INNOCENT III

LES ROYAUTÉS VASSALES DU SAINT-SIÈGE

 

CHAPITRE II. — MAGYARS ET SLAVES.

 

 

Comment la Hongrie entra dans l’unité latine. — Le pape, souverain de la royauté magyare. — La guerre des deux frères, Émeri et André. — Innocent III et le gouvernement d’Émeri. — Le banat de Bosnie et l’hérésie des Bogomiles. — Latinisation de la Serbie. Vouk et Etienne. — Le royaume bulgaro valaque. Premiers rapports d’Innocent III et de Johannitza. — Latinisation de la Bulgarie, — La Hongrie et le couronnement de Johannitza. — Un légat de Rome gardé à vue. — Émeri se plaint d’Innocent III. — Le roi de Hongrie, André II, et la latinisation de la Galicie. — Le mouvement antigermanique chez les Magyars. — L’élection de Berthold, archevêque de Kalocza, — Le complot de 1213 et l’assassinat de la reine Gertrude de Méran.

 

Un pape comme Innocent III tenait, pour plusieurs raisons, à consolider sa domination en Hongrie. D’abord il voulait faire servir la royauté hongroise, voisine de l’Allemagne et de l’Empire, au succès de sa politique allemande. Les Magyars, comme les Tchèques, n’ont été dans sa main (du moins c’était là sa visée) qu’un instrument de combat contre Philippe de Souabe et son parti. D’autre part, la Hongrie n’est séparée de l’empire byzantin que par les tribus slaves de la Serbie et de la Bulgarie. Elle avait été, elle pouvait être encore le grand chemin terrestre des croisés qui se rendaient en Asie, par Constantinople, pour reconquérir la Terre Sainte. Innocent III n’a-t-il pas essayé toute sa vie d’armer l’Europe et de la lancer à la croisade ? Il était enfin d’une utilité de premier ordre que le Hongrie fût catholique et docile à l’Église, car on pouvait se servir d’elle pour ramener à l’unité latine les tribus slaves hellénisées.

Or il se trouvait que, par les conditions particulières de son passé et de son présent, la Hongrie était un des États d’Europe sur lesquels la papauté pouvait le plus aisément étendre son pouvoir direct et sa souveraineté temporelle. Les Magyars, branche de la grande famille ouralo-altaïque, proches parents des Huns, s’ils n’en sont pas les descendants directs, étaient entrés dans la chrétienté depuis la fin du Xe siècle. Leur conversion, commencée sous le duc Géza Ier, de la race d’Arpad (972-987), s’acheva sous son successeur Etienne Ier, le grand saint Etienne (997-1038). Elle les amena du même coup à se donner une organisation ecclésiastique tout à fait semblable à celle des autres pays chrétiens et à s’adapter très vite et très complètement à la civilisation de l’Occident. A la fin du XIIe siècle, l’État hongrois était pourvu des mêmes institutions qu’on retrouvait alors dans toute l’Europe christianisée. Et d’abord une dynastie héréditaire qui se présente à nous, par son aspect extérieur, par ses instruments officiels, comme toutes les autres races royales du temps. Elle administre son royaume comme les Capétiens de France, avec une série analogue de grands et de petits fonctionnaires, et ses écritures se font dans une chancellerie déjà organisée.

L’Église hongroise est constituée comme celle de tous les pays latins ; elle comprend deux provinces, deux archevêchés : celui de Gran ou d’Eztergom (en latin Strigonià) et celui de Kalocza. L’archevêché de Gran est la métropole suprême, la primatie hongroise, celle qui est investie du droit de couronner les rois : il répond à notre archevêché de Reims. Au-dessous des deux archevêques, et relevant d’eux, une douzaine d’évêchés, notamment celui de Veszprem, dont le titulaire a le privilège de couronner les reines, et celui de Pecz ou de Cinq Églises. Et ces évêques sont représentés, sur les monuments figurés, dans le même costume et avec les mêmes insignes que leurs collègues des autres pays chrétiens.

Les moines abondent en Hongrie : ils sont venus presque tous de France, la pépinière des ordres religieux. Les Bénédictins ont fondé des établissements importants à Pannonhalma et à Egyed ou Saint-Gilles ; les Cisterciens, à Pilis, à Paszto, à Zircz ; les Prémontrés à Garab et à Jaszo ; les Templiers à Vrana ; les Hospitaliers à Abony et à Albe-royale. Bientôt afflueront aussi les Franciscains et les Dominicains. Cette invasion des moines latins, dans la vallée de la Theiss et du Danube, amène, entre les Hongrois et les anciens peuples de l’Occident, des rapports suivis dont profitent le commerce et la politique. Le roi Bêla III, le père du roi Émeri, avait épousé une sœur de Philippe Auguste, et en 1198 le troubadour Peyre Vidal recevait le meilleur accueil à la cour de ce roi Emeri, qui avait pris pour femme une Aragonaise, la sœur de Pierre II. Les jeunes clercs hongrois venaient étudier à l’Université de Paris, et celle-ci fournissait la Hongrie d’évêques et d’abbés. Sur plusieurs points du royaume magyar s’élevaient, notamment à Pecz, de belles églises comme celles qu’en bâtissait en France à l’époque môme d’Innocent III.

Cette terre de Hongrie, imprégnée, dès son apparition parmi les Etats civilisés, de catholicisme et de monachisme à la française, offrait un champ bien préparé pour l’action du pontife romain. D’abord les archevêques et les évêques étaient de véritables puissances, dotées de domaines considérables et de revenus appropriés. L’importance territoriale et politique de ces prélatures ne pouvait se comparer qu’à celle des hauts dignitaires de l’Église allemande. C’était la grande féodalité de la Hongrie. L’archevêque de Gran surtout était un personnage si riche, si influent, si indépendant, que sa seigneurie pouvait, en certaines circonstances, devenir un danger pour les rois. L’histoire des démêlés continuels de ce prélat avec celui de Kalocza constitue, à travers tout le moyen âge, une partie essentielle de l’histoire non seulement ecclésiastique, mais politique de la Hongrie, car beaucoup d’intérêts se groupaient autour de ces deux chefs de l’Église nationale. Bref, celui qui tenait en main les clercs et les moines de ce pays avait bien des chances de maîtriser aussi le peuple et le roi. Mais la royauté elle-même se trouvait d’autant plus disposée à subir la domination de Rome qu’elle était, en grande partie, l’œuvre de la politique romaine.

On sait que le premier roi de la race des Arpad, Etienne Ier, avait reçu la couronne des mains du pape Sylvestre II (Gerbert), et qu’il avait obtenu de la royauté (ou avait fait confirmer par elle) le double pouvoir, laïque et religieux, qui lui permit de transformer la Hongrie en royaume chrétien et d’y organiser de toutes pièces l’État et l’Église. Il exerçait, paraît-il, sur ce pays, à la fois, l’autorité d’un souverain laïque et celle d’un légat du pape. En tout cas, lui-même et ses successeurs ont reconnu expressément, à plusieurs reprises, qu’ils tenaient leur couronne de l’apôtre Pierre. Comme l’Espagne, la Hongrie était dans le vasselage de Rome. A la vérité, il ne semble pas (aucun document ne le prouve) que les rois magyars aient jamais payé un cens au Saint-Siège. Cette royauté n’en était pas moins d’origine apostolique : elle resta en relations continues d’amitié obéissante et respectueuse avec les papes, toujours prête à recourir à eux dans ses besoins et à suivre leur direction politique. Dynastie aussi ecclésiastique qu’elle pouvait l’être, et bénie de l’Église, puisqu’elle avait eu un saint pour fondateur, saint Etienne, et un autre saint, Ladislas, parmi les rois de la fin du XIe siècle — aujourd’hui encore on peut voir à Budapest la main droite de saint Etienne enchâssée dans un magnifique reliquaire, et les reliques de saint Ladislas, conservées dans la cathédrale de Raab.

Cependant, sur cette terre religieuse et pontificale par excellence, se produisait le même phénomène qui apparaissait partout ailleurs. La nationalité magyare se formait avec ses instincts. C’est à l’époque d’Innocent III qu’appartient le premier texte connu en langue magyare, traduction d’un ouvrage religieux d’indépendance, et le besoin de réagir contre l’influence prédominante du pouvoir d’Église. Là aussi les rois chercheront à se soustraire, dans une certaine mesure, au joug de Rome, à maîtriser leur clergé, à faire prévaloir leur politique propre. Ils ont leur tâche nationale qui est d’agrandir leur Etat, tout en centralisant ses ressources, au nord, par des conquêtes en pays polonais et russe, au sud, par l’assujettissement des Slaves établis sur le bas Danube, Sur ces différents points, les besoins de leur dynastie et de leur peuple se trouveront parfois d’accord, et parfois aussi en conflit, avec les visées de la cour de Rome. Mais les rois ont tellement l’empreinte ecclésiastique qu’à vrai dire ce n’est pas leur monarchie qui représente le mieux les tendances nationales, A défaut des villes, qui existent à peine dans la Hongrie du moyen âge, et d’une classe bourgeoise, peu nombreuse, presque entièrement composée de colons allemands, c’est la petite noblesse magyare qui défend le plus fermement les intérêts de la race, l’indépendance du pays. Quelques années à peine après la mort d’Innocent III, les magnats de Hongrie imposeront au roi la fameuse Bulle d’or de 1222, la Grande charte des libertés de la nation. En Hongrie comme partout, l’évolution nationaliste allait entrer en opposition avec la tradition et les institutions qui faisaient de ce pays, en quelque sorte, un domaine d’Église, rattaché à Rome par des liens étroits.

On pense bien qu’avec un pape du tempérament d’Innocent III, ces liens n’allaient pas se relâcher. Très certainement il a vu et proclamé dans la Hongrie un pays de dépendance, un véritable fief du Saint-Siège. Les termes de sa lettre du 15 juin 1198, envoyée, quelques mois après son avènement, au roi Émeri, sont formels. L’Église romaine et le royaume de Hongrie ont toujours été étroitement associés par la dévotion et l’affection réciproques. D’une part, le Siège apostolique a toujours témoigné sa sollicitude à ta dynastie et à ton peuple, tant dans les choses spirituelles que dans les choses temporelles. D’autre part ton royaume est toujours resté dans la fidélité (fidélité, dans la langue juridique de ce temps, veut dire vasselage) du Siège apostolique, et, à aucune époque, il ne s’est écarté de l’unité chrétienne. Plus tard, le pape confirmant ; par une bulle solennelle, à un archevêque de Gran, le droit de couronner le roi, a bien soin d’ajouter sauf l’autorité du Saint-Siège dont relève la couronne de Hongrie[1]. Il ressort enfin d’une autre lettre pontificale de 1204 qu’au moment de leur couronnement, les rois de Hongrie étaient tenus de prêter un serment où ils promettaient à la fois l’obéissance au Saint-Siège et le maintien des libertés de l’Église. Dans l’esprit d’Innocent III, l’État hongrois est politiquement subordonné à l’Église romaine, et une institution comme le serment d’obédience à la papauté, semblait bien lui donner raison. Oh s’explique ainsi l’ingérence continue de ce pape dans les affaires de l’Église et de l’Etat.

 

Il est intervenu, en Hongrie, comme partout ailleurs, pour pacifier et corriger évêques et abbés, en un mot, pour faire la haute police ecclésiastique. Le clergé, très batailleur et de mœurs peu régulières, surtout dans les couches basses du sacerdoce, paraît avoir eu grand besoin de surveillance. Les moines, employés au début comme instruments de là réforme ecclésiastique, avaient fini, eux aussi, par se corrompre. Les Cisterciens s’étaient faits marchands de vin et ne voulaient même pas payer à l’évêque la dîme de leurs vignes. Ailleurs, Innocent eut à s’occuper des monastères grecs, qui scandalisaient les fidèles. Puis, c’était le conflit toujours aigu des archevêques de Gran et de Kalocza, qui se disputaient avec violence l’honneur et l’argent ; les évêques qui guerroyaient et s’excommuniaient entre eux ; enfin l’archevêque dalmate de Spalato, qui prenait d’assaut un monastère pour s’en approprier les revenus.

Tous ces désordres des clercs et des moines se produisaient, à vrai dire, dans d’autres pays. Les rapports d’Innocent III avec l’Église hongroise n’offrent rien qui mérite une attention particulière. A coup sûr, il voulait être le seul maître de ce clergé. Il n’entendait pas laisser aux mains des rois le pouvoir spécial et très étendu qu’avait eu le fondateur, saint Etienne, en matière ecclésiastique. Dans l’écrit légendaire qui est consacré à la vie de ce saint couronné, le chapitre où il était question de son autorité religieuse fut trouvé compromettant et gênant pour l’Église. Innocent fit savoir à l’archevêque de Kalocza qu’il l’autorisait, toutes les fois qu’on lirait au peuple la légende de saint Etienne, à supprimer ce passage. Et en effet, dans tous les textes que nous possédons de cette légende, on ne le trouve plus.

Autrement intéressantes pour l’historien sont les relations d’Innocent III avec le gouvernement laïc du pays. Pendant les deux règnes d’Émeri et d’André II, il ne s’est pas passé d’événements un peu importants, questions de politique intérieure et de politique étrangère, où la papauté n’ait dit son mot, parfois le dernier mot.

Éméri et André étaient frères. Leur père, le roi Bêla III, était mort en 1196, deux ans avant l’avènement d’Innocent III, laissant la royauté à l’aîné, Émeri, et léguant au plus jeune des terres, des villes et de l’argent. Pendant sa dernière maladie, il avait fait vœu de partir pour la croisade. Comme ces sortes d’engagements, au moyen âge, étaient choses sacrées, et que, si on ne les tenait pas, on compromettait le salut de son âme, il avait fait jurer à ses fils, et notamment à André, qu’il accomplirait son vœu à sa place. Il les menaçait, en cas de désobéissance, de la malédiction paternelle. Aussitôt qu’Émeri fut en possession de la couronne, André trouva insuffisante sa part d’héritage. Sous prétexte de préparer la croisade, il recueillit de l’argent, groupa autour de lui des nobles, des évêques, même l’archevêque de Gran, forma une armée et, au lieu de partir en Terre Sainte, attaqua vigoureusement son frère aîné (1197).

Le pape Célestin III s’interposa, menaça André et ses partisans d’excommunication. Rien n’y fit ; André, soutenu au dedans par un fort parti hongrois, au dehors par le duc Léopold VI d’Autriche, s’empara de la Hongrie méridionale, de la Dalmatie, de la Croatie, du pays de Rama et s’adjugea, pour les gouverner, le titre de duc. Innocent III trouvait donc, en arrivant au pouvoir, la Hongrie en révolution, les deux frères aux prises, une guerre civile, et le royaume de Saint-Étienne brisé en deux morceaux. Or il était de son intérêt que la Hongrie restât forte, gardât son unité, et que le vœu de Béla III reçût son exécution. Il commença donc résolument par prendre le parti d’Émeri, le roi légitime, et, le 29 janvier 1198, dressa au duc André une lettre très ferme et même menaçante, où il lui reprochait d’avoir désobéi à !a volonté paternelle et tourné contre son frère l’armée destinée à la croisade. Nous voulons que la paix règne en Hongrie ; nous voulons aussi le salut de ton âme, et c’est pourquoi nous te donnons jusqu’au 14 septembre prochain, pour effectuer ton départ en Terre Sainte. Si tu n’obéis pas à cette époque, dernière limite, tu seras par ce fait excommunié, et exclu de la succession au trône de Hongrie, dans le cas où ton frère mourrait sans héritier. La couronne sera alors dévolue à ton plus jeune frère, nonobstant tout appel à Rome.

Comment marquer plus nettement la dépendance de la Hongrie, le droit, pour la papauté, de disposer de la couronne et de régler l’ordre de succession ? En même temps, Innocent III cite à son tribunal, pour y rendre compte de sa conduite, un abbé qui était à la tête du parti d’André. Il ordonne aux deux archevêques hongrois d’excommunier le duc et d’interdire sa terre, s’il refusait de se soumettre. Il fait chasser de leurs sièges les prélats qu’André avait installés à Zara et à Spalato.

Malheureusement Émeri n’avait ni les ressources, ni l’énergie nécessaires pour seconder le pape et se défendre lui-même. Tous ses efforts, joints aux menaces d’Innocent III, n’aboutirent qu’à établir entre les deux frères un accord provisoire et précaire, basé sur le statu quo, André conservait la Dalmatie et la Croatie, avec le titre de duc, et tout ce qu’il concéda à Émeri, ce fut de le reconnaître comme suzerain. La Hongrie n’en restait pas moins divisée et en état de guerre latente. Les deux partis, celui du duc et celui du roi, étaient toujours prêts à en venir aux mains.

C’est alors qu’Innocent III adressa à André une seconde objurgation, de forme moins impérieuse, quoique aussi pressante (15 juin 1198). Il lui rappelle les liens qui unissent la Hongrie à Rome, le dévouement que Bêla III a constamment témoigné au Saint-Siège. Ce sont de tels souvenirs, dit-il, qui nous font désirer ardemment qu’une paix sincère et durable soit rétablie entre ton frère, l’illustre roi de Hongrie, et toi. Nous vous aimons tous les deux beaucoup, en mémoire de votre père mais ton frère, qui est le roi par droit d’aînesse, est l’objet de notre sollicitude spéciale. Que l’amour fraternel règne donc et s’accroisse de jour en jour entre vous. Rends-lui les honneurs et le respect qui lui sont dus et, de son côté, il aura pour toi la déférence qu’il doit à un duc envoyé de Dieu, missus a Deo. Sois-lui fidèle et dévoué, et que ta conduite nouvelle à son égard, sûre et affectueuse, fasse oublier complètement les torts que tu as eus dans le passé. Rappelez-vous que le sang du même père coule dans vos veines, et que le sein d’une même mère vous a portés.

L’éloquence d’Innocent III était fort appréciée de ses contemporains. André y fut pourtant si peu sensible, qu’en 1199 il se révolta de nouveau et fit une nouvelle tentative pour s’emparer cette fois de toute la Hongrie. Battu, il se réfugia chez un de ses amis, un magnat hongrois ; mais Émeri fit brûler la maison de son hôte. Ne se sentant plus en sûreté, le vaincu s’enfuit en Autriche. Émeri somma le duc d’Autriche de chasser son frère ou de le livrer, et, pour l’y contraindre, il ravagea la Styrie. Guerre civile, guerre extérieure, et c’était le moment où la croisade de 1200, celle qui devait dévier si étrangement sur Constantinople, venait de se décider en France ! Innocent III, réalisant son rêve, allait pouvoir jeter sur l’Asie une partie de la chevalerie d’Europe. Il fit donc un suprême effort pour ramener la paix en Hongrie. Le légat Grégoire Crescenzi et l’archevêque de Mayence, Conrad de Wittelsbach, s’entremirent, par son ordre, entre les deux frères et leur firent signer un accord soi-disant définitif par lequel André restait possesseur du duché de Dalmatie et de Croatie sous la suzeraineté du roi. L’un et l’autre s’engageaient d’ailleurs à partir pour la Terre Sainte et à tenir enfin le serment de Bêla III.

Succès de surface, pour la papauté : la paix n’était rétablie que sur le parchemin. Les deux frères restèrent, les années suivantes, dans la même attitude de défiance et d’hostilité, André et son parti toujours en armes, et la collision imminente. Quant à la croisade, ni l’un ni l’autre, au fond, ne voulait la faire et ne se souciait de s’en aller. Il se joua alors entre la Hongrie et Rome, de 1200 à 1203, une amusante, comédie. Émeri et André ne pouvaient pas déclarer catégoriquement au pape leur intention de s’abstenir : mais ils remettaient de jour en jour leur départ et trouvaient d’excellentes raisons de ne pas bouger. En novembre 1202, le pape rappelle à Émeri ses engagements formels, la croix qu’il porte sur l’épaule. Que faire ? Lui répond le souverain. Les évêques de mon royaume me dissuadent d’accomplir, pour le moment, mon vœu de croisé. L’État a besoin de ma présence. Le ban de Bosnie, Gulin, a envahi nos frontières et nous menace de nouveaux ravages. Est-ce le moment de s’éloigner ? — Innocent insiste : Si tu peux partir sans danger pour ton État, comme je le crois et l’espère, il faut réaliser ta promesse. Tu ne dois pas avoir l’air de préférer les délices d’un royaume terrestre aux douceurs du royaume des cieux. Garde-toi d’entacher ta gloire, et d’attirer sur toi la colère divine.

En 1203, Émeri recommence à parler de son départ prochain, mais il faut que le pape lui donne certaines satisfactions, et lui-même doit prendre au préalable les mesures nécessaires à la sûreté de la dynastie et du royaume. L’archevêque de Gran, Job, désigné naturellement pour exercer la régence pendant l’absence du roi, demandait la dignité de légat permanent du Saint-Siège. Émeri s’y oppose vivement. Cet archevêque, écrit-il au pape, est un de mes ennemis déclarés (Job était en effet le partisan d’André). Je ne m’en irais pas tranquille en Terre Sainte. Cet homme néfaste, si je le laissais derrière moi, détruirait la paix de mon royaume. Il veut aussi qu’Innocent III enjoigne formellement aux deux archevêques de Gran et de Kalocza de ne pas se quereller tant que durera son séjour en Orient. Tout l’inquiète, et même la puissance romaine. Dans le cas où les deux archevêques ne s’entendraient pas, il désire que le pape attende son retour pour intervenir entre les belligérants et juger leur procès. Sur ce dernier point, Innocent répond qu’il est obligé de garder sa liberté d’agir. Certes, nous sommes tout disposé à t’accorder ce que tu demandes, mais, quant à la justice, il faut que nous la rendions à tous ceux qui la réclament, aux sages comme aux fous. Si, pendant ton absence, des démêlés surgissent entre les clercs de ton royaume, nous nous y prendrons dételle façon qu’aucun scandale ne se produira, par notre fait, dans ton État.

Émeri se défiait et, alléguant la nécessité de faire couronner son unique enfant, Ladislas, et de lui assurer la paisible transmission du pouvoir, ne partit pas. André, de son côté, se plaignait de n’avoir pas d’argent pour équiper ses chevaliers. Et quand les croisés de France et d’Italie, pour payer la flotte que les Vénitiens leur procuraient, eurent mis, en 1202, la main sur Zara, il eut beau jeu à représenter au pape qu’attaqué et dépouillé par une armée chrétienne il ne pouvait quitter son duché avant d’avoir obtenu satisfaction de ce méfait.

L’attitude d’Innocent III, dans ces circonstances difficiles, est curieuse à observer. Comme il doit rester fidèle à son rôle de gardien des vœux de croisade, à l’idée qui l’obsède d’empêcher la déviation de la grande entreprise, il prend toutes ses mesures pour que le roi et le duc se mettent le plus tôt possible en route. Il renouvelle solennellement, en 1202, le traité de paix conclu entre les deux frères : il insiste auprès du clergé hongrois pour qu’il fasse couronner le jeune Ladislas et lui assure la fidélité des magnats. A Émeri il enjoint de donner à son frère les moyens d’accomplir le vœu paternel, l’argent nécessaire à sa croisade. A André, il annonce que, s’il part, ses biens et sa personne seront placés sous la protection spéciale du Saint-Siège ; que, s’il lui survient un héritier mâle, Rome veillera à ce que cet enfant lui succède dans son duché, et le prendra sous sa garde jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge légal. Et cependant, ce pape qui met tout en œuvre pour organiser la croisade hongroise, ne frappe pas les deux princes coupables de ne pas la faire, et admet qu’ils utilisent leurs forces militaires pour d’autres besognes que la guerre sainte ! Lui-même pousse Émeri à joindre ses troupes à celles du roi de Bohême pour aller en Allemagne combattre Philippe de Souabe : nécessité politique de première urgence, devant laquelle doivent s’incliner les principes et la tradition.

La crise qui troublait si profondément la Hongrie, par suite de l’ambition d’André et de la mésintelligence des deux frères, ne faisait que s’aggraver. André avait épousé une Allemande, Gertrude de Méran, qui favorisait de tout son pouvoir l’extension de l’élément germanique dans la Hongrie, et excitait son mari contre Émeri, dans l’espoir de supplanter son beau-frère et de devenir reine. Le nombre des partisans du duc croissait de jour en jour, car l’orgueil national des Hongrois supportait avec peine que leur roi se fît le docile exécuteur des volontés du pape, si bien que, pour Émeri, autour duquel le vide se faisait peu à peu, la situation devenait très grave. En octobre 1203, elle se dénoua brusquement et d’une manière bien inattendue.

Les deux frères se trouvaient alors sur les bords de la Drave, près de Varacs, chacun dans son camp et entouré de ses chevaliers. Bien que les esprits fussent très surexcités de part et d’autre, la guerre n’était pourtant pas ouverte. Décidé à en finir, Émeri quitte tout à coup sa tente, sans armes et sans cuirasse, un simple bâton à la main, et après avoir défendu à ses soldats de le suivre, il se dirige vers le camp de son frère. Arrivé là, il crie à ceux qui veulent l’arrêter : Je vois des Hongrois : vous voyez votre souverain ; qui de vous oserait souiller ses mains du sang royal ? Stupéfaits, et saisis d’une crainte religieuse, disent les chroniques, ou plus vraisemblablement gagnés d’avance aux intérêts du souverain hongrois, ils ouvrent leurs rangs. Le roi parvient jusqu’à la tente d’André, le saisit au collet, et l’emmène prisonnier à travers les troupes ducales qui ne bougent pas ; André est enfermé dans la forteresse de Kneginecz, puis transféré à Gran, Gertrude et ses frères sont reconduits à la frontière allemande. La Hongrie était pacifiée.

On voudrait savoir ce qu’Innocent III pensa de cette solution que personne n’avait prévue. Nous n’avons aucune lettre de lui relative à cet événement. Ce n’est qu’un an plus tard, qu’écrivant à Émeri au sujet des affaires de Bulgarie, il fait, en deux mots, allusion à la manière dont le roi s’était débarrassé de son rival. Il lui reproche, entre autres choses, la capture de son frère (Captio fraterna), ce qui prouve qu’il trouvait l’acte déloyal et désapprouvait ce coup d’État. Mais quel autre moyen, pour Émeri, de mettre fin à une situation sans issue ?

 

Les rapports d’Innocent III avec ce personnage ont été plutôt pacifiques. La Hongrie n’eut pas à subir, sous son règne, ces crises violentes, effet des excommunications et des interdits prolongés, qui marquèrent l’action du même pape dans d’autres pays. Gela peut s’expliquer soit par la docilité ou l’habileté d’Émeri, soit par la patience d’Innocent qui avait besoin de rester en bons termes avec la monarchie hongroise. Si le roi a été plusieurs fois menacé, il n’a jamais, à ce qu’il semble, été frappé, avantage dont ne pouvaient se flatter beaucoup de princes, ses contemporains.

La veille même de sa consécration (22 février 1198) Innocent III accordait à Émeri la permission de transférer, dans une situation plus sûre, un monastère bâti par un de ses vassaux. Et, quelques mois après, il affirmait encore sa haute souveraineté en validant, par une bulle confirmative, un don qu’Émeri avait fait à l’une de ses parentes. On dirait qu’il considère le roi de Hongrie comme son agent, et le pouvoir royal comme destiné tout d’abord à servir l’Église et ses prélats. L’archevêque de Kalocza se plaignait que ses diocésains de race slave refusaient de lui payer la dîme : c’est le roi qui est chargé, par mandat pontifical, de poursuivre les contribuables récalcitrants et de faire rentrer les impôts dans le trésor de l’archevêché. Les églises de Hongrie étaient autrefois des lieux d’asile inviolables, où voleurs et meurtriers trouvaient, même contre la police du roi, un refuge assuré. Mais maintenant, écrit le pape, on ne respecte plus nos privilèges : on arrache des autels les personnes et les objets qui devraient être sacrés ! Il ordonne donc aux archevêques de prendre des mesures rigoureuses contre les violateurs des lieux saints et à Émeri de leur prêter main-forte et de faire exécuter toutes leurs décisions. C’est le triomphe de la théorie du bras séculier.

En 1199, il s’est passé à Rome un fait scandaleux. Un particulier, à qui l’on avait permis de pénétrer dans les bureaux de la curie et de consulter le registre du pape Alexandre III, en a arraché deux feuillets. Le crime a eu des témoins, peut-être même des complices. Et ces témoins sont des Hongrois qui sont rentrés dans leur pays. Le pape enjoint à Émeri d’user de tous les moyens pour aider la justice pontificale et veiller à ce que personne n’empêche les témoins de dire la vérité. Les bons procédés sont réciproques. Des nobles, dévoués à Émeri, obtiennent le droit de ne pas accomplir, pour le présent, leur vœu de croisade, et Innocent accorde même que les évêques et les abbés ne pourront pas excommunier certains conseillers du roi dont les services lui sont précieux.

Émeri se sentait nécessaire au pape et en abusait. Un soir, le 17 mars 1199, il se présente tout à coup dans l’église de Vacz, où l’évêque Boleslas chantait complies avec ses chanoines. Il lui ordonne de lui remettre les clefs du trésor et de sortir lui-même de son église. Comme il faisait sombre, l’évêque redoutant un piège, craignant même pour sa vie, refuse d’obéir. Émeri fait fracturer la porte de la sacristie. L’évêque et les chanoines se mettent à chanter en pleurant : Aspice, Domine, de cœlo sanctum tuum et cogita de nobis. Furieux de cette résistance, le roi se jette sur l’évêque et le fait tomber rudement de la dernière marche de l’autel sur le pavé, où les gens de la suite royale le saisissent tout meurtri et l’expulsent. Pénétrant alors dans le sanctuaire, Émeri ouvre les écrins et s’empare des objets les plus précieux.

L’église était profanée. L’évêque défend qu’on y célèbre les offices. Le roi, pour se venger, confisque une partie de son patrimoine, et interdit à ses sujets de lui payer la dîme. Ordre est donné d’empêcher les gens de l’évêque de sortir de Hongrie et de porter plainte à Rome. Mais le pape est averti quand même et, le 21 juin 1199, Émeri reçoit du Latran l’inévitable lettre de blâme. Innocent lui rappelle l’affection que Rome a toujours témoignée à la Hongrie et à ses rois. Il est d’autant plus attristé de ce qui s’est passé à Vacz, de l’offense faite à Dieu et au Siège apostolique, Que le roi répare sa faute et donne satisfaction à l’évêque : autrement il n’échappera pas aux peines canoniques. Qu’il se souvienne d’Héliodore, de Balthazar, de Pompée, tous sévèrement punis pour avoir violé les lieux saints.

Dans une autre circonstance, Innocent s’est plaint que le roi de Hongrie ne payât pas exactement la dîme due par le trésor royal à l’archevêché de Gran (1201). De temps à autre, le gouvernement hongrois cédait à la tentation de faire passer le respect des choses d’Église et de la puissance romaine après certains intérêts nationaux.

L’abbaye bénédictine d’Egyed ou de Saint-Gilles avait été fondée, en 1091, à Somogyvar, par le roi Ladislas Ier. Elle relevait directement de la célèbre abbaye française des bords du Rhône, et le fondateur s’était engagé à n’y laisser entrer, comme abbés et comme moines, que des Français. Mais l’opinion magyare commençait à trouver peu normal que des moines hongrois ne pussent prendre place dans un monastère de Hongrie. En 1204, l’abbé de Saint-Gilles étant mort, les moines français de l’abbaye le remplacèrent, selon l’usage, par l’un d’entre eux. Émeri refusa formellement d’accepter le résultat de cette élection. Il déclara qu’il était décidé à ne reconnaître qu’un abbé indigène, et qu’il conférait la fonction à l’archevêque dalmate de Spalato. Résistance des religieux qui portent plainte à Rome. L’archevêque, d’accord avec les serfs du monastère, accuse tous les moines d’avoir dilapidé le trésor de leur communauté. A l’envoyé royal qui vient vérifier les faits, les moines prouvent qu’ils ont non seulement conservé leur fortune intacte, mais qu’ils l’ont accrue. L’archevêque pénètre alors dans l’abbaye avec ses hommes d’armes, flagelle quelques religieux de sa propre main, incarcère les autres, les révoque tous, et leur substitue des moines hongrois.

Si ces faits sont réels, écrit Innocent III au roi magyar, nous n’en revenons pas d’étonnement. Sans doute cet archevêque est Latin d’origine et sort de l’ordre monastique. Mais enfin, puisqu’il est revêtu de la dignité épiscopale, il ne peut pas être en même temps abbé, surtout dans un autre diocèse que le sien, ni recevoir la crosse abbatiale de la main d’un laïque. Et puis, pourquoi ne pas vouloir que les moines de Saint-Gilles soient français ? Trouve-t-on quelque nouveauté ou quelque absurdité à ce que, dans ton royaume, des moines de races diverses servent, sous l’habit religieux, un seul et même maître ? Il n’existe en Hongrie que cet unique monastère qui soit complètement réservé aux Latins, tandis qu’on y trouve beaucoup de monastères grecs. Le pape ajoute qu’il a ordonné une enquête. Au cas où les faits seraient reconnus exacts, l’archevêque doit être chassé du monastère qu’il a envahi et frappé des peines canoniques.

Bien d’autres incidents de détails révélaient le conflit engagé, en Hongrie comme par toute l’Europe, entre les deux forces contraires : le particularisme national et le catholicisme universel. Agissant au nom de principes différents, le pape et le roi ne se comprenaient pas.

 

La même opposition d’idées et d’intérêts se manifesta dans la politique extérieure du gouvernement d’Émeri. Mais encore faut-il dire que cette politique a été plutôt, dans l’ensemble, favorable aux vues de la papauté. Tantôt le roi de Hongrie trouvait un avantage réel à s’y conformer, et les deux puissances agissaient d’accord. Tantôt il finissait, après quelque résistance, par sacrifier ses visées particulières au succès de la diplomatie romaine et au bien général de l’Église.

Cette monarchie avait intérêt à s’élargir par des conquêtes en pays slave : au nord, vers la Galicie et la Pologne, au sud, vers la Bosnie et la Serbie, au sud-est vers la Bulgarie. Dans son action sur les Slaves du Danube, Émeri rencontra encore la papauté, qui s’occupait depuis longtemps de les annexer à la grande famille des catholiques d’Occident, Bien que ces Slaves eussent été convertis, dès le ixe siècle, par des chrétiens grecs, disciples de Cyrille et de Méthode, pourtant, quand le schisme de Constantinople éclata, ils ne prirent pas tous fait et cause pour le christianisme byzantin. Ils se partagèrent entre les deux systèmes religieux. Bulgares, Serbes, montagnards de l’Herzégovine et du Monténégro inclinèrent plutôt vers l’hellénisme et Byzance ; Croates, Bosniaques et Dalmates de l’Adriatique, plutôt vers l’Église latine et Rome. A vrai dire, le mouvement n’avait été complet ni définitif d’aucun côté. Beaucoup de tribus slaves, surtout dans l’Est, gardèrent, depuis le XIe siècle, une position indécise entre l’Orient et l’Occident. Penchant tantôt du côté de Constantinople, tantôt du côté de Rome, suivant que leurs intérêts l’exigeaient, leurs chefs prolongeaient même à dessein cette politique d’hésitation. Ils négociaient avec les papes comme avec les empereurs et trouvaient leur bénéfice dans cette attitude équivoque. Par politique et par tempérament, un pape, comme Innocent III, qui visait l’union des deux chrétientés, devait vouloir la latinisation complète des Slaves. Mais, pour que cette conception se réalisât, il fallait non seulement l’appui, mais le concours actif de la Hongrie et de son roi.

La Croatie, devenue toute latine, appartenait en entier à la monarchie magyare. Mais une partie de la Bosnie avait conservé plus ou moins d’indépendance sous la seigneurie de ses bans. Certains prédécesseurs d’Émeri avaient presque incorporé le banat de Bosnie à leur État, en faisant une sorte d’apanage pour les princes royaux. Au milieu du XIIe siècle, la Bosnie avait repris son existence propre, et, à l’avènement d’Innocent III, le ban Kulin, qui la gouvernait, travaillait à la rendre forte et prospère. Il importait d’autant plus à Rome d’achever la conquête religieuse de ce pays qu’il était, avec la Dalmatie, le centre principal de l’hérésie des Bogomiles, source probable de celle des Patarins, ces Albigeois de l’Italie, très redoutés d’Innocent III. L’archevêque dalmate, Bernard de Spalato, avait déjà sévi contre la secte et contraint à l’abjuration des hérésiarques notables de Zara. Agir en Bosnie était plus difficile, car, sur ce terrain, la religion grecque coexistait avec la latine, et la doctrine bogomile, troisième confession, y faisait de grands progrès. Le ban Kulin, primitivement catholique, avait même fini par accueillir avec faveur les prédicateurs du dualisme, qu’il était sur le point d’accepter, avec sa famille et beaucoup de nobles, comme la religion de son État. Affaire d’ordre politique et d’intérêt national. Pour se rendre indépendante de la Hongrie, la grande nation catholique et papale, la Bosnie essayait d’abord de se séparer d’elle au point de vue religieux. La cause de l’Église romaine et celle de la royauté hongroise se trouvaient par là étroitement liées.

Innocent III fit appel à Émeri. Par sa lettre du 11 octobre 1202, il l’engagea à se faire l’exécuteur, des décrets fulminés contre les hérétiques. Le devoir d’un roi est de favoriser les bons catholiques et de réprimer l’hérésie. Et il lui rappelle les décisions prises contre les fauteurs d’hérésie, déclarés infâmes, expropriés de leurs biens, déchus de tous leurs droits civils. Le ban Kulin, ajoute le pape, non seulement a recueilli chez lui les hérétiques chassés de Spalato et de Zara : mais il leur donne ouvertement son appui. Il ose dire qu’ils sont plus catholiques que les vrais catholiques et lui-même les appelle des Chrétiens. Prends-y garde ! Cette peste gagnera peu à peu les contrées voisines et pourrait infecter jusqu’à la Hongrie, Pour la rémission de tes péchés, il faut que tu venges royalement l’offense faite au Christ et à son Église. Si le ban refuse de chasser tous les hérétiques, après avoir confisqué leurs terres, expulse-le lui-même avec les coupables, non seulement de la Bosnie, mais de tout le territoire hongrois, et saisis leurs biens partout où tu le pourras.

Le roi de Hongrie n’avait pas besoin d’être stimulé. Kulin et ses Bosniaques ravageaient de temps à autre la terre magyare : l’occasion lui parut bonne, tout en rendant service au pape, de rétablir sa souveraineté sur le banat. Il somme le ban de chasser et d’exproprier les hérétiques. Kulin essaye d’abord de résister, puis, en face de l’expédition sérieuse qui se prépare, avec la souplesse de sa race, il se soumet et envoie ses excuses, Il n’avait pas cru, disait-il, que les Bogomiles fussent des hérétiques ; il les prenait pour des catholiques, et il est prêt à expédier quelques-uns d’entre eux à Rome pour que le pape y juge leurs doctrines. En effet, ceux de ses sujets qui vinrent trouver Innocent III protestèrent de la pureté de leur intention, déclarant leur volonté de rester fidèles au catholicisme. Le ban alla même, pour éviter l’orage, et demeurer paisible possesseur de son titre et de sa terre, jusqu’à demander au pape un légat chargé de faire une enquête et d’user du droit de correction.

Nous ne voulons pas la mort du pécheur, mais sa conversion, dit Innocent ; et il confia cette mission délicate à l’un de ses meilleurs diplomates, Jean, abbé de Casamari. L’archevêque de Spalato devait assister le légat, interroger avec lui le ban de Bosnie, sa femme, ses gens, et s’ils trouvaient quelque chose de suspect, les ramener dans la lionne voie. En cas d’opposition, on leur appliquerait la loi sur les hérétiques. Mais personne ne tenta de résister. Au début d’avril 1203, dans l’assemblée générale de Bielopulke, les chefs ou prieurs de l’Église bogomile, réunis devant Kulin et le légat, proclament solennellement leur soumission à l’Église romaine. Ils promettent d’accepter croix et autels dans les églises, de lire l’Ancien et le Nouveau Testament, de dire la messe selon le rite romain, de pratiquer la confession, de jeûner et de célébrer les fêtes religieuses du calendrier latin. Le ban de Bosnie approuve lui-même cet engagement, rédigé par écrit, et un mois après, l’envoyé du pape, accompagné de deux Bogomiles de marque, l’apportait au roi de Hongrie.

Émeri se tenait, comme d’habitude, dans la grande île danubienne de Szepel, au-dessous de Buda-Pesth. Il avait à ses côtés l’archevêque de Kalocza, l’évêque de Pecs, beaucoup de seigneurs hongrois et le fils du ban de Bosnie, Etienne. Après avoir pris connaissance des articles du pacte, le roi le confirme, y attache le sceau royal, et le passe au fils de Kulin, en lui disant : Tâchez désormais d’obéir au pape et de faire exécuter toutes ses décisions. Le Bosniaque s’y engage. Il jure, entre les mains du roi et de l’archevêque de Kalocza, que, s’il lui arrive de protéger l’hérésie, il paiera une amende de mille marcs d’argent, à partager entre le pape et le trésor hongrois. Les deux Bogomiles jurent, à leur tour, au nom de tous leurs frères, qu’ils respecteront scrupuleusement les articles de leur confession de foi. Et ainsi finit cette scène curieuse où le roi de Hongrie avait joué le rôle d’un agent de la puissance romaine, chargé de défendre la foi et d’enregistrer les conversions.

Dans l’œuvre de rattachement des tribus serbes à l’Église latine, les intérêts de la dynastie allaient s’identifier encore plus clairement avec ceux du pape qui la protégeait.

 

Au déclin du XIIe siècle, les Serbes, longtemps divisés sous le commandement de leurs comtes (Knez ou Joupans), avaient fini par se grouper et par subir la domination d’un Monténégrin, Etienne Némanja. L’État dont il était le fondateur comprenait à peu près la Serbie actuelle, le pays de Raza (aujourd’hui Novibazar), le Monténégro une grande partie de l’Herzégovine et un coin du district ottoman de Prizrend. Le maître de ce royaume se contentait du titre de grand comte ou de grand joupan (Veliki zupan) et il siégeait de préférence au centre même de la Serbie, à Kruçevaç, dans la vallée de la Morawa. Nemanja avait réussi à se maintenir à peu près indépendant entre les deux puissances voisines, la Hongrie et l’Empire byzantin, mais il s’entendait mieux avec l’empereur grec, de même qu’au point de vue religieux, ses préférences allaient visiblement à l’Église de Constantinople. Souverain très pieux, protecteur des moines, grand bâtisseur de couvents, ce saint Louis serbe fut même béatifié après sa mort. Le plus jeune de ses trois fils, Sava, entra dans le clergé régulier, et fonda véritablement l’organisation ecclésiastique de la Serbie.

Quand Nemanja se retira, en 1195, dans un couvent du mont Athos, l’aîné, Etienne, prit le titre et le pouvoir du grand joupan, et Vouk, son frère (le Video ou Vulcanus des textes latins) eut, comme apanage, la Dioclée, c’est-à-dire la Dalmatie serbe, le Monténégro et l’Herzégovine. En l’absence d’une loi qui conférât rigoureusement tout le pouvoir et tout l’héritage à l’aîné des princes royaux, on donnait au cadet une part du territoire sous la suzeraineté de l’autre, système aussi mauvais pour la Serbie que pour la Hongrie. Etienne et Vouk arrivèrent très vite à ne plus s’entendre, et c’est alors qu’entrèrent en scène le maître de Rome et celui de Budapest.

Pour mieux résister à son frère et gagner sa complète indépendance, Vouk résolut de s’appuyer politiquement sur le roi Émeri, dont il reconnaîtrait les prétentions à la souveraineté du pays serbe, et religieusement sur le pape, à qui il soumettrait son clergé. Il demanda donc à Innocent III (1198) d’envoyer un légat qui aurait mission de rattacher son apanage à l’Église latine, et de donner le pallium, c’est-à-dire le pouvoir archiépiscopal, à l’évêque d’Antivari, le port monténégrin sur l’Adriatique. Innocent III, très heureux d’introduire la religion romaine en Serbie (les papes du xIIe siècle avaient inutilement essayé de détacher Nemanja de l’Église grecque), s’empressa de satisfaire au désir du prince qui lui faisait une pareille avance.

Le 8 janvier 1199, dans une lettre fort engageante, il félicite Vouk de vouloir reconnaître l’Église de Rome comme sa mère, d’être prêt à l’aimer au-dessus de tout, après Dieu, et à se confirmer en tout aux volontés pontificales (Mandates nostri). Il lui annonce l’envoi de deux de ses familiers, le chapelain Jean et le sous-diacre Simon, qui auront la tâche de ramener l’Église serbe à l’unité apostolique et de transmettre le pallium au prélat d’Antivari. Et comme il juge l’affaire très importante, il écrit en même temps à la femme de Vouk, à tous les archevêques, évêques et abbés du royaume de Dalmatie et de Dioclée, et particulièrement à l’évêque d’Antivari. En lui recommandant ses légats, il ajoute : Nous t’envoyons ci-inclus le texte du serment de fidélité que tu devras prêter entre leurs mains et qui t’engage vis-à-vis de nous et de nos successeurs. Enfin, ignorant ou feignant d’ignorer que Vouk agissait en dehors de son frère Etienne, et, pour ne pas froisser les susceptibilités du véritable souverain de, la Serbie, il, adresse deux autres lettres de même teneur au grand joupan et à sa femme.

Les légats partirent, mais, quelques jours après, le pape faisait courir après eux pour leur recommander d’agir avec une grande prudence (26 janvier). En consultant le registre des cens de l’Église romaine, il s’était aperçu que l’Église d’Antivari y était inscrite parmi les évêchés suffragants de l’archevêché de Raguse et que, par suite, il ne pouvait donner à son évêque le pouvoir d’un métropolitain. Comment se fait-il, écrit-il au chapelain Jean, toi qui as lu ce registre avant de partir et qui en as pris copie, que tu ne nous en aies pas averti ? Comme nous ne voulons pas jeter le trouble dans la hiérarchie ecclésiastique, tu auras bien soin de le chercher si les précédents évêques d’Antivari ont été jamais qualifiés archevêques et décorés du pallium. Il envoie donc à ses légats un second exemplaire des lettres destinées aux autorités serbes, exemplaire où se trouvait supprimée la phrase relative au pallium de l’évêque d’Antivari, Vous avez, leur dit-il, les deux rédactions entre les mains, servez-vous de la première ou de la seconde, selon le résultat de votre enquête.

Arrivés dans les États de Vouk, les légats réunissent un concile à Antivari : on y prend des mesures propres à réformer les mœurs du clergé serbe et à latiniser le peuple slave. Dans une lettre à Innocent III, où il lui prodigue les termes d’affection et de respect, Vouk se déclare enchanté de l’œuvre des légats, de leur zèle pour les intérêts catholiques et dénonce au pape son voisin, le ban de Bosnie, coupable de protéger l’hérésie. Ce néophyte est déjà tout à fait dans la bonne voie. Mais l’autre souverain serbe, le Grand Joupan, Etienne, commence alors à s’inquiéter. Pourquoi rester isolé et laisser à Vouk l’avantage de l’alliance romaine ? Il se met en tête, lui aussi, de soumettre son territoire au pape, lui envoie une ambassade et, comme son frère, réclame la venue en Serbie d’un légat chargé d’y effectuer la réforme religieuse. En même temps il sollicite d’Innocent III une couronne et le titre de roi.

Comment une telle demande n’aurait-elle pas été bien accueillie à Rome ? Conversion assurée de tout le pays serbe, victoire décisive sur l’Église grecque, une royauté de plus dans le vasselage du Saint-Siège, et toute neuve, créée par le pape, tenue de sa main ! L’évêque d’Albano reçoit immédiatement l’ordre de partir pour, la Serbie et de couronner Etienne. Mais alors se produit une opposition inattendue : celle du roi de Hongrie. Émeri fait représenter au pape que la reconnaissance d’Etienne comme roi lui serait extrêmement désagréable. Chose curieuse ! Pour ne pas s’aliéner les Hongrois, Innocent se désiste de son entreprise, fort à contrecœur, écrit-il. La politique de l’Église universelle se subordonnait ici à celle d’une royauté nationale qui avait ses vues sur la Serbie.

Émeri voulait substituer Vouk à Etienne, un vassal docile à un voisin presque indépendant. Etienne n’avait pas très bonne réputation. Marié à une princesse grecque, Eudoxie, fille d’Alexis III, il vivait en mauvaise intelligence avec sa femme qui l’accusait d’être un ivrogne, et lui, de son côté, la soupçonnant d’adultère, l’avait un jour jetée toute nue à la porte de son palais. Ce scandale favorisa la cause de Vouk. En 1202, le roi de Hongrie n’eut pas de peine à battre Etienne, à le déposer et à le remplacer par son frère. Lui-même prit le titre de roi de Serbie, considérant Vouk, son protégé, comme un simple gouverneur. Et il s’empressa d’annoncer à Innocent III qu’il venait de faire rentrer dans son domaine la terre du Grand Joupan. — Nous nous réjouissons de ta prospérité, lui répondit le pape, et ta victoire nous est aussi chère que si c’était la nôtre. Puis il demande au vainqueur d’accomplir en Serbie l’œuvre de réunion de cette terre à la chrétienté d’Occident. Émeri lui fit entendre qu’il vaudrait mieux que cette opération fût confiée, non pas à un légat chargé d’une mission spéciale, mais à l’archevêque hongrois de Kalocza. Il ne s’opposait pas d’ailleurs à ce que Vouk, le nouveau Grand Joupan, prêtât serment d’obéissance à la papauté et même reçût la couronne royale, pourvu que la suprématie temporelle de la Hongrie n’en souffrît pas.

En effet, au début de l’année 1203, Innocent engage le prince serbe à laisser l’archevêque de Kalocza s’acquitter de sa tâche. Vouk prêtera entre ses mains le serment d’obédience spirituelle à Rome et fera corporellement hommage au Saint-Siège. L’archevêque exigera le même serment et le même hommage de tous les prélats et de tous les nobles de Serbie, Au nom du pape il déclarera absolument rompu le lien qui les rattachait au patriarche grec de Constantinople. Comme ce patriarche, ajoute Innocent, nous refuse l’obéissance qu’il nous doit[2], il n’y a pas de raison pour qu’on continue à lui témoigner un respect qu’il ne mérite pas.

Et d’ailleurs les choses tournèrent, par la suite, tout autrement que le pape et le roi ne l’avaient prévu. Le prince moine Sava, finit par réconcilier les deux frères. Etienne reprit sa souveraineté et son titre. Plus tard, quand il reçut la couronne royale du successeur d’Innocent III, la Serbie n’en était pas moins rentrée dans l’orbite religieuse de Constantinople et de son patriarche. Sava, qui allait devenir, après sa mort, le grand saint des Slaves du Danube, avait imaginé ce moyen ingénieux de ménager à la fois Rome et Byzance, mais ni le pape, ni le roi des Hongrois, ne trouvaient leur compte à ce compromis. Sur le terrain serbe, ils avaient pourtant agi d’accord. Dans l’affaire de la Bulgarie, ils cessèrent de s’entendre et ce fut presque le conflit.

Émeri était-il sincère, en assurant Innocent III qu’il ne s’opposerait pas au couronnement de Vouk ? Deux ans après cet échange de lettres, en 1204, l’archevêque de Kalocza n’avait encore rien fait en Serbie. Et d’ailleurs les choses tournèrent, par la suite, tout autrement que le pape et le roi ne l’avaient prévu. Le prince-moine, Sava, finit par réconcilier les deux frères. Etienne reprit sa souveraineté et son titre. Plus tard, quand il reçut la couronne royale du successeur d’Innocent III, la Serbie n’en était pas moins rentrée dans l’orbite religieuse de Constantinople et de son patriarche. Sava, qui allait devenir, après sa mort, le grand saint des Slaves du Danube, avait imaginé ce moyen ingénieux de ménager à la fois Rome et Byzance, mais ni le pape, ni le roi des Hongrois, ne trouvaient leur compte à ce compromis. Sur le terrain serbe, ils avaient pourtant agi d’accord. Dans l’affaire de la Bulgarie, ils cessèrent de s’entendre et ce fut presque le conflit.

 

Un événement considérable s’était produit, à la fin du XIIe siècle, sur les deux rives du bas Danube : la reconstitution d’un vaste royaume englobant la Bulgarie, la Roumanie, et une partie de la Roumélie. Les fils d’Asen, de nationalité valaque, après une série de combats heureux et de conquêtes opérées aux dépens des Byzantins, avaient fondé une domination bulgaro valaque, où l’élément roumain s’absorba peu à peu dans l’élément slave. Leur capitale, Tirnovo, est encore aujourd’hui la ville sainte, le Moscou de la Bulgarie, Au temps d’Innocent III, le représentant de cette jeune dynastie, Johannitza ou Kalojan, c’est-à-dire Jean le Petit (1197-1207) ; soldat énergique et madré, s’intitulait lui-même, sur ses diplômes, empereur des Bulgares et des Valaques. Il menaçait aussi bien les Hongrois et les Byzantins, que les Serbes dont il essayait aussi d’entamer le territoire. Il savait très bien qu’au Xe siècle un premier empire bulgare avait embrassé presque toute la péninsule des Balkans et une partie de la Hongrie, et il avait l’ambition de faire revivre cette puissance d’autrefois.

Mais pour affranchir complètement son pays du joug de ces Grecs que les Bulgares détestaient, l’indépendance politique ne lui suffisait pas. Il fallait encore l’indépendance religieuse, la rupture avec l’Église de Constantinople et son patriarche. Pourquoi alors ne pas se tourner vers Rome et soumettre la Bulgarie à l’Église latine ? Certains rois bulgares, dans les siècles précédents, l’avaient déjà essayé : la tradition existait, on n’avait qu’à la renouer. D’autre part Innocent III était intéressé à latiniser le clergé bulgare, comme les autres, et à voir la dynastie d’Asen prendre son mot d’ordre à Rome. La Bulgarie, comme la Hongrie, était sur le chemin de la Terre Sainte. Deux ans après son avènement, il entamait avec Johannitza une négociation dont le dossier nous est, en partie, parvenu. C’est le pape qui semble avoir dit, et fort adroitement, le premier mot.

Dans une lettre de 1199 ou 1200, adressée à celui qu’il appelle le seigneur de Bulgarie et de Valachie (on verra pourquoi il ne lui donne pas encore le titre de roi), Innocent III félicite d’abord Johannitza de ses succès militaires et de ses conquêtes, puis il ajoute : Tes ancêtres sont romains d’origine : de là le sang généreux qui coule dans tes veines, et l’affection que tu as vouée au siège apostolique. On savait donc alors, à Rome, que les fils d’Asen étaient de race valaque, et que les Valaques étaient de souche et de langue latines. Il y a longtemps, poursuit le pape, que j’aurais voulu entrer en relations avec toi, par lettres et par ambassadeurs, mais la multiplicité des affaires de l’Église m’en a jusqu’ici empêché. Et il lui annonce que pour sonder ses dispositions et s’assurer de sa bienveillance il lui envoie un agent d’ordre inférieur, en attendant mieux, l’archiprêtre des Grecs de Brindisi, Dominique, chargé de lui faire connaître plus amplement ses intentions.

Ce n’était pas chose facile alors de pénétrer, à travers l’Épire et la Macédoine, jusqu’au maître de la Bulgarie. Dominique pourtant y parvint. Johannitza répondit à Innocent III, son vénérable et très saint père, le souverain pontife, que la lettre reçue de lui avait plus de prix, à ses yeux, que tout l’or et tous les joyaux du monde. Merci de nous avoir visité dans votre bonté ineffable et de nous avoir rappelé que nous descendons, nous aussi, de la patrie romaine. Il y a longtemps que mes frères avaient voulu correspondre avec Votre Sainteté, et moi-même, à trois reprises, je vous ai envoyé des messagers : mais aucun d’eux n’a jamais pu arriver jusqu’à vous. Vous me demandez, Saint Père, dans votre lettre, ce que nous désirons obtenir de l’Église romaine. Tout notre désir est de rentrer dans le sein de l’unité catholique, mais surtout de recevoir de vous la couronne qu’ont portée autrefois les chefs de notre nation, ainsi que nos livres nous l’ont fait connaître. Si Votre Sainteté nous accorde cette faveur, notre puissance impériale se fera un devoir d’accomplir, en l’honneur de Dieu et de l’Église romaine, tout ce que vous voudrez bien nous commander.

Le Bulgare va droit au but : il s’agit d’un échange de services. S’il consent à ce que la papauté fasse rentrer la Bulgarie dans la chrétienté latine, il lui importe avant tout de tenir de la main du pape une dignité royale et un diadème qui feront de lui l’égal des souverains voisins, et consacreront atout jamais l’œuvre politique de sa race. La question s’est posée, auprès des historiens modernes, de savoir si Johannitza était sincère dans sa conversion au catholicisme d’Occident. Mais comment arriver à se convaincre qu’elle n’était pas pour lui, simplement, un moyen de se faire couronner et de consolider sa dynastie ?

Cette lettre du souverain bulgare n’arriva qu’assez tard à Rome. L’archiprêtre de Brindisi, qui devait, l’apporter, prolongea, par force, son séjour en Bulgarie. Johannitza, qui avait commencé par se défier de cet étranger, le garda longtemps en observation. Car — c’est lui-même qui l’écrit au pape — beaucoup de gens viennent dans notre empire uniquement pour nous tromper : nous sommes obligés de prendre nos précautions. Mais, sur le témoignage d’un de ses sujets, il finit cependant par accueillir l’envoyé du pape et lui confier sa réponse. Avec lui, il expédia à Rome l’évêque bulgare de Branitcewo, avec mission de poursuivre la négociation commencée. En même temps que la lettre de Johannitza, Dominique rapporta à Innocent III quelques mots d’un grand seigneur du pays, Bellota, qui demandait pour lui, sa femme et son fils, la bénédiction papale et, ce qui était plus important, une lettre de Basile, archevêque de Zagora ou de Tirnovo, le haut personnage qui allait devenir le chef de l’Église bulgare latinisée. L’hommage que ce-dernier adresse au pape est curieux, par l’exagération même des formules de dévouement : Moi, Basile, indigne archevêque de Votre Sainteté, salut, joie et adoration. Ne pouvant vous adorer corporellement (Corporaliter adorare), je me contente de le faire en esprit. Merci d’avoir jeté les regards sur nous, humbles et indignes serviteurs, qui avons faim et soif de la faveur et de la bénédiction de la sainte Église catholique et apostolique. Quand l’empereur nous a appris la venue de votre messager, nous avons levé les bras au ciel, avec tout notre peuple, en disant : Le Seigneur ne nous a pas oublié. Style d’Orient.

La réplique d’Innocent à Johannitza est du 27 novembre 1202, Tu demandes à l’Église romaine la couronne de roi, comme l’ont reçue, affirmes-tu, certains de tes prédécesseurs. Pour nous renseigner sur ce fait, nous avons consulté un registre, d’où il ressort de toute évidence que plusieurs des rois qui t’ont précédé avaient été effectivement couronnés par les papes. Nous y avons vu en outre qu’au temps du pape Nicolas Ier, le roi des Bulgares, qui le consultait souvent, se fit, sur sa demande, baptiser avec tous ses sujets. Et lorsqu’un autre roi de Bulgarie, Michel, après avoir offert des présents à notre prédécesseur Adrien lui eut demandé un cardinal romain pour en faire un archevêque bulgare, Adrien lui envoya deux évêques et un sous-diacre de l’Église romaine. Mais les Bulgares ensuite ont mal agi. Circonvenus par les Grecs, séduits par leurs cadeaux et leurs promesses, ils ont chassé les prêtres romains et les ont remplacés par des prêtres grecs. Tu comprends que cet exemple de légèreté nous oblige à certaines précautions.

Pour le moment, nous ne pouvons t’envoyer aucun de nos cardinaux. Seulement nous avons donné l’ordre à notre chapelain et légat, Jean, un de nos familiers, de se rendre auprès de toi, et de faire tout ce qu’il faudra pour organiser la religion dans ton royaume. Il est chargé de remettre à l’archevêque Basile le pallium, c’est-à-dire la plénitude du pouvoir ecclésiastique. Il consacrera prêtres et évêques avec le concours des évêques voisins. Quant au couronnement que tu sollicites, notre légat consultera les livres anciens et les autres documents pour savoir comment tes prédécesseurs ont été couronnés par l’Église romaine, et quand il reviendra, accompagné de tes propres messagers, nous rendre compte de sa mission, on verra alors à faire le nécessaire. Reçois-le donc avec honneur comme notre représentant, et fais exécuter, par toute l’Église de Bulgarie et de Valachie, les décisions qu’il aura prises. Ta gloire terrestre et ton salut éternel l’exigent. Tu es de race romaine ; sois Romain aussi par nos institutions et nos rites, et ton peuple ; qui se dit d’origine latine, doit adopter fidèlement, à ton exemple, les usages religieux de son ancienne patrie.

Ainsi, Innocent III subordonnait la question du couronnement de Johannitza à celle de la transformation de l’Église bulgare. Il fallait d’abord que son envoyé procédât à. l’organisation religieuse du pays. On verrait ensuite, après enquête et après le, retour du légat à Rome, ce qu’il y aurait à faire pour le couronnement. Cette réplique à Johannitza était accompagnée d’un mot aimable pour le boïar Bellota, et d’une lettre à l’archevêque Basile, où le pape lui recommandait aussi Jean, son légat. Il le félicitait de reconnaître la suprématie de Rome, mais il ne parlait encore que de la rentrée de la Bulgarie dans l’unité du monde latin.

C’était encore l’abbé Jean, de Casamari, qui était chargé de reformer et de réorganiser l’Église bulgare ! En 1203, il se trouvait auprès du roi Émeri, et de Hongrie écrivit au pape pour lui apprendre qu’il avait rencontré à la cour du Magyar des envoyés de Johannitza. Il espérait descendre le Danube avec eux pour parvenir jusqu’à leur souverain. Émeri leur fit jurer qu’ils mèneraient le légat saint et sauf jusqu’à destination. Beaucoup de gens, et le roi Emeri lui-même, ajoute le légat, m’ont affirmé que Johannitza était très dévoué à l’Église romaine ; et les Bulgares, ses messagers, m’ont donné la même assurance. L’abbé de Casamari obtint enfin que le roi de Hongrie accorderait le libre passage par ses États à tous les ambassadeurs que le chef de la Bulgarie voudrait envoyer à Rome. Ces précautions prises, il se mit en route. Il n’était pas encore arrivé à Tirnovo que Johannitza avait, pour la seconde fois et avec plus d’insistance que jamais, entrepris Innocent III sur la question du couronnement. Il trouvait sans doute que le pape ne se pressait pas assez de le satisfaire et, pour stimuler l’Église latine, il la menaça de la concurrence de l’Église grecque. Quand les Grecs, écrit-il au pape, ont su que nous avions fait échange de messagers, ils m’ont envoyé le patriarche de Constantinople, avec une lettre où l’Empereur m’écrivait ceci : Viens me trouver : nous te couronnerons empereur, et nous créerons un patriarche de Bulgarie, car il n’y a pas d’État indépendant qui n’ait son patriarche particulier. — Mais moi, ajoute Johannitza, je n’ai pas voulu, et j’ai recouru à Votre Sainteté, parce que j’aime mieux être le serviteur de saint Pierre et le vôtre.

Est-il très sûr que le Byzantin, pour maintenir la Bulgarie et son Église dans la sphère de Constantinople, ait offert à Johannitza de lui donner une couronne impériale ? La diplomatie du Slave pouvait bien avoir inventé cette proposition pour décider le pape et l’amener plus vite à ses fins. Quoi qu’il en soit, le Bulgare multipliait, dans cette nouvelle lettre, les formules aimables, annonçait à Innocent III qu’il lui envoyait de l’argent, des étoffes de soie, de la cire, des chevaux et des mulets, et que le tout lui serait présenté par l’archevêque même de la Bulgarie, Basile, muni de pleins pouvoirs pour négocier.

Pour le coup, le pape se crut obligé de mener l’affaire un peu plus vite. Le 10 septembre 1203, il écrit à l’archevêque que, s’il doit venir à Rome, comme chef d’ambassade, il vaut mieux qu’il y arrive le plus tôt possible et, par conséquent, qu’il ne parte pas avec son train de maison et toute son escorte. Le plus sûr pour lui est de gagner l’Italie par mer. Au lieu d’attendre le retour du légat à Rome et le résultat de son enquête, on traitera de suite, avec lui, pour donner prompte satisfaction au désir de Johannitza. Et, par le même courrier, le pape assure le souverain bulgare qu’aussitôt son ambassadeur arrivé, on disposera toutes choses pour lui accorder ce qu’il a demandé, car on tient à le confirmer, lui et son peuple, dans la foi catholique et à honorer en sa personne un fils particulièrement chéri de l’Église romaine. Dans un post-scriptum de trois lignes, Innocent invite Johannitza à faire sa paix avec Vouk, le grand joupan de Serbie, pour que la terre serbe et la terre bulgare ne souffrent pas des démêlés de leurs chefs : premier essai d’intervention dans les affaires politiques de la Bulgarie.

Par malheur, l’archevêque Basile ne put pas remplir sa mission. L’époque était dure pour les ambassadeurs. Quand ils partaient, ils n’étaient jamais sûrs d’arriver, ou ils arrivaient très tard, et la conversation diplomatique se faisait à bâtons rompus. Basile s’avança jusqu’au Durazzo, sur l’Adriatique, mais, au moment où il allait s’embarquer là, les Grecs de la ville l’arrêtèrent, sur l’ordre du duc byzantin, et le tinrent prisonnier pendant huit jours. L’empereur de Constantinople considérait son passage en Italie comme un acte d’hostilité de la nation bulgare. Les prêtres latins de Durazzo lui donnèrent le conseil de ne pas poursuivre son voyage : on était décidé à le jeter à la mer s’il persistait. Basile se contenta d’envoyer au pape des fonctionnaires bulgares qui l’accompagnaient, et revint sur ses pas. Johannitza, du reste, le rappelait d’urgence au même moment : le légat du pape venait enfin de se présenter à Drenova près de Tirnovo (septembre 1203).

L’envoyé de Rome confère solennellement le pallium à l’archevêque Basile, avec le titre de primat de toute la terre bulgaro valaque. On lui subordonne les deux archevêques de Belesbud (aujourd’hui Kostendil) et de Pristlave (ville détruite, près de Schoumla). Ceux-ci ont, à leur tour, pour subordonnés et suffragants, les évêques d’Uskul, de Prischtina de Nisch, de Widdin et de Branitcewo. Et tout est disposé pour rattacher étroitement à Rome cette hiérarchie religieuse. Le primat, comme les deux archevêques, recevront le pallium du successeur de saint Pierre. Au primat appartient le droit de sacrer, de bénir et de couronner les souverains. Mais tout primat ne peut entrer en possession de sa pleine autorité qu’après avoir demandé le pallium à celui qui règne au Latran. En le recevant, il prêtera serment d’obédience à l’Église romaine. De même toutes les fois qu’il couronnera un roi de Bulgarie, ce roi sera tenu de jurer fidélité au pape entre ses mains. Les formules de ces deux serments, rédigées et envoyées par Innocent lui-même, mettaient la plus haute autorité politique et la suprême dignité religieuse de l’empire bulgare dans une dépendance étroite de la papauté.

Le roi des Bulgares reconnaît : 1° que ses ancêtres ont tenu leur couronne de l’Église romaine ; 2° que le pape pourra déléguer à qui il voudra le droit de constituer et de sacrer le haut clergé de la Bulgarie et qu’à cet égard son représentant sera investi d’une autorité complète ; 3° que du haut en bas de la hiérarchie, le clergé bulgare sera soumis à l’Église romaine et restera fidèle à ses usages ; 4° que jamais l’État bulgare ne se séparera de Rome, et ceci Johannitza doit le jurer, pour lui et ses successeurs, sous la garantie du sceau royal ; 5° que toutes les terres, chrétiennes ou païennes, qui pourraient être annexées à l’empire, seront également placées sous l’autorité et dans l’obédience du Siège apostolique.

Quant au serment de fidélité du primat, il rappelle, presque mot pour mot, celui que le chef de l’Église d’Occident exigeait de tous les archevêques, engagement à demi ecclésiastique, à demi féodal. Je jure d’être fidèle et obéissant à saint Pierre, au Saint-Siège romain et apostolique, à mon seigneur le pape Innocent III et à tous ses successeurs. Ni de mon fait, ni par mon conseil ou mon consentement, ils ne seront lésés dans leur vie, dans leurs membres, emprisonnés ou dépouillés. Je garderai leur secret et empêcherai qu’on ne leur fasse tort. Je défendrai de toutes mes forces, contre tout homme vivant, la papauté romaine, ses bénéfices, ses dignités et ses revenus. Je viendrai aux conciles où je serai convoqué, sauf empêchement canonique. Tous les quatre ans au moins, je visiterai Rome par moi-même ou mon représentant. Je ferai bon accueil aux légats du pape et leur rendrai les services dont ils auront besoin. Toutes les fois que je consacrerai un de mes suffragants, je lui ferai jurer perpétuelle obéissance au pape et à l’Église romaine. Toutes les fois que je couronnerai un roi de Bulgarie et de Valaquie, j’exigerai de lui le serment qu’il sera dévoué et obéissant au pape, et qu’il maintiendra, dans cette même obéissance, tous les territoires de son empire.

La papauté, on le voit, a pris toutes ses précautions. Et il ne s’agit pas seulement ici d’un lien religieux, d’une dépendance spirituelle. Aucun doute, sur ce point, ne peut subsister, quand on a lu la lettre du 25 février 1204 par laquelle Innocent III annonce solennellement à Johannitza qu’il a enfin exaucé ses désirs. Elle est adressée, non plus, comme les précédentes, au seigneur, domino, mais au roi, régi, des Bulgares et des Valaques. C’est que le pape vient de créer, et pouvait seul créer, cette domination royale. Après un long préambule où il développe son thème favori sur la prééminence de l’apôtre Pierre et les pouvoirs conférés à ses successeurs, il dit en propres termes : Nous te constituons roi sur les peuples de Bulgarie et de Valaquie. Nous t’accordons le droit de frapper monnaie en ton nom. Nous t’enverrons par notre légat, le cardinal de Sainte-Croix, Léon, le sceptre royal et le diadème ; il sera mis sur ta tête comme par mes propres mains. Impossible d’exprimer plus nettement et de revendiquer avec plus de force le droit que la papauté s’attribuait de disposer des empires, de conférer les prérogatives de la souveraineté et de donner comme d’ôter les couronnes. Rome est la source du pouvoir royal et des droits régaliens.

Avant que cette lettre d’Innocent III fût parvenue à Johannitza, celui-ci avait écrit de nouveau à Rome pour rendre compte de la mission accomplie par le légat et adresser au Saint-Siège de nouvelles requêtes. Toutes les mesures destinées à fixer la hiérarchie de l’Église bulgare et à l’assujettir à Rome, il les accepte, sauf sur un point. Le pape avait décidé qu’à la mort d’un primat son successeur ne pourrait jouir de l’autorité primatiale qu’après avoir demandé et reçu le pallium. Mais, objecte le roi, Tirnovo est bien loin de Rome et la route est dangereuse à cause des guerres. Si l’on est obligé de recourir au pape pour créer le primat, l’Église bulgare est exposée à rester longtemps sans direction. Les malheurs qui pourraient en advenir retomberaient sur votre conscience. Ne suffirait-il pas que l’Église de Tirnovo ait le droit d’instituer et de consacrer elle-même son chef ? Johannitza demande aussi à Innocent III l’envoi d’un cardinal, porteur du sceptre et de la couronne qui doivent servira son intronisation. Ce cardinal lui remettra en même temps le diplôme papal scellé d’une bulle d’or, pour qu’on le conserve à perpétuité. Enfin le roi sollicite l’arbitrage du pape pour régler ses démêlés de frontière avec son voisin de Hongrie. C’est au pape qu’il appartient de juger ce différend, qui a déjà causé la mort de tant de chrétiens. La lettre se termine par l’annonce du cadeau obligatoire : des étoffes précieuses, une coupe d’or, des écuelles d’argent que l’ambassadeur bulgare, l’évêque de Branitcewo, a reçu mission de porter à Rome.

Il est improbable qu’Innocent III ait cédé à son nouveau vassal sur la question de la création du primat. La subordination à Rome de la primatie bulgare était le fondement même de l’édifice. Bien difficile, d’autre part, le rôle de l’arbitre chargé de prononcer entre les prétentions contraires du roi de Hongrie et de son voisin ! La papauté ne voulait se brouiller ni avec l’un ni avec l’autre. Quant à l’envoi d’un cardinal en Bulgarie porteur de3 insignes de la royauté, Innocent III y était bien résolu. Au commencement de l’année 1204, il annonçait à Johannitza l’arrivée prochaine du cardinal Léon. Il lui envoyait, avec la couronne, une bannière bénie sur laquelle étaient représentées une croix et la double clef de saint Pierre. Elle devait soutenir son courage dans les combats et lui rappeler constamment la suprématie de l’Apôtre. Grâce à cet insigne, lui écrit le pape, non seulement tes ennemis ne prévaudront pas contre toi, mais ils n’oseront plus te regarder en face. Pour faciliter la mission de ce cardinal, qui allait jouer en Bulgarie le rôle d’un ambassadeur extraordinaire, Innocent III adressa aux clergés des pays qu’il devait traverser une circulaire pour les avertir de ta venue et leur recommander de lui faire bon accueil. Le dernier acte de cette négociation semblait donc devoir s’accomplir sans difficulté. Tout à coup, arriva à Rome la nouvelle imprévue que le roi de Hongrie s’y opposait et qu’il avait même fait arrêter l’ambassadeur d’Innocent III.

Très bien reçu d’abord par Émeri, qui lui avait donné le baiser de paix en le comblant de cadeaux, le cardinal Léon était parti avec une escorte hongroise et un évêque bulgare. Mais arrivé à la forteresse de Keve, à l’endroit où il devait franchir le Danube et trouver, sur l’autre rive, les gens que Johannitza envoyait à sa rencontre, il apprit qu’on lui défendait de traverser le fleuve. Emeri avait fait courir après lui, et lui ordonnait de rétrograder, et de revenir dans l’intérieur de la Hongrie à trois journées de marche du fleuve. Il voulait qu’avant d’aller plus loin le légat convoquât le roi de Bulgarie dans une île de la frontière ; qu’il l’obligeât par sentence judiciaire à faire la paix avec les Hongrois, et notamment à leur restituer un territoire qui avait appartenu jadis au roi Bêla III. Autrement il ne lui permettrait pas de poursuivre sa marche. Le cardinal protesta et refusa de subir cette exigence. Pouvait-il d’abord intervenir comme juge dans le différend des deux États sans être suspect de partialité pour la Hongrie, où il venait de recevoir l’accueil le plus affectueux, l’hospitalité la plus généreuse ? En second lieu, comment contraindre le Bulgare à exécuter l’arrêt de la justice pontificale, avant d’avoir effectué définitivement l’union de la Bulgarie à l’Église romaine, et fait de son chef le fidèle sujet du pape ? Irrité de cette résistance, Émeri donna au commandant de la forteresse des ordres rigoureux ; interdiction absolue de vendre quoi que ce soit au légat du pape et à sa suite ; lui-même gardé à vue dans sa chambre ; on lui laissait juste de quoi ne pas mourir de faim.

Il était facile de prévoir que le roi de Hongrie verrait de très mauvais œil l’érection de la Bulgarie en une royauté bénie par le pape. Johannitza était, pour lui un concurrent, un ennemi, qui avait profité de toutes les circonstances, et récemment encore de la campagne faite par Émeri en Allemagne, pour entamer le territoire hongrois et mettre la Serbie à feu et à sang. Quand le Magyar, revenu de son expédition contre Philippe de Souabe, s’était préparé à prendre sa revanche et à envahir la Bulgarie, le cardinal Léon l’avait arrêté. Un roi chrétien, un allié du pape ne pouvait pas faire la guerre à un peuple que la papauté était en train de convertir et d’enlever à l’Église grecque ! Émeri dut renoncer bien malgré lui à une entreprise dont les préparatifs avaient nécessité de grosses dépenses. On ne lui demandait rien moins que de sacrifier à la politique du chef de l’Église les intérêts particuliers de sa dynastie et de sa nation. S’il ne s’opposa pas tout d’abord à la mission du cardinal Léon en Bulgarie, c’est qu’il ne pensait pas qu’elle eût un autre objet que l’organisation religieuse du pays et la conversion de Johannitza. En effet, dans les lettres par lesquelles Innocent III recommandait son légat aux clergés hongrois et serbe, il n’était question que de l’œuvre apostolique consistant à ramener au bercail les brebis égarées, ou (suivant une autre métaphore chère aux scribes pontificaux) à rappeler l’enfant prodigue au foyer paternel. Mais, très prudemment et très habilement, le pape ne disait pas un mot du couronnement de Johannitza. Le cardinal, de son côté, s’était bien gardé de parler de cet objet essentiel de sa mission, et ce n’est sans doute qu’après son départ que le roi de Hongrie découvrit le mystère. De là son brusque revirement.

Un légat arrêté, emprisonné, au moment où la cour de Rome allait toucher le but et recueillir le fruit de sa diplomatie ! On conçoit la colère d’Innocent III : mais il avait tant d’intérêt à ne pas pousser à bout son allié de Hongrie, qu’en lui écrivant, le 15 septembre 1204, au sujet de l’incident de Keve, il fait des efforts très sensibles pour se maîtriser et garder les formes. Hélas ! hélas ! mon très cher fils, qu’as-tu fait de la clémence royale, de la religion chrétienne, de l’affection spéciale que tu dis professer pour l’Église romaine ? Voilà, l’or qui est changé en scorie ! Que Dieu pardonne à ceux qui t’ont donné un mauvais conseil, et qui cherchent à semer la discorde entre le Sacerdoce et l’Empire. Nous avons l’espoir, et même la certitude, que tu as déjà réparé ta faute ou qu’aussitôt après avoir reçu cet avertissement, tu t’empresseras de revenir sur ta décision.

La fin de la lettre contient une menace, mais exprimée dans les termes les plus modérés et les plus vagues. Il est vrai qu’Innocent III y ajoutait, sous forme de note détachée de la bulle, ces quelques lignes d’un caractère confidentiel : Nous t’écrivons avec une douceur et une modération que le sujet ne comporte guère. Nous ne voulons pas que si cette lettre tombe par hasard sous les yeux d’un tiers, on puisse croire que tu as perdu la faveur du Saint-Siège, Cela ne serait ni à ton honneur ni dans ton intérêt ; car enfin il s’est passé et il se passe, dans ton royaume, bien des choses qui, si on les examinait avec une juste sévérité, exigeraient une correction plus énergique : ton vœu de croisade inexécuté, l’emprisonnement de ton frère, ton ingérence dans les élections d’évêques. Nous avons même beaucoup d’autres griefs, que nous préférons taire présentement, pour ne pas te troubler plus qu’il ne faut : prends donc garde à ne pas te créer des difficultés qui deviendraient, pour toi, inextricables.

Ce billet de six lignes est le seul document où l’on voie Innocent III désapprouver certains actes de la politique d’Émeri sur lesquels il avait d’abord gardé le silence. Il est clair qu’il ménageait beaucoup le roi de Hongrie : car il écrivait sur un autre ton à des princes qui n’avaient même pas commis un acte aussi grave que l’incarcération d’un légat. Émeri répondit par une lettre où il récriminait à son tour, et exposait un à un ses griefs. Nous ne les connaissons que par la réfutation que le pape en a faite et les citations qu’il en a données. Mais, tel quel, ce dialogue entre le chef de la nation hongroise et le chef de l’Église universelle ne manque pas d’intérêt.

Rappelez-vous, dit Émeri tout d’abord, les services que la Hongrie a rendus au Saint-Siège et le dévouement dont elle a fait preuve à son égard. — D’accord, répond Innocent ; mais le Saint-Siège vous en a rendu aussi, notamment sous le règne du roi Bêla III, ton père. Quand l’archevêque de Gran refusait de le couronner, l’archevêque de Kalocza a reçu Tordre de procéder à là cérémonie. Et, sous ton propre règne, le Saint-Siège s’est entremis pour amener ton frère à signer la paix avec toi et terminer la guerre civile.

Que n’avons-nous pas fait pour vous plaire ? reprend Émeri. Nous avons donné libre passage sur nos terres aux personnes que vous envoyiez en Bulgarie et à celles que la Bulgarie envoyait a Rome. Nous avons même, sur la demande de votre légat, licencié l’armée qu’à grands frais nous avions recrutée pour attaquer Johannitza. — Oui, dit le pape, et nous t’en sommes très reconnaissant. — Pourtant, ajoute Emeri, ce Johannitza détient un territoire qui est à nous, et il nous a attaqué au moment même où, sur votre prière, nous étions allés porter secours en Allemagne à Otton de Brunswick. — C’est encore vrai, dit le pape, mais crois bien que tout ce qu’on a fait contre toi nous est désagréable et que nous ferons tout notre possible pour que la Bulgarie te donne satisfaction.

D’ailleurs, continue le roi, Johannitza n’est qu’un usurpateur, et je ne comprends pas que, sans me consulter, et si hâtivement, vous ayez voulu couronner un homme qui est mon ennemi déclaré. — Permets-moi de te dire, répond Innocent III, que tu ne connais pas pleinement les faits. Beaucoup de rois bulgares ont été anciennement couronnés par le Siège apostolique. Pierre et Johannitza, les fils d’Asen, étaient issus de cette race royale, et ils n’ont guère fait que reconquérir le territoire que les Grecs avaient enlevé à leur famille. Peut-être ont-ils occupé violemment une partie de leur empire ; mais c’est en vertu du droit héréditaire qu’ils détiennent presque toute la Bulgarie. Si nous couronnons Johannitza, ce sera pour la terre dont il est le légitime possesseur. S’il détient injustement quelque chose qui t’appartient, il te le restituera, puisqu’il a déclaré vouloir accepter notre arbitrage. Du reste, comme vous faisiez, lui et toi, échange d’ambassadeurs, nous ne pouvions pas supposer que vous étiez ennemis. Tu ne peux pas dire non plus que notre résolution de le couronner a été prise subitement, puisque nous lui avons envoyé à plusieurs reprises des légats chargés de négocier l’affaire. Enfin rappelle-toi qu’en Serbie, tu as consenti toi-même à ce que le Saint-Siège couronnât Vouk, le grand joupan.

Sans doute, poursuit Innocent III, tu as traité avec honneur notre légat, le cardinal Léon, et tu l’as fait conduire jusqu’au Danube, mais il aurait mieux valu ne pas le laisser partir, que de l’arrêter une fois parti. Tu nous demandes, ou de renoncer au couronnement de Johannitza, ou de le différer jusqu’au moment où nous aurons jugé et terminé le démêlé qui vous sépare. Mais pour n’être pas un juge suspect, notre légat doit avoir reçu en Bulgarie le même accueil qui lui a été fait en Hongrie. Et puis, comment contraindre le Bulgare à exécuter l’arrêt de notre justice, si au préalable nous n’avons pas effectué l’union de la Bulgarie à l’Église romaine, et fait de son chef notre sujet ?

Quelle est la mission de notre légat en Bulgarie ? propager la foi chrétienne, étendre le domaine du Saint-Siège, y mettre obstacle, c’est encourir l’indignation de Dieu et la nôtre. Et du reste nous arriverions toujours à notre but par d’autres voies. Tu veux nous empêcher de couronner notre fils spirituel, cet enfant prodigue qui revient dans la maison de son père, et pour lequel il faut tuer le veau gras ? Mais que dirais-tu si nous voulions t’empêcher de couronner roi de Hongrie ton fils selon la chair ? Que crains-tu ? Que Johannitza, une fois ceint de la couronne, ne devienne tout à coup insupportable et dangereux ? Tu sais aussi bien que nous qu’il perdrait beaucoup plus qu’il ne gagnerait à parjurer sa foi et à violer son serment.

Comment croire, répond Emeri, que le Siège apostolique pourra nous faire rendre justice, quand on voit que, depuis deux ans que les croisés de France et de Venise ont détruit Zara, notre ville, vous avez été impuissant à nous faire obtenir satisfaction ? Si je laisse couronner Johannitza, avant que votre justice ait prononcé entre nous, jamais l’Église romaine ne me fera rendre ce qui m’appartient.Nous avons excommunié les croisés qui avaient pris Zara, réplique Innocent III : les Français se sont soumis et se sont engagés à subir nos conditions. Les Vénitiens qui ont résisté n’ont pas encore été absous, et nous les avons punis en enlevant à leur patriarche de Grado la consécration des archevêques de Zara. Eh bien ! Nous punirons de même Johannitza, s’il refuse d’accepter la sentence qui, après son couronnement, sera rendue par notre légat. Nous aimons ce prince, mais nous avons pour toi une affection qui est incomparablement, supérieure, et les instructions que nous adressons au cardinal Léon en sont une preuve très suffisante. Ne t’oppose donc pas à la propagation de la foi chrétienne et aux progrès de l’autorité apostolique : suis notre conseil, tu t’en trouveras bien. Avant même d’avoir reçu cette longue lettre Émeri s’était désisté de son opposition et avait libéré le légat. Le 15 octobre 1204, le cardinal Léon arrivait enfin à Tirnovo. Le 7 novembre, il consacrait l’archevêque Basile comme primat. Le lendemain il bénissait Johannitza, lui mettait sur la tête la couronne royale, et en mains le sceptre et la bannière. Bientôt, Innocent III recevait du nouveau roi une lettre enthousiaste, et deux enfants, Basile et Bethléem. Je vous les donne, écrivait Johannitza, pour qu’ils apprennent le latin, parce que je n’ai pas ici de grammairien qui soit capable de me traduire vos lettres. Quand ils le sauront, renvoyez-les-moi. Je vous adresse aussi quelques petits souvenirs : deux manteaux de soie, un rouge et un blanc, et un chameau. Quand j’enverrai des ambassadeurs à Votre Sainteté, elle peut être assurée que je ne l’oublierai pas.

 

Le Hongrois dut se résigner à sa défaite et rester quand même en bons termes avec le pape, qui venait de gagner la partie. Innocent n’ignorait pas que le plus grand désir d’Émeri malade, pressentant peut-être sa mort prochaine, toujours inquiet des revendications possibles du duc André qu’il tenait prisonnier, était d’assurer, par un couronnement anticipé, la transmission de la monarchie à son fils Ladislas III. Mais la fortune semblait tourner contre lui. L’archevêque de Gran, primat de Hongrie, mourut au moment où le pape venait de lui donner l’ordre de couronner le petit prince et de lui faire jurer fidélité par les magnats. Et comme les membres du haut clergé ne s’entendirent pas pour lui donner un successeur, il fallait, bien qu’Émeri recourût au pape, seul qualifié pour autoriser le second archevêque hongrois, celui de, Kalocza, à remplir l’office du primat. Le couronnement eut lieu, en effet, le 26 août 1204. Un mois après, Émeri mourait au château d’Erlau, non sans avoir pris une résolution assez grave. Il avait tiré de prison son frère André et lui avait confié la tutelle de son neveu mineur, convaincu qu’il était de bonne politique de paraître se fier à sa loyauté, et craignant que ce frère, si impatient de régner, ne prît de force le pouvoir qu’on ne lui aurait pas donné.

Le premier acte d’André, devenu (en attendant mieux) gouverneur du royaume de Hongrie au nom de Ladislas III, fut naturellement de rappeler d’exil sa femme Gertrude de Méran, cette Allemande ambitieuse qui l’avait toujours poussé à la révolte. De là une situation singulièrement inquiétante et précaire. D’un côté, la veuve d’Émeri, Constance d’Aragon, isolée, avec son fils Ladislas, le petit roi de trois ans ; de l’autre, André, maître du pouvoir effectif, d’autant plus à craindre que le droit magyar n’excluait pas les frères de la succession au trône, chef d’un parti puissant, connu pour sa prodigalité incorrigible, et complètement dominé par sa femme, qui aspirait à être reine et à supplanter sa belle-sœur. Dans ces circonstances, quel était le devoir du pape, sinon de rester réellement fidèle à son rôle de protecteur des veuves et des orphelins, de gardien de la légalité dans les monarchies chrétiennes ? Après la mort d’Émeri, André lui avait écrit pour lui annoncer son avènement à la régence et l’assurer qu’il ne ferait que continuer la politique de son frère, respectant ce qu’il avait bien fait et achevant ce qu’il avait heureusement commencé. Innocent le félicite de ses bonnes dispositions, mais on voit de suite qu’il n’y croit guère, car il lance, le 25 août 1205, une série de lettres qui avaient toutes pour but de rallier les Hongrois à la cause de Ladislas et de sa mère, et de lier les mains au régent.

Il recommande à André, avec une insistance significative, de prendre les intérêts de son neveu, de son pupille. Il lui enjoint de donner à Ladislas et à la reine douairière l’argent et les revenus que leur avaient assignés les dernières volontés d’Émeri. Il défend au nouveau gouverneur du royaume d’aliéner les biens de la couronne, tant que durera la minorité du prince. Il écrit au clergé et au peuple de Hongrie, pour empêcher que personne, dans ces deux classes de la société, ne participe à aucune entreprise menaçant la couronne de l’héritier légitime : tous, au contraire, doivent se serrer autour de lui. L’archevêque de Kalocza, Jean, un fidèle d’Émeri, est chargé de prendre les mesures nécessaires à la protection du fils et de la veuve : et tous les évêques de sa province doivent, à cet effet, lui prêter main-forte. Cet archevêque et l’évêque de Varacl ont mission formelle d’excommunier ceux qui molesteraient les serviteurs et les clercs du petit roi. Nouveau témoignage du pouvoir que la papauté s’attribuait d’intervenir dans les affaires politiques de la Hongrie ; expression très claire en même temps des méfiances et des craintes qu’André inspirait à Rome !

Et pourtant Innocent III ne savait pas, au moment où il prenait toutes ces précautions, à quel point il avait raison de les prendre. Il ignorait ce qu’on apprit bientôt : la vie rendue impossible pour la mère du roi ; la lutte déclarée entre les deux belles-sœurs ; Constance d’Aragon obligée peu à peu de reconnaître que le séjour en Hongrie n’était plus sûr ni pour elle, ni pour son fils ; enfin tout à coup la rupture devenue un fait accompli. Accompagnée d’un petit nombre de nobles et de clercs, la reine mère s’enfuit à Vienne, auprès du duc d’Autriche, Léopold, emportant, avec le petit roi, un des trésors du royaume et les insignes de la royauté. André réclame le tout, la mère, le fils et les joyaux, en termes menaçants, et se prépare à envahir l’Autriche tandis qu’une armée autrichienne se masse à la frontière. Puis la nouvelle se répand que Ladislas III est mort (7 mai 1205), ce qui dénoue la situation en supprimant la cause du conflit. Un évêque rapporte en Hongrie le corps de l’enfant ; André est reconnu par tous et par le pape, comme l’héritier légitime du trône. Quant à la malheureuse Constance, elle n’a d’autres ressources que de s’en retourner auprès de son frère, le roi Pierre II d’Aragon. Innocent III, pour la dédommager, fera d’elle, plus tard, la femme du jeune roi de Sicile, le futur empereur Frédéric II. Le 29 mai, l’archevêque de Kalocza et l’évêque de Veszprem revêtaient André et Gertrude des insignes royaux. Le nouveau souverain de la Hongrie se trouvait, pour ses rapports avec la papauté, dans la même situation que son prédécesseur. Il reste le vassal de Rome. Sa politique extérieure apparaît toujours subordonnée, ou du moins étroitement liée à celle du chef de tous les chrétiens. En Allemagne, il soutient les alliés ou les créatures d’Innocent III, Ottokar de Bohême, son beau-frère, et plus tard le jeune Frédéric II ; et il est l’ennemi obstiné d’Otton de Brunswick, l’empereur excommunié. En Bulgarie, il ne s’oppose plus aux progrès de l’Église romaine : on ne le voit même plus agir de ce côté, Il arrivait au pouvoir au moment où se fondait l’empire latin de Constantinople. La Hongrie, nation latine, ne pouvait que gagner, en somme, à la déchéance des Grecs : cependant elle y perdit Zara, qui resta au pouvoir des Vénitiens, ainsi qu’une notable partie de la côte dalmate, ni par lui-même, ni par l’intermédiaire du pape, André II ne put jamais reprendre Zara, ni s’opposer à l’immense accroissement de la domination vénitienne. Innocent III l’encouragea alors à s’agrandir sur le versant nord des Karpathes. Et là encore la victoire momentanée des Hongrois fut aussi celle du pape romain.

La Galicie et la Lodomérie, avec leurs deux capitales, Halitsch et Wladimir, étaient alors gouvernées par une dynastie indépendante, qui avait de terribles voisins, toujours prêts pour les invasions et le pillage, les Polonais et les Russes. Et ceux-ci venaient de tailler en pièces et de tuer le prince galicien, Romain, dans la sanglante bataille de Zawichoft (19 juin 1205). Sa veuve, tutrice d’un enfant en bas âge, Daniel, appela à son secours le roi de Hongrie. André entra à Wladimir sans que les Russes et les Polonais se fussent d’ailleurs opposés à son entreprise et plaça Daniel, comme prince de Galicie, sous la haute souveraineté de la royauté magyare. En réalité, il devenait le véritable souverain de ce pays, car, à partir de 1206, sur son sceau comme sur ses chartes, il s’intitule roi de Galicie et de Lodomérie. Mais il ne travaillait pas seulement pour lui-même, et l’Église voulait sa part. Il était entendu avec le pape qu’il obligerait les Galiciens à abandonner le christianisme grec et à se soumettre, pour le spirituel et le temporel, à la suprématie de Saint-Pierre.

En 1207, Innocent III lui envoie un légat, le cardinal de Saint Vital, chargé de réaliser et d’organiser cette importante conquête religieuse. La lettre pontificale, écrite, le 7 octobre, pour recommander au clergé et au peuple galiciens de bien accueillir le représentant du Saint-Siège, est pressante et fortement argumentée. Le pape est le pasteur qui veut réunir toutes ses brebis en un même troupeau. L’unité de l’Église est une nécessité absolue, imposée par le texte même des Écritures. Comment la Galicie pratiquerait-elle encore les rites byzantins, alors que l’empire grec lui-même est rentré dans la grande unité latine et que l’Europe entière, ou peu s’en faut, reçoit maintenant avec humilité les ordres du souverain pontife ? Qui sait si les malheurs de la Galicie, les attaques et les ravages de ses voisins de Russie et de Pologne, n’ont pas été le châtiment de sa rébellion, de sa désobéissance prolongée à l’Église romaine ?

Ces raisonnements ne paraissent pas avoir touché beaucoup les Galiciens, attachés en majorité à leurs coutumes religieuses. Daniel, qui s’était fait le client des Hongrois et le sujet de Rome, devint bientôt pour eux une sorte de traître. Le mécontentement qu’il excitait prit une forme si violente qu’il crut bon, en 1207, de s’enfuir en Hongrie. André II lui substitua les princes Romain et Wladimir : mais la rancune populaire ne fit que s’accroître. Une nuit de l’année 1212, le peuple d’Halitsch se souleva, et massacra les deux princes avec leurs femmes et leurs enfants. C’est alors que le roi de Hongrie conclut avec les Galiciens un arrangement qui leur donnait comme roi son second fils, Coloman (l’aîné, Bêla, étant réservé pour la couronne hongroise).

La Galicie serait unie à l’Église latine et placée dans l’obédience du Saint-Siège ; mais ses habitants obtiendraient la permission de conserver, comme forme extérieure du culte, les rites de l’Église grecque dont ils ne voulaient pas se déshabituer. Compromis bizarre, et curieuse inconséquence ! Mais l’intérêt supérieur de l’Église voulait qu’un prince de Hongrie fût établi sur l’autre versant des Carpates. On n’attendit même pas l’arrivée en Galicie d’un légat du pape pour couronner le jeune Coloman. Sur la demande pressante d’André, l’archevêque de Gran reçut, en 1214, le pouvoir d’effectuer ce couronnement, et de faire prêter au nouveau roi de Galicie et de Lodomérie le serment d’obéissance à Rome. Un nouvel État, vassal de saint Pierre, était donc constitué dans l’Europe slave ; victoire du catholicisme, mais l’effet en fut peu durable. Quelques années après la mort d’Innocent III, le chef russe Metislav envahira la Galicie, prendra Halisch, et emmènera prisonnier le fils d’André II.

Il était plus facile d’agrandir la Hongrie que d’y faire régner l’ordre et la paix. Pays terrible, où la tâche gouvernementale dépassait les forces d’un homme comme André, faible, indécis, dominé par son entourage. L’autorité royale n’avait pas seulement à lutter contre l’aristocratie des évêques et des magnats. Celle-ci, comme l’avouait le souverain dans une lettre de 1214 à Innocent III, se divisait en partis irréconciliables, acharnés à se détruire. La guerre était partout, entre les divers éléments sociaux du royaume, entre les deux archevêques, éternellement rivaux, de Gran et de Kalocza, entre les Magyars indigènes et les étrangers, surtout les Allemands.

Dans ce chaos, Rome soutient comme elle peut la royauté et la dynastie légitimes. Avant tout, il fallait résoudre la grave question du remplacement de l’archevêque de Gran, Job, décédé en 1205. La vacance de ce siège primatial, un des organes essentiels de la monarchie, ne pouvait se prolonger, sans mettre en péril l’ordre public. Le droit d’élire le primat appartenait à la fois au chapitre de la cathédrale de Gran et aux évêques suffragants de l’archevêché : mais les électeurs ne s’entendaient pas. Une partie d’entre eux, et André II lui-même, demandèrent au pape d’agréer l’un de ces suffragants, l’évêque de Pecs ou de Cinq Églises, Calan. A la vérité, ce candidat n’avait pour lui qu’une minime partie du corps électoral : sa moralité (à tort ou à raison) avait été l’objet d’attaques très vives. Innocent III refusa de confirmer son élection. Il s’en excusa auprès du roi et essaya par des phrases aimables et des protestations affectueuses de lui faire oublier tout ce que ce refus avait de désagréable. Ne crois pas à une mauvaise volonté de notre part : nous sommés désolés que la présentation de ton candidat n’ait pas eu lieu dans des conditions acceptables ; mais il faut bien que nous agissions canoniquement, sans faire acception des personnes, et que nous n’ayons avec tous qu’un poids et qu’une mesure. Adresse-nous une demande qui soit conforme à l’ordre divin et nous sommes tout prêts à l’exaucer. En réalité, il tenait à évoquer ce grand procès à Rome pour le diriger et le résoudre à sa guise. En octobre 1205, il transféra sur le siège de Gran, Jean, l’archevêque de Kalocza. La volonté royale avait dû reculer ici devant celle du pape. Le nouveau primat allait être en Hongrie l’instrument dévoué et docile de celui à qui il devait tout.

L’intervention d’Innocent dans les affaires de la dynastie et du royaume se manifeste sous toutes les formes. Il apprend, en 1206, que la reine Gertrude est sur le point de donner un héritier au trône. Aussitôt il adresse une circulaire au clergé et à la noblesse pour leur indiquer l’attitude qu’ils doivent prendre en cette circonstance. Après leur avoir fait, dans les termes voulus par le protocole, l’éloge du roi et leur avoir rappelé qu’ils ont tous reçu des preuves abondantes de sa munificence, il ajoute que l’enfant qui va naître ne pourra qu’imiter les vertus paternelles, et il leur enjoint de ne faire aucune difficulté pour lui prêter serment, quand le roi leur en fera la demande. André II n’était donc pas sûr de ses évêques ni de ses nobles ? Innocent III, sans doute à son instigation, pesait de toute son autorité pour les maintenir dans le loyalisme. Il confirme les donations d’André aux églises, mais n’hésite pas à morigéner son vassal et allié de Hongrie toutes les fois qu’il se passe chez lui quelque chose de contraire à l’ordre, et surtout de défavorable à l’Église. En 1205, un clerc italien, revenant de Jérusalem, avait été dépouillé de ses bagages par des malfaiteurs hongrois. Innocent III insère dans sa bulle la liste complète des objets volés et dit assez durement au roi que son premier devoir est d’assurer la sécurité des personnes qui traversent son royaume. S’il laisse ses sujets se livrer au brigandage, on dira que la Hongrie n’est pas gouvernée.

Et de fait, s’il fallait en croire les Hongrois eux-mêmes, elle l’était fort mal. D’année en année leur mécontentement grandissait. Des conspirations s’ourdirent pour renverser André et lui substituer un autre membre de la famille royale. Troubles envenimés surtout par une lutte de races : l’animosité des Magyars contre les Allemands. Envahie par l’élément germanique, inquiète et jalouse de ses progrès, la noblesse hongroise essayait de s’en débarrasser. C’était un de ces mouvements nationalistes comme il s’en produisait alors un peu partout, sous l’unité extérieure de la domination latine. Le chef de l’Église d’Occident ne put ni le prévenir, ni l’empêcher, et son action politique sur la Hongrie s’en trouva fort affaiblie. Par malheur, la famille d’André II était mêlée directement à ce conflit de races, au point d’en être en grande partie responsable. Devenue reine, Gertrude de Méran se fit la protectrice passionnée et intempérante des Allemands. Comme elle pouvait tout sur son mari, elle n’eut de cesse que des gens de sa nation et de sa famille ne fussent placés autour d’elle, dans le palais même comme dans les plus hautes situations ecclésiastiques et laïques du royaume ; de même qu’elle favorisa constamment l’infiltration ininterrompue, en terre hongroise, des clercs et des colons d’Allemagne. Un acte scandaleux porta au paroxysme la colère du parti national : l’élévation du propre frère de Gertrude, Berthold, prévôt de Bamberg, à l’archevêché de Kalocza, et l’accumulation sur sa tête des plus hautes charges administratives. Archevêque en 1207, ban d’Esclavonie, c’est-à-dire gouverneur de toute la Hongrie méridionale en 1209 ; voïvode de Transylvanie et en même temps comte de Bodrog et de Bacs, en 1212, ce jeune homme ignorant et vicieux devenait, uniquement parce qu’il était le frère de la reine, le second personnage du royaume. André II l’a avoué dans une lettre à Innocent III. C’est à cause de la trop grande affection qu’il avait eue pour ce beau-frère, élevé par lui au-dessus des autres, qu’il a encouru la haine de presque tous ses sujets, grands et petits.

Mais comment Innocent III avait-il pu donner une des grandes dignités de l’Église à cet adolescent peu recommandable ? En 1206 le roi lui annonce que Berthold a été élu à l’archevêché de Kalocza, ce qui lui permettra, dit-il, de rendre d’utiles services à la dynastie et au royaume, et il demande pour lui la confirmation de l’élection et le pallium. Innocent lui répond (7 juin 1206) qui c’est aller un peu vite en besogne ; qu’il ne sait pas encore si l’élu se trouve dans les conditions légales d’âge et de capacité nécessaires pour être investi d’une pareille fonction ; qu’il a délégué l’archevêque et le prévôt de Salzbourg pour s’en assurer et faire une enquête sur la personne. On ne demande pas, ajoute le pape, qu’il soit un lettré de premier ordre : il suffira qu’il ait les connaissances voulues ; et quant à l’âge, s’il n’a pas tout à fait celui qu’exigent les canons, on lui accordera une dispense. D’ailleurs, en attendant, il pourra administrer l’archevêché à titre provisoire, au spirituel et au temporel, sans que ce fait entraîne la nomination définitive.

L’enquête a lieu et l’archevêque de Salzbourg en rapporte au pape les résultats. L’examen de capacité a prouvé que Berthold pouvait lire couramment un texte latin, le traduire suffisamment dans sa langue maternelle, et qu’il n’était pas sans connaître la construction grammaticale. Quant à l’âge, le précepteur du prince a affirmé sous serment qu’il avait ses vingt cinq ans accomplis. Mais le pape et les cardinaux à qui la question a été soumise constatent qu’en réalité l’élu de Kalocza ne sait pas un mot de droit canonique, ni d’Écriture sainte, connaissances indispensables à un archevêque, et que d’autre part il est loin d’avoir l’âge légal, trente ans révolus. Comment Berthold, dans ces conditions, pourrait-il exercer une fonction dont le titulaire doit être le père des pères et le maître des maîtres ?

La lettre adressée de Rome à André II pour lui faire connaître cette fin de non-recevoir n’était pas facile à rédiger. Le pape s’en tire en rhéteur émérite qu’il était : Tu sais que nous avons pour toi une affection telle que nous ne voulons rien te refuser de ce que nous pouvons accorder à un souverain. Nous désirons, plus que toute autre chose au monde, ton honneur et ton intérêt. Pour te plaire, et par faveur spéciale, nous voulons bien ne pas punir (malgré le décret formel du concile de Latran) les chanoines de Kalocza qui ont commis la faute d’élire une personne à qui manquaient les capacités légales. Pour le reste, nous sommes désolés de ne pouvoir satisfaire à ton désir : on dirait que nous avons deux poids et deux mesures, et que la règle, bonne pour les petits, n’est pas applicable aux, grands. Jésus-Christ lui-même n’a commencé à prêcher qu’à partir de sa trentième année. Que Ta Sérénité ne se trouble donc pas de mon refus, mais qu’elle fasse donner au prévôt de Bamberg des leçons de théologie et de droit canon : il en a besoin. Quand il sera suffisamment instruit, nous ferons tout le possible pour lui être utile et agréable. Ni Lui ni toi, vous n’auriez rien à gagner à ce qu’il assumât le fardeau pastoral au mépris de la loi de Dieu. Au lieu d’en retirer avantage, le scandale retomberait sur toi. Tu aurais lieu toi-même de nous mépriser, si tu nous voyais sacrifier à un roi de la terre le respect dû au roi du ciel, à celui qui peut, corps et âme, nous envoyer en enfer.

Ces sages paroles étaient écrites le 5 avril 1207. Le 24 décembre de la même année, Innocent III annonçait à Berthold qu’il le confirmait définitivement comme archevêque de Kalocza. Pourquoi cette volte-face ? Le pape donne comme motif qu’il a dû céder aux instances répétées de l’Église de Kalocza, qu’il y avait là pour elle nécessité et utilité évidente, qu’il avait d’ailleurs confiance dans la moralité et la science de celui qu’elle avait élu. De l’insuffisance de l’âge, il n’est plus question. Or, la véritable raison du revirement d’Innocent III n’a rien à voir avec le droit canonique. Le pape accordait à André et à Gertrude ce qu’il aurait dû leur refuser, parce qu’au même moment le roi de Hongrie faisait, en partie pour le compte de l’Église, la conquête de la Galicie.

Acte de faiblesse qui devait avoir les plus fâcheuses conséquences ! Le jeune archevêque de Kalocza allait être, pour la cour de Rome, une source d’ennuis. Aussitôt installé, il se mit en tête d’abandonner son siège pour s’en aller en Italie, à Vicence, sous prétexte de se donner l’instruction qui lui manquait. Il y mena la vie désordonnée des étudiants. Colère du pape, qui écrit, en 1209, a André II : Nous avons à nous plaindre de ta prudence royale qui nous a arraché, à force d’instances, la confirmation de l’élection de Kalocza. Beaucoup nous ont reproché (et vraiment ce n’était pas à tort) d’avoir mis à la tète des maîtres et des évêques un homme qui n’avait même pas les connaissances exigées pour l’épiscopat. Et le voilà qui abandonne son Église pour aller à Vicence se mettre sur les bancs et étaler son ignorance ! Nous lui avons, sans délai, donné l’ordre de retourner à Kalocza, et d’y recevoir à domicile les leçons de quelques maîtres d’une science et d’une moralité éprouvées. C’est par là seulement qu’il se rendra tolérable. Engage-le donc fortement à nous obéir, sans quoi, nous serions obligés de défaire, par prudence, ce que nous avons fait sous la pression de tes demandes répétées. Menace platonique ! Berthold avait son siège et le garda.

Conformément à la tradition, les archevêques de Kalocza essayaient, par tous les moyens, de méconnaître la primatie de l’archevêque de Gran et de lui contester ses privilèges. On pense bien, qu’avec le beau-frère du roi, le conflit des deux prélatures en vint vite à l’état aigu d’où les plus graves désordres et d’interminables guerres privées. En 1211, Jean, l’archevêque de Gran, dut signer, sans doute malgré lui, un pacte qui lui confirmait, à la vérité, son droit d’effectuer le premier couronnement des rois et de recevoir la dîme du revenu de la frappe de la monnaie royale, mais qui donnait à l’archevêque concurrent des avantages dont l’Église de Kalocza n’avait jamais joui, entre autres celui de procéder au second couronnement et de n’être plus soumis, dans sa province, à la juridiction du primat. Sur les protestations très vives du chapitre de Gran, Innocent III, plus ferme cette fois, refusa de sanctionner cette convention.

Mais le mal était fait. La noblesse magyare, de plus en plus irritée contre son roi et contre l’Allemand, indigne de l’épiscopat, dont il avait fait un si haut personnage, comprit qu’il fallait s’attendre à tout, quand elle vit un autre frère de la reine, Egbert, évêque de Bamberg, chassé d’Allemagne, arriver, à son tour, en Hongrie, et y recevoir, lui aussi, des terres et de l’argent. L’étrangère détestée, Gertrude, semblait prendre plaisir à exaspérer les magnats, puisant à pleines mains dans le trésor conjugal pour enrichir ses compatriotes. En 1212, elle envoie en Allemagne sa fille Elisabeth, fiancée à Louis de Thuringe ; mais elle a réuni, pour la dot et les cadeaux destinés à la cour du landgrave, des objets d’un prix considérable, hors de proportion avec les ressources du royaume : étoffes précieuses, meubles d’argent et d’or, joyaux et pierreries. Vêtue d’une robe de brocard d’un luxe inouï, la jeune fille part de Presbourg, sur une litière d’argent massif, et la reine lui fait ses adieux en disant aux envoyés du landgrave : Que votre maître veuille bien se contenter provisoirement de ce que je lui donne aujourd’hui ; si Dieu me prête vie, je le comblerai de présents plus riches. On savait d’autre part que Gertrude thésaurisait pour ses enfants et qu’elle avait en dépôt, chez un particulier, des sommes considérables, en monnaie et en objets précieux.

Les complots contre André et sa femme se multipliaient. Des magnats entrèrent secrètement en relations avec un oncle du roi, le duc Geiza, qui vivait en Grèce, et lui demandèrent un de ses fils pour le couronner. Mais les agents des conjurés furent arrêtés au moment où ils s’embarquaient à Spalato et envoyés au roi pieds et poings liés. La noblesse hongroise songea alors à exiger l’abdication du souverain et à le remplacer par son fils aîné, Bêla. La surexcitation des esprits permettait de tout craindre, mais personne, en Hongrie, ne prévit ce qui arriva.

Le 28 septembre 1213, André partait pour une campagne contre les Ruthènes, en Galicie. La reine et ses enfants l’accompagnaient jusqu’à une certaine distance de la frontière. Arrivés au cloître de Lelecz, au nord du pays, quelques-uns des nobles de l’entourage royal formèrent, dit la chronique de Cologne, le projet de tuer le roi, au milieu de la nuit. La reine put avertir à temps son mari, qui s’enfuit. Mais elle-même resta avec ses enfants, ne croyant pas qu’on pût s’attaquer à une femme. Les conjurés font irruption dans la maison royale. Furieux de voir que le roi leur avait échappé, ils se jettent sur la reine avec une rage de bêtes fauves, s’acharnent sur son corps et le coupent en morceaux. Une chronique russe contemporaine ajoute que nombre d’Allemands furent massacrés.

D’après une autre version, Gertrude de Méran aurait été assassinée et dépecée par les Magyars dans le château royal de la forêt de Pilis, près de Budapest, pendant qu’André était en Galicie. Quoi qu’il en soit, l’acte sauvage commis par le parti national paraît bien avoir été le signal d’une réaction très vive contre l’étranger. L’archevêque Berthold, fort malmené par les conjurés, dut prendre la fuite et se retirer en Allemagne ; mais il n’avait pas perdu la tête : en partant, il avait fait main basse sur le trésor que sa sœur avait mis en garde chez un de ses fidèles. Ses partisans et ses amis, même les clercs et les moines de son entourage, furent traqués, maltraités, dépouillés.

L’événement fit une telle impression en Europe que l’imagination populaire le dénatura presque immédiatement. On prétendit que la reine Gertrude était tombée victime, non pas d’un mécontentement politique, mais d’une vengeance privée. Elle aurait prêté la main à un acte de violence révoltante commis dans sa chambre même par un de ses frères, Berthold ou Egbert, sur la femme d’un haut fonctionnaire du palais. Mais ce fait n’est attesté que par une source très postérieure. On a affirmé aussi que le roi André, à son retour précipité en Hongrie, n’aurait pas osé, de peur d’une nouvelle révolte, punir les meurtriers de sa femme. Il est constaté, au contraire, qu’un des complices fut empalé ; qu’un autre avait été massacré la nuit même du meurtre, et que de hauts personnages subirent la peine de la confiscation.

Il importerait de savoir quel fut l’effet de cette tragédie sur Innocent III. Dans une lettre très brève du 7 janvier 1214, il ordonne à l’archevêque de Gran d’excommunier tous ceux qui auraient porté la main sur Berthold et maltraité les clercs de sa maison. La cour de Rome semble ne voir qu’une chose : l’atteinte portée à l’inviolabilité des gens d’Église. Innocent s’exprime d’ailleurs en termes vagues sur les énormités, enormia, commises dans un accès de fureur par certains Hongrois. Un document plus intéressant est la lettre, également datée de 1214, par laquelle André II demande à son père et suzerain le très saint pontife Innocent, non seulement d’excommunier la noblesse rebelle, qui a voulu le déposséder au profit de son fils, mais de faire restituer par Berthold le trésor de la valeur de 7.000 marcs amassé par la reine et qu’il s’était approprié. Il paraît que le pape força en effet le jeune archevêque à rendre l’argent.

Epilogue du drame : le roi André se remaria en 1215 avec Yolande de Courtenay ; et Berthold, cause de tant de malheurs, finit par quitter la Hongrie et Kalocza. Il obtint du pape, comme dernière prébende, le patriarcat d’Aquilée.

 

 

 



[1] A qua Hungarici regni corona procedit.

[2] Sur les rapports de ce patriarche avec Innocent, III, voir notre quatrième volume, Innocent III, la Question d’Orient, Serbie.