Situation des Grecs après la mort d’Alexandre et de tous ses successeurs. De l’origine, des mœurs et des lois de ligue des Achéens. Les affaires des Romains commencèrent à être mêlées à celles des Grecs ; la Grèce devient une province romaine.
Malgré la soumission des Perses, et la faiblesse des Grecs, la puissance des Macédoniens penchait vers sa ruine. Il semble en effet que les empires aussi considérables que celui d’Alexandre soient destinés à succomber sous leur propre poids. Tantôt la sécurité où ils sont à l’égard des étrangers, les distrait de l’attention avec laquelle ils doivent veiller sur eux-mêmes, et les ressorts du gouvernement se relâchent. Tantôt ses ministres ne peuvent se refuser aux voluptés qui les assiègent ; et le peuple fatigué de leurs injustices, s’abandonne à un assoupissement léthargique. Plus souvent encore la trop vaste étendue d’une monarchie fait sa faiblesse, parce qu’il ne peut régner aucune harmonie entre ses provinces, que rien ne s’y exécute qu’avec une extrême lenteur ; ou que n’y ayant aucune proportion entre les abus qui y doivent naître et les remèdes que la politique peut y apporter, la prudence toujours moins habile que les passions, est incapable de réprimer les vices qui se multiplient avec un degré de vitesse toujours plus rapide, et qui tendent au bouleversement entier de la société. La terreur du nom d’Alexandre, l’admiration que mille qualités héroïques avaient inspirée pour sa personne, et l’espèce d’enthousiasme qui échauffait son armée, étaient les seuls liens qui eussent tout contenu dans le devoir. Ce prince avait régné peu de temps, et quand il mourut sa monarchie était encore trop nouvelle pour avoir des lois accréditées ou des usages qui en tinssent lieu. Son camp n’avait pas été une école où l’on eût appris à être juste et modéré ; et les lieutenants d’un héros qui croyait que le courage et la force fussent des titres légitimes pour régner par tout où il y avait des hommes, devaient être ivres d’ambition. Presque souverains dans les provinces de leur gouvernement, pouvaient-ils reconnaître l’autorité d’un prince imbécile et d’un enfant encore au berceau, qui avaient partagé le trône d’Alexandre ? Quand Perdiccas, à qui la régence fut déférée, aurait eu toutes les qualités et tous les talents de Philippe, il lui aurait été impossible de maintenir l’ordre et la subordination. C’était un défaut en lui que rien ne pouvait réparer, que d’avoir été l’égal des capitaines à qui le gouvernement des provinces avait été confié. Au lieu de leur imposer par sa dignité, il ne faisait qu’irriter leur orgueil et leur ambition. Il est vrai que dans la crainte de se rendre odieux, aucun n’osa d’abord se soulever ouvertement contre une autorité légitime : mais ils n’eurent cependant aucune déférence pour les ordres du régent. Chacun se fit des règles d’administration suivant qu’il importait à ses intérêts, eut ses armées et ses forteresses, et refusa de rendre compte des tributs et des impôts qu’il faisait lever par ses officiers. En un mot la monarchie des Macédoniens, quoiqu’une encore en apparence, était déjà réellement partagée en différentes parties indépendantes les unes des autres. Dans une situation aussi critique, Perdiccas ne pouvait affermir le gouvernement, qu’en donnant les preuves les plus éclatantes de son attachement envers la famille d’Alexandre. Il aurait dû en quelque sorte se démettre de son autorité entre les mains d’un conseil composé des grands de l’état, et à l’exemple d’Eumènes, y faire revivre Alexandre. Mais soit que sa vanité ne lui permît pas de déguiser ainsi son ambition, soit qu’il connût assez les généraux Macédoniens pour penser, quelle que fût sa conduite, qu’ils auraient l’art de la rendre suspecte, et de se faire des prétextes de guerre et de révolte ; il laissa lui-même entrevoir, après qu’il eut épousé Cléopâtre, qu’il aspirait à l’empire, et voulut maintenir son autorité par la force. Le régent faisait à peine ses dispositions pour attaquer Ptolémée qui s’était rendu indépendant dans l’Égypte, qu’Antigone le plus habile et le plus ambitieux des lieutenants d’Alexandre, représenta Perdiccas comme un usurpateur qui voulait dépouiller les grands de leurs gouvernements, y placer ses créatures, et se défaire ensuite des deux rois. Il n’en fallait pas tant pour allumer dans toutes les parties de l’empire une guerre que tout le monde désirait, et dont chaque gouverneur de province se flattait en particulier de retirer le principal avantage. Perdiccas que sa dureté et son orgueil avaient rendu odieux à son armée, la vit se soulever contre lui, et ayant été assassiné par des conjurés, les soldats offrirent la régence à Ptolémée même contre lequel ils marchaient. Ce prince, car on peut commencer à lui donner ce titre, refusa prudemment une dignité dont il ne pouvait soutenir les prérogatives, sans se rendre l’ennemi de tous les gouverneurs de provinces ; et qui, en ne lui donnant qu’un pouvoir imaginaire et contesté sur l’empire d’Alexandre, l’aurait vraisemblablement exposé à perdre l’Égypte. La régence fut déférée à Aridée et à Pithon, les chefs de la conjuration qui avait fait périr Perdiccas : mais ces deux hommes accablés du poids de leur dignité, s’en démirent entre les mains d’Antipater, gouverneur de Macédoine, qui était passé d’Europe en Asie à la tête d’une armée, pour faire une diversion en faveur de Ptolémée, et attaquer Eumènes et les autres généraux fidèles à Perdiccas et à leur devoir. Antipater aussi habile que Ptolémée, ne sacrifia pas la fortune dont il jouissait, aux intérêts de la régence dont on venait de le revêtir. Soit que par les relations qui l’avaient lié aux rebelles, il fût instruit de tous leurs projets, et jugeât en conséquence que la monarchie des Macédoniens ne pouvait subsister ; soit qu’il vît du danger à renoncer aux liaisons qu’il avait avec eux, pour former des alliances nouvelles et douteuses avec les amis de Perdiccas et du gouvernement ; il ne balança point à avilir lui-même la régence, et à précipiter la chute de l’état. Dans le nouveau partage qu’il fit de l’empire, il dépouilla de leurs provinces Eumènes et les autres généraux de son parti, et les donna aux ennemis les plus dangereux du gouvernement. Ce partage devait exciter une guerre sanglante en Asie entre les lieutenants d’Alexandre ; car les uns n’étaient pas dans la disposition d’abandonner leurs provinces sur un simple ordre du régent, et les autres devaient tout tenter pour entrer en possession des gouvernements qui leur avaient été donnés. Tandis que tout se préparait à une révolution, Antipater repassa en Europe avec les deux rois qui étaient sous sa garde, et se bornant à gouverner la Macédoine, parut oublier les conquêtes des Macédoniens. Les Grecs se seraient conduits avec prudence, s’ils eussent attendu à vouloir recouvrer leur liberté, que les premiers différends dont je viens de parler, et qu’il était aisé de prévoir, eussent éclaté en Asie. Phocion ne négligea rien pour réprimer l’ardeur avec laquelle les Athéniens se portèrent à prendre les armes, lorsqu’ils apprirent les premières nouvelles de la mort d’Alexandre. Si Alexandre, leur disait-il, est mort aujourd’hui, il le sera encore demain et après demain. Mais Démosthènes qui avait été rappelé de son exil, fit valoir le prix de la liberté ; il représenta avec son éloquence ordinaire la honte de la Grèce, et en la poussant à la révolte, il confirma sa servitude. La victoire complète que Léosthene, général de la confédération des Grecs, remporta sur Antipater, ne pouvait en effet leur être d’aucune utilité ; et tandis que les Athéniens et leurs alliés se livraient à la joie, Phocion n’avait-il pas raison de dire qu’il aurait voulu avoir gagné cette bataille, mais qu’il serait honteux de l’avoir conseillée ? Qu’espéraient les Grecs par leur entreprise contre une monarchie aussi puissante que celle de Macédoine, et dont toutes les parties étaient encore unies ? Tant que la guerre civile n’était point allumée entre les lieutenants d’Alexandre, les Grecs ne devaient-ils pas sentir qu’ils triompheraient inutilement d’Antipater ? Sa défaite est à peine sue en Asie, qu’il reçoit des secours de tous côtés. Clitus arme une flotte considérable ; Léonatus passe en Europe avec les forces de son gouvernement de Phrygie ; Cratère amène avec lui de Cilicie six mille Macédoniens dont plus de la moitié avait suivi Alexandre dans toutes ses expéditions, mille Perses aguerris, et quinze cens chevaux. Voilà ce qu’avait craint Phocion, et ce qui le portait à réprimer l’emportement aveugle et téméraire de la Grèce. En effet, quand Antipater, au lieu de se venger de sa défaite, d’imposer un joug plus pesant aux Grecs, de détruire le gouvernement populaire d’Athènes, de transporter une partie de ses habitants dans la Thrace, et de mettre garnison dans le fort de Munychie, eût éprouvé une seconde disgrâce et plus considérable que la première ; il aurait reçu de nouveaux secours, et la Grèce enfin aurait été accablée avant que les forces des Macédoniens fussent épuisées, ou que leurs divisions eussent éclaté. Après que Perdiccas eut déclaré la guerre à Ptolémée, tout changea de face, et les circonstances devenaient aussi favorables à la révolte des Grecs, qu’auparavant elles y avaient été contraires. Bien loin qu’Antipater eût alors reçu des secours de l’Asie, il était lui-même intéressé à y faire passer tout ce qui lui aurait resté de forces, pour s’opposer à l’ambition de Perdiccas, et seconder Antigone et Ptolémée dont le salut importait à tous les ambitieux de l’empire. Antipater se serait comporté à l’égard de la Grèce, comme il se conduisit avec les Étoliens à qui il faisait la guerre, et qu’il invita à la paix par des conditions avantageuses. De leur côté Perdiccas et ceux de son parti auraient recherché son alliance, comme ils recherchèrent celle des Étoliens. En un mot les Grecs jouant un rôle important entre les successeurs d’Alexandre, s’en seraient fait respecter, et n’auraient plus trouvé d’obstacle à leur liberté que dans leur propre corruption. Au lieu d’être en état de profiter des dissensions des Macédoniens, quand ils commencèrent à se faire la guerre, les Grecs en furent les premiers la victime. On n’eut aucune raison de les ménager, parce que la faiblesse, où la vengeance d’Antipater les avait réduits les rendait méprisables. Leur pays servit de théâtre à la guerre. Leurs villes qui avaient conservé jusques là une apparence de liberté, furent en proie à mille tyrans qui s’y emparèrent de l’autorité souveraine, à la faveur des troubles qui agitèrent la Macédoine, et dont je ne parlerai qu’autant qu’il est nécessaire pour faire connaître la situation de la Grèce. Antipater ne survécut pas longtemps à son élévation, et au lieu de remettre en mourant la régence générale de l’empire et le gouvernement particulier de la Macédoine à son fils, il y appela Polypercon. Cassandre indigné de la prétendue injure que lui avait fait son père, brûlait de se venger et de s’emparer d’un royaume qu’il regardait déjà comme son patrimoine ; mais n’ayant encore rempli que des postes subalternes, argent, soldats, vaisseaux, tout lui manquait pour l’exécution de son projet. Il s’ouvrit à Séleucus, gouverneur de Babylone, et à Antigone qui était le maître de l’Asie mineure. Ces deux hommes pleins d’ambition, qui ne cherchaient qu’à multiplier les troubles, et à avilir la régence, flattèrent le ressentiment de Cassandre, lui donnèrent une armée, et le mirent en état de faire une entreprise sur la Macédoine. Polypercon mal affermi dans son gouvernement, fut obligé de l’abandonner à l’approche de Cassandre. Il se retira dans le Péloponnèse avec les troupes qu’il s’était attachées, et emporta l’argent qui était dans les trésors des rois de Macédoine. Il appela à son service tout ce qu’il y avait de Grecs qui n’ayant point d’autre profession que celle des armes, se vendaient au plus offrant, et pour lesquels Philippe avait dit que la guerre était un temps de paix. Essayant ensuite d’intéresser la Grèce à son sort, il porta un décret par le quel il substituait le gouvernement populaire à l’aristocratie établie par Antipater, et ordonnait aux républiques de bannir leurs magistrats et de s’engager par serment à ne jamais rien entreprendre contre les intérêts de la Macédoine. C’était en vain que Polypercon voulait ranimer la Grèce : affaissée sous ses disgrâces, elle n’était plus capable d’aucun sentiment. Ce décret causa de nouveaux désordres en ramenant l’usage des proscriptions et des exils ; et Polypercon, obligé de demeurer sur la défensive, se détermina, pour s’assurer de la fidélité de plusieurs villes, à y placer des espèces de lieutenants qui abusèrent de leur pouvoir, et devinrent bientôt de vrais tyrans. Tandis que le régent de l’empire ne faisait dans le Péloponnèse que le rôle d’un aventurier, que la tyrannie se multipliait chez les Grecs, et que la Macédoine éprouvait chaque jour de nouvelles révolutions, dans lesquelles toute la famille d’Alexandre périt enfin de la façon la plus tragique, Antigone défit Eumènes, Alcétas et Attale, et dissipa jusqu’aux derniers restes des partisans de Perdiccas et du gouvernement. Après tant de succès, ce capitaine se trouvait en quelque sorte le maître de l’Asie : mais la monarchie seule d’Alexandre pouvait satisfaire son ambition. Cassandre, Ptolémée, Séleucus et Lysimaque étaient autant de rivaux incommodes dont il ne voyait la fortune qu’avec chagrin. Soit que la Macédoine lui offrît une carrière plus brillante par la réputation qu’elle avait acquise sous Philippe et sous Alexandre ; soit qu’il crût que ce royaume donnerait à ses rois un droit sur les provinces qui en avaient été démembrées ; ce fut à Cassandre qu’Antigone résolut de déclarer d’abord la guerre. Dans cette vue il recherche l’alliance de Polypercon, lui donne des espérances, et lui envoie des forces pour l’aider à se soutenir. Afin d’attirer en même temps dans son parti les villes de la Grèce, il leur ordonne par un décret d’être libres, et les affranchit des garnisons étrangères dont elles étaient opprimées. Son fils Démétrius, surnommé Poliorcète, passa à deux reprises dans la Grèce pour y mettre ce décret en exécution. Ce jeune héros enleva, il est vrai, à Ptolémée la plupart des places où il tenait garnison, et chassa Cassandre de celles qu’il occupait : mais les Grecs n’en étaient pas moins malheureux ; les armées qui ravageaient leur pays, leur ôtaient la liberté que d’inutiles décrets leur attribuaient ; et tout leur avantage, si c’en est un, était de changer de joug, et de voir leurs ennemis se déchirer tour à tour et se punir de leur ambition. Cassandre prêt à se voir chasser de la Macédoine, retira Ptolémée, Séleucus et Lysimaque de l’espèce d’aveuglement dans lequel ils étaient. Il leur représenta combien il est imprudent de souffrir l’agrandissement d’un voisin sans s’y opposer. Il leur fit sentir que le danger dont il était menacé, leur était commun ; que sa chute entraînerait la leur, Antigone étant trop ambitieux pour que la Macédoine servît de terme à ses conquêtes ; et qu’il était temps, ou jamais, de se réunir contre cet oppresseur. Ces quatre princes se liguèrent, et la célèbre bataille d’Ipsus décida enfin de la succession d’Alexandre d’une manière fixe. Antigone défait perdit la vie dans le combat, et ses ennemis partagèrent sa dépouille. La Grèce se serait vue délivrer de cette foule de tyrans qui l’opprimaient à la fois, ou du moins elle aurait commencé à se ressentir de quelques avantages de la paix sous la protection des rois de Macédoine, à qui elle était échue en partage ; si elle n’eût été destinée à servir de théâtre aux aventures singulières d’un prince, sur qui la fortune semblait vouloir épuiser tous ses caprices. Démétrius Poliorcète n’avait recueilli des débris de la fortune de son père que Tyr, l’île de Cypre, et quelques domaines très bornés sur les côtes d’Asie. Depuis Alexandre, l’ambition, l’espérance et le courage étaient des titres suffisants pour aspirer à se faire des royaumes ; la Grèce où Démétrius avait des amis et des intelligences, le tenta ; et tandis qu’à la tête d’une armée d’aventuriers dignes de lui, il était occupé à y faire des conquêtes, il perdit ses autres états. La fortune l’en dédommagea, en le portant sur le trône de Macédoine à la faveur des divisions qui se formèrent entre les fils de Cassandre au sujet de la succession. Dépouillé de sa couronne au bout de sept ans, son inquiétude le fit passer en Asie pour s’y conquérir un nouvel établissement, et il laissa cependant à son fils Antigone Gonatas, des forces avec lesquelles il se maintint dans la Grèce. C’est ce prince qui, au rapport des historiens, se conduisant par les mêmes principes de politique que Polypercon, établit des tyrans dans la plupart des villes, ou se déclara le protecteur de tous ceux qui avaient usurpé l’autorité souveraine dans leur patrie. Avec leur secours il se rendit assez puissant pour s’emparer de la Macédoine après la mort de Sosthène, s’y affermir, et laisser enfin ce royaume à ses descendants. Pendant que la Grèce de jour en jour plus esclave, était agitée par les révolutions dont je viens de faire une légère peinture, on commença à y parler des Étoliens, qui jusques-là n’avaient presque jamais eu part à aucune affaire importante. De tous les Grecs c’étaient les seuls qui eussent conservé cet esprit de piraterie et de brigandage que les autres avaient perdu en formant des sociétés. Les Étoliens, dit Polybe, sont plutôt des bêtes féroces que des hommes : justice, droit, alliances, traités, ce sont de vains noms, l’objet de leurs plaisanteries. Accoutumés à ne vivre que de butin, ils ne font grâce à leurs alliés, que quand ils trouvent à contenter leur avarice chez leurs ennemis. Tant que la Grèce fut en état de leur imposer, ces brigands n’exercèrent leurs violences que dans la Macédoine, dans l’Illyrie, sur mer, ou dans les îles qui avaient le moins de relation avec le continent. Tout changea de face quand les Grecs furent corrompus, désunis d’intérêts, et affaiblis par leurs guerres domestiques. Les Étoliens mirent d’abord à contribution quelques quartiers du Péloponnèse ; ils désolèrent bientôt toute cette province, et enhardis ensuite par leurs succès et par les alliances qu’ils avaient toujours avec quelqu’un des successeurs d’Alexandre, ils firent enfin des courses dans toute la Grèce. Les désordres que commettait ce peuple farouche, rappelèrent à quelques républiques le souvenir de leurs anciennes associations. Dyme, Patres, Tritée et Phare, les villes les plus accréditées de l’Achaïe, et les plus exposées aux insultes des Étoliens, renouèrent les premières leur alliance, et leur traité donna naissance à la seconde ligue des Achéens, qui étant parvenue à remplir la place qu’Athènes et Sparte avaient autrefois occupée parmi les Grecs, mérite qu’on en fasse connaître tous les progrès. Comme toutes les autres contrées de la Grèce, l’Achaïe obéit d’abord à des rois ; ces princes descendaient d’Oreste, et leur famille conserva la couronne jusqu’aux fils d’Ogygès qui s’étant rendus odieux, furent chassés de leurs états. Les Achéens commençant alors à être libres, chacune de leurs villes forma une république indépendante qui avait son gouvernement, son territoire et ses magistrats particuliers. Les distinctions que la monarchie avait introduites entre les citoyens disparurent, et le peuple posséda toute l’autorité souveraine. Ce gouvernement si orageux dans le reste de la Grèce, ne causa aucun désordre dans l’Achaïe, parce qu’il y était tempéré par les lois générales dont ses différentes républiques convinrent, en contractant une alliance que leur faiblesse rendait nécessaire, et à laquelle elles étaient préparées, puisqu’elles avaient eu jusqu’alors les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois, le même esprit et les mêmes intérêts. Chacune de ces républiques renonça au privilège de contracter des alliances particulières avec les étrangers, et toutes convinrent qu’une extrême égalité servirait de fondement à leur union, et que la puissance ou l’ancienneté d’une ville ne lui donnerait aucune prérogative sur les autres. On créa un sénat commun de la nation ; il s’assemblait deux fois l’an à Égium, au commencement du printemps et de l’automne, et il était composé des députés de chaque république en nombre égal. Cette assemblée ordonnait la guerre ou la paix, contractait seule des alliances, faisait des lois particulières pour son gouvernement, envoyait des ambassadeurs, ou recevait ceux qui étaient adressés aux Achéens. S’il survenait quelque affaire importante et imprévue dans le temps que le sénat ne tenait pas ses séances, les deux préteurs le convoquaient extraordinairement. Ces magistrats, dont l’autorité était annuelle, commandaient les armées ; et quoiqu’ils ne pussent rien entreprendre sans la participation de dix commissaires qui formaient leur conseil, ils paraissaient en quelque sorte les dépositaires de toute l’autorité publique, dès que le sénat auquel ils présidaient, n’était pas assemblé. Il résultait de cet ordre politique que le peuple de chaque ville de l’Achaïe jouissait de sa liberté sans crainte de la perdre ; et que ne se mêlant que des affaires purement civiles, il n’ait point remué par ces grands intérêts qui causent des agitations trop violentes, font naître des cabales et des partis, et qui ruinent presque toujours une démocratie. Les Achéens par-là plus portés à la modération, ne songeaient ni à acquérir de grandes richesses, ni à se rendre redoutables à leurs voisins par leurs armes. Leur sénat obligé de conformer sa conduite à leur génie, fut sans ambition, et se trouva par conséquent préparé à suivre toujours la justice. C’est son attachement à la vertu qui le fit respecter et lui valut souvent l’honneur d’être l’arbitre des différends qui s’élevaient dans le Péloponnèse, dans les autres parties de la Grèce, et même chez les étrangers. Les Achéens à qui Philippe et Alexandre avaient laissé leurs lois, leur gouvernement, je dirais presque leur liberté, n’échappèrent pas aux malheurs que la Grèce éprouva sous les successeurs de ces princes. Les villes de l’Achaïe sentirent le contrecoup des désordres qui troublèrent la Macédoine ; les unes reçurent garnison de Polypercon, de Démétrius, de Cassandre, et depuis d’Antigone Gonatas ; les autres virent naître des tyrans dans leur sein, et il n’y eût plus de lien entre elles. Telle était la situation de l’Achaïe, lorsque Dyme et les trois autres villes que je viens de nommer, jetèrent les fondements d’une seconde ligue qui se proposa pour modèle la première, et en prit les mœurs, les lois et la politique. Les égéens s’étant délivrés cinq ans après de leur garnison, s’incorporèrent dans cette république naissante, qui s’agrandit encore par l’association des Caryniens, et des Bouriens qui avaient massacré leurs tyrans. Quelques villes du Péloponnèse demandèrent comme une faveur à être reçues dans la ligue ; d’autres attendirent qu’on leur eût ouvert les yeux sur leurs intérêts, ou qu’on leur fît une sorte de violence dont elles eurent bientôt lieu de s’applaudir. Tandis que la Macédoine occupée de ses dissensions domestiques, ne pouvait donner qu’une attention légère aux affaires de la Grèce ; les Achéens, dit Polybe, auraient fait des progrès beaucoup plus considérables, si leurs préteurs eussent été des hommes distingués par leur courage ou par leurs lumières. On pourrait encore soupçonner, que la multiplicité de ces magistrats nuisit aussi pendant longtemps aux intérêts des Achéens, par l’espèce d’inaction où la diversité de leurs sentiments les retenait. Il est du moins certain que tout changea de face lorsque l’Achaïe, au lieu d’élire tous les ans deux préteurs, n’en choisit qu’un auquel elle confia l’administration de toutes ses affaires. Ce fut quatre ans après cette réforme, qu’Aratus délivra Sycione sa patrie, du tyran qui s’en était rendu le maître, et l’unit à la ligue des Achéens. Les talents de cet homme célèbre l’élevèrent à la préture, qui devint en quelque sorte une magistrature perpétuelle entre ses mains, et il offrit à la Grèce un spectacle tout à fait extraordinaire. Sans ambition, sans désir de faire des conquêtes, les Achéens déclarèrent une espèce de guerre sourde à tous les tyrans du Péloponnèse ; ils surprirent plusieurs villes, les affranchirent, et se crurent assez payés des frais et des périls de leur entreprise, en les unissant à une société dans laquelle elles jouissaient de la même indépendance et des mêmes prérogatives que les villes les plus anciennement alliées. Plusieurs tyrans ne se trouvant plus en sûreté, surtout après la mort de Démétrius, roi de Macédoine, qui les protégeait, se démirent eux-mêmes de leur autorité. Au changement subit qui se fit dans le Péloponnèse, et au rôle important que commençaient à faire les Achéens, on eût dit que l’ancienne haine des Grecs contre la monarchie était réveillée, et que réunis d’intérêt ils n’allaient plus former qu’un corps. Mais outre que les villes qui avaient autrefois dominé dans la Grèce, étaient jalouses des progrès de l’Achaïe et la traversaient secrètement, la ligue achéenne par elle-même n’inspirait pas assez de confiance, pour mettre en mouvement des peuples lassés de lutter contre la fortune et accoutumés à leur abaissement. La modération des Achéens devait grossir le nombre de leurs alliés : mais cette même modération mettait obstacle d’un autre côté à leur agrandissement ; parce qu’elle leur faisait trop aimer la paix, et que l’amour de la paix leur laissait négliger les qualités propres à les rendre l’âme de la Grèce entière, et à y établir un gouvernement qui en réunît toutes les forces. Aratus qu’on peut regarder comme l’auteur de la seconde association des Achéens, contribua beaucoup à entretenir cette modération qui faisait la marque distinctive de leur caractère. C’était, dit Polybe, l’homme le plus propre à conduire les affaires d’une république : une justesse exquise d’esprit le portait toujours à prendre le parti le plus convenable dans les dissensions civiles. Habile à ménager les passions différentes des personnes avec lesquelles il traitait, il parlait avec grâce, savait se taire, et possédait l’art de se faire des amis et de se les attacher. Savant à former des partis, tendre des piéges à un ennemi, et le prendre au dépourvu, rien n’égalait son activité et son courage dans la conduite et l’exécution de ces sortes de projets. Aratus si supérieur par toutes ces parties, n’était plus qu’un homme au-dessous du médiocre à la tête d’une armée. Confondu quand il fallait agir à force ouverte, une timidité subite suspendait toute l’action de son esprit ; et quoiqu’il ait rempli le Péloponnèse de ses trophées, peu de capitaines ont eu cependant moins de talents que lui pour la guerre. Polybe aurait dû ajouter qu’Aratus se rendait justice, et sentait son embarras à la tête d’une armée ; ce magistrat l’avouait lui-même, l’histoire en fait foi, et par conséquent il était naturel que pour se mettre à son aise, toutes ses vues se tournassent vers la paix, et que pour l’entretenir, il nourrît dans les Achéens les sentiments de crainte auxquels leur ligue devait sa naissance, et réprimât avec soin les mouvements d’ambition que pouvaient leur inspirer leurs succès. D’ailleurs ce politique profond savait sans doute que par la nature même de leur confédération, les villes d’Achaïe n’étaient pas capables de suivre une longue entreprise avec assez de constance pour la faire réussir. Il dut donc ne point penser au projet de rendre à tous les Grecs leur liberté, et de les réunir sous un même gouvernement. Pour prévenir les maux auxquels la faiblesse des Achéens les exposait, tandis qu’ils avaient à leurs portes, dans la personne des rois de Macédoine, un ennemi redoutable qui n’épiait que les occasions favorables de les asservir ; Aratus mit habilement à profit la rivalité qui régnait entre les successeurs d’Alexandre. L’ambition de ces princes n’avait point été satisfaite du partage dont ils étaient convenus après la bataille d’Ipsus. Toujours pleins de jalousie, de crainte et de soupçons, les uns à l’égard des autres, ils ne travaillaient qu’à s’affaiblir mutuellement. Les cours d’Égypte et de Syrie étaient principalement attentives aux démarches des rois de Macédoine, qui se regardant comme les vrais successeurs d’Alexandre, croyaient avoir des droits sur les provinces démembrées de son empire, et se promettaient de les faire rentrer sous leur domination, dès que l’asservissement de la Grèce entière, les mettrait en état d’en rassembler les forces, et de reprendre le projet formé par Philippe contre l’Asie, et exécuté par Alexandre. Ces puissances voyaient donc avec plaisir que loin de fléchir sous le joug Macédonien, le Péloponnèse formât encore des ligues favorables à sa liberté, et leur servît de rempart. Elles devaient le protéger. Aratus le comprit, et par les alliances qu’il contracta avec les rois d’Égypte et de Syrie, il imposa à Antigone Gonatas et à son fils Démétrius, et s’en fit même respecter. Quelque sage que fût cette politique, il s’en fallait beaucoup qu’elle rassurât entièrement sur le sort de l’Achaïe. Il pouvait arriver que ses protecteurs se brouillassent ensemble, ou qu’occupés par des guerres domestiques, ils se trouvassent forcés, à ne point songer aux étrangers. Un roi de Macédoine pouvait les éblouir sur leurs intérêts, corrompre leurs ministres, ou construire une flotte assez considérable pour rendre inutiles les secours destinés au Péloponnèse, pendant que ses armées de terre l’assujettiraient. Le hasard pouvait donner aux Macédoniens un prince actif, guerrier et entreprenant, tandis que l’Égypte et l’Asie obéiraient à des rois paresseux et timides. Voilà à peu près les dangers qu’il était permis aux Achéens de prévoir : mais tout est danger pour une république qui n’a point en elle-même des forces propres à fixer la fortune, et qui, pour parler ainsi, lui servent d’ancre au milieu de ses caprices. Mille évènements différents pouvaient perdre les Achéens, et ce fut celui auquel ils devaient le moins s’attendre, qui changea leur situation et leur politique. Après avoir encore donné, mais sans succès, une preuve de courage, pendant qu’Alexandre faisait la conquête de la Perse, les Spartiates s’étaient enfin plongés dans la plus honteuse corruption. On ne retrouvait chez eux aucun vestige des anciennes mœurs, et leur roi Agis, en tentant de rétablir les lois de Lycurgue, avait soulevé contre lui une république à qui ses vices étaient chers, et succombé sous les artifices et la violence que lui opposa la corruption. La fin tragique de ce prince, si capable de dégoûter du personnage de réformateur, paraissait avoir mis le dernier sceau à l’abaissement des Lacédémoniens ; cependant Cléomène ne se laissa point décourager, et il prit en effet une route trop différente en marchant au même but, pour craindre le même sort. Ce qu’Agis avait tenté en philosophe, Cléomène l’entreprit en ambitieux. L’un touché de la beauté des lois de Lycurgue, aurait voulu rappeler avec elles la tempérance, la frugalité, l’amour de la justice et le respect pour la religion. L’autre ne faisait pas, et il s’en fallait bien, le même cas de ces vertus considérées en elles-mêmes. S’il voulait bannir les vices de son temps, c’est qu’ils avaient énervé les Spartiates, et que leur république n’était plus entre les mains du prince qu’un vil instrument incapable d’être employé à de grandes choses : né avec beaucoup d’étendue dans l’esprit, et un courage et une ambition que rien n’arrêtait, il commença sa réforme par se défaire des Éphores, et bannir les citoyens les plus intéressés par leur fortune à contrarier ses vues. Il fit ensuite un nouveau partage des terres, abolit les dettes, et profitant, comme auteur de la révolution, du crédit qu’elle lui donnait, pour s’emparer de toute l’autorité, il rétablit des lois sages en tyran injuste, dissimulé et sans foi. L’habileté de ce prince secondée par l’espèce d’enthousiasme dont les Lacédémoniens étaient frappés, le mit en état de faire une entreprise considérable. Son premier objet fut de rendre à sa patrie la supériorité qu’elle avait perdue, et il tourna toutes ses forces contre les Achéens qui s’étaient emparés de l’empire du Péloponnèse. Aratus sentit sur le champ que les puissances avec lesquelles il était lié, n’avaient pas le même intérêt de défendre son association contre la république de Sparte, que contre la Macédoine. En effet il importait peu aux rois de Syrie et d’Égypte que chaque ville du Péloponnèse prît tour à tour l’ascendant sur les autres, pourvu que les Macédoniens restassent toujours dans leur premier état. Peut-être même ces princes devaient-ils favoriser une république qui, après avoir repris ses anciennes lois et recouvré sa réputation, devenait bien plus propre que la ligue des Achéens à favoriser l’indépendance des Grecs, et à les tenir unis contre la Macédoine. Quand Aratus aurait d’ailleurs dû compter sur la protection de ses alliés, il se serait perdu un temps considérable à envoyer des ambassadeurs et à négocier pendant que Cléomène actif, diligent, infatigable, poussait la guerre avec vigueur et ne perdait pas un instant. En supposant même que les cours de Syrie ou d’Alexandrie se fussent hâtées de secourir les Achéens ; il me semble qu’il y aurait eu beaucoup d’imprudence de la part d’Aratus à appeler leurs armées dans le Péloponnèse. Il est certain que la Macédoine n’eût pas vu cette entreprise sans inquiétude ; la présence de ses ennemis au milieu de la Grèce, devait la forcer à prendre les armes ; car l’inaction dans cette circonstance l’eût rendue méprisable, et on eût tout osé entreprendre contre elle, si on l’eût trouvée sans défense. La politique ne lui laissait donc d’autre parti que d’embrasser les intérêts des Spartiates. La guerre de Lacédémone et des Achéens serait devenue par-là une guerre entre les successeurs d’Alexandre ; la Grèce aurait encore été exposée aux mêmes violences et aux mêmes ravages dont elle était à peine délivrée. Les auxiliaires seraient devenus parties principales dans la guerre, et quelque puissance qui eût eu l’avantage, elle en aurait sûrement abusé pour opprimer à la fois la république de Sparte, la ligue des Achéens et tout le Péloponnèse. On ne peut, je crois, donner trop de louanges à Aratus pour avoir recouru à la protection de la Macédoine même, dans une conjoncture aussi fâcheuse. Plutarque ne pense pas ainsi : Aratus, dit-il, devait plutôt tout céder à Cléomène,... etc. Mais Plutarque ne se persuade-t-il pas trop aisément qu’il eût été possible d’engager les Achéens à reconnaître le pouvoir de Cléomène ? Il faut s’en rapporter à Polybe, écrivain presque contemporain, et le plus sage et le plus profond des historiens de l’antiquité. Il nous apprend que ce prince devenu odieux à toute la Grèce, était regardé avec raison comme le tyran de sa patrie. En vain ses partisans, qu’il avait retirés de la misère, prétendaient-ils le justifier par l’exemple de Lycurgue, qui avait autrefois fait une sorte de violence aux Spartiates pour réformer leurs lois et leurs mœurs. Dans ce législateur on reconnaissait un père de la patrie, parce qu’il s’était oublié lui-même dans son entreprise, pour ne s’occuper que du bien public et du soin de faire des citoyens vertueux. Dans Cléomène au contraire, on ne voyait qu’un tyran, parce qu’il n’avait fait que changer les vices des Spartiates, et que lui-même avait tout sacrifié à son ambition et à son intérêt personnel. Mais quand ce prince, semblable au portrait infidèle qu’en fait Plutarque, eût été magnanime, avide de gloire, généreux, ennemi de l’injustice et le père de ses sujets ; que cet historien nous apprenne par quelles voies il eût réussi à persuader aux villes de la confédération achéenne de se soumettre à Cléomène. Je ne sais s’il a été un temps où la vertu exerçait un pareil empire sur les hommes ; mais sous la préture d’Aratus, ce temps heureux ne passait plus chez les Grecs que pour une fable. Plutarque, si savant dans la connaissance du cœur humain, ignorait-il qu’un peuple ne renonce jamais volontairement à son indépendance, et que plutôt que de se soumettre à un maître qui veut le dominer et l’envahir, il se fera lui-même un tyran ? Tel est le cours des passions des hommes. D’ailleurs la ligue des Achéens était composée de plusieurs villes qui auraient préféré de s’ensevelir sous leurs ruines, au chagrin de renoncer à la haine invétérée qu’elles avaient contre les Spartiates. Polybe nous avertit positivement que si Aratus n’eût pas recherché la protection des Macédoniens, les Messéniens et les Mégalopolitains allaient y recourir en se séparant de la ligue. Qu’Aratus n’eût pas été plus habile dans l’art de gouverner que l’historien qui le condamne, et il armait les villes de l’association achéenne les unes contre les autres. En faisant des efforts inutiles pour concilier les esprits et conserver la paix, il aurait allumé la guerre civile dans le Péloponnèse. Les rois de Macédoine, quand même ils n’auraient été sollicités par aucune ville de lui accorder leur protection, seraient-ils demeurés simples spectateurs de ces querelles ? Il serait ridicule de le penser : ils n’auraient certainement pas manqué de profiter d’une circonstance aussi favorable à leur ambition, et d’asservir enfin le Péloponnèse épuisé, sous prétexte d’y rétablir l’ordre. Ce qui a principalement frappé Plutarque, c’est qu’Antigone surnommé Doson, après avoir entièrement défait Cléomène à Selasie, et ruiné les Lacédémoniens, mit en quelque sorte des entraves au Péloponnèse, en tenant garnison à Corinthe, et à Orchomène. La liberté des Achéens en souffrit sans doute, mais est-ce un motif suffisant pour condamner Aratus ? Tel est le malheur des hommes d’état, on les juge souvent sans considérer que la politique n’a quelquefois de choix à faire qu’entre deux partis fâcheux. Aratus empêche sa république de se perdre et on le blâme, parce que les Achéens en échappant à leur ruine se trouvent forcés d’avoir des ménagements pour la cour de Macédoine. On regardera l’alliance que cet habile politique contracta avec Antigone Doson, comme l’évènement le plus heureux pour les Grecs et les Macédoniens, si on fait attention au changement qui survint bientôt dans leurs intérêts. Depuis qu’Annibal avait pénétré en Italie, et y faisait une guerre qui devait décider de la ruine des Romains ou des Carthaginois ; il ne s’agissait plus des haines particulières des Achéens et de la Macédoine, de leur rivalité, ni de vouloir se défendre ou s’asservir. Puisqu’il allait se former contre les uns et les autres un ennemi commun, et que son agrandissement leur préparait le même danger dont les conquêtes de Cyrus avaient autrefois menacé la Grèce, ils n’avaient plus qu’un même intérêt, et la crainte devait les réunir. Tandis qu’ils s’occupaient par simple curiosité du spectacle que leur présentait la seconde guerre punique ; qu’il serait à souhaiter, leur disait Agélaüs de Naupacte, que les dieux commençassent à nous inspirer des sentiments... etc. Pour justifier les justes alarmes d’Agélaüs, il suffirait de faire connaître ici le génie des Romains ; de rechercher les causes de la grandeur de ce peuple ambitieux, qui étant parvenu de l’état le plus bas à la plus haute élévation, et poussé par les ressorts de son gouvernement à s’étendre, ne pouvait cesser de vaincre qu’après avoir tout soumis, ou qu’après avoir été lui-même vaincu par sa prospérité. En effet les Romains marchaient à la monarchie universelle, toutes leurs institutions en faisaient une nation guerrière qui devait haïr le repos, parce que la guerre loin de l’épuiser, multipliait ses forces et ses richesses. Ils avaient contracté depuis leur naissance l’habitude de se mêler dans les affaires qui devaient en apparence leur paraître indifférentes ; il était impossible d’être leurs voisins sans devenir leurs ennemis : et dans la manière dont ils avaient subjugué l’Italie, la Sicile, et la Sardaigne, il était aisé de voir ce qu’ils feraient en s’agrandissant, et qu’ils retomberaient sur la Grèce ou sur la Macédoine dès qu’ils auraient vaincu l’Afrique. la Grèce ni la Macédoine, disait Agélaüs, ne pourront jamais séparément résister aux forces du vainqueur... etc. C’était à Philippe à faire le rôle de Thémistocle dans une conjoncture aussi critique ; et quoiqu’il ne dût pas avoir affaire à des Xerxès, à des Mardonius, ni à des soldats d’Asie, il aurait encore opposé aux légions Romaines des forces capables de les étonner, s’il eût continué à se conduire par les principes sages et modérés qui illustrèrent les commencements de son règne, et qu’Antigone Doson lui avait donnés. La nature, disent les historiens, avait réuni dans Philippe toutes les qualités qui honorent le trône. Il avait l’esprit vif, étendu, et pénétrant. Une valeur héroïque était d’autant plus propre à lui gagner les cœurs, qu’il possédait en même temps cet art enchanteur de plaire que donne dans un roi l’affabilité jointe aux talents. Il aimait la gloire avec passion, et ne pensait pas qu’elle pût être unie à l’injustice. Une sage modération écartait tous les soupçons qui auraient pu tenir les Grecs en garde contre lui. Tant de vertus disparurent en un jour ; phénomène, si je puis parler ainsi, d’autant plus surprenant, que ce prince entouré depuis longtemps de ces hommes méprisables qui ne peuvent s’élever à la fortune qu’en rabaissant leur maître jusqu’à eux, avait un caractère éprouvé. Démétrius de Phare chatouilla l’ambition de Philippe, en lui faisant envisager la conquête de l’Italie comme une entreprise aisée après la bataille de Cannes. Les Romains, s’il fallait l’en croire, ne pouvaient se relever de leurs pertes ; et il était impossible au général d’une république aussi mal gouvernée que Carthage, de profiter de ses victoires. Philippe occupé de cette seule idée, néglige les avantages qu’il avait sur les Étoliens. Au lieu de ravager leur pays, et comme il en était le maître, de détruire les villes d’une nation odieuse à tous les Grecs, avec laquelle on ne traitait jamais sûrement, et qui seule était capable de troubler la bonne intelligence qui régnait entre le Péloponnèse et la Macédoine ; il se hâta de lui faire des avances d’amitié, et a fin de fixer toute son attention sur les affaires d’Italie, il fit la paix avec elle. Dès que Philippe n’était plus occupé dans la Grèce, il agissait avec sagesse en se liguant avec Annibal, car il devait souhaiter que ce général détruisît la république Romaine, ou l’humiliât du moins assez pour qu’elle ne fût plus occupée que de sa conservation. Il fallait favoriser les Carthaginois, parce qu’ils étaient des ennemis moins dangereux et moins entreprenants que les Romains, et qu’on jugeait aisément que leur fortune étant l’ouvrage seul du génie d’Annibal, leur gouvernement, leur police et leurs mœurs rendraient leur puissance inutile dans d’autres mains. Si ces considérations avaient déterminé Philippe à rechercher l’amitié d’Annibal, il ne se serait point laissé effrayer par les menaces que lui firent les Romains en apprenant son traité : au contraire, il n’en aurait senti que plus vivement l’intérêt qu’il avait de les perdre, de seconder Annibal, et de faire en sa faveur ce que Carthage elle-même aurait dû faire. Philippe se flattait de s’établir sans peine dans l’Italie, et les flottes Romaines en insultant les côtes de son royaume, le retirent de son erreur. La crainte succède à la confiance ; ce prince se repent de son entreprise, y renonce sans y rien substituer, ou ne prend que de fausses mesures. Juge-t-il qu’il faut se préparer à la guerre et se mettre en état de défense contre les Romains : il oublie les sages conseils d’Agélaüs, et croit que pour augmenter ses forces il doit asservir la Grèce ; il ne cherche plus que des prétextes de la subjuguer, en y faisant naître des troubles ou en les aigrissant. Si les Messéniens ont des démêlés domestiques, n’avez-vous pas des lois, dit-il aux grands, pour réprimer l’insolence de la multitude ? Manquez-vous de bras, dit-il au peuple, pour vous faire justice de vos tyrans ? Les plaintes éclatèrent de toutes parts contre la Macédoine. Ses alliés devinrent ses ennemis. Les Achéens se soulevèrent, et conduits par un aussi grand capitaine que Philopœmen, qu’on a appelé le dernier des Grecs, défendirent leur liberté avec plus de courage que la Grèce n’avait osé l’espérer. Philippe trouvant des obstacles insurmontables dans l’exécution de son projet, est réduit à négliger l’Italie qui échappe aux Carthaginois, pour s’occuper des seules affaires des Grecs. Il prévoit qu’il va se trouver exposé aux coups de deux ennemis redoutables, ses revers l’aigrissent, il n’écoute que sa colère, et devient enfin le plus insupportable tyran. Les Romains conservaient encore cette austérité de mœurs qui les a rendus si illustres, quand les Étoliens, aveuglés par la haine qu’ils portaient à Philippe, l’Achaïe et Athènes, invitèrent leur république à les venger des violences des Macédoniens. Rome enrichie des dépouilles de Carthage, pouvait suffire aux frais des guerres les plus éloignées et les plus dispendieuses, la pauvreté et les lois y étaient respectées ; l’union la plus intime subsistait entre les différents ordres de citoyens ; les dangers dont Annibal l’avait menacée, n’avaient fait que donner une nouvelle force aux ressorts du gouvernement. Les Romains enfin étaient plus persuadés que jamais que tout était possible à leur patience, à leur amour pour la gloire, et au courage de leurs légions. Quelque légère connaissance qu’on ait de la seconde guerre punique, on doit sentir quelle étrange disproportion il y avait entre les forces de la république Romaine, secondée par une partie des Grecs, et celles de Philippe. Aussi ce prince fut-il vaincu, et obligé de souscrire aux conditions d’une paix humiliante qui lui fit perdre les places qu’il occupait dans la Grèce, le laissa sans vaisseaux, et épuisa ses finances. Les Romains essayèrent dès lors sur les Grecs cette politique adroite et savante qui avait déjà trompé et asservi tant de nations. Sous prétexte de rendre à chaque ville sa liberté, ses lois et son gouvernement, ils mirent réellement la Grèce dans l’impuissance d’avoir un même intérêt, et de se réunir. La république Romaine commença à dominer les Grecs par les Grecs mêmes ; ce fut par leurs vices qu’elle voulut les terrasser, avant que de les opprimer par la force des armes. Elle se fit des partisans zélés dans chaque ville, en comblant de bienfaits les citoyens qui lui étaient attachés. L’histoire a conservé les noms de plusieurs de ces hommes infâmes qui tour à tour délateurs de leurs concitoyens à Rome, et artisans de la tyrannie dans leur patrie, prétendaient qu’il n’y avait plus dans la Grèce d’autre droit, d’autres lois, d’autres mœurs, d’autres usages que la volonté des Romains. Au moindre différend qui s’élevait, la république offrait la médiation ; ne parlait que de paix, parce qu’elle voulait avoir seule le privilège de faire la guerre ; donnait des conseils ; hasardait quelquefois des ordres, mais toujours en cachant son ambition sous le voile spécieux du bien public. Les Étoliens s’étaient promis de grands avantages de la part des Romains en favorisant leurs armes contre Philippe ; et pour toute récompense, ils se virent forcés à ne plus troubler la Grèce par leurs brigandages, et à périr de misère, s’ils ne s’accoutumaient au travail, et ne réparaient par une industrie honnête les maux que leur faisait la paix. Cette tyrannie leur parut insupportable : mais le joug étant déjà trop pesant pour le secouer sans un secours étranger, ils firent passer des émissaires dans la cour de Syrie, et engagèrent Antiochus à prendre les armes contre la république Romaine. La défaite de ce prince lui fit perdre l’Asie mineure ; et les Grecs désormais sans ressources, se trouvèrent enveloppés de toutes parts de la puissance des Romains. Le premier fruit que les vainqueurs retirèrent de cet avantage, ce fut la ruine des Étoliens. La république Romaine leur accorda la paix, mais à condition que toujours prêts à marcher sous ses ordres, ils ne donneraient jamais aucun secours à ses ennemis ni à ceux de ses alliés. La ligue Étolienne paya deux cens talents aux Romains, et s’obligea à leur en donner encore trois cens dans l’espace de six années. Elle livra quarante de ses principaux citoyens qui furent envoyés à Rome, et il ne lui fut permis de choisir ses magistrats que parmi ces otages. Les villes de la confédération qui avaient désapprouvé son alliance avec Antiochus, furent déclarées libres. Enfin les Romains donnèrent aux acarnaniens, pour prix de leur fidélité, la ville et le territoire des Éniades. Ne pouvant plus offenser leurs voisins, les Étoliens, dit Polybe, tournèrent leur fureur contre eux-mêmes, et leurs discordes domestiques les portèrent aux violences les plus extrêmes. Ce peuple acheva de venger les Grecs de son inhumanité, et on ne vit dans toute l’Étolie qu’injustices, confusion, meurtres et assassinats. La Grèce sentit le contrecoup de la défaite de Persée, les vainqueurs appesantirent leur joug, et le sénat Romain prit l’habitude de citer devant lui les villes qui avaient des différends ; il ne proposait que des conseils, mais les Grecs éprouvèrent que c’était un crime que de n’y pas obéir. Au milieu de cet assujettissement général la république seule des Achéens se piquait d’un reste d’indépendance et de liberté ; elle réglait encore ses affaires domestiques, et faisait même des alliances sans consulter le sénat. si ce que les Romains exigent de nous, disaient les Achéens d’après Philopœmen, est conforme aux lois,... etc. ce mélange de soumission et de fermeté, de crainte et de courage, rendait les Achéens suspects, et avançait leur ruine, en nourrissant leur amour pour une liberté qui ne subsistait plus, sans leur donner les moyens de la recouvrer. C’est en prévenant les plus petits dangers que les Romains se mettaient à l’abri des revers. Leur république craignit que l’orgueil des Achéens, s’il n’était réprimé, ne devînt contagieux dans la Grèce, et n’y conservât le souvenir de son ancienne liberté. D’ailleurs elle était parvenue à une trop haute élévation pour ne pas confondre les remontrances et la rébellion, se plaindre c’était lui manquer de respect ; tout ce que l’Achaïe avait d’honnêtes gens et de citoyens trop attachés à ses intérêts, fut donc condamné à abandonner sa patrie. Cet exemple de sévérité aurait dû purger le Péloponnèse des mécontents, ou du moins leur imposer silence, il aigrit au contraire les esprits. On se plaignit, on murmura sans retenue ; et comme si on eût voulu s’essayer à la révolte en s’accoutumant à mépriser les Romains, on publia que leur élévation n’était que l’ouvrage de la fortune. Cette manière de penser, quelque peu sensée qu’elle fût, fit des progrès considérables, on s’en aperçut bientôt dans les démêlés qui survinrent entre l’Achaïe et la ville de Sparte. La république Romaine nomma des commissaires pour connaître de cette affaire ; leurs instructions portaient d’affaiblir les Achéens, et de détacher de leur alliance le plus de villes qu’il serait possible, mais surtout Sparte, Argos, Corinthe, Orchomène et Héraclée. L’orgueil des Achéens se porta jusqu’à donner des marques de mépris aux députés de Rome. Cette république dont la politique savait si bien pousser à sa ruine un peuple assez sage pour s’en éloigner, et feindre de prêter une main favorable à celui qui s’y précipitait de lui-même, dissimula l’injure qu’on avait faite à ses ministres. Le sénat nomma de nouveaux commissaires qu’il chargea de se conduire avec beaucoup de douceur, et d’inviter seulement les Achéens à rappeler leurs troupes, et à cesser les hostilités qu’ils avaient commencées sur le territoire de Sparte. Par leur excessive modération, les Romains ne cherchaient qu’à mettre l’Achaïe dans son tort, et à justifier l’extrême sévérité dont ils voulaient user à son égard. Plus ils avaient de ménagements, plus les Achéens montraient d’insolence. Dicus et Critolaüs gouvernaient alors la ligue, et Polybe nous les dépeint comme deux scélérats dont l’empire était absolu sur tout ce qu’il y avait de citoyens déshonorés par la dépravation de leurs mœurs, ou assez ruinés pour n’avoir rien à perdre dans une révolution. Ces deux hommes persuadèrent aux Achéens que cette douceur affectée de la république Romaine n’était que le fruit de sa crainte ; qu’occupée par une troisième guerre contre un peuple aussi puissant que les Carthaginois, elle avait d’abord taché d’imposer aux Grecs par une ambassade fastueuse : mais que cette voie ne lui ayant pas réussi, elle avait fait une seconde députation de commissaires, dont toute la conduite faisait voir que les Romains n’osaient se faire de nouveaux ennemis, et se repentaient d’avoir ébranlé par leurs tyrannies l’empire qu’ils avaient pris sur la Grèce. puisque Rome tremble, disaient-ils,... etc. Ces sentiments passèrent dans tous les cœurs, et les seconds députés que les Romains avaient envoyés dans la Grèce, n’eurent pas un succès plus heureux que les premiers. Metellus qui commandait en Macédoine, n’oublia rien pour dissiper l’ivresse des Achéens, et les rappeler à leur devoir : mais tous ses efforts étant infructueux, il fit marcher les légions. L’Achaïe de son côté s’était préparée à la guerre : les armées se joignirent dans la Locride, et malgré l’échec considérable que les Achéens y reçurent, ils ne désespérèrent pas encore de leur salut. Critolaüs avait été tué ; Dicus son collègue, prit le commandement général, rassembla les débris de l’armée battue, et armant jusqu’aux esclaves, se crut en état de tenter encore une fois la fortune. Metellus qui s’était avancé près de Corinthe, ne se lassait point de faire aux Achéens de nouvelles propositions de paix, lorsque Mummius prit le commandement de l’armée. Ce consul aussi célèbre dans la Grèce par la rusticité de ses mœurs et son ignorance pour les arts qui la charmaient, que par la dureté dont il usa à son égard, défit entièrement les ennemis. Leur consternation égala après la bataille, la confiance téméraire avec laquelle ils avaient entrepris la guerre, et s’étaient présentés au combat. Il était naturel que ce qui avait échappé à l’épée des Romains, se réfugiât dans Corinthe : et en se maintenant dans une place aussi forte, et qui était la clé du Péloponnèse, fît une résistance assez vigoureuse pour obtenir une capitulation honorable. Mais les soldats Achéens s’y crurent trop près de leurs vainqueurs ; ils fuirent en se débattant dans l’intérieur du Péloponnèse, et la plupart des corinthiens à qui l’effroi de l’armée s’était communiqué, abandonnèrent eux-mêmes leur ville. Mummius la livra au pillage. Tout citoyen qui n’avait pas fui, fut passé au fil de l’épée : femmes, filles, enfants, tout fut vendu. La superbe Corinthe fut réduite en cendres, et la liberté des Grecs ensevelie sous ses ruines. On abattit les murailles de toutes les villes qui avaient eu part à la révolte. Le gouvernement populaire fut aboli partout ; en un mot la Grèce gouvernée par un préteur, devint une province Romaine sous le nom de province d’Achaïe. Tel fut le sort de la nation, peut-être la plus illustre de l’antiquité, et dont la réputation donna de la jalousie aux Romains mêmes. Quelle société offrit jamais à la raison un spectacle plus noble, plus sublime que la république de Lacédémone ? Pendant près de six cens ans les lois de Lycurgue y furent observées avec la fidélité la plus religieuse. Quels hommes, aussi attachés à toutes les vertus que les Spartiates, donnèrent jamais des exemples aussi grands et aussi continuels de modération, de patience, de courage, de tempérance, de justice et d’amour de la patrie ? En lisant leur histoire, notre âme s’élève, et semble franchir les limites étroites dans lesquelles la corruption de notre siècle retient nos faibles vertus. Quoi qu’en dise un des plus judicieux écrivains de l’antiquité, qui cherche à diminuer la gloire des Grecs, en avançant que leur histoire tire son principal lustre du génie et de l’art des grands hommes qui l’ont écrite ; peut-on jeter les yeux sur tout le corps de la nation grecque, et ne pas avouer qu’elle s’élève quelquefois au-dessus des forces de l’humanité ? Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée, Micale, la retraite des dix mille, et tant d’autres actions exécutées dans le sein même de la Grèce pendant le cours de ses guerres domestiques, ne sont-elles pas au-dessus des louanges que leur ont données les historiens. Mais un éloge particulier que mérite la Grèce, c’est d’avoir produit les plus grands hommes, dont l’histoire doive conserver le souvenir ; je n’en excepte pas la république Romaine, dont le gouvernement était toutefois si propre à échauffer les esprits, exciter les talents, et les produire dans tout leur jour. Qu’opposera-t-elle à un Lycurgue, à un Thémistocle, à un Épaminondas, etc. On peut dire que la grandeur des Romains est l’ouvrage de toute la république : aucun citoyen de Rome ne s’élève au-dessus de son siècle et de la sagesse de l’état, pour prendre un nouvel essor et lui donner une face nouvelle. Chaque Romain n’est sage, n’est grand que par la sagesse et par la grandeur du gouvernement ; il suit la route tracée, et le plus grand homme ne fait qu’y avancer de quelques pas plus que les autres. Dans la Grèce au contraire, je vois souvent de ces génies vastes, puissants et créateurs qui résistent au torrent de l’habitude, qui se prêtent à tous les besoins différents de l’État ! Qui s’ouvrent un chemin nouveau ! Et qui ! En se portant dans l’avenir ! Se rendent les maîtres des évènements. Moins de talents et de mérite dans la Grèce lui eût fait jouer un rôle plus important sur la scène du monde. Qu’une seule république y eût possédé les qualités qui rendent un peuple fier, courageux, puissant, ambitieux et propre à dominer ses voisins ; et la Grèce gouvernée comme l’Italie le fut par les Romains, aurait été en état de faire d’aussi grandes entreprises. Plusieurs de ses villes au contraire avaient des institutions assez sages pour sentir en elles-mêmes cette force et cette vigueur que l’envie de dominer doit accompagner : les Grecs dès lors s’occupèrent d’eux-mêmes ; leurs guerres les épuisèrent et les ruinèrent enfin, parce qu’ils avaient à peu près les mêmes ressources, des soldats également braves et des généraux également expérimentés. Les Romains ont conquis le monde : mais seraient-ils sortis de leur première obscurité, si dès leur naissance, ils avaient trouvé une Sparte ou une Athènes à leurs portes ? En passant sous la domination des Romains, la Grèce conserva une sorte d’empire, mais bien honorable sur ses vainqueurs. Ses lumières et son goût pour les lettres et les arts la vengèrent de sa défaite, et soumirent à leur tour l’orgueil des Romains. Les vainqueurs devinrent les disciples des vaincus, et apprirent une langue que les Homère, les Pindare, les Thucydide, les Xénophon, les Démosthènes, les Platon et les Euripide avaient embellie de toutes les grâces de leur esprit. Des orateurs qui charmaient déjà Rome, allèrent puiser chez les Grecs ce goût fin et délicat qui doit guider le génie, ces secrets de l’art qui lui donnent une nouvelle force, et se former au talent enchanteur de tout embellir. Dans les écoles de philosophie où les citoyens les plus distingués de Rome se dépouillaient de leurs préjugés, ils apprenaient à respecter les Grecs ; ils rapportaient dans leur patrie leur reconnaissance et leur admiration, et leur république rendait son joug plus léger, craignait d’abuser des droits de la victoire, et par ses bienfaits distinguait la Grèce des autres provinces qu’elle avait soumises. Quelle gloire pour les lettres d’avoir épargné au pays qui les a cultivées des maux dont ses législateurs, ses magistrats et ses capitaines n’avaient pu le garantir ; elles sont vengées du mépris que leur témoigne l’ignorance, et sûres d’être respectées, quand il se trouvera d’aussi justes appréciateurs du mérite que les Romains. FIN |