La statue de Worcester. — Jean sans Terre et les évêchés français, — Innocent III et la guerre franco-anglaise en Normandie. — L’élection de Cantorbéry, Etienne Langton. — Expulsion des moines de Christ-Church. Premières hostilités entre le roi d’Angleterre et Rome. — L’interdit général. — Mesures de persécution contre le clergé anglais. — Les négociations de paix continuent. — Jean frappé d’excommunication personnelle. — Innocent III relève les sujets et les alliés du roi d’Angleterre du lien de fidélité. — Le dernier châtiment. Déposition de Jean sans Terre. — Le dialogue du roi et du légat. — Conférences de Douvres. — Le coup de théâtre de 1213. Soumission de Jean sans» Terre. — L’Angleterre, vassale et censitaire de l’Église romaine. — La légation du cardinal Nicolas. — Le gouvernement apostolique chez les Anglais. Réaction qu’il provoque, — Etienne Langton et la révolte des barons. — La Grande Charte cassée par Innocent III. Dans la cathédrale de Worcester, la statue de Jean sans Terre apparaît, couchée sur sa tombe, la couronne en tête, l’épée en main. A droite et à gauche du buste, deux petits personnages, des évêques, encensent ce roi de marbre. Le geste est inattendu, car, dans tout le cours de l’histoire, on ne connaît pas de souverain qui ait fait au clergé une guerre plus impitoyable. C’est qu’il s’agit ici du Jean sans Terre seconde manière, celui des trois dernières années du règne. Jusqu’en 1213, il a lutté sans relâche contre l’Église intérieure et extérieure, les moines, les évêques, le pape, et personnifié la résistance des gouvernements laïques et nationaux à la domination de l’Église universelle. En 1213, il s’est soumis : devenu le roi des prêtres, il n’a plus gouverné que par l’entremise d’un cardinal son royaume officiellement annexé au domaine temporel d’Innocent III. L’intérêt du spectacle est dans cette volte-face et ce coup de théâtre, amenés non par un changement d’opinion, mais par l’effet de la nécessité politique sur un tempérament instable. L’histoire a dit tant de mal de Jean sans Terre que la critique moderne, si prompte à revenir sur les traditions établies, a tenté en sa faveur une sorte de réhabilitation. Le patriotisme britannique aidant, des historiens ont mis en lumière, chez ce despote, l’intelligence brillante, cultivée, capable de volonté énergique et d’action persévérante. L’homme qui a combattu l’Église si longtemps et avec temps d’âpreté, et dont la diplomatie put, ameuter toute l’Europe contre Philippe Auguste, n’était ni un imbécile ni un paresseux, et il ne faudrait pas le juger sur l’éternelle anecdote qui le représente refusant de quitter sa partie d’échecs au moment ou il apprenait les succès foudroyants du roi de France et la perte de ses États continentaux. — D’accord ! Il avait les qualités de sa race, l’entente de l’administration et des affaires, et cet instinct du pouvoir personnel, actif et remuant, si remarquable chez Henri II et Richard Cœur de Lion. Mais il est certain aussi que les vices de son frère subsistèrent chez lui, exagérés (surtout la débauche brutale, ignominieuse), et que l’impossibilité de garder la mesure et de maîtriser ses passions comme ses appétits l’entraîna à d’irréparables maladresses. Il n’avait ni le sens politique d’Henri II, ni la bravoure crâne de Richard. Il différait d’eux surtout par une souplesse d’hypocrisie, et une facilité à se dérober, même à s’aplatir devant le danger, qui expliquent et ses fréquentes reculades et son revirement définitif. Dans la question des rapports avec l’Église, il garda les idées de ses prédécesseurs, l’intention arrêtée de disposer en maître des bénéfices ecclésiastiques, de nommer à sa guise les évêques et les abbés, d’empêcher l’immixtion du pape dans les affaires de son pays. Il entendait être le seul à exploiter financièrement le clergé d’Angleterre. Alors que du vivant de Richard, il n’était que le gouverneur de l’Irlande, il avait eu maille à partir avec l’archevêque de Dublin, dont il confisqua les revenus et fit administrer le diocèse par un autre prélat irlandais. Son arrivée au pouvoir le rendit encore moins traitable. Non seulement il continue "sa confiance à l’adversaire de Christ-Church et de Rome, l’archevêque Hubert Walter, mais il le prend pour chancelier. Dès ses premières années de règne, il est en conflit avec l’Église au sujet de ses évêchés de France et d’Angleterre. La guerre est partout. A Limoges, il a mis la main sur les terres et les revenus de l’évêque, taxé les sujets épiscopaux, affecté à son usage les offrandes de certaines églises, et forcé l’évêque à quitter la place. Même attitude au Mans, à Poitiers, à Coutances. Les chanoines de Sées ne voulant pas pour évêque de son candidat, il a envoyé des soldats qui les ont pillés, violentés, bloqués dans leurs maisons, avec défense de leur apporter des vivres. Leurs domestiques, leurs parents ont été chassés de la ville. Il a fait savoir à ces électeurs récalcitrants qu’ils n’auraient rien à manger, ni à boire, tant qu’ils ne se soumettraient pas à sa volonté. Cependant le prieur et quelques membres du chapitre ont réussi à s’enfuir, à gagner l’Italie et Rome. Ils présentent au pape, comme leur élu, l’archidiacre Silvestre, et Innocent III le consacre. Mais Jean sans Terre refuse de le reconnaître, sous prétexte que ses relations avec une femme mariée sont notoires ; il s’obstine à lui interdire l’entrée de Sées et la jouissance de son évêché. L’archevêque de Dublin est toujours exilé, obligé de vivre à Paris. L’archevêque d’York, Geoffrey, a refusé d’amener ses troupes en France, défendu à ses paysans de payer une taxe royale ; et Jean, pour le punir, a mis son archevêché sous séquestre. A Winchester, à Lincoln, il ne permet pas aux chapitres de procéder à l’élection de l’évêque, car il veut jouir longtemps des revenus de l’évêché, et faire lui-même la nomination. En Irlande, il repousse le candidat que les évêques de la province d’Armagh ont élu comme archevêque, et défend au clergé irlandais de le recevoir. Les luttes locales étant engagées dès le début avec cette violence, comment le pape et le roi ont-ils attendu près de huit ans, jusqu’en 1206, avant d’en venir à se prendre corps à corps ? Raisons politiques ! Jean avait besoin d’Innocent III pour défendre ses États continentaux contre les entreprises de Philippe Auguste ; Innocent comptait sur Jean sans Terre pour faire prévaloir en Allemagne la candidature d’Otton de Brunswick. D’où les concessions et les ménagements réciproques, qui retardèrent l’inévitable rupture. En 1199, le roi d’Angleterre consent, moyennant une grosse rançon, à mettre en liberté l’évêque de Beauvais ; en 1201, à se réconcilier avec l’archevêque d’York ; en 1206, à recevoir en grâce l’archevêque de Dublin. Malgré les protestations réitérées du pape, il s’était emparé du territoire qui constituait le douaire de sa mère, Aliénor d’Aquitaine, et il avait également gardé pour lui les revenus que Richard avait légués à sa seconde femme, Bérengère de Navarre. Protectrice des veuves et des orphelins, la papauté réclame : Jean sans Terre finit par s’arranger à l’amiable avec sa mère, s’engage à lui faire une rente, mais la paye si mal qu’Aliénor se plaignit de son fils à Rome jusqu’au dernier jour de sa vie. Bérengère, obligée de mendier son pain, comme dit le pape dans ses lettres, et de vivre auprès de sa sœur, la comtesse Blanche de Champagne, n’obtint à peu près rien de son beau-frère, intraitable sur les questions d’argent, ou peut-être convaincu que, dans ces affaires de famille et d’intérêt privé, l’autorité spirituelle n’avait pas à intervenir. Ce n’est pas qu’il ne sût, quand il le fallait, délier sa bourse, et la cour de Rome elle-même en eut le bénéfice. Pendant tout son règne et même encore au temps de sa brouille avec Innocent III, Jean n’a jamais cessé d’entretenir à Rome, par des lettres de crédit tirées sur les marchands de la grande cité, des ambassadeurs, des procureurs, des avocats, qui donnaient de beaux revenus au commerce local. Mais les cardinaux, les notaires, les envoyés, les neveux du pape avaient part à ses libéralités. Tout en le morigénant, Innocent III lui-même sollicitait les présents d’Artaxerxés[1]. Est-ce par ces dessous de l’histoire qu’il faut expliquer, en certains cas, la longanimité ou le silence de la Curie ? Quand Jean sans Terre, en 1200, répudia brusquement sa première femme, Havise, pour épouser Isabelle d’Angoulême, qu’il avait enlevée à son fiancé le comte de la Marche, il en fut quitte, paraît-il, pour faire à son ministre archevêque, Hubert Walter, une confession générale des péchés commis depuis sa jeunesse. Le confesseur lui ordonna, comme pénitence, d’envoyer cent chevaliers en Terre Sainte et de bâtir un monastère pour les moines de Cîteaux. En 1202, Innocent III confirme ce qu’a fait l’archevêque, et adresse au roi d’Angleterre une longue homélie sur la lutte de l’esprit contre la chair, sur la nécessité de vaincre l’instinct sensuel et de subordonner le corps à l’âme. Tâche difficile, d’ailleurs, il le reconnaît ; personne ne vit sans péché ; mais la pénitence est là pour réparer les erreurs de l’humaine faiblesse. Le pape invite Jean sans Terre à oublier le passé et à s’exercer aux œuvres pieuses, seul moyen d’assurer la prospérité de son règne ; enfin il lui donne à son tour l’absolution. Voilà tout ce qu’on trouve, aujourd’hui, dans la correspondance d’Innocent III sur cette affaire de l’enlèvement d’Isabelle qui fut le scandale de l’Occident[2]. En 1202, à coup sûr, malgré leurs démêlés continuels au sujet des évêchés, Innocent et Jean sont en paix, car le pape écrit, le 7 mai de cette année, à l’archevêque de Rouen, Gautier de Coutances, pour lui faire savoir qu’il continue à vouloir tout le bien possible à son très cher fils le roi d’Angleterre et que, par conséquent, il faudra excommunier tous ceux de ses sujets qui, en Normandie ou sur les autres points du continent, se révolteraient contre son autorité. Graves symptômes de l’appui prêté à Jean sans Terre par la cour de Rome et de l’effort très marqué qu’elle allait faire pour le protéger contre l’ambition de Philippe Auguste ! Car il n’est pas douteux que, dans la lutte qui s’ouvrait en 1202 entre la France et l’Angleterre, et devait se terminer par la dépossession de Jean, Innocent III prit fait et cause pour les Anglais. Comment pouvait-il en être autrement ? Philippe Auguste paraissait être l’agresseur ; il contrecarrait la politique romaine en Allemagne ; il s’obstinait à ne pas tenir compte de la volonté du pape dans l’affaire d’Ingeburge. Jean sans Terre au contraire était l’allié d’Innocent ; il montrait, sauf dans la question des bénéfices, une docilité relative ; il fallait donc empêcher qu’il ne fût victime des appétits du Capétien. Victime d’ailleurs peu sympathique ! C’est à la fin de l’année 1203 que Jean sans Terre se débarrassait par l’assassinat de son neveu Arthur de Bretagne. Bien que nous possédions la correspondance du pape pour cette année et pour la suivante, elle ne contient pas une seule allusion à ce crime atroce. Mais ceci s’explique très simplement. A la cour de France on n’a jamais su que d’une façon imprécise comment et à quelle date l’attentat avait été commis. Innocent III ne sut pas plus que Philippe Auguste à quoi s’en tenir, et les bruits qui couraient ne lui parurent pas suffisants pour constituer une accusation et servir de fondement à une enquête. Il est parfaitement certain que le roi de France lui-même n’invoqua pas contre Jean sans Terre, pour le déposséder judiciairement, le grief de la disparition d’Arthur. Innocent III ne l’invoqua pas davantage. Il n’avait pas de preuve. Pourquoi aurait-il rompu le silence qui se faisait sur cette triste affaire, au moment même où il se croyait obligé d’agir pour sauver le roi Jean de la catastrophe qui le menaçait ? Il fit donc réellement tout ce qu’il pouvait pour arrêter Philippe Auguste, et s’opposer à la conquête. Objurgations pressantes, envoi de légats chargés de cette mission spéciale, menace d’interdit jeté sur la France entière. Tout fut inutile, Philippe ne ralentit pas une minute sa marche victorieuse. Et pendant que les légats pontificaux continuaient à convoquer à leur barre les parties belligérantes et à faire des actes de procédure, lui prenait le Château Gaillard et s’emparait de la Normandie. Innocent III fut bien obligé de reculer. Déjà, quand il écrivait à Jean, le 9 octobre 1203, pour lui faire connaître les griefs de Philippe Auguste et l’engager à comparaître devant la cour de son suzerain, de manière à faciliter la tâche de ceux qui essayaient de le sauver, le pape prenait un ton de protection dédaigneuse et maussade qui prouve combien il avait peu d’estime pour son client. Je laisse à ta conscience royale le soin de décider dans quelle mesure tu as droit à notre bienveillance. Elle sait très bien qu’en beaucoup de circonstances tu nous as mal récompensé de ce que nous avions fait pour toi, et que tu n’as pas montré à l’Église romaine le respect auquel tes prédécesseurs l’avaient habituée. Mais, d’autre part, comme nous voulons agir selon notre devoir et non pas selon tes mérites, nous aimons à croire que, dans ton démêlé avec le roi de France, tu témoigneras dorénavant plus de déférence et d’affection à l’Église romaine et à nous. A vrai dire l’attitude de Jean sans Terre n’était pas faite pour encourager ses amis. Non seulement il se défendait fort mal, mais quand le légat du pape le convoqua, avec Philippe Auguste, au concile de Meaux, il ne se donna même pas la peine de s’y faire représenter par un procureur. Il trouvait sans doute qu’une fois la Normandie perdue, tout cet appareil de négociations et de procédures devenait inutile. La cour de Rome avait été impuissante à arrêter Philippe Auguste ; pourquoi obéir à ses injonctions ? Innocent III comprit bientôt qu’il n’y avait plus qu’à s’incliner devant le fait accompli et a enregistrer le succès du plus fort. La lettre qu’il écrivit, le 7 mai 1205, aux évêques de Normandie est significative. Ces évêques, requis par Philippe Auguste de lui jurer fidélité, avec tous les nobles laïques de la province annexée, avaient demandé à Rome ce qu’ils devaient faire en cette occurrence, et s’il fallait reconnaître le droit du vainqueur. La réponse d’Innocent III est singulièrement embarrassée et vague. Nous ne sommes pas suffisamment édifié sur la question de droit et sur la coutume. Le roi de France vous a affirmé que s’il a conquis la Normandie, c’est en vertu d’un arrêt de sa cour dûment rendu au préalable. Comme nous ignorons tout de ce procès, la cause, le mode de procédure et l’ordre suivi, nous ne pouvons sur un cas aussi obscur, vous donner une réponse précise. Vous êtes plus à même que nous de savoir là-dessus la vérité : prenez donc avec prudence la décision qui vous paraîtra conforme au droit et à la coutume. Le geste de Ponce Pilate ! Jean sans Terre n’avait plus rien à attendre de Rome ; la Normandie était devenue irrévocablement française. La papauté ne s’opposa pas davantage à l’annexion de la Bretagne et du Poitou. Et pourquoi se serait-elle obstinée à défendre un souverain qui s’abandonnait lui-même et dont la politique ecclésiastique lui donnait tous les jours de nouveaux sujets de souci et de colère ? En 1205, Jean sans Terre, furieux de la résistance que lui opposait l’Église de Winchester, où l’on ne voulait pas de son candidat, avait maltraité le doyen de l’église de Salisbury, jeté en prison des clercs et des laïques, et forcé quelques autres opposants à s’expatrier. Innocent le prie d’agir avec plus de douceur, de délivrer les prisonniers, de restituer les biens saisis, et de laisser revenir les exilés. Le roi refuse avec hauteur d’admettre cette intervention du pape. Je n’ai fait aucun tort au doyen de Salisbury et à ses clercs. Quant aux laïques, la cour de Rome n’a pas à se mêler de leurs affaires. Si ceux qui se sont expatriés veulent subir le jugement des tribunaux royaux, je ne m’opposerai pas à leur retour. Ainsi les griefs s’accumulaient : les menaces d’interdit et d’excommunication pleuvaient. Le pape ne se plaignait pas seulement de la conduite du roi dans de nombreux cas particuliers. Dès l’année 1202, il l’accusait d’une malveillance systématique envers les membres du clergé. Il lui reprochait surtout de s’opposer à l’exercice de la justice pontificale, en interdisant aux délégués du pape de connaître de certains procès. Un jour que tes ambassadeurs étaient revenus de Rome sans avoir obtenu tout ce qu’ils nous avaient demandé de ta part, tu en as été tellement ému que tu as édicté la défense expresse de recevoir, sur aucun point de ton royaume et particulièrement en Angleterre, les légats ou les nonces envoyés par nous. Il est vrai qu’ensuite tu as révoqué cet ordre ; mais ce n’en était pas moins l’affront le plus outrageant qu’on pût infliger au Siège apostolique, quelque chose d’inouï, un attentat que jusqu’à toi aucun prince ne s’était permis. L’état d’esprit où se trouvait Jean sans Terre lui rendait la patience difficile. Vaincu et dépouillé de ses fiefs français, il essayait vainement de décider les nobles et les prélats d’Angleterre à faire un effort héroïque pour recouvrer les territoires perdus. L’Angleterre se refusait visiblement à verser son sang et son or pour une telle cause ; elle avait pris son parti de la perte des provinces de France. Depuis longtemps elle se plaignait que ses intérêts propres fussent sacrifiés par le Plantagenêt à ceux de leur domaine continental. Le sentiment national n’était donc pas favorable aux projets de revanche de Jean. Guillaume le Maréchal, le chef des barons laïques, s’en expliqua nettement avec son maître, et Hubert Walter lui-même résista au nom du clergé. Jean les accusa tous les deux de trahir, d’être de connivence avec son mortel ennemi, le roi de France (ce qui était absurde) et, pour se venger des barons et des évêques qui refusaient de le suivre, il préleva sur eux, sous prétexte de déni du service militaire et à titre de compensation, une lourde taxe, qui mit l’irritation au comble. C’est alors que Hubert Walter mourut (12 juillet 1205) et que s’ouvrit le grand procès de l’élection de Cantorbéry, point de départ d’une crise où l’Angleterre faillit sombrer. Jean était bien résolu à ne laisser installer sur le siège primatial qu’un homme dont le dévouement lui serait acquis. Mais les moines de Christ-Church avaient la prétention d’élire eux-mêmes leur archevêque. Dans leur chapitre, le parti avancé, les jeunes, s’empressèrent de désigner, la nuit, le sous prieur Reginald, et de l’envoyer secrètement à Rome pour le faire consacrer par le pape. Le roi, surpris, n’aurait pas le temps de présenter une candidature et se heurterait au fait accompli. Reginald se mit en route avec une délégation des moines qui l’avaient élu ; mais, arrivé en Flandre, au lieu de garder le secret absolu qu’exigeaient ses partisans, il déclara à tous qu’il était l’archevêque élu de Cantorbéry et qu’il allait faire consacrer son élection. La chose s’ébruita vite en Angleterre. Colère de Jean qui se plaint d’avoir été joué : protestations des évêques suffragants de Cantorbéry, qui avaient toujours prétendu que la nomination de l’archevêque leur appartenait autant qu’aux moines. Ils font appel au pape et envoient à Rome une contre députation, chargée de faire valoir leur droit. Mécontents de leur indiscret sous prieur qui a fait avorter leur plan, les moines de Christ-Church ne veulent plus de Reginald et ils envoient des délégués à Jean sans Terre pour lui demander, régulièrement cette fois, la permission d’élire. Le roi leur indique immédiatement son candidat, l’évêque de Norwich, Jean de Gray, un de ses familiers, dont la nomination au siège archiépiscopal servira, dit-il, admirablement, les intérêts de l’État, Mais, pour sauvegarder les apparences et la liberté traditionnelle de l’abbaye de Christ-Church, le roi s’engage par écrit à accepter la personne choisie par les moines. Seulement, par un accord secret avec la délégation, ce choix ne pourra porter que sur l’évêque de Norwich. Conformément au désir ou, pour mieux dire, à l’ordre royal, Jean de Gray est effectivement élu par tout le chapitre. Il est proclamé, intronisé en présence du roi, mis en possession immédiate de son temporel. Et alors une nouvelle députation de moines de Christ-Church est expédiée à Rome, aux frais du gouvernement d’Angleterre, pour solliciter d’Innocent III la consécration de l’évêque de Norwich. Le pape et ses juges se trouvaient donc assiégés par trois ambassades au sujet d’une seule et même affaire : celle des évêques de la province de Cantorbéry, celle de Reginald et des moines, ses amis, et celle des autres moines de Christ-Church qui, associés aux gens du roi, présentaient Jean de Gray. La controverse s’engage devant la cour pontificale. Lutte très vive d’abord entre les procureurs des évêques et ceux des moines. Les premiers soutiennent que les moines ne peuvent en droit élire l’archevêque sans le concours de l’épiscopat, et qu’en fait, par trois fois, les évêques ont contribué à l’élection d’un archevêque. Les seconds répliquent qu’une coutume constante autorise l’abbaye à élire seule son chef, et que d’ailleurs il y a des privilèges pontificaux qui l’investissent formellement de ce droit. Bataille, d’autre part, entre les délégués des deux fractions du chapitre, Le sous prieur Reginald a été légalement élu, disent les uns, et nous demandons sa confirmation. — Non, disent les autres, cette élection est nulle parce qu’elle a été faite la nuit, sans aucune solennité, sans que l’assentiment du roi ait été demandé au préalable, et elle n’a pas eu pour elle la majorité et la plus saine partie du corps électoral. — Les partisans du sous prieur répliquent que c’est la seconde élection, celle de l’évêque de Norwich, qui ne vaut rien. Pour qu’elle fût valable, il aurait fallu que la première, bonne ou mauvaise, eût été préalablement annulée, ce qu’on n’a pas fait. Donc, en droit, c’est le premier résultat qui est le bon. Innocent III ne se soucia pas de démêler cet imbroglio. Il avait son idée, qui était de faire lui-même l’élection de Cantorbéry. Au lieu de se prononcer, il renvoya, de délai en délai, la sentence définitive, ce qui prit un an tout entier. Ce n’est qu’à la fin de 1206 que l’arrêt fut rendu. Le pape donnait tort à tout le monde ; il cassait les deux élections. Les évêques suffragants de Cantorbéry étaient complètement déboutés de leur plainte : le prieur et le couvent de Christ-Church ont le droit d’élire sans eux leur archevêque. L’élection du sous prieur est annulée, comme ayant été faite en violation des règles et des formalités légales. L’élection de Jean de Gray est également déclarée non avenue, car elle avait eu lieu pendant l’appel à Home interjeté par une partie des moines. Au fond, le pape n’était pas dupe de l’engagement pris par Jean de respecter le droit électoral de l’abbaye. Il savait que l’évêque de Norwich était le candidat officiel et imposé. Et il restait dans la tradition et dans la légalité canonique en repoussant, sur ce terrain, l’immixtion du pouvoir civil. Il avait justement, sous la main, l’homme qui convenait à la fonction, un cardinal de nationalité anglaise, maître Etienne Langton, savant docteur qui avait étudié longtemps à Paris, et d’ailleurs très justement estimé. Innocent conseilla aux moines de Christ-Church qui se trouvaient à Rome de l’élire comme archevêque. A l’en croire pourtant, ce n’est pas lui qui aurait imposé ce troisième candidat. Il leur aurait simplement demandé, puisque les deux premières élections avaient été annulées, de ne pas laisser plus longtemps leur Église sans pasteur et de faire, dans les conditions canoniques, un autre choix. Après de nombreuses délibérations, les délégués, à l’unanimité, portèrent leur suffrage sur Etienne Langton et s’accordèrent pour inviter le pape à le consacrer. D’après une autre version celle du chroniqueur Roger de Wendover, qui paraît très au courant des dessous de l’affaire, les moines auraient d’abord regimbé. Ils objectèrent au pape qu’il fallait le consentement du roi, et que l’élection ne pouvait être faite que par tout le chapitre de Cantorbéry. Vous savez bien, répliqua Innocent, que le chapitre vous a donné pleins pouvoirs. Quant à l’autorisation royale, elle n’est pas nécessaire pour lès élections qui se font à Rome. Vous êtes assez nombreux et assez qualifiés pour y procéder. Au nom de l’obéissance qua vous nous devez et sous peine d’anathème, nous vous enjoignons de prendre comme archevêque celui que nous vous donnons comme père, et pasteur de vos âmes. Malgré eux et tout en murmurant, les moines se décidèrent à obéir. Un seul résista jusqu’au bout, maître Elie de Brantefeld, un des partisans dévoué de l’évêque de Norwich. Mais tous les autres, au chant du Te Deum conduisirent l’élu à l’autel. Le difficile était d’annoncer et d’imposer au roi d’Angleterre cette solution imprévue. La lettre où le pape lui apprit ce qui s’était passé, datée du 20 décembre 1206, ne donne que la version officielle de la Curie. Ce sont les moines de Christ-Church qui ont soumis d’eux-mêmes à l’approbation du pape le choix du nouvel élu. Le pape ne pouvait la refuser, puisque les formalités avaient été remplies, et que la personne avait lés capacités exigibles. Etienne Langton a répondu, quand on lui a demandé son assentiment, qu’il ne s’appartenait pas, qu’il était à l’entière disposition de l’Église, et ne pouvait se soustraire au mandat qu’on lui imposait. Innocent III ajoute, avec des précautions infinies, que dans les élections faites en cour de Rome, l’usage n’est pas de requérir le consentement de l’autorité séculière, Cependant, par faveur spéciale, il a cru devoir laisser les délégués de Christ-Church demander ce consentement aux ambassadeurs chargés de représenter le roi à Rome. Ceux-ci n’ont pas voulu prendre sur eux de l’accorder. C’est pourquoi le pape veut bien faire, pour Jean sans Terre, ce qu’il n’avait jamais fait pour personne, en pareille circonstance ; il le prie une seconde fois d’envoyer son assentiment. Il conjure le roi, au nom du saint martyr de Cantorbéry, d’accorder sa grâce et son affection au couvent de Christ-Church, d’approuver l’élection faite par cette Église, et d’accueillir favorablement la personne qu’elle a désignée. Il le remercie d’ailleurs de la conduite très libérale qu’il a tenue en toute cette affaire dans ses rapports avec les moines. On lui a rendu justice en plein consistoire, en présence des envoyés anglais eux-mêmes. J’ai réprouvé, dit Innocent III en terminant, de la façon la plus énergique, les bruits malveillants qui, sur ce point, m’avaient été rapportés. Ménagements et rhétorique persuasive n’eurent aucun effet sur le roi Jean. Celui-ci ne décolérait pas d’avoir été trompé deux fois par les moines : d’abord, quand ils avaient élu subrepticement Réginald, ensuite quand ils avaient substitué Etienne Langton à Jean de Gray. Il n’était pas moins irrité d’avoir été joué, au moins le croyait-il, par Innocent III. Nous n’avons plus sa réponse au pape : elle a disparu comme ont disparu ; en général, toutes les lettres désagréables et violentas que la cour de Rome recevait des souverains laïques. Mais le pape lui-même en a parlé et Roger de Wendover en a conservé l’analyse. Elle était pleine de reproches et de menaces, presque brutale. Je me refuse, disait Jean en résumé, à accepter l’élection de ce Langton : il n’a jamais fait que séjourner en France, au milieu de mes ennemis ; je ne le connais pas. C’est au préjudice et au mépris des droits et de l’indépendance de notre couronne que vous l’avez promu comme archevêque, sans que les moines aient requis notre consentement, contre toute légalité. J’admire comme la Curie et les cardinaux oublient facilement le besoin qu’ils ont de notre amitié. Ne savent-ils pas que le royaume d’Angleterre leur rapporte plus à lui seul que tous les autres pays en deçà des Alpes ? Je combattrai, s’il le faut, jusqu’à la mort, pour la liberté de ma couronne ; j’ai pris la décision irrévocable de m’en tenir à l’élection de l’évêque de Norwich, dont les services me sont nécessaires. Si l’on refuse de me donner satisfaction, je fermerai la route de Rome à nos nationaux. Je ne veux pas que notre argent s’écoule au dehors : il faut que je garde les ressources nécessaires à la défense du royaume. Après tout, l’Angleterre et les pays qui en dépendent possèdent assez d’archevêques, d’évêques et de prélats instruits et capables pour que nous puissions nous passer, s’il le faut absolument, des étrangers que Rome nous impose. C’était annoncer que l’Angleterre irait, si besoin était, jusqu’au schisme. Le 26 mai 1207, il recevait d’Innocent III une nouvelle lettre toujours modérée et conciliante dans la forme, où le pape rétorquait, point par point, ses arguments. Si Langton est resté longtemps à Paris, il faut plutôt lui en faire gloire, car il y a mérité, par sa science des lettres et de la théologie, le titre de docteur et une prébende à Notre-Dame. Comment peux-tu dire que tu ne le connais pas ? Il est né sur ta terre, de parents qui le sont tout dévoués : il occupe un bénéfice dans l’église d’York, autrement importante et célèbre que celle de Paris. Enfin, toi-même tu lui as écrit trois fois au moment de sa promotion au cardinalat, pour lui dire que tu te disposais à 1e faire venir en Angleterre et à le prendre a ton service, mais que tu te réjouissais de voir que son mérite l’élevait à une plus haute fonction ! Il n’est pas juste non plus d’affirmer qu’on ne t’a pas consulté. À la rigueur, nous n’étions pas tenu de le faire, puisqu’il s’agissait d’une élection en curie, mais par déférence pour toi, cependant, deux moines de l’abbaye ont été expédiés avec charge spéciale de solliciter ton consentement. On les a arrêtés à Douvres, et ce n’est pas leur faute s’ils n’ont pu remplir leur mission. En tout cas, le même courrier qui t’apportait notre lettre, t’a présenté aussi une requête du chapitre où il sollicitait ton approbation. Innocent III perdait à argumenter sa peine et son temps. Le roi, exaspéré, n’écoutait plus rien. Le 17 juin 1207, le pape précipita lui-même le dénouement en procédant, à Viterbe, à la consécration solennelle de Langton. La riposte ne se fit pas attendre. En juillet, se présentent à Christ-Church deux officiers royaux. Ils pénètrent, l’épée à la main, dans l’abbaye et déclarent aux moines qu’ils sont condamnés, comme coupables de haute trahison envers le roi, à l’expulsion et à l’exil. S’ils refusent de quitter leur couvent, on y mettra le feu et on les laissera dans le brasier. Tous les moines, sauf treize malades de l’infirmerie, se résignent au départ, passent en Flandre et se dispersent dans les abbayes du continent. Sur l’ordre du roi, des religieux de Saint Augustin de Cantorbéry les remplacent à Christ-Church. Les domaines du chapitre et de l’archevêché, mis sous séquestre, restèrent en friche. Cette exécution équivalait à une rupture des rapports de l’Église et de l’État. La guerre commençait : elle durera sept ans. On y épuisera, d’une part, tout l’arsenal des armes et des châtiments d’Église ; de l’autre, toutes les formes de persécution et de spoliation qu’un despote pouvait imaginer. Dès le début de l’année 1207, Jean sans Terre avait ouvert les hostilités en exigeant de tout le clergé d’Angleterre, convoqué à Oxford, l’abandon d’une part considérable de ses revenus. Clercs et moines des deux provinces de Cantorbéry et d’York protestèrent d’une seule voix contre cette exaction sans précédents, et refusèrent de se soumettre. Devant l’opposition générale, le roi recula d’abord : puis il frappa tous les sujets anglais d’un impôt montant au treizième de la valeur des biens meubles et immeubles. Cette taxe, qui devait servir au recouvrement des provinces françaises, s’appliquait aux ecclésiastiques aussi bien qu’aux laïques ; seul, l’ordre de Cîteaux, si puissant alors dans le royaume insulaire en était exempté. Geoffrey d’York déclara qu’on ne la percevrait pas dans sa province : il préféra encore une fois s’exiler et porter ses griefs à Rome. Immédiatement le roi confisqua tous ses biens. Peu de temps après, il décrétait la suppression des tribunaux apostoliques, sur toute l’étendue du pays. Dans cette guerre si âprement soutenue, Innocent III ira jusqu’au bout de la gamme ascendante des châtiments d’Église : mais il ne passera d’une note à l’autre qu’après avoir essayé tous les moyens d’entente et constaté l’impossibilité d’un accommodement. Tout en sévissant, il ne cessera de négocier, avec un désir de conciliation dont la sincérité est hors de doute. Jean sans Terre feindra de se prêter, lui aussi, aux négociations, mais pour gagner du temps et retarder les coups de l’adversaire. Tandis qu’il décrète et agit, le pape écrit et parlemente. Il supplie les évêques et les barons d’Angleterre d’user de leur influence auprès du roi pour l’amener à changer de sentiment, et à laisser l’archevêque de Cantorbéry entrer en fonction. Il félicite l’abbé de Saint-Bertin d’avoir donné asile, dans son monastère, aux exilés de Christ-Church. Tout au plus, ordonne-t-il à. l’évêque de Rochester d’excommunier les officiers royaux qui ont osé violer leur cloître. Avant tout, il compte sur sa diplomatie, et envoie à Jean les trois évêques de Londres, d’Ely, et de Worcester, assistés du frère d’Etienne Langton, Simon. Ils feront un dernier effort pour décider le roi à céder sur la question de Cantorbéry et à réintégrer Geoffrey. S’il résiste, ils le menaceront de l’interdit général, et, si la menace reste vaine, ils exécuteront la sentence d’interdit. A en croire Roger de Wendover, Jean ne leur aurait pas laissé finir leur discours : Par les dents de Dieu ! si vous ou d’autres que vous s’avisent de jeter l’interdit sur mon royaume, je ferai saisir incontinent tous les prélats d’Angleterre, clercs et moines, je les enverrai au pape et confisquerai tous leurs biens. Et, de plus, tous les Romains que je trouverai dans mes États, sujets du pape ou autres, je les expédierai à Rome avec les yeux crevés et le nez coupé, de façon à ce que tout le monde les reconnaisse bien. Si vous-mêmes tenez à votre existence, je vous conseille de vous dérober le plus tôt possible à ma vue. Et dans un manifeste adressé, le 13 mars 1208, à tous ses sujets, il fait appel au sentiment national. Sachez que maître Simon Langton m’a demandé, devant mes évêques, de reconnaître son frère en qualité d’archevêque de Cantorbéry. Et comme je lui parlais de la nécessité de sauvegarder, en cette affaire, la dignité de notre couronne, il m’a répondu qu’on n’en ferait rien, à moins que nous ne consentions à nous en remettre, pour tout ce différend, à la discrétion du seigneur pape. Nous portons ceci à votre connaissance, pour que vous puissiez vous rendre compte du mal qu’on nous a fait et de l’outrage qu’on veut nous faire subir. Quelques jours après, les trois évêques prononçaient l’interdit, avec toutes ses conséquences : fermeture des églises, défense de conférer les sacrements ; ni fiançailles, ni mariages, ni même extrême-onction ; les cercueils exclus de la terre sainte, placés provisoirement sur les arbres ou sur les murs des cimetières. Une seule concession : on pourra baptiser les nouveau-nés ; encore les fonts baptismaux devront-ils être transportés hors de l’église, dans une maison particulière. L’interdit est absolu : on n’accordera aucune permission spéciale de célébrer les offices religieux. Ces ordres furent-ils exécutés partout dans leur rigueur ? On peut en douter : la population n’aurait pas supporté si longtemps un pareil régime. Il est certain qu’une partie importante de l’Église monastique anglaise n’observa pas l’interdit ; l’abbé général de Cîteaux invoqua les privilèges de son ordre qui lui permettaient de ne pas tenir compte de certaines prohibitions du décret. A ce premier acte d’hostilité Jean répondit par la confiscation générale de tous les immeubles et de tous les revenus de l’Église anglaise. Les biens saisis seront confiés à la garde des commune» voisines, qui serviront aux clercs et aux moines ce qui leur est strictement nécessaire pour vivre. La propriété ecclésiastique remplacée par un traitement ! Jean sans Terre anticipait sur les temps modernes. Mais le pape se défend. Il ordonne d’excommunier tous ceux qui auraient participé à l’exécution de cet édit abominable. Seules, les personnes du roi, de la reine, du justicier Geoffrey Fitz-Peter, sont exceptées de l’anathème. Craignant pour leur vie, les évêques de Londres, d’Ely, de Worcester, d’Hereford, de Rochester quittent leur diocèse et s’en vont rejoindre en France les archevêques de Cantorbéry et d’York. L’émigration du haut clergé ! La colère du roi redoubla. Il aurait voulu, paraît-il, obliger tous les récalcitrants à quitter la place. Mais la plupart d’entre eux attendirent, dans leur église, qu’on les expulsât par la force, et les officiers du roi reculèrent devant cette extrémité. Ils se dédommagèrent par toute une série de mesures vexatoires : fermeture des greniers ecclésiastiques, qu’on attribue au fisc ; arrestation de toutes les concubines des curés et des chanoines, emprisonnées jusqu’à ce qu’elles aient payé rançon ; impunité à tous ceux qui se rendraient coupables de violences envers un clerc ou un moine. Un jour on amène à Jean un brigand qui venait de tuer un prêtre pour le voler. Détachez-le, et laissez-le aller, dit le roi : il m’a débarrassé d’un de mes ennemis. Partout où l’on peut trouver les parents des prélats qui avaient prononcé ou observé l’interdit, on les arrête, on les incarcère, et leurs biens sont confisqués. L’inquiétude finit par gagner les amis et les alliés de Jean sans Terre. L’empereur Otton de Brunswick engage sérieusement son oncle, sinon à se soumettre, au moins à essayer d’une transaction. Il semble en effet qu’en 1208 le Plantagenêt repousse avec moins d’énergie les ouvertures que ne cessent de lui faire les agents du pape. Innocent lui écrit de nouveau pour l’encourager à faire sa paix avec Etienne Langton. Par l’entremise de l’abbé de Beaulieu, son chargé d’affaires à Rome, Jean semble accepter finalement l’idée de recevoir l’archevêque de Cantorbéry et de lui restituer son domaine. Il permettra même aux moines de Christ-Church de revenir dans leur couvent, « bien qu’il ait de bonnes raisons, dit-il, de les considérer comme des traîtres ». Seulement, il se refuse à investir lui-même des régales l’archevêque de Cantorbéry. Gomment pourrait-il traiter en ami, en familier, l’homme qui est la cause de tout le mal ? Le pape ou, à son défaut, les évêques de Londres, d’Ely et de Worcester lui remettront son temporel. Procédure insolite ! mais la cour de Rome croit devoir céder au désir du roi. Aussitôt après la rentrée d’Etienne Langton, la restitution intégrale des biens épiscopaux, et le paiement complet d’une indemnité, on prononcera la relaxe de l’interdit. Pendant les derniers mois de 1208 et les premiers de 1209, les négociations se poursuivent activement sur tous ces points. Les trois évêques viennent à Douvres conférer avec les mandataires de Jean ; on rédige en commun une formule de pacification. Il semble que tout doive s’arranger. Le roi et ses barons envoient un sauf-conduit à l’archevêque pour qu’il vienne en personne conférer avec son souverain. Langton y consent : il débarque à Douvres. Mais alors Jean se dérobe ; il n’envoie, pour traiter, que des agents en sous-ordre ; il refuse d’accepter la clause relative à la restitution intégrale ; il demande l’insertion de certains articles qui n’avaient pas été convenus. Les évêques protestent, déclarent vouloir s’en tenir au texte même de la convention. Inquiet de cette attitude du roi, de ces continuelles reculades, hanté peut-être du souvenir de son prédécesseur Thomas Becket, Langton se hâte de repasser le détroit. Il n’avait pas le goût du martyre. Cependant Innocent III a fait ce qu’il a pu. Par deux fois il exhorte le roi d’Angleterre à accepter loyalement les résultats de la négociation engagée par l’abbé de Beaulieu, et poursuivie, presque conclue, dans les diverses conférences de Douvres. Il le supplie de repousser les mauvais conseils qu’on lui donne, de se défier des flatteurs. Il se représente lui-même comme le médecin qui varie ses remèdes pour arriver à la guérison du malade. C’est pourquoi nous faisons succéder, en t’écrivant, les caresses aux menaces, et les menaces aux caresses. Qu’importait à Jean ? Il n’avait répondu aux avances du pape que pour échapper à l’excommunication personnelle et obtenir un adoucissement de l’interdit. Il y eut, en effet, un peu de détente. Innocent, qui avait ordonné la suspension des abbés de Cîteaux coupables de lui désobéir, autorise lui-même, sur le conseil d’Etienne Langton, la célébration de l’office divin dans les couvents une fois par semaine. Mais il s’aperçoit bientôt que les concessions de Jean n’ont rien de sérieux et qu’en réalité il n’a pas cessé le combat. La persécution continue. En novembre 1209, dans le comté de Sussex, les officiers royaux font l’inventaire des revenus des moines noirs, des Bénédictins, et procèdent à la sécularisation définitive de la propriété monastique. A Oxford, un étudiant de l’université a tué une femme et s’est enfui. L’autorité laïque trouve trois autres clercs dans la maison que le meurtrier avait louée. Faute de pouvoir saisir le coupable, elle arrête ses camarades, les incarcère et le roi ordonne qu’ils soient pendus. Protestation indignée de l’université tout entière : ses trois mille membres, maîtres et étudiants, quittent Oxford et se dispersent à Cambridge ou à Reading. A Lincoln, Hugues, archidiacre de Wells, chancelier du roi, qui avait signé et scellé toutes les mesures de proscription, est élu comme évêque. Il demande à son maître la permission d’aller en France se faire consacrer par l’archevêque de Rouen, sujet de Philippe Auguste et étranger au conflit. Mais, au lieu d’aller à Rouen, il s’empresse de se rendre auprès d’Etienne Langton, qui le consacre, Jean, furieux, s’approprie tous les biens de l’évêché de Lincoln et nomme un autre chancelier. Innocent III se décide alors à frapper un nouveau coup. Les évêques de Londres, d’Ely et de Worcester, reçoivent de Rome l’ordre de prononcer l’excommunication personnelle du roi. Le difficile était de la faire exécuter. Les évêques restés en Angleterre, les abbés et les curés qui se trouvaient au pouvoir de Jean, se gardèrent bien de publier la sentence. Tout le monde sut pourtant qu’elle avait été lancée : on se le disait partout à voix basse, mais personne n’osait obéir au pape. Seul, un clerc de l’Echiquier, Geoffrey, archidiacre de Norwich, eut le courage de dire à ses collègues qu’il n’était pas bon, pour des bénéficiers d’Église, de rester en contact avec le roi. Il quitte la salle des séances pour s’en retourner chez lui. Peu de jours après, sur un ordre de Jean, il était incarcéré, mis sous la fameuse chape de plomb réservée, aux clercs, et on le laissa mourir de faim. En fait, Jean échappait aux conséquences de l’excommunication. Il trouvait même des théoriciens pour justifier ses actes. Un clerc, maître Alexandre le Maçon, prêchait la nécessité d’obéir au roi. Pourquoi le rendre responsable des malheurs du pays ? Les Anglais ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le roi n’est que la verge de Dieu, chargé de flageller les coupables. La royauté a pour mission, comme dit le Psalmiste, de gouverner rudement les hommes et d’enchaîner les puissants qui se mettent en révolte. Le pape n’a pas le droit d’intervenir dans les querelles du pouvoir avec les grands, ni de contrôler le gouvernement des laïques. Le prince des Apôtres, Pierre, n’a reçu, de Dieu que la mission de surveiller l’Église et de se mêler des choses de la religion. Ce qui se passe dans le monde séculier ne le regarde pas. Les années 1210 et 1211 s’écoulent, sans que rien soit changé dans les dispositions de Jean sans Terre. Il continue à négocier avec le pape, comme avec Langton : il envoie à ce dernier des sauf-conduits, fait mine de se porter à sa rencontre à Douvres, cherche visiblement à l’attirer dans l’île. Mais l’autre, qui se méfie, ne vient pas. Et, dans l’intervalle, les mesures de proscription et les exactions financières se succèdent sans trêve. En 1210, ce sont les Juifs d’Angleterre qui sont emprisonnés, torturés, spoliés, et finalement obligés de payer une rançon énorme. On vend, on coupe, on déracine toutes les forêts de l’archevêché de Cantorbéry ; il n’y reste pas un arbre. Puis vient le tour des moines de Cîteaux. Ils avaient refusé de subvenir aux frais de l’expédition du roi en Irlande. A son retour, il les frappe d’une taxe supérieure à trente-trois mille marcs, d’où la ruine complète de plusieurs abbayes, notamment de celle de Waverley, qui nous a laissé un si curieux récit de cette lutte à outrance. N’ayant plus rien, les moines de Waverley se dispersent ; leur abbé, Jean III, quitte lui-même la nuit son couvent, pour n’y plus revenir. Le roi publie un édit qui défendait aux Cisterciens anglais de sortir du royaume, même pour se rendre à leur chapitre général, et aux Cisterciens étrangers de venir rejoindre leurs frères anglais. Ce régime de terreur s’étant aggravé en 1211, Innocent III essaye, comme toujours, de faire accepter a l’ennemi des propositions de paix. Le 15 août, le sous-diacre romain Pandolfo et le Templier Durand s’abouchent, à Northampton, avec Jean, qui semble admettre les bases d’un accord. Mais au moment de signer la transaction définitive, il recule, refuse encore de se soumettre à la clause de la restitution intégrale des biens d’Église, et de nouveau tout est rompu. La cour de Rome juge alors nécessaire de faire un pas de plus dans la voie ou s’échelonnaient les châtiments. Elle décrète que les sujets et les alliés de Jean sans Terre, peuples, barons, souverains relevant de la couronne anglaise sont déliés du serment de fidélité et de l’observation des traités. Les liens politiques sur lesquels se fondait l’autorité royale disparaissent. Mais qui oserait signifier au condamné un arrêt aussi grave et en assurer l’exécution ? Qu’importe, après tout, à ce despote exaspéré, les bruits venant de France et d’Italie ? Ordre est donné de fermer tous les ports anglais pour empêcher l’émigration. Les exilés qui vivent sur le continent devront rentrer immédiatement sous peine de la confiscation totale. Défense aux ecclésiastiques de recevoir et d’exécuter les mandats du pape ; on oblige, par la force, les évoques et les, abbés d’écrire des lettres où ils déclarent que le roi est quitte envers eux de toute restitution pécuniaire et de toute réparation de dommage. De nouvelles taxes, exorbitantes, frappent non seulement les clercs, mais les nobles. Par crainte des défections et des trahisons, pour empêcher les effets de la rupture du lien féodal, Jean contraint tous les barons à lui livrer en otages leurs fils ou leurs neveux. A la suite d’une révolte des chefs du pays de Galles, il fait pendre, pour l’exemple, une trentaine de ces malheureux enfants. Extorsions et supplices se multiplient. La luxure royale n’épargne même pas les femmes et les filles des nobles qui vivent à la cour et servent celui qui les outrage. Ce gouvernement ne fait pas seulement la guerre à l’Église : il semble prendre à tâche d’irriter contre lui-même, l’une après l’autre, toutes les classes de la société. Il fallait pourtant en finir. Innocent III n’ignorait pas que Philippe Auguste, l’ennemi héréditaire des Plantagenêts, entretenait des relations secrètes avec la plupart des chefs du baronnage anglais et ne demandait qu’à opérer un débarquement. L’interdit général et l’excommunication personnelle n’ayant abouti à aucun résultat, la rupture même des liens et des contrats qui rattachaient les sujets à leur roi n’ayant rien produit, restait le châtiment suprême, la dernière arme de l’Église. Innocent prononce la déposition de Jean sans Terre et le transfert de sa couronne à un autre souverain. Il écrit à Philippe Auguste pour le charger d’exécuter la sentence et lui assurer la possession du trône vacant. L’armée qui, sous les ordres du roi de France, envahira l’Angleterre doit accomplir une œuvre sainte, puisqu’il s’agit de réaliser la volonté et de venger l’injure du chef de tous les chrétiens. C’est une croisade ! Innocent y convie tous les chevaliers de l’Europe, comme il les avait invités à combattre les Sarrasins d’Espagne et les hérétiques du Languedoc. Rémission des péchés pour tous ceux qui participeraient à l’entreprise. Le légat Pandolfo dirigera les négociations avec la France, réunira les croisés, et mènera à bonne fin la terrible opération. Des conciliabules ont lieu en effet entre les évêques d’Angleterre exilés, Philippe Auguste et le légat. Du côté de la France, les préparatifs militaires sont poussés avec une activité fiévreuse. Au printemps de 1213, la dépossession de Jean sans Terre devra être un fait accompli. Innocent III voulait-il sérieusement supprimer, en Angleterre, la dynastie des Plantagenêts, pour lui substituer un Capétien, Philippe Auguste ou son fils Louis ? Ou n’avait-il d’autre but que d’effrayer Jean et de l’obliger à se livrer à Rome ? Problème impossible à résoudre, car l’histoire ne saurait pénétrer le secret des consciences. Et d’ailleurs, sur cette dernière période de la crise, les documents directs font défaut : on ne la connaît que par le récit des chroniqueurs anglais, notamment de Wendover, Les lettres du pape, ces redoutables lettres qui condamnaient Jean sans Terre et chargeaient Philippe Auguste de l’arrêt, et qu’il nous importerait tant de connaître, ont disparu, détruites sur l’ordre même d’Innocent III, après la réconciliation. On peut affirmer du moins un fait, c’est qu’au plus fort de la bataille, le pape a toujours eu l’espoir d’amener Jean sans Terre à céder. En 1212, au moment même où il fulminait contre son ennemi et envoyait Pandolfo en France pour prendre avec Philippe Auguste les mesures décisives, les négociations se poursuivaient entre Rome et Londres. « Avant de prendre congé du pape, écrit Wendover, Pandolfo lui demanda, dans un entretien secret, ce qu’il aurait à faire, au cas où le roi d’Angleterre voudrait donner pleine satisfaction à l’Église romaine. Le pape lui remit aussitôt un projet de pacification tout rédigé. Si le roi en accepte les clauses, ajouta Innocent, il pourra rentrer en grâce auprès de nous. De fait, à son départ pour la France, le légat emportait à la fois la guerre et la paix, et il avait pour instructions de tenter auprès du coupable un suprême effort. Les lettres d’Innocent III adressées à Jean le 28 février et le 1er mars 1212, exprimaient encore l’espérance que le roi accepterait les conditions de l’Église, et ces deux documents feraient croire qu’il était disposé à les subir. Idée fixe à laquelle le pape s’attachait et qui devait diriger aussi la conduite de son représentant. Celui-ci eut avec Jean, à la fin de 1212, une nouvelle entrevue. Le dialogue fut très vif, comme on pense, et deux chroniqueurs nous l’ont rapporté[3], comme s’ils avaient assisté à la conversation des deux personnages. La tiennent-ils réellement d’un témoin de l’entrevue ? Ou ont-ils composé, d’eux-mêmes, sous forme dramatique, une sorte de scénario correspondant exactement aux idées et aux sentiments qui devaient agiter les interlocuteurs ? Toute affirmation absolue, ici, est difficile : en tout cas, voici, d’après l’annaliste de Burton, ce que se seraient dit Jean et Pandolfo. LE LÉGAT. — Seigneur, nous venons de loin, sur votre demande, pour traiter avec vous de la paix de la sainte Église, et entendre sur ce point votre volonté. LE ROI. — Je ne sais pas ce que vous exigez. LE LÉGAT. — Rien que ce qui est de droit commun. Vous jurerez de donner satisfaction à l’Église, de restituer tout ce que vous avez pris aux clercs, et de recevoir en grâce maître Etienne, archevêque de Cantorbéry, ses parents, et tous les évêques qui ont dû s’exiler avec lui sur le continent. LE ROI, avec un regard courroucé, — Je veux bien vous révéler ce que j’ai là-dessus au fond du cœur. Vous pouvez me faire promettre toutes les restitutions que vous voudrez : je m’exécuterai, sur ce point, quand il vous plaira. Mais jamais je ne donnerai à cet archevêque un sauf-conduit qui puisse l’empêcher d’être pendu, quand il aura mis le pied sur ma terre. LE LÉGAT. — Nous connaissons maintenant votre volonté ; avez-vous autre chose à dire ? LE ROI. — J’ai dit. LE LÉGAT. — Nous voulons que tout le monde, comtes, barons, clercs, laïques, sache pourquoi nous sommes ici. La vérité est que vous nous avez fait venir de Rome, pour nous faire entendre votre défense, disiez-vous, et connaître votre droit. Dans le cas où, la cause entendue, vous paraîtriez avoir des torts envers le seigneur pape, la sainte Église et le clergé de l’Angleterre, il était convenu que vous donneriez satisfaction à l’Église et subiriez la pénitence qui vous serait infligée. Dans le cas où nous vous aurions trouvé non coupable, nous devions relaxer l’interdit. Or il nous semble que ce que vous venez de nous dire n’est pas fait pour nous amener à relaxer l’interdit, au contraire. LE ROI. — Écoutez, et jugez bien. Je confesse que le seigneur Pape est mon père spirituel, qu’il tient la place de saint Pierre et que je suis obligé de lui obéir, mais dans le domaine spirituel. En ce qui touche le temporel et les droits de ma couronne, je ne dépends de lui en aucune façon. Et après cette déclaration très nette, Jean sans Terre revient sur l’affaire de l’élection d’Etienne Langton, sur la trahison des quatre moines de Christ-Church qui ont abandonné à Rome l’évêque de Norwich pour accepter un autre candidat. Il affirme que tous ses prédécesseurs ont usé du droit de conférer, à leur gré, les archevêchés, les évêchés et les abbayes. Mais maintenant, dit-il en terminant, voilà que le seigneur Pape veut m’enlever toutes les libertés dont ont joui mes prédécesseurs, en quoi il n’agit pas bien. Pandolfo répond alors, point par point, à toutes les allégations du Roi. Il affirme d’abord qu’il relève du pape au temporel comme au spirituel. N’avez-vous pas juré, au moment où vous avez été couronné, fidélité à Dieu, obéissance au pape, et protection à l’Église ? Ces mots obéissance au Pape, obedientiam Papae, sont à retenir. Ils se trouvaient donc dans le serment ou la profession de foi que les nouveaux rois d’Angleterre prononçaient à leur avènement ? Ceci est un fait qu’il est difficile de contrôler, puisque le texte de ce serment des rois du XIIe siècle ne nous est pas parvenu. Pandolfo rétablit ensuite, à son point de vue, l’histoire de l’élection d’Etienne Langton. Et quant à l’assertion de Jean sans Terre : que son père Henri II et tous ses prédécesseurs auraient eu la libre disposition des prélatures de leur royaume, le légat rappelle qu’Henri II avait en effet obligé les moines de Cantorbéry à nommer Thomas Becket, mais que celui-ci a reconnu lui-même que son élection avait été simoniaque et qu’Henri II, au moment de sa grande pénitence, avait accordé au chapitre de Christ-Church la pleine liberté de l’élection. LE ROI, l’interrompant. — Mon père Henri la leur a accordée pour le temps de sa vie, mais il ne s’est pas engagé pour ses successeurs. LE LÉGAT. — Cet engagement, vous-même vous l’avez juré et confirmé en même temps que votre père. Pourquoi ne voulez-vous pas tenir, au moins votre vie durant, le serment que vous avez fait ? Le Roi ne répond rien. Le légat s’adresse alors aux comtes, aux barons, aux chevaliers de l’assistance. Que n’êtes-vous tous de vrais fils de Dieu, prêts à comprendre que le droit ne peut s’abaisser devant l’injustice et doit prévaloir contre l’impiété ! Silence général. Le Roi reprend : Voici tout ce que je peux faire pour l’amour du seigneur Pape. Maître Etienne Langton résignera son archevêché. Le Pape le conférera à qui il voudra, et j’approuverai son choix sans discussion. Ensuite, il pourra, s’il le veut, demander pour Etienne un évêché, et peut-être lui en donnerai-je un en Angleterre même. LE LÉGAT. — La Sainte Église n’a pas l’habitude de dégrader un archevêque sans raison valable : mais elle a l’habitude de condamner à la déchéance les princes qui ne lui obéissent pas. LE ROI. —Des menaces ! Croyez-vous que vous viendrez à bout de moi, comme de mon neveu, l’empereur Otton. Car il m’a appris que vous aviez fait élire un autre empereur, en Allemagne. LE LÉGAT. — C’est la vérité. Le seigneur Pape a la conviction et la certitude que son dernier protégé aura l’Empire, comme l’a eu le précédent, et que vous-même vous vous soumettrez, comme tant d’autres se sont soumis. LE ROI. — Vos actes peuvent-ils être plus malfaisants que vos paroles ? LE LÉGAT. — Vous nous avez révélé le fond de votre cœur. Je vais en faire autant. Sachez que le seigneur Pape vous a excommunié, mais que l’effet de la sentence avait été suspendu, jusqu’à notre arrivée dans le pays qui vous est soumis. Maintenant apprenez que cette sentence est valable, et que vous êtes frappé d’anathème. LE ROI. — Et quoi encore ? LE LÉGAT. — Dès ce jour, nous déclarons absous tous les Anglais qui n’ont pas communiqué avec vous ; ceux qui ont conservé contact avec votre personne sont excommuniés. LE ROI. — Et quoi encore ? LE LÉGAT. — A dater de ce jour, nous délivrons de la fidélité et de l’honneur dus à votre personne les comtes, les barons, les chevaliers, et tous les laïques libres, tous les chrétiens habitant les terres qui relèvent de vous. Nous confions l’exécution de cette sentence en Angleterre aux évêques de Winchester et de Norwich. Dans le monde entier, les évêques du continent ont l’ordre de défendre la cause de la Sainte Église et d’absoudre tous ceux qui voudront se lever contre vous comme contre l’ennemi de la chrétienté. Il n’est pas nécessaire que nous fassions beaucoup d’agitation à ce sujet. Voilà deux ans que les ducs, les comtes et les barons ont prié le Pape de les absoudre, de leur permettre d’entrer en armes sur votre terre et qu’ils sont disposés à transférer la couronne à celui que le Pape aura désigné. Or le Pape est fermement résolu à envoyer une armée en Angleterre : car parmi les souverains de votre voisinage, vous avez beaucoup d’ennemis et peu d’amis. La Sainte Église entend faire connaître son droit à tous, et le revendiquer avec le concours de ses fils. Donc nous enjoignons à tous les chrétiens de se joindre à l’armée du Pape et de jurer fidélité à celui qui la conduira. LE ROI. — Que pouvez-vous faire de plus ? LE LÉGAT. — Au nom de Dieu, nous déclarons qu’à dater de ce jour ni vous, ni l’héritier que vous pourrez avoir, vous ne pouvez plus porter une couronne. Si nous en croyons toujours les deux annalistes, Jean, pour effrayer le légat, aurait fait supplicier sous ses yeux quelques-uns de ses prisonniers. On les pendit, on leur creva les yeux, on leur coupa les mains et les pieds. Au moment où les officiers royaux menaient au gibet un clerc convaincu d’avoir fabriqué des faux, Pandolfo voulut les excommunier séance tenante, et sortit pour aller chercher un cierge ; mais le roi le suivit et remit le clerc entre ses mains, pour en faire ce qu’il voudrait. A coup sûr, la guerre continuait. Pendant que l’archevêque et les évêques exilés proclament solennellement, en France, la sentence de déposition, et que Philippe Auguste convoque son armée à Rouen, pour la concentrer ensuite à Boulogne, puis à Gravelines, le condamné ne perd pas son temps. Il achève de nouer contre le roi de France une coalition européenne, lance contre les barons anglais révoltés le plus féroce de ses chefs de bandes, Fauquet de Bréauté, fortifie les ports, groupe la flotte anglaise, envoie des corsaires dans la Manche, décrète la levée en masse de ses sujets. Bref, il semble se préparer à une résistance désespérée. Le 8 mai 1213, Philippe Auguste campait à Boulogne, Jean sans Terre à Douvres. Un choc formidable allait décider du sort de l’Angleterre et de sa dynastie. On vit alors deux émissaires d’Innocent III, des Templiers, bientôt suivis de Pandolfo lui-même, débarquer à Douvres. Et voici, d’après Roger de Wendover, la conversation dernière et décisive, qui s’engagea entre le roi et le légat. Le roi de France, aurait dit Pandolfo, attend, avec une flotte innombrable et une armée de chevaliers et de piétons tout aussi imposante, le moment d’envahir votre terre et de vous chasser d’un royaume dont l’autorité apostolique lui a transmis la propriété. Avec lui viennent les évêques proscrits, les clercs et les laïques que vous avez expulsés. Il va les remettre en possession de leurs sièges, leur restituer leurs biens, exiger d’eux le serment qu’ils avaient prêté à votre prédécesseur et à vous. Le même roi de France se vante de posséder des lettres par lesquelles presque tous les barons d’Angleterre lui ont juré fidélité. Il se croit donc absolument sûr du succès. C’est à vous de comprendre, dans l’extrémité où vous êtes réduit, que votre seule ressource est la pénitence et le retour à Dieu. N’attendez pas une minute de plus pour apaiser la colère de celui que vous avez si gravement offensé. Si vous consentez à donner des garanties suffisantes de votre repentir, de votre soumission à l’Église, à vous humilier devant ce Dieu qui s’est humilié pour votre salut, la clémence du Siège apostolique pourra vous rendre la couronne qu’il vous a enlevée. Ne laissez pas vos ennemis se réjouir de votre perte : rentrez en vous-même et prenez garde, en vous obstinant, de vous mettre dans une situation tellement inextricable que vous ne pourrez plus vous en tirer, même quand vous en aurez le vouloir. Si déterminé que parût Jean sans Terre à se défendre, il redoutait, au fond, la catastrophe inévitable et n’était pas décidé à s’ensevelir sous les ruines de sa monarchie. Pris entre une révolte à peu près générale et une invasion imminente, il préféra se soumettre au pouvoir religieux, dont le joug, aux yeux de beaucoup de chrétiens de ce temps, n’humiliait pas. Dans cette crise suprême, un contemporain, essayant d’analyser l’état d’âme du vaincu, assigne plusieurs causes à son revirement subit. L’anathème, qu’il endurait depuis cinq ans, commençait déjà à lui peser, et lui faisait appréhender les peines éternelles. Le roi de France et son armée l’effrayaient. En admettant qu’il engageât la bataille décisive, il pouvait être, dans l’action même, abandonné par ses nobles et livré à l’ennemi. Enfin un certain ermite, Pierre, avait prophétisé que le jour de l’Ascension le roi perdrait à la fois la couronne et la vie. Le terme fatal approchait. Pour combattre les prêtres, Jean n’en était pas moins très superstitieux. Le 13 mai 1213, il offrit au légat seize de ses barons comme cautions de sa conversion et signa la formule de paix qu’Innocent ÎII avait depuis longtemps préparée. Le 22 mai, Philippe Auguste se dirigeait sur Gravelines pour y effectuer son embarquement, lorsqu’il apprit (coup de théâtre qui fut pour lui un coup de foudre) que le pape l’avait joué et que sa proie lui échappait. Le triomphe d’Innocent III était beaucoup plus complet que les contemporains n’auraient pu le prévoir et le supposer. Le roi n’en était pas seulement réduit à capituler : il abdiquait. La convention de Douvres stipulait le retrait de toutes les lois de spoliation et de prescription, la réintégration de l’archevêque de Cantorbéry et des évêques exilés dans leur office et leurs propriétés, la restitution pleine et entière de tout ce que le roi avait pris à l’Église. Deux jours après, Jean résignait sa couronne entre les mains du légat, plaçait son État dans le domaine de Saint-Pierre et se déclarait vassal et tributaire du Saint-Siège pour ses royaumes d’Angleterre et d’Irlande, au cens de mille livres sterling. Le pape devenait le haut seigneur, le vrai souverain de la terre britannique. Immédiatement le nouveau feudataire fit hommage à l’envoyé de Rome et lui prêta le serment féodal. Une grande royauté chrétienne assujettie publiquement et temporellement à l’autorité spirituelle ! la fusion, en ce coin d’Europe, du Sacerdoce et de l’Empire ! Le rêve des papes devenait une réalité. Dans les lettres de l’année 1213 où Innocent ratifie les opérations de Douvres et annonce, à l’Angleterre l’envoi d’un légat spécial, le cardinal Nicolas, évêque de Tusculum, chargé d’organiser, avec Pandolfo, la conquête romaine, la joie de la victoire inespérée perce à travers la phraséologie officielle. Enfin ! écrit-il le 5 juillet, les ténèbres de la nuit ont fait place à un ciel serein ; plus d’adversité, plus d’angoisses ! La barque de saint Pierre a beau être maltraitée par la tempête : elle ne sombre jamais. Le lendemain, s’adressant à Jean sans Terre, il glorifie le revirement miraculeux qui s’est produit. Qui t’a enseigné la pénitence ? Qui a guidé ton âme, si ce n’est cet esprit divin qui souffle où il veut ? Voilà que la royauté est maintenant entre tes mains plus solides et plus augustes qu’auparavant, car ton royaume est devenu sacerdotal, et le sacerdoce a pris un caractère régalien. Le 4 novembre, il renouvelle ses félicitations. Celui qui t’avait presque jeté à terre, t’a subitement élevé au pinacle : il a consolidé ton pouvoir, puisque tes pieds reposent maintenant sur cette pierre dont le Verbe lui-même a dit à l’Apôtre, qu’il bâtirait sur elle son Église, et que contre elle, les portes de l’Enfer ne prévaudraient pas. Et le même jour, il revient encore sur cette inféodation de l’Angleterre à la papauté, qu’il regarde évidemment comme le plus beau succès de la diplomatie romaine. Il en précise, avec une complaisance visible, les conditions et les effets. Tu as voulu te soumettre, toi et ta terre, dans l’ordre temporel, à celui dont tu reconnaissais déjà la suprématie spirituelle, pour que, dans la personne du vicaire de Jésus-Christ, l’Empire et le Sacerdoce fussent unis, comme le corps à l’âme, pour le grand avantage de l’un et de l’autre. Dieu a décidé que ce pays d’Angleterre à qui l’Église romaine avait enseigné jadis le christianisme, pour qui elle avait été une mère spirituelle, serait placé également, au temporel, sous sa domination spéciale. Le pape déclare donc, par le présent privilège, concéder en fief à Jean sans Terre le royaume anglais et celui de l’Irlande, dans des conditions telles que tous les successeurs du roi, au moment de leur avènement, se reconnaissent aussi les feudataires du souverain pontife et lui prêtent également le serment de fidélité. En affirmant que cette annexion de l’Angleterre à Rome ne pouvait que fortifier le gouvernement royal, Innocent III se faisait une étrange illusion. Mais en était-il aussi persuadé qu’il en avait l’air ? Plusieurs des lettres qu’il écrivit, après l’événement de Douvres, invitent les prélats, les barons et l’archevêque de Cantorbéry à se soumettre aux décisions du légat spécial qu’il envoie dans son nouveau domaine. Il ajoute, avec une insistance significative, que ce légat est armé d’un pouvoir discrétionnaire, et qu’il faudra observer scrupuleusement les arrêts qu’il rendra contre les rebelles. Lorsque notre mandataire aura prononcé l’absolution de votre illustre roi, celui-ci, étant réconcilié avec l’Église, rentrera complètement en grâce auprès de nous et nous entendons, par suite, que vous lui témoigniez fidélité et dévouement. Le pape n’était donc pas très sûr d’apaiser l’esprit de rébellion. Il se défiait aussi des maladresses et des violences de son protégé, puisque, dans sa lettre du 4 novembre, il exhortait Jean à agir avec une extrême prudence et à éviter les conflits avec les prélats. Quand tu auras des difficultés dans le domaine des choses d’Église, il vaudra mieux recourir de suite à nous, car il nous sera toujours plus facile qu’à toi de les résoudre honorablement. En tout cas, les conséquences financières et politiques de cette transformation soudaine du royaume des Plantagenêts en État sacerdotal ne cardent pas à apparaître. Innocent III, ses légats Pandolfo et Nicolas, le personnel qui est à leur service, les cardinaux et leurs parents, les neveux et les parents du pape, les marchands romains, tous bénéficient des largesses de Jean qui leur prodigue les terres, les prébendes, l’argent, les cadeaux de toute espèce. D’autre part, comme il ne peut rien obtenir de sa noblesse et de son clergé avant d’être absous de son excommunication, il hâte le retour en Angleterre des évêques exilés. Quand ils sont arrivés à Winchester (20 juillet), il court au-devant d’eux, se jette à leurs pieds, et les supplie, en pleurant, d’avoir pitié de lui et de son royaume. Tous entrent avec lui dans la cathédrale, où ils lui donnent l’absolution. La main sur l’évangile, le roi prononce le serment que lui a dicté Etienne Langton. Il jure d’aimer et de défendre les clercs, de remettre en vigueur les bonnes lois de ses prédécesseurs, de révoquer les mauvaises, et de rendre, dans les formes légales, exacte justice à chacun. Il promet qu’avant la prochaine fête de Pâques la restitution intégrale de tous les biens d’Église sera un fait accompli. Alors l’archevêque célèbre, devant lui, la messe, et au banquet qui suivit l’office, on put voir cette chose étonnante : Jean sans Terre assis, à table, à côté de Langton, l’homme qu’il exécrait entre tous, et partageant avec les barons et les prélats la gaîté d’un repas succulent. Les gens d’Église étaient les maîtres de la situation. Il fallait gouverner avec eux et par eux, et surtout compter avec l’archevêque de Cantorbéry, triomphant. Quand le roi, aussitôt après sa réconciliation, voulut passer le détroit et prendre sa revanche sur Philippe Auguste, en attendant que la coalition européenne formée par la diplomatie et l’or britanniques pût se mettre en branle, beaucoup de nobles refusèrent encore de le suivre. Il se préparait à mettre ces rebelles à la raison, mais Langton l’arrêta. N’avait-il pas juré de ne faire la guerre à aucun de ses sujets sans un jugement de sa cour ? — Je ne peux pas, à cause de vous, lui répondit Jean, différer de régler les affaires de mon royaume. Les jugements laïques ne sont pas de votre compétence. L’archevêque insista. Il serait obligé d’excommunier tous ceux, à l’exception du roi, qui prêteraient la main à l’exécution qu’on voulait faire ! Et Jean fut obligé d’assigner devant son tribunal, selon toutes les formes, les barons qu’il aurait mieux aimé châtier sur l’heure. Langton était fermement décidé à s’opposer aux excès de pouvoir du souverain et à ne pas relaxer l’interdit qui pesait toujours sur l’Angleterre, tant que le roi n’aurait pas restitué intégralement au clergé ses terres et ses revenus. D’autre part, l’Église romaine est le souverain : c’est elle qui doit gouverner ; le roi n’est plus que l’instrument du pape et de ses légats. Innocent III le dit expressément dans sa lettre à Jean du 23 janvier 1214. Nous désirons, selon le devoir de notre office, diriger en Angleterre, non seulement le sacerdoce, mais la royauté. La correspondance administrative de Jean sans Terre prouve qu’en effet le roi ne fait plus rien, surtout en matière ecclésiastique, sans prendre l’avis du pape et de son représentant, le cardinal Nicolas. Celui-ci, pour la forme, requiert le consentement royal, mais en réalité il fait à son gré les élections et impose les candidats agréables à Rome. Jean ne veut plus lui-même accepter que ceux-là : il demande au légat d’approuver les élections faites, de bénir les élus. Dans une lettre du 6 septembre 1215, il dit au prieur et aux moines du chapitre cathédral de Durham que, l’élection du doyen de Salisbury, comme évêque de Durham, déplaisant au pape, il refuse de la sanctionner. Il protesta, pourtant, quand le légat s’avisa de vouloir en son absence, et sans le consulter, opérer la séparation en deux diocèses de l’évêché de Bath et Well. Mais, dans toutes les autres circonstances que mentionnent ces documents, il ne fait qu’exécuter les volontés du pape et approuver ses choix. Le 4 septembre 1215, il règle la situation de sa belle-sœur, Bérengère de Navarre, avec laquelle il s’était longtemps si mal conduit, et demande expressément que le pape confirme cette convention. Il souscrit d’avance à toutes les mesures qu’Innocent III voudra prendre pour en assurer l’exécution. Quitte-t-il l’Angleterre (comme en 1214) pour aller se battre avec Philippe Auguste, il adresse à tous les grands du royaume une circulaire ainsi conçue : Sachez que, pour les intérêts les plus grands, nous sommes obligé de nous transporter dans le Poitou. Pendant notre absence, nous plaçons notre royaume d’Angleterre sous la garde et la protection de Dieu et de l’Église romaine, du seigneur Pape et du seigneur Nicolas, évêque de Tusculum, légat du Siège apostolique. En notre lieu et place, et comme notre procureur, Pierre, l’évêque de Winchester, est chargé de maintenir la paix du royaume. Pierre et Nicolas ont donc en main le gouvernement. Innocent III correspond avec eux, et, par leur intermédiaire, donne ses ordres souverains. Le témoignage irrécusable des documents conservés dans les archives royales ou émanés de la cour de Rome est ici exactement corroboré par le récit des chroniqueurs. Wendover nous montre le légat Nicolas, escorté de cinquante cavaliers et d’une suite nombreuse de serviteurs, parcourant l’Angleterre pour y exercer les pouvoirs les plus étendus. Usant de l’omnipotence pontificale, il dégrade un des grands personnages ecclésiastiques du royaume, l’abbé ide Westminster, condamne des bourgeois d’Oxford, qui avaient tué deux étudiants, à faire pieds nus, en chemise, les verges en main, la plus dure des amendes honorables, et traite, à sa guise, la difficile question de la restitution des biens d’Église confisqués par le roi. Il est clair que Jean répugnait à se dessaisir complètement de ce qu’il avait pris et cherchait à gagner du temps. Le légat, contre l’avis d’Etienne Langton, lui accorda le délai qu’il réclamait, si bien que le parti national l’accusa de faire le jeu du roi et de couvrir sa déloyauté. L’archevêque de Cantorbéry et son groupe se plaignaient vivement à Rome des nominations de prélats que faisait, toujours d’accord avec Jean sans Terre, l’évêque de Tusculum, A les entendre, Nicolas remplissait les sièges vacants de créatures incapables. Ce n’étaient plus des élections canoniques, mais de véritables intrusions. Langton lui-même se voyait dépouillé du droit de nommer aux bénéfices de son diocèse. L’indignation du clergé anglais prit de telles proportions que Nicolas se crut obligé d’envoyer Pandolfo à Rome pour y porter sa défense, tandis que l’archevêque déléguait son frère Simon, pour exposer ses griefs. Mais Pandolfo avait mission de remettre au pape la fameuse charte, scellée d’une bulle d’or, où Jean résignait, en faveur du Saint-Siège, sa royauté d’Angleterre et d’Irlande. Innocent en fut si heureux, au dire de Wendover, qu’il resta sourd aux plaintes de Langton. Pandolfo put lui insinuer tout à son aise que l’archevêque et son parti se montraient, dans la question des biens d’Église, d’une intransigeance excessive ; que leurs exigences pécuniaires allaient trop loin, et qu’ils cherchaient plus que de raison à entraver le pouvoir royal. Innocent accepta cette manière de voir. Le 29 janvier 1214, alors que la restitution n’était qu’à moitié réglée et malgré l’opposition de l’archevêque, il autorisa son légat d’Angleterre à prendre les mesures nécessaires pour la levée de l’interdit. Que demandait-il à Jean sans Terre en retour de cette concession décisive ? Une somme de cent mille marcs, comme acompte sur la restitution totale. Le légat devait la distribuer lui-même aux évêques et aux abbés, au prorata des pertes subies. Nous ne pouvons pas, écrit le pape, différer plus longtemps la relaxe de l’interdit dont est frappé le peuple anglais, puisque l’archevêque s’est empressé d’absoudre le roi et de lever l’interdit en ce qui le concerne. C’est sans notre autorisation que cet archevêque a célébré la messe devant lui. Nous ne dirons rien des autres circonstances dans lesquelles il a excédé le mandat qu’il avait reçu de nous. Premier symptôme de la mésintelligence qui allait séparer l’Église romaine du haut clergé anglais. On peut s’étonner que Jean sans Terre, ce despote rancunier qui détestait les clercs en raison même du mal qu’il leur avait fait, ait accepté aussi complètement la domination du pape. C’est qu’il était menacé par le péril du dehors comme par celui du dedans. Il avait cru pouvoir venir facilement à bout de Philippe Auguste, en associant dans une même haine tous les ennemis du roi de France. Mais le plan qu’il avait formé de le prendre entre deux feux, dans la campagne d’été de 1214, échoua par sa propre déroute à la Roche aux Moines et surtout par l’écrasement de la coalition à Bouvines. Non seulement il perdait tout espoir de recouvrer ses États continentaux, mais il se trouvait en Aquitaine, abandonné de tous ses vassaux de France, presque à la merci du vainqueur. Ô douleur ! se serait-il écrié, depuis que je me suis réconcilié avec Dieu et que j’ai assujetti mon royaume et ma personne à l’Église romaine, il ne m’arrive que des malheurs ! La plainte contre Rome était injuste. Innocent III avait fait vraiment tout ce qu’il avait pu pour prévenir cette guerre. Le 22 avril 1214, fidèle à ses principes de paix, et prévoyant peut-être le sort qui attendait Jean, il lui avait intimé, ainsi qu’à Philippe Auguste, l’ordre de conclure une trêve immédiate et de choisir deux arbitres chargés de juger leur différend. Personne, bien entendu, ne l’écouta. On voudrait connaître l’impression que lui causa la nouvelle de la grande victoire française : sa correspondance est muette sur ce point. Bouvines fut à la fois pour lui un triomphe, puisque Otton de Brunswick, son ennemi d’Allemagne, se trouvait réduit à l’impuissance, et une défaite, puisque Jean sans Terre, son protégé, son vassal, était irrémédiablement vaincu. Cette défaite aurait même pu se changer en catastrophe, si le roi de France avait poussé à fond son succès. En août et septembre 1214, il lui était possible de poursuivre le Plantagenêt au sud de la Loire, de l’acculer à la Saintonge, et peut-être de s’emparer de sa personne. Il ne le fit pas, et préféra signer, le 18 septembre, la paix de Chinon, qui consacrait toutes ses conquêtes antérieures et lui assurait le paiement d’une grosse indemnité de guerre. Bien que les circonstances de cette négociation soient mal connues, on a des raisons de croire que l’intervention d’Innocent III et de son légat Robert de Courçon fut encore assez puissante, ici, pour arrêter Philippe et sauver Jean. A peine celui-ci, grâce à son protecteur, avait-il échappé à ce suprême danger, et reparu en Angleterre, qu’il se retrouva devant un autre péril : la révolte des nobles, des prélats et des villes britanniques, soulevés contre une royauté que sa tyrannie avait rendue odieuse et qu’avilissaient ses défaites. Etienne Langton n’était pas resté longtemps la créature et l’agent de la puissance romaine. On l’entravait et même on le supplantait dans l’exercice de son pouvoir archiépiscopal. Le légat du pape mettait l’Église anglaise en coupe réglée. L’archevêque eut donc des motifs particuliers pour grouper les mécontentements et se faire l’âme de la résistance. Il était plus anglais que romain : mais, de plus, ce docteur de Paris semble avoir voulu, en théorie et en pratique, revendiquer contre l’absolutisme des rois les libertés et les droits dont avait joui autrefois (du moins il se l’imaginait et avait intérêt à le faire croire) la population de l’Angleterre. Très habilement il avait inséré, dans la formule d’absolution imposée à Jean, la clause relative à la remise en vigueur des bonnes lois du roi Edward. Dès la fin de 1213, il avait tenu à Saint-Paul de Londres, avec les barons, un conciliabule secret pour leur lire la charte où le roi Henri Ier, renouvelant celle d’Edward, promettait à l’Église le respect de ses biens et de ses élections, aux nobles la libre transmission de leurs fiefs, à tous les Anglais une bonne monnaie et une législation plus douce. Qu’importait que ce pacte n’eût jamais été observé ? L’aristocratie groupée autour de Langton le prit comme symbole de sa revendication et, en le développant, elle allait en tirer la Grande Charte. Homme d’Église, archevêque, primat, devant toute sa fortune au pape, Langton ne pouvait se mettre ouvertement à la tête d’un parti qui réagissait à la fois contre les excès du pouvoir royal et contre les ingérences de Rome. Il lui fallut jouer double jeu, rester dans l’entourage du roi et du légat, tout en déchaînant au loin la révolte, et recevoir de Jean sans Terre, à plusieurs reprises, la mission de soutenir les intérêts du roi contre les adversaires et les rebelles dont il était le chef. Le pape ne fut pas dupe de cette comédie, mais il dut attendre quelque temps avant de pouvoir sévir directement contre l’auteur de l’agitation. La prétention de Jean de lever une lourde taxe sur les sujets qui n’avaient pas pris part à la guerre de France, détermina la crise finale. A Londres, le 25 décembre 1214, les barons en armes exigent du roi qu’il jure de leur accorder les libertés contenues dans la charte d’Henri Ier et ne se retirent qu’après avoir obtenu des garanties. A Brackley, le 27 avril 1215, ils renouvellent leur demande et présentent à Jean une pétition de quarante-neuf articles, prototype de la Grande Charte. Le dernier de ces articles, stipulait qu’un comité de surveillance de vingt-cinq barons élus par l’assemblée des grands serait chargé de veiller à l’exécution des promesses royales. Pourquoi ne me demandent-ils pas aussi ma couronne ? s’écria Jean : jamais je ne me mettrai dans leur servage. Et il repoussa en jurant toutes les propositions. Pour se défendre, il avait essayé d’abord d’introduire la désunion chez l’adversaire. En accordant solennellement à l’Église anglaise, le 21 novembre 1214, la liberté des élections ecclésiastiques, il espérait séparer les évêques des barons. Innocent III se hâta de sanctionner cette concession (30 mai 1215). Le but ne fut pas atteint : nobles et prélats restèrent unis. Jean usa alors d’un autre expédient : il prit la croix pour se mettre plus étroitement encore sous la protection du pape et de la législation canonique qui défendait, comme un sacrilège, l’atteinte portée aux biens et à la personne d’un croisé. Tous les Anglais durent renouveler le serment de fidélité prêté à sa personne : mais il y fit ajouter cette clause extraordinaire, qu’on jurait de ne pas adhérer à la pétition des quarante-neuf articles. Enfin il proposa aux barons de soumettre le différend à une commission d’arbitrage présidée par le pape, composée de quatre personnes choisies par eux, et de quatre autres nommées par lui. Tout fut inutile : la défiance des barons ne fit que s’accroître. Quand il les vit s’organiser militairement, commencer à attaquer ses châteaux, marcher sur Londres et y entrer, il se résigna à signer tout ce qu’on voulut. Le 15 juin 1215, à Runnymead, près de Windsor, entouré de ses nobles armés et menaçants, il apposa son sceau à la charte qui limitait son pouvoir et le soumettait au contrôle du comité des Vingt-cinq. Il avait cédé parce qu’il avait peur et qu’il espérait que Rome déferait ce qu’avait fait l’insurrection. La science et la critique contemporaines, examinant de plus près la Grande Charte, en ont restreint la portée historique. Elles n’y voient plus, dans la même mesure qu’autrefois, la source des libertés anglaises et la reconnaissance du principe du consentement à l’impôt, base de tout régime constitutionnel. Mais il ne conviendrait pas non plus d’assimiler simplement la révolte de 1215 à une vulgaire insurrection d’un groupe de nobles désireux de défendre, contre une royauté tracassière, le droit féodal et les privilèges seigneuriaux. Comment nier que la présence, dans la coalition, des trois éléments du corps social anglais ne soit l’indice d’une manifestation nationale dirigée, non seulement contre les abus de l’absolutisme, mais aussi contre le régime de gouvernement théocratique que Jean sans Terre avait accepté, en 1213, pour échapper à Philippe Auguste ? Bien que cette protestation contre la souveraineté romaine ne se soit pas produite sous une forme directe et n’apparaisse pas dans la Grande Charte, elle ressort des faits eux-mêmes et de toute la conduite de Langton et de ses associés. Si les Anglais, pour justifier leur insurrection, avaient d’autres raisons et qui les touchaient de plus près, ce mobile particulier dut entrer aussi en ligne de compte. Le chanoine de Barnwell, un contemporain, avoue nettement que l’inféodation du royaume à la papauté parut à beaucoup d’Anglais une chose ignominieuse, et que le joug de cette servitude fut regardé par eux comme intolérable. Et nous ne croyons pas que Jean sans Terre mentît, quand écrivant au pape, le 13 septembre 1215, il lui affirmait que sa soumission au Saint-Siège était une des causes principales de la révolte de ses sujets[4]. Dans cette lettre vraiment peu royale, il supplie Innocent III de lui venir en aide. Après Dieu, vous êtes notre seigneur, notre patron : c’est à vous à nous défendre, à protéger ce royaume qui est à vous, dont vous avez le gouvernement et la charge. En tout ce qui touche notre personne et notre état, nous nous en remettons à Votre Sainteté. A elle d’agir à notre place et d’exercer notre autorité. Nous ratifions et confirmons d’avance toutes les mesures qu’elle croira devoir prendre, d’accord avec nos envoyés. Grave question, celle qui se posait ainsi devant Innocent III. Allait-il subir la révolution grandissante, s’incliner devant le fait accompli ? ou bien identifier sa cause avec celle de Jean, et déclarer la guerre aux rebelles ? On n’a pas assez remarqué qu’il commença par hésiter et même par essayer de désarmer le peuple d’Angleterre en lui donnant quelques satisfactions. Dès la fin de 1214, il avait révoqué de sa légation le cardinal Nicolas, qui s’entendait trop bien avec. Jean sans Terre, sans doute pour obliger celui-ci à changer de système et à se concilier Langton. En mars et avril 1215, il intervient directement entre le roi et ses barons, avec l’attitude et le ton d’un arbitre impartial, qui veut la paix. Aux barons il conseille de payer l’impôt de l’écuage que Jean leur réclamait (ses prédécesseurs l’avaient toujours levé), et de ne pas demander à l’insurrection et à la violence ce qu’ils pouvaient obtenir par la douceur et la fidélité de leur service. Au roi, il enjoint, pour la rémission de ses péchés, de traiter les barons avec bienveillance, de se montrer clément et même de leur accorder celles de leurs pétitions qui seraient dictées par la justice[5]. Cette tentative de conciliation, tout à l’honneur d’Innocent III, n’eut aucun succès. Quand arrivèrent à Rome, après la scène de Runnymead, les agents de Jean sans Terre chargés de lui dénoncer la violence faite à leur maître, le pape ne balança plus. Il adopta la solution vers laquelle le poussaient sa situation de haut suzerain obligé de défendre son vassal, et les tendances autoritaires qui étaient les siennes, autant que celles de la papauté. Le chroniqueur Roger de Wendover raconte que les envoyés de Jean firent connaître au pape les articles de la Grande Charte qui étaient les plus défavorables au pouvoir royal, et que celui-ci, indigné, s’écria : Est-ce que les barons d’Angleterre veulent chasser de son trône un roi qui a pris la croix et qui est placé sous la protection du Siège apostolique ? Par saint Pierre ! nous ne pouvons souffrir que cette injure reste impunie. Le 24 août 1215, fut lancée d’Anagni la bulle qui cassait et annulait la Grande Charte. Innocent III y rappelle tous les efforts qu’il a faits pour ramener la paix entre le roi et ses barons, les actes de violence commis par ceux-ci, leurs attaques contre les châteaux royaux, leur marche sur Londres, leur refus d’accepter un arbitrage, la résistance de l’archevêque et des prélats aux ordres pontificaux qui leur commandaient de défendre un roi croisé. Cette charte a été arrachée au roi par la force. Elle constitue un manque de respect à l’égard du Siège apostolique, un grave détriment porté au pouvoir royal, une honte pour la nation anglaise, un danger pour la chrétienté tout entière, puisque cette guerre civile fait obstacle à la croisade. En conséquence, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, par l’autorité de saint Pierre et de saint Paul, et par la nôtre, sur l’avis unanime de nos frères (les cardinaux), nous réprouvons et condamnons cette charte, défendons, sous peine d’anathème, au roi de l’observer, aux barons et à leurs complices d’en exiger l’observation. Déclarons nuls et cassons tant la charte elle-même que les actes destinés à en garantir l’exécution, et voulons qu’en aucun temps ils ne puissent avoir aucune valeur. Par le même courrier, il écrivait aux barons une lettre spéciale pour condamner la charte extorquée par eux à leur souverain comme une chose vile, honteuse, illicite et inique, et pour leur donner ordre d’y renoncer au nom du droit qui lui appartenait de veiller sur le roi et sur le royaume, au temporel comme un spirituel. Un pareil acte d’autorité ne pouvait avoir qu’un effet : exaspérer les insurgés et rendre définitive leur rupture avec Rome. Entre cette royauté abaissée et l’opposition en armes, la Grande Charte elle-même n’était pas un terrain d’entente. On savait que Jean, qui l’avait fait casser par le pape, ne cherchait qu’à la violer. Sa duplicité avait soulevé de telles méfiances qu’on le jugeait incapable d’accepter de bonne foi les réformes et encore plus de les réaliser ; on lui en voulait aussi de recruter des bandes de mercenaires, de prendre des étrangers pour opprimer ses sujets. Bref, ces mêmes barons qui avaient forcé le roi à signer la constitution nouvelle, rendirent le maintien de l’accord impossible en appliquant, avec une morgue et une brutalité singulières, la disposition de la charte relative au comité des Vingt-cinq. Un jour, raconte un chroniqueur français très digne de foi, un jour que Jean sans Terre était malade, il fit informer les Vingt-cinq qu’il ne pourrait aller lui-même dans la salle où se tenait d’ordinaire le comité, et les pria de venir dans sa chambre pour rendre un jugement. Les Vingt-cinq déclarèrent qu’ils ne viendraient pas dans sa chambre, parce que c’était contre leur droit ; s’il était trop malade pour venir les rejoindre, il n’avait qu’à se faire transporter. Jean, en effet, se fit porter dans la salle commune ; mais là, à son arrivée, pas un d’eux ne voulut se lever en signe de déférence. C’était aussi, dirent-ils, contre leur droit. Ils l’outrageaient, ajoute la chronique, de toutes manières et tous les jours. Au bout de quelque temps, ils ne se firent pas faute d’en venir à la guerre ouverte. La noblesse du Nord donna le signal. Il fallut que Jean recourût à ses mercenaires, qui mirent le pays à feu et à sang. Innocent III aida son protégé à sa façon : il anathématisa les révoltés. Dans sa bulle d’excommunication, il s’élève avec force contre Etienne Langton et les évêques, fauteurs, dit-il, pour ne pas dire complices de la révolte. Voilà comment ils défendent le patrimoine de l’Église romaine, comment ils protègent les croisés, comment ils s’opposent à ceux qui rendre la croisade impossible. Ils sont pires que les Sarrasins, puisqu’ils ont entrepris d’arracher la couronne au roi sur qui on pouvait compter pour la délivrance des lieux saints. Lorsque Pandolfo, envoyé spécialement en Angleterre pour mettre à exécution la sentence du pape, somma Langton de la publier dans sa province et de la faire respecter, l’archevêque s’y refusa. On le suspendit, en lui enjoignant de venir se justifier au concile de Latran (novembre 1215). En plein concile, les ambassadeurs de Jean l’accusèrent : il ne répondit rien. Le pape confirma la peine dont il avait été frappé et cassa l’élection qu’on avait faite de son frère Simon comme archevêque d’York. Puis il renouvela, cette fois nominativement et non plus en bloc, l’anathème contre les barons et les bourgeois insurgés. Cette mise hors la loi des rebelles provoqua, dit un chroniqueur, beaucoup de protestations. Mais, dans la question anglaise comme dans toutes celles qui furent agitées au concile, éclata la toute-puissance de l’homme qui avait réuni l’Europe entière au Latran pour lui dicter ses volontés : Etienne Langton, condamné à rester à Rome, dut se soumettre. Le conflit qu’il avait provoqué prit alors, en Angleterre, une tournure nouvelle. La royauté de Jean sans Terre étant plus que jamais dans la main du pape, les révoltés en revinrent naturellement à l’idée de changer la dynastie. Ils offrirent la couronne au fils de Philippe Auguste, Louis, qui l’accepta et prépara son débarquement. C’était la France maintenant qui entrait en lutte avec Rome et contrecarrait sa politique. Mais, dans ses rapports antérieurs avec le Capétien, Innocent III avait déjà pu s’apercevoir que ce fils aîné de l’Église n’était pas disposé à se laisser guider par sa mère et qu’il y avait là une volonté tenace dont il ne serait pas facile de triompher. |
[1] Le 2 septembre 1203, il lui demandait, pour maître Pierre, son chapelain et son ambassadeur, le domaine de Derhurst. Le 10 janvier 1204, il le priait de conférer l’évêché de Carlisle à l’archevêque de Raguse, qui ne pouvait plus, sans danger de mort, résider dans son diocèse. Le 25 mars 1204, il lui demande pour son hôpital du Saint-Esprit, à Rome, les revenus d’une paroisse. Le 24 avril 1205, Jean sans Terre accorde une prébende à Jean, cardinal de Sainte-Marie in Cosmedin, un des neveux du pape. D’autres documents établissent, sans doute possible, que Jean pensionnait régulièrement d’autres neveux d’Innocent III, des parents de cardinaux, et même des familles alliées du pape, comme les Annibaldi.
[2] A la vérité, la correspondance de l’année 1200 ne nous est parvenue qu’en fragments, et celle de 1201 nous manque en entier. On peut donc la bulle où le pape fulminait contre le ravisseur de la comtesse de la Marche. Mais il est tout de même surprenant que les chroniqueurs d’Angleterre, qui nous ont conservé beaucoup de bulles d’Innocent III, relatives aux affaires de leur roi et de leur pays, soient restés absolument muets sur celle-là, supposer que les lettres relatives au second, mariage de Jean ont été perdues (ou détruites), et parmi elles.
[3] L’auteur des Annales de Waverley et celui des Annales de Burton. Il semble bien d’ailleurs que l’un ait tout simplement copié l’autre en l’abrégeant. Cette dernière hypothèse (qui peut se concilier d’ailleurs avec la première) nous paraît la plus vraisemblable. Le dialogue qu’on va lire, où l’on voit le légat du pape prononcer à la fois contre Jean sans Terre toutes les sentences pénales qu’Innocent. III échelonna, en réalité, au cours de plusieurs années, paraît n’avoir que la valeur d’un résumé pittoresque des événements.
[4] Ex tune in nos, specialiter ob hoc, sicut puplice dicunt, violenter insurgunt.
[5] Justas petitiones vestras clemente admittat.