sans qu'il éprouve d'ailleurs le besoin de courir aux tranchées. Kœnigsberg, 4 février. ... Je veux bien te croire que vous êtes mieux dans votre garnison. Ici, la nourriture devient de plus en plus mauvaise et du service on en a de jour en jour davantage. C'est à vous faire dégueuler... Nous avons toujours plus de service et notre feldwebel est très sévère. Quand comptes-tu aller en campagne... Reste le plus longtemps possible dans la garnison. Ne t'en laisse pas désembusquer trop facilement. Tu es encore-plus malin que moi. Du fait, le retour à la tranchée commence à écœurer. J'en veux pour preuve la lettre — à la vérité postérieure — du 15 mars, où un soldat — qui ne parait nullement un lâche — écrit, de Salzwedel, pie, rappelé au dépôt sans qu'il eût fait une démarche, il va repartir pour le front : Mais je trouve cela horriblement dur cette fois-ci : j'ai eu assez d'épreuves la première fois. Avant Noël, j'ai passé quatre semaines au Hilsenfirst dans les Vosges ; la nuit, au poste d'écoute, nous étions à peu près à cinquante mètres les uns des autres et subissions beaucoup le feu de l'infanterie. Le jour de Noël, nous étions au repos, les Bavarois nous avaient relevés. Le lendemain, je dus aller à l'Hartmansweilerkopf... Nous n'avons pas dormi pendant dix jours et pendant trois jours nous n'avons pas eu de vivres ; nous étions les pieds dans l'eau et nous subîmes un feu d'artillerie terrible... La veille du jour de l'An, nous avons eu, de notre compagnie seule, par le tir de notre artillerie, six tués et neuf blessés ; ils tiraient toujours trop court... Les plaintes contre la brutalité des chefs ont dû arriver jusqu'en Allemagne, car voici la curieuse réponse faite par une jeune femme à un soldat, caractéristique de la double exaspération du front et de l'intérieur : Weilburg (Prusse), 18 septembre 1915. Ta dernière lettre m'a naturellement très émotionnée ; Willy, mon chéri, tu es vraiment arrivé à ce point que tu songes à te suicider ?... Il est vrai que le traitement que tu subis est tellement indigne d'un homme, tellement cruel et brutal que je te souhaiterais d'aller bientôt aux tranchées pour être délivré de tes bourreaux. Mon chéri, ne prends pas tant tout à cœur... Laisse Messieurs les officiers faire ce qu'ils veulent, quelque scandaleux que ce soit, puisque tu ne peux rien y changer... A ta place, je montrerais tes mains blessées à l'officier : il faudra bien qu'il te donne congé jusqu'à ce qu'elles soient guéries, car ces terribles sous-officiers n'ont pourtant pas le droit d'écorcher les gens. Un propriétaire de X... m'a montré une lettre de son fils en Galicie et d'un autre fils en Argonne. Eh bien, on y apprend bien des choses ; grâce à de telles lettres du front, la vérité finit quand même par filtrer peu à peu. Ah ! tu aurais dû entendre parler cet homme simple, tu aurais dû entendre ses manières de voir au sujet de la guerre et de la politique ; je crois que tu y aurais pris plaisir. Mais d'une chose, je suis certaine, mon chéri, c'est que non seulement vous autres qui êtes là-bas en campagne deviendrez des Sozialdemocrates, mais ici aussi, les Allemands restés en Allemagne le deviendront... Tu me connais assez pour savoir que je ne suis pas d'un caractère fantaisiste, mais bien trop raisonnable et réaliste pour ne pas me rendre compte que l'enthousiasme des braves Feldgrauen n'est pas si fameux, de même que l'incomparable discipline qu'on ne cesse de tant vanter, car je sais par des témoins oculaires que les officiers allemands ont pillé en Pologne tout connue les plus grands voleurs ; mais de telles choses, on ne doit pas les savoir, et il vaut mieux aussi qu'on les ignore afin que le dernier reste de l'idéal de loyauté allemande ne nous soit pas enlevé, car ce que dans notre enfance et à l'école nous avons toujours nommé l'orgueil, nous ne voulons pas le savoir gâté aujourd'hui... Si tu es dans la tranchée, cher Willy, je t'en supplie, chéri de mon cour, ne t'expose pas inutilement au danger. Sois aussi un tire-au-flanc ; d'autres le font aussi. Cette lettre, écho des misères de l'avant, nous ramène cependant aux impressions d'intérieur. Une autre de Cologne, datée du 29 décembre, parait plus exaspérée encore : Cologne, 29 décembre. ... Tu me dis de ne pas croire à ce qu'écrivent les journaux. Mais penses-tu donc que nous croyons aux récits du prétendu enthousiasme braillard (Hurrastimmung) sur le front ? Il y a un an on croyait entendre l'enthousiasme guerrier dans chaque chanson que chantaient les soldats, mais aujourd'hui !... Suit le récit d'une scène d'ivrognerie soldatesque écœurante surveillée d'un œil bienveillant par la police. Eh bien ! oui, voilà ce que c'est que la guerre, la guerre salutaire qui devait venir, qui était nécessaire pour que le monde devienne meilleur. Il est drôle que depuis dix-sept mois de guerre, je n'aie encore pu découvrir trace d'une amélioration même parmi les personnes de mon entourage immédiat. Les départs de soldats — sans résultats appréciables — arrachent des cris de pitié ! Deux mille hommes encore partis la semaine dernière, écrit-on de Siegen le 5 décembre, il n'y a pour ainsi dire plus aucun homme ici entre dix-huit et quarante-cinq ans, sauf ceux qui sont complètement vermoulus. L'appel de la classe 1897 (notre classe 1917) fait hausser les épaules : Si ceux-là sont obligés d'être soldats et d'aller en campagne, écrit-on d'Oberkothweil, le 31 janvier, il faudra leur donner des jouets. Mais c'est toujours la gêne croissante qui domine les lettres. Certaines ont un ton menaçant. Appelant l'offensive générale, un correspondant de Dortmund écrira le 23 janvier : Sais-tu que l'Allemagne ne peut tenir... Les gens se battent dans les marchés pour avoir du beurre ; un autre, de Cassel, le 15 février : Que le Bon Dieu fasse que la guerre finisse bientôt, autrement il y aura des désordres comme en 1848 ; un autre (sans lieu), du 28 février : Espérons que la guerre prendra fin bientôt, sans cela on verra de tristes choses en Allemagne ; et, enfin, de Dornbach, le 29 février — pour n'en pas citer d'autres —, part ce cri : La guerre va-t-elle continuer jusqu'à ce que tous les jeunes gens soient tués ? Tout le monde ici est très aigri par la durée de la guerre. Multiplions, ainsi qu'il convient, ces lettres, par mille, dix mille. Elles sont caractéristiques d'une opinion au moins troublée, aigrie. Si, comme lotit permet de le croire, le gouvernement impérial a une bonne police, cette opinion, déjà si montée pendant l'hiver de 1915-1916, doit lui donner à réfléchir. A l'arrière comme sur le front, on se démoralise. Point n'est besoin d'aller chercher les raisons d'ordre diplomatique et d'ordre militaire. Ne pouvant donner à l'Allemagne le pain, il faut lui donner la victoire — faisant luire la fin de la guerre comme une échéance proche. Les prisonniers russes évadés, interrogés le 18 février au quartier général de l'armée de Verdun, exposent la situation en gens qu'a édifiés un assez long séjour à l'intérieur, puis parmi les troupes de l'Allemagne : Les soldats allemands et surtout polonais parlent fréquemment d'une préparation de grande offensive sur tout le front et notamment coutre Verdun et en Champagne. La situation intérieure est devenue intenable et il faut que l'Allemagne prenne l'offensive... Le moral des Allemands est encore bon, mais les Polonais ne les croient pas capables de réussit. On dit que Guillaume II voudrait en finir en essayant de réaliser un grand mouvement. La détresse est grande chez l'ennemi. Les estomacs crient, on casse des vitres, on pille des magasins, on excite les soldats à se ménager et le soldat lui-même gronde. L'empereur, désireux d'ailleurs de créer à son fils des droits éternels à la reconnaissance nationale, est contraint de jeter la nation allemande à l'offensive pour la paix : ce sera l'attaque de Verdun, cœur de la France. |