INNOCENT III

LA QUESTION D'ORIENT

 

CHAPITRE III. — LA COUR DE ROME ET L'EMPIRE LATIN.

 

 

Organisation de l'Église latine dans le nouvel empire. — Le patriarcat de Constantinople. — Rapports du patriarche Thomas Morosini et d'Innocent III. — Les archevêchés et les évêchés latins. — Leurs querelles avec le Temple et l'Hôpital. Tribulations de l'évêque de Gardiki. — Les métropoles de Salonique, Corinthe, Athènes, placées sous la protection de saint Pierre. — Appel à l'émigration européenne. — Innocent III et les empereurs latins. Le règne de Baudouin. Premières catastrophes. Le gouvernement d'Henri de Flandre. — Efforts de la diplomatie romaine pour amener la paix entre l'empire latin et la royauté bulgare. — Correspondance d'Innocent III et de Johannitza. — Le pape défend Henri de Flandre contre son clergé. — Conflits entre Rome et Constantinople. — La politique anticléricale de l'empereur latin. La papauté et la royauté de Salonique. Boniface de Montferrat et sa veuve. — Ducs d'Athènes et princes d'Achaïe. Guerre de la féodalité et de l'Église dans l'empire latin. — Le syndicat des archevêques. — Le doge de Venise, Henri Dandolo. — Innocent III, le doge Pierre Ziano et les Vénitiens. L'affaire de Durazzo et la question du patriarcat.

 

Le premier souci de la politique romaine fut de lutter, dès le début, contre les vainqueurs pour les empêcher d'accaparer les profits de la victoire et de résoudre, sans elle et contre elle, les problèmes posés.

Le plus important de tous, à ses yeux, c'était l'organisation de l'Église latine, l'établissement du régime et de la hiérarchie spirituels dans le nouvel empire. On ne pouvait songer à l'expulsion totale du clergé grec et à son remplacement par des clercs étrangers. Il fallait se contenter de mettre la main sur les hautes prélatures, d'y installer fortement les Occidentaux et de les rattacher au Latran par des liens étroits de dépendance et de protection.

La plupart des évêques byzantins, à commencer par le patriarche de Constantinople, avaient abandonné leur siège au moment de l'invasion. D'autres avaient préféré rester dans leur diocèse en offrant une soumission plus ou moins réelle. Au total, dans beaucoup d'évêchés, les Grecs furent dépossédés par des Latins. Mais il ne suffisait pas de changer le personnel mitré ; on devait l'obliger à marcher dans les voies de Rome et à observer strictement les lois de la hiérarchie, de la discipline et de la moralité ecclésiastiques. Ces évêques de rencontre, intronisés par la violence, pouvaient être facilement tentés de se conduire, dans ces régions lointaines, avec l'indépendance et les procédés arbitraires trop habituels aux coloniaux. Il s'agissait de surveiller de très près l'Église nouvelle, d'y faire régner l'ordre et aussi de la défendre contre ses ennemis. Tâche laborieuse et complexe, mais ce n'était qu'une des obligations multiples que l'organisation de la conquête imposait à Innocent III.

Avant tout, il voulut- être maître du clergé de Constantinople et du patriarcat, un des ressorts essentiels de l'empire grec. Depuis des siècles, les Byzantins avaient l'habitude de voir, dans le patriarche, le second personnage de l'État, celui qui partageait avec l'empereur le gouvernement de l'Église et de la religion nationales. La richesse et la puissance de cette église tenaient surtout à l'extension prodigieuse de la propriété monastique. Certes, il importait de diminuer le pouvoir des moines, un des éléments indigènes les plus réfractaires à la conquête. Mais le meilleur procédé consistait à utiliser l'influence du patriarcat, en faisant de cette haute fonction l'instrument principal de la domination de Rome. Innocent III, après avoir protesté contre l'élection illégale de Morosini, s'empressa de reprendre cette opération à son compte.et de montrer que la création du premier patriarche latin lui appartenait exclusivement.

L'élu était bien connu en cour de Rome où if avait séjourné longtemps comme sous-diacre. Sa personne ne déplaisait pas : Innocent en a fait lui-même l'éloge dans une lettre aux prélats latins de Constantinople, et l'on ne peut vraiment pas se contenter du portrait peu flatteur que l'historien grec Niketas, en deux lignes, a laissé de Morosini : Cet homme était de petite taille, obèse comme un porc à l'engrais, et complètement rasé à la vénitienne. A la fin de mars 1215, Innocent III le fait venir à Rome, l'ordonne comme diacre et comme prêtre, le consacre comme évêque, et lui remet l'insigne sacré de sa fonction nouvelle, le pallium, mais après avoir exigé de lui le serment de fidélité et d'obéissance que prêtaient au Saint-Siège les archevêques et les primats,

L'écrit pontifical qui sanctionna cette solennité mérite d'être examiné de près. Le pape y prend sous la protection de saint Pierre l'Église de Constantinople et confirme ses biens et ses libertés. II accorde même à son chef des privilèges qui font de lui comme le second personnage de la chrétienté, une sorte de pape en sous-ordre. En effet il lui reconnaît le droit de conférer le pallium aux archevêques de son ressort, de faire porter la croix devant lui partout où il se trouve, sauf à Rome et dans tous les lieux où le pape est présent, et de chevaucher, dans les processions, sur une monture entièrement revêtue de blanc. D'autres lettres autorisent Morosini à oindre les rois qui seraient institués dans l'empire, à absoudre les faussaires et les sacrilèges, à emmener avec lui, à Constantinople, autant de clercs qu'il lui en faudra pour constituer ses bureaux, sans qu'ils soient obligés de renoncer à leurs bénéfices. On le dispense même de la visite obligatoire ad limina. Mais cette situation spéciale et prépondérante, le chef religieux de l'empire latin la tient du pape, dont il est devenu la créature et le représentant. Ainsi le veut la théorie d'Innocent III sur le patriarcat de Constantinople. Primitivement inférieur et subordonné à ceux d'Alexandrie, d'Antioche, de Jérusalem, il fut ensuite élevé au-dessus d'eux par la volonté de l'Église romaine. C'est la papauté elle-même qui, dans les siècles antérieurs, avait mis l'Église grecque au second rang.

Historiquement, cette thèse paraît plus ou moins contestable. Innocent avoue d'ailleurs que le fait d'avoir nommé lui-même Thomas Morosini pour l'investir ensuite de ses fonctions n'est pas un procédé très canonique, car c'est à l'église de Constantinople qu'il appartenait de choisir elle-même son pasteur. On a dérogé à la loi sous la pression des nécessités et par mesure exceptionnelle. Quand le nouveau patriarche mourra, son successeur sera élu par le clergé local dans les conditions ordinaires, et tout rentrera dans l'ordre.

Les débuts de Morosini ne furent pas heureux. Quand il quitta Rome pour se rendre à son poste, en passant par Venise, il faillit ne pas pouvoir partir. Il avait beaucoup de dettes et ses créanciers avaient mis l'embargo sur sa personne : il s'arrangea pour les satisfaire. Autre ennui : ses compatriotes ne le laissèrent s'embarquer qu'après lui avoir extorqué une promesse écrite, corroborée par un serment solennel. Il dut s'engager' : 1° A ne prendre pour chanoine, à Sainte-Sophie, qu'un Vénitien ou un clerc ayant habité Venise dix ans ; 2° A faire jurer à ce chanoine qu'il n'élirait jamais qu'un patriarche vénitien ; 3° A n'accepter pour les archevêchés de son ressort qu'un candidat originaire de Venise.

Il se plaignit secrètement au pape de la contrainte qu'on lui faisait subir. Quand il voulut ajouter aux clauses de son engagement la réserve sauf le droit, l'autorité et l'honneur du siège apostolique, les Vénitiens se refusèrent à insérer cette formule. S'il observait les articles du pacte ainsi rédigé, il encourait l'indignation du pape : s'il ne les observait pas, il s'exposait à l'hostilité de ses concitoyens. Ce fut là, sans aucun doute, une des difficultés redoutables de sa situation. Quoi qu'il en soit, il partit, mais le peuple de Venise, non content de le lier d'avance par un engagement onéreux, lui avait imposé une mission qui s'accordait peu avec son ministère spirituel. Avant de se diriger sur Constantinople, il dut faire, avec la flotte, diverses opérations militaires. Elles aboutirent à la prise de Raguse, en Dalmatie, et de Durazzo, en Illyrie.

Arrivé enfin à destination, il se trouva, dès la première heure, en butte à l'hostilité des Français. Selon l'usage, avant dé faire son entrée dans la capitale de l'Orient, il avait prévenu par lettres et par messagers le peuple et le clergé de la ville de venir processionnellement à sa rencontre. Au lieu de lui rendre les honneurs traditionnels, les Français refusent de le recevoir et lui dénient l'obéissance. Ils protestent contre sa nomination : Elle a été, disent-ils, obtenue par fraude et arrachée indûment au pape. Morosini les excommunie : ils en appellent à Innocent III, et leurs clercs ne tiennent aucun compte de l'anathème patriarcal. Pierre Capuano, venu à Constantinople pour organiser la nouvelle Église, ne put qu'enregistrer l'appel, sans calmer les passions surexcitées. Après lui avoir donné l'ordre de retourner en Syrie, le pape expédia en Romanie un légat spécial, le cardinal Benoît de Sainte-Suzanne, muni de pleins pouvoirs. Il était chargé d'apaiser le différend franco-vénitien, de faire respecter l'autorité du patriarche et d'amener le clergé grec à la soumission.

Le serment que tu as prêté à Venise, écrit le pape à Morosini, et qu'on t'a arraché par la force n'a, par cela même, aucune valeur. Nous te défendons d'exécuter les clauses de cet engagement illicite, et surtout de rien exiger des chanoines de Sainte-Sophie. Seront frappés d'anathème tous ceux qui voudront observer les conditions d'un pareil contrat, que nous cassons et annulons.

Ce n'est pas seulement contre Venise que la cour de Rome défend le patriarche vénitien. A Constantinople même deux personnages, le patriarche de Grado et le prieur des Pisans, lui faisaient concurrence. Le dernier donnait la confirmation aux enfants, sous prétexte qu'il y avait été autorisé jadis par un privilège apostolique. Innocent III lui rappelle sévèrement que ce droit n'appartient qu'aux évêques. Le patriarche de Grado encourageait à la résistance les Vénitiens que Morosini avait excommuniés comme criminels ou rebelles à son autorité et qui, rentrés à Venise, ne tenaient plus compte de ses anathèmes. Innocent condamne les illégalités et les empiétements que le vicaire du prélat de Grado commettait à Constantinople, et il insiste avec force auprès des nouveaux évêques pour qu'ils observent et fassent observer les excommunications et les interdits prononcés par Morosini. Si les arrêts judiciaires du chef religieux de l'empire latin étaient fort peu respectés, on ne tenait pas plus de compte de ses droits financiers. Il se plaint au pape que les étrangers, habitant des paroisses de son ressort, Pisans, Lombards, Amalfitains, Danois, Anglais, refusent de lui payer la dîme ; et Innocent leur prescrit de s'acquitter.

Une correspondance active s'est établie entre le patriarcat de Byzance et la cour de Rome, mais Morosini n'écrit guère que pour dénoncer au pape les actes de désobéissance et d'hostilité dont il est victime. Chaque jour ses doléances arrivent au Latran et aussi les consultations sur les problèmes difficiles que sa situation l'oblige à résoudre. Les réponses d'Innocent III prouvent, avec évidence, qu'un des plus sérieux embarras de Morosini fut précisément de concilier l'indépendance de son pouvoir avec la sujétion romaine et les actes d'autorité des légats. Pendant son séjour à Constantinople, Pierre Capuano avait conféré à son gré, sans consulter le patriarche, un grand nombre d'églises et de bénéfices. Celui-ci demande que les mesures prises par le légat soient annulées. — Impossible, répond Innocent. Notre, légat, prévoyant qu'après son départ tu essayerais de revenir sur ce qu'il avait fait, a mis ses actes sous la sauvegarde apostolique, en présence du cardinal de Sainte-Suzanne, son successeur, et il en a appelé à Rome de ton opposition. Le bénéfice de cet appel lui est encore acquis. Il nous a affirmé qu'il avait conféré la plupart de ses églises aux ordres religieux qui défendent la Terre-Sainte, et pour le bien de la croisade. D'ailleurs, s'il a agi sans ton aveu, tu ne l'as pas consulté non plus, quand tu as réglé à ta guise les nominations dans l'Église Sainte-Sophie et dans beaucoup d'archevêchés et d'évêchés.

Le patriarche latin avait la prétention de se faire attribuer par Rome des paroisses qui, avant la prise de Constantinople, n'avaient jamais relevé du patriarcat. Innocent III refuse ; d'abord parce que, en droit, on ne peut enlever aux clercs leurs bénéfices sans les avoir cités et entendus, et ensuite parce que les Pisans et les Vénitiens détiennent, à Constantinople, la plupart de ces églises et que leur mécontentement serait un danger pour l'empire. Tant qu'il n'aura pas pris son assiette définitive, il importe de les ménager. Morosini voudrait, de même, que l'archevêque et les évêques de l'île de Chypre fussent placés par l'autorité romaine sous l'obédience de Constantinople. Nouveau refus. L'Église de Chypre était indépendante du patriarcat byzantin avant la conquête. Le pape a ses raisons, que nous avons dites, pour que ce clergé reste immédiatement soumis à Rome. Il n'accorde donc au patriarche qu'une vague promesse de faire droit plus tard à ses réclamations, ai on les juge fondées.

Il y a dans l'empire, écrit encore Morosini, des évêques qui me refusent l'obéissance. Ils n'en perçoivent pas moins régulièrement leurs revenus. Quelques-uns d'entre eux ont abandonné leur diocèse pendant six mois et plus pour n'être pas touchés par ma sommation. Quelles mesures prendre contre ces récalcitrants ?Dans un état de chose aussi nouveau et aussi critique, répond Innocent, il faut procéder avec une extrême prudence. Ce n'est pas une seule sommation, mais deux et trois qu'on doit leur adresser. Si, à la troisième, ils refusent de comparaître, et s'ils ne font.pas appel à Rome, tu pourras, en les punissant de la suspension et de l'excommunication, les contraindre à t'obéir. Au cas où même alors ils résisteraient, notre légat, le cardinal Benoît, leur enlèverait le pouvoir d'administrer leurs diocèses et, de concert avec toi, procéderait à leur remplacement. Le légat parti, tu auras le droit d'agir contre ces rebelles à titre de délégué du Saint-Siège, tant qu'il me plaira de te confier cette délégation. En aucun cas, le pape ne veut qu'on dégrade ces prélats désobéissants, car il faut laisser place, dit-il, à l'action miséricordieuse, si l'on a intérêt à pardonner.

Morosini affirme, d'autre part, qu'il y a trop d'évêchés dans son ressort et que beaucoup ont des ressources insuffisantes : il demande la permission d'en réduire le nombre. Notre légat, répond Innocent III, pourra, sans supprimer aucun évêché, charger, s'il le faut, un évêque d'administrer plusieurs diocèses, et, après son départ, tu exerceras, en vertu de la délégation 'apostolique, le même pouvoir.

On examinera ailleurs[1] d'autres questions de première importance posées par Morosini sur la conduite à tenir envers le clergé grec. Somme toute, le pape fait bien quelques concessions au patriarche latin, notamment quand il lui accorde de ne pas tenir compte des appels à Rome dans les procès de peu d'importance et qu'il lui permet de contraindre les Vénitiens à payer la dîme aux églises ; mais avec quelle rigueur il revendique et maintient, dans les moindres détails, la supériorité de son droit ! Non seulement le chef religieux du nouvel empiré se croit obligé de soumettre d'avancé tous ses actes à l'approbation du Latran ; mais la présence à ses côtés du légat apostolique est un obstacle perpétuel à l'extension, et même au simple et libre exercice de son autorité. Il ne doit rien faire d'important sans l'avis du représentant d'Innocent III. C'est celui-ci qui détient la véritable puissance. Et si le' patriarche veut agir dans les cas graves, en l'absence du légat, c'est uniquement à titre de délégué du pape, et en son nom, qu'il le pourra.

Rien d'étonnant, alors, qu'entre le pape et le patriarche l'entente cordiale n'ait pas toujours été la règle. En 1208, le conflit se dessine : Innocent en arrive, avec Morosini, au blâme caractérisé et même aux menaces.

Visiblement le patriarche est en lutte ouverte, pour l'institution des chanoines de Sainte-Sophie, avec les légats de Rome. On lui reproche de ne pas vouloir reconnaître les nominations qu'ils ont faites. On l'accuse d'avoir mis dans sa poche une partie des sommes destinées aux besoins de l'église primatiale et même à l'entretien des cardinaux. Le pape le gourmande sans ménagements. Il lui ordonne, sous peine d'être suspendu de sa fonction, de respecter les décisions prises par ses légats, de laisser installer les chanoines qu'ils ont désignés, de ne pas toucher au trésor de Sainte-Sophie, de restituer enfin l'argent qu'il a indûment perçu. Il l'incrimine surtout (et avec véhémence !) pour n'être resté que trop fidèle à l'engagement illégal contracté à Venise. Pourquoi n'accorde-t-il de promotions et de bénéfices qu'aux Vénitiens, alors que les Français et les clercs des autres nations ne peuvent rien obtenir ? Nous descendons tous du même père : ce n'est pas l'origine des candidats que tu dois regarder, niais leur mérite. Chaque jour ce sont des plaintes portées à Rome par le syndicat des clercs non-vénitiens de Constantinople, qui ne cessent de dénoncer la partialité et la rapacité de leur chef. L'empereur latin lui-même signale à Innocent III les agissements et les malversations de Morosini. En 1211, l'évêché de Nicomédie étant devenu vacant, les chanoines et le gouvernement impérial s'accordent pour la nomination d'un nouveau titulaire : mais le patriarche refuse de la confirmer. Il ne veut donner sa sanction que si, au préalable, on lui a fait cadeau d'une partie des domaines de l'évêché. Les chanoines en appellent à Rome. Innocent III délègue à une commission de prélats le pouvoir de passer outre l'opposition du patriarche. Si l'élection s'est faite dans les règles et que l'élu ait les capacités requises, qu'on procède, sans tarder, à son installation.

Quand Morosini mourut, la même année, il allait se trouver en guerre avec le maître de l'Église universelle et s'attirer les suprêmes rigueurs. Sa disparition ne fit qu'aggraver le désordre où se débattait l'église de Constantinople, la querelle permanente des Français et des Vénitiens, les mauvais rapports de ces derniers avec l'autorité romaine. Appelé à élire un nouveau patriarche, le chapitre de Sainte-Sophie se divisa : deux candidats furent nommés. Innocent III ne craignit pas de casser les désignations et d'évoquer l'affaire à Rome. Le résultat fut que le patriarcat resta sans titulaire pendant quatre ans. La papauté n'y perdit rien, au contraire, puisque le notaire apostolique, Maxime, et après lui, le légat Pélage, cardinal-évêque d'Albano, prirent, à titre d'administrateurs provisoires ; possession de l'office.

En dépit des difficultés et des obstacles, qu'il y eût un patriarche dans la Byzance latine ou qu'il n'y en eût pas, c'était décidément le successeur de saint Pierre qui dirigeait, de loin, les destinées religieuses du nouvel empire. Pour la première fois, depuis longtemps, Rome et Constantinople se trouvaient, quant au gouvernement ecclésiastique, sous la même main. En 1215, le pape nomma lui-même le patriarche, Gervais, qui fut définitivement investi de la succession de Morosini. Ce fait frappa tellement les imaginations que le rédacteur des Grandes Annales de Cologne résume ainsi tout ce qui se passa d'essentiel au quatrième concile de Latran : On n'y fit rien qui fût digne de mémoire, si ce n'est que l'Église d'Orient, chose inouïe ! se montra soumise et obéissante à l'Église romaine.

Nous verrons que cette soumission était loin d'être complète et ne se produisit qu'en façade. Au moins Innocent III s'efforça-t-il d'établir l'unité de la domination latine en mettant le patriarcat de Constantinople hors de pair, au-dessus de tous les patriarcats d'Orient. Ceci encore ne suffisait pas. Il fallait aussi subordonner effectivement au patriarche latin de la grande cité les évêchés de son ressort particulier, et les hautes métropoles de la Thrace, de la Macédoine et de la Grèce qui aspiraient à l'indépendance.

L'épiscopat latin, violemment installé dans l'empire grec, passait par les mêmes vicissitudes qui éprouvaient le monde des laïques, et surtout celui des hauts barons, vassaux du nouvel empereur. On cherchait partout à échapper aux obligations de la hiérarchie, à repousser le joug du supérieur direct, en un mot, à s'immédiatiser. Cette tendance — un des caractères permanents de la société féodale, laïque ou ecclésiastique, à toutes les époques du moyen âge — ne se manifesta nulle part avec plus de force que dans les territoires conquis par les croisés en Orient. Pourquoi le puissant archevêque de Salonique, chef religieux du royaume créé pour Boniface de Montferrat, aurait-il obéi au patriarche de Constantinople ? Ses prédécesseurs n'avaient-ils pas longtemps occupé, comme vicaires de l'Église romaine, une situation prépondérante ? Et pourquoi l'archevêque de Patras, le prélat le plus important de la principauté d'Achaïe, ne serait-il pas, lui aussi, le primat indépendant de la Grèce proprement dite ?

Les lettres d'Innocent III montrent que d'autres prétentions encore se faisaient jour. Ici l'évêque de Zante refuse l'obédience à son métropolitain, l'archevêque de Corinthe. Là, l'évêque de Céphalonie, sous prétexte qu'il est trop éloigné de la métropole corinthienne, demande à être immédiatisé. D'un bout à l'autre du monde ecclésiastique souffle le même esprit de particularisme et de rébellion. Si les archevêques ont la plus grande peine à se faire obéir de leurs suffragants, les chapitres ne sont pas plus soumis à leurs évêques. Et. le désordre causé par la violation de la loi de hiérarchie se complique d'autres tendances non moins fâcheuses. Des archevêques, comme celui de Larissa, exploitent avec une dureté intolérable les évêchés de leur ressort. Les évêques latins de l'Achaïe bataillent sans trêve au sujet des limites de leurs diocèses respectifs. Il faut qu'Innocent III rappelle à ces insatiables qu'ils doivent se contenter du territoire possédé par leurs prédécesseurs, les évêques grecs, et ne pas empiéter sur le voisin.

On rendra cette justice au pape qu'il a employé tous les moyens de maintenir dans cette Église troublée et militante non seulement l'ordre hiérarchique, mais la paix, si nécessaire à la solidité de l'édifice élevé par les Latins. Il veut que la primauté du siège de Constantinople soit reconnue par tous ; aussi a-t-il transféré ou conservé au patriarche le vicariat pontifical que possédaient jadis les archevêques de Salonique. Il réprime les tentatives autonomistes de l'archevêque de Patras. Quand les circonstances l'obligent à intervenir dans les affaires des évêchés ressortissant au patriarcat, il réserve avec soin le droit du chef de l'Église d'Orient 'et donne les raisons légales qui l'ont fait se substituer à lui. Empêcher les abus de pouvoir des archevêques, les désobéissances des évêques et des chanoines, les actes de violence auxquels aboutissaient souvent les conflits entre prélats voisins, labeur ingrat, et la plupart du temps infructueux ! Que peut en effet la puissance morale de la papauté, même armée de l'excommunication, contre la sauvagerie des mœurs et l'explosion brutale des convoitises ? Le pape intervient entre les belligérants, mais toujours trop tard : il blâme, menace, sévit, et n'empêche rien.

Les clercs latins, qui devaient tout à la conquête, ne se querellent pas seulement entre eux. Ils ont tous le même concurrent, et redoutable le Templier ou l'Hospitalier. Par leurs donations, les vainqueurs de l'empire grec ont laissé aux ordres militaires une grosse part de la proie commune. Le Temple et l'Hôpital ont reçu de toutes mains : clercs, barons, légats du pape leur ont prodigué à l'envi, pour acquitter d'une certaine manière leur vœu de croisade, les églises, les bénéfices et les revenus. Mais le Templier ou l'Hospitalier, toujours peu satisfait de son lot, s'empare en outre de ce qu'il trouve bon à prendre et fait à certains prélats une guerre sans merci.

Les tribulations d'un malheureux évêque de Gardiki, suffragant de l'archevêque de Larissa, en Macédoine, peuvent servir d'exemple. Les Hospitaliers de Jérusalem lui ont pris simplement son château, ses revenus, tout son évêché, et ils ne veulent rien rendre. L'évêque est allé se plaindre à Rome. Il en a rapporté une lettre d'Innocent III qui lui donnait pleinement raison ; mais quand il l'a transmise aux chevaliers de l'Hôpital, ceux-ci ont blessé grièvement le porteur, jeté la lettre à terre, menacé l'évêque de mort, et déclaré qu'il n'y avait pas de mandats pontificaux capables de leur faire lâcher prise. Après trois sommations, l'archevêque d'Athènes, délégué par le pape, les excommunie : insoucieux de l'anathème, ils continuent à faire célébrer les offices. A la longue, pourtant, ils semblent s'amender et promettent d'accepter la sentence rendue par un tribunal d'arbitres. Seulement comme l'arrêt arbitral les condamne, ils refusent de s'y soumettre, essayent de tuer un des juges, un évêque, et menacent d'emprisonner l'autre après l'avoir outrageusement maltraité. Nouvelles plaintes de l'évêque de Gardiki, toujours expulsé de son diocèse, réduit à la mendicité. Innocent charge, une autre commission d'archevêques et d'évêques de remettre la victime en possession de son bien, de condamner les frères de l'Hôpital à une amende de deux cents marcs au profit de celui qu'ils avaient dépouillé, enfin de les envoyer à Rome où, ils devront donner satisfaction au pape pour avoir méprisé ses ordres. Ont-ils fini par se soumettre ? nous l'ignorons ; le dénouement de l'affaire n'a pas laissé de trace dans les textes.

Ainsi, même le clergé latin, installé en terre conquise, obéissait médiocrement. Innocent III n'en poursuivit pas moins, là comme ailleurs, ses visées d'homme d'état, son programme de centralisation politique et religieuse. L'une après l'autre, les hautes prélatures de l'empire sont placées sous la protection immédiate de saint Pierre, un des procédés efficaces par lesquels Rome étendait au loin son action et même son domaine, toute église protégée devenant plus ou moins tributaire et sujette. Chacune des lettres de protection accordée par le pape aux grands dignitaires de l'Église d'Orient prend l'allure d'un chant triomphal. En dépit des formules obligatoires de l'humilité ecclésiastique, on y sent le plaisir et l'orgueil d'avoir enfin introduit la latinité et la loi romaine dans ces fameuses cités grecques qui avaient vu grandir le christianisme et entendu prêcher les apôtres.

A l'archevêque de Salonique (1212) Innocent rappelle les liens étroits qui, avant le schisme, unissaient son église à celle de Rome, ce titre de vicaire apostolique dont se glorifiaient ses devanciers. Avec l'archevêque de Philippes, il évoque le souvenir de saint Paul et de ses épîtres aux Philippiens ; il l'engage à suivre la tradition de l'Apôtre, comme à persévérer dans son obéissance au Saint-Siège. Quand il prend sous sa protection l'église de Corinthe, récemment enlevée aux Grecs, il n'oublie pas de dire à son archevêque, Gautier, que c'est encore le même saint Paul qui a instruit les Corinthiens et que, passant sous le patronage romain, l'antique cité chrétienne ne pourra que s'affermir dans sa foi.

On juge de la joie particulière avec laquelle ce lettré, cet universitaire nourri de l'antiquité sacrée et profane, combla de ses bienfaits l'archevêché d'Athènes et son archevêque, le latin Bérard. En 1206, il lui donne tous les pouvoirs du prélat grec qu'il a remplacé. En 1208, et par deux fois, il le prend, lui et son chapitre, sous la protection de saint Pierre et leur permet d'organiser leur cathédrale sur le modèle de Notre-Dame de Paris. En 1209, enfin, dans une nouvelle lettre plus solennelle et plus explicite que les précédentes, il leur accorde encore le bénéfice de la protection apostolique, énumère leurs possessions en terres et en abbayes, les évêchés suffragants du siège athénien, et consacre formellement le droit archiépiscopal d'excommunier et d'interdire. Sous les peines les plus sévères, il défend aux laïques, aux moines grecs, aux clercs étrangers de rien entreprendre contre cette église.

Et pourquoi une telle accumulation de bienfaits ? Innocent le dit dans son préambule, véritable dithyrambe en l'honneur de l'illustre cité convertie au christianisme. Pour lui, les événements de l'Athènes antique n'ont été qu'un présage, le signe prophétique des destinées qui l'attendaient à l'époque moderne. Les trois divinités païennes sous le patronage desquelles elle fut placée n'étaient que la figure des trois personnes de la Trinité, le vrai Dieu qu'elle adore maintenant. Ce sanctuaire de la science profane ne retentit plus que des préceptes de l'exégèse divine, et dans la citadelle de Pallas Athéné, humiliée et soumise, trône l'image de la très glorieuse Vierge. Le Christ ! la voilà, cette divinité inconnue à qui les Athéniens avaient dressé un autel. Elle est à nous, enfin, cette Athènes, la mère des arts, la cité des lettres, la terre nourricière des philosophes et des poètes, instruite depuis dans la foi des Apôtres ! Il est juste que le patronage apostolique vienne couvrir et protéger la source célèbre d'où la science, coulant à flots, a vivifié tout l'univers.

Cet enthousiasme de l'ancien écolier de Paris s'explique. N'est-ce pas l'Église qui bénéficiait, en sa personne, de la victoire de l'Occident sur l'Orient, et qui allait peut-être opérer l'union si désirable des deux grandes communautés chrétiennes ? Aussi s'est-il associé, sans retard et de grand cœur, aux efforts de Baudouin de Flandre pour attirer sur l'État qui venait d'être fondé un vaste courant d'émigration européenne.

C'est à la France, surtout, berceau de la croisade, que s'adressent le pape et l'empereur. Par une circulaire envoyée, en 1205, à tous les archevêques français, Innocent III, après avoir célébré l'entrée des croisés à Constantinople et la défaite des Grecs schismatiques, engage clercs et laïques, nobles et non nobles, à venir chercher fortune dans le pays conquis. A ceux qui se feront ainsi les collaborateurs de l'empire latin il a soin de rappeler que la terre hellénique est un vrai paradis où abondent l'or, l'argent, les pierres précieuses, le blé, l'huile et le vin. Par surcroît, il leur promet les indulgences dont jouissent les croisés. D'autre part, il fait appel aux ordres religieux de la vieille Europe pour peupler ce nouveau domaine de moines latins, qui remplaceront les moines grecs récalcitrants. Il écrit enfin aux maîtres et aux étudiants de l'Université de Paris pour qu'ils introduisent, sur le Bosphore et dans toute la Grèce, leur science et les méthodes propres à y régénérer les études.

Il partageait donc les préjugés des Latins contre la civilisation de Byzance et ne se doutait pas que c'étaient les vainqueurs qui avaient tout à apprendre des vaincus. Le clergé d'Europe, au reste, répondit mal aux invitations pressantes de son chef. Les émigrants furent peu nombreux.

Pour se soutenir et pour vivre, l'empire latin devait compter avant tout sur les hommes qui l'avaient établi. L'appui de l'Église romaine lui était sans doute assuré ; mais pour qu'elle pût le servir utilement, il aurait fallu qu'elle même obtint des bénéficiaires de l'entreprise le respect absolu de ses volontés. Or, si les prélats n'étaient pas très maniables, à plus forte raison ne trouva-t-elle pas chez les empereurs et les hauts barons, la déférence et la docilité qu'elle espérait.

 

La joie pourtant avait été grande, à Rome comme dans toute l'Église, quand on avait vu l'héritage des Anges et des Comnènes échoir à un baron français. Pendant si longtemps les papes avaient pu craindre que la conquête de l'Orient byzantin ne fût l'œuvre de leurs pires ennemis, Normands de Sicile ou Hohenstaufen d'Allemagne ! Le couronnement du comte de Flandre les délivra de cette anxiété.

A la vérité l'élection du nouvel empereur n'avait pas eu lieu dans les circonstances qu'aurait souhaitées Innocent III. Elle était sortie du libre vote des gens de guerre et de leurs chefs, à la suite d'une convention politique qui n'avait pas été soumise à Rome et que Rome, pour une grande part, désapprouvait. Élection et sacre avaient eu lieu sans la présence et en dehors de toute participation des représentants du chef de l'Église. Bien qu'issue d'une croisade, la royauté qu'on venait de créer n'avait pas été déclarée, en principe, vassale et tributaire de saint Pierre ; de ses origines même elle tenait un certain degré d'indépendance. Au lieu d'être instituée par le pape, elle s'imposait à lui comme un fait où il n'était pour rien.

Innocent III en prit son parti. Il pensait que ce baron, entouré d'ennemis qu'il lui faudrait vaincre au dedans comme au, dehors, isolé de l'Europe, serait bien obligé de demander à Rome les moyens de s'affermir et de durer. Il avait des raisons de croire que l'État improvisé sur le Bosphore tomberait tôt ou tard, par sa situation même et par le cours naturel des choses, dans le vasselage de l'Église, son vrai soutien et son unique alliée. Il espérait bien aussi agir sur les nouveaux possesseurs de Constantinople de façon à obtenir d'eux ce qu'il voulait. Et il voulait, d'une part, soumettre complètement l'Église grecque à l'Église latine, d'autre part, assujettir les empereurs latins et leur état laïque au pouvoir religieux qui dominait le monde entier.

Mais la difficulté d'atteindre ce double but était infiniment plus grande que ne se le figuraient les clercs du Latran.

Une fois installé dans les somptueux palais de Blaquerne ou de Boucoléon, le petit seigneur de France qui avait fait ce beau rêve n'eut rien de plus pressé, en chaussant les bottines de pourpre des empereurs grecs, que de s'approprier aussi leurs prétentions et de continuer leur politique. Baudouin et son frère et successeur, Henri de Flandre, les contemporains d'Innocent III, ne se considérèrent pas seulement comme régnant sur quelques milliers de chevaliers et de colons latins. Souverains du peuple grec, et comme tels obligés de ménager leurs nouveaux sujets, de respecter leurs habitudes, leurs traditions, leur conscience, ils ne pouvaient pas, si disposés qu'ils fussent à obéir au pape, livrer sans réserve l'Église grecque à l'Église latine. Innocent III aurait dû s'en douter, et peut-être le comprit-il, quand il reçut, avec les premières lettres du premier des empereurs latins, la bulle d'or destinée à authentiquer ses écrits.

Elle représentait le vainqueur des Grecs en costume impérial, assis majestueusement sur un siège orné de têtes d'animaux, tenant le sceptre d'une main et, de l'autre, le globe du monde surmonté de la croix. La légende qui accompagne cette figure est toute grecque, de langue et de caractères : Baldouinos despotès. Voilà bien l'empereur byzantin, l'autocrate, le successeur de Justinien ! Il est vrai que, sur l'autre face du sceau, ce cavalier casqué et armé de toutes pièces, galopant avec l'épée large et le bouclier à tête de lion, rappelle l'origine féodale des envahisseurs, attestée par la légende latine Baudouin, par la grâce de Dieu, empereur de Romanie, comte de Flandre et de Hainaut. Mais Henri Ier, son frère, ne sera plus, sur la bulle d'or, que l'imperator Romanie, l'Errikos despotès ; le souvenir de la Flandre, berceau de la race, a disparu : elle a passé en d'autres mains. Il ne reste que l'inscription bilingue, symbole du caractère mixte de l'empire gréco-latin issu de la croisade. Aux maîtres nouveaux du Bosphore incombaient des obligations spéciales, qui devaient faire obstacle aux prétentions d'Innocent III sur l'Église grecque et cadraient mal avec ses projets.

La convention conclue par les barons et les Vénitiens, avant l'assaut donné à Constantinople, pouvait déjà faire pressentir que ces féodaux et ces marchands ne sacrifieraient pas leurs intérêts à ceux du pape. On a vu que leur état d'esprit n'était rien moins que favorable aux revendications des clercs. Le règne de Baudouin Ier fut trop court (mai 1204-avril 1205) pour que l'antagonisme inévitable des deux pouvoirs, malgré le refus d'Innocent III, de sanctionner le pacte franco-vénitien, eût déjà produit ses effets. Le César latin, tout en gardant pour lui d'importants revenus d'Église, sembla vouloir rester en bons termes avec la papauté qui le soutenait et recrutait des défenseurs à l'empire. Cadeaux d'argent et de reliques, envoi fréquent de lettres et de messagers, tout indique chez lui l'intention de se maintenir en contact et de profiter de l'amitié romaine. Il demande qu'on envoie à Constantinople des légats munis de pleins pouvoirs pour organiser l'Église mixte et régler les questions religieuses. Sa besogne d'homme d'État et surtout de soldat est si lourde qu'elle ne lui permet pas de discuter avec l'autorité spirituelle. Avant tout il faut vivre, achever de réduire les indigènes, maîtriser les barons latins, faire front aux Bulgares et aux Grecs insoumis.

En avril 1205 arrive, comme un coup de foudre, la catastrophe d'Andrinople. Baudouin vaincu dans sa première rencontre décisive avec le roi Bulgare Johannitza, fait prisonnier et disparaissant avec l'ennemi sans qu'on ait jamais su au juste la date et les détails de sa mort, le gouvernement provisoire de l'empire confié à son frère Henri de Flandre : telle fut la crise formidable où l'œuvre des conquérants faillit sombrer le lendemain même de la conquête.

La gravité des circonstances fit que, pour la première fois, l'empire latin reconnut, de lui-même, le lien qui le rattachait à Rome. Henri, contraint par la détresse à se jeter dans les bras du pape, lui écrivit, le 5 juin, une lettre éplorée, où il avouait que l'Église romaine était l'unique refuge et le seul fondement de son espérance. Il demandait que des légats fussent envoyés en Italie, en France, en Allemagne, dans toute l'Europe pour recueillir des hommes et de l'argent, et qu'on accordât des indulgences de croisade à tous ceux qui resteraient pendant un an au service di nouvel État. Vous êtes notre père, notre patron, notre seigneur, répète-t-il à Innocent III. C'est à vous qu'il incombe de nous sauver de la ruine : car enfin le but de notre entreprise était la réunion des églises chrétiennes et la libération de la Terre-Sainte. Nous sommes vos chevaliers, les soldats de l'Église romaine[2].

Les barons qui avaient fait dévier la croisade contre la volonté du pape et lié partie avec Venise excommuniée s'étaient bien' gardés, à l'heure de la victoire, de tenir un pareil langage. Mais, après la défaite et devant la nécessité impérieuse, on reconnut l'avantage de la protection de Rome. Un nouveau succès remporté par les Bulgares, en janvier i206, à Rossa, obligea Henri de Flandre à implorer, pour la seconde fois, dans les termes les plus humbles, le secours d'Innocent III. Celui-ci, plus intéressé que personne à empêcher la ruine des Latins, ne s'épargna pas. L'appel pressant qu'il adresse aux Occidentaux, les démarches actives de l'évêque de Soissons, Nivelon, déterminent quelques bandes de croisés, sous la conduite du comte de Namur, à se concentrer à Gênes, pour s'embarquer ensuite, d'après le conseil du pape, à Brindisi. Ce nouvel afflux de forces latines n'aurait cependant pas suffi à écarter le péril, si, par bonheur, l'homme qui remplaçait Baudouin disparu n'avait été justement celui que réclamait la situation.

Henri de Flandre, brave, actif, très intelligent, tout à fait au niveau de cette tâche dangereuse, allait être couronné le 20 avril empereur de Constantinople. Sans cesser de se débattre avec vigueur contre l'invasion bulgare, il réussit à faire l'union des chefs latins et à compléter la soumission des Grecs. La grosse difficulté était la question financière. Il se procura de l'argent comme il put. Il envoya des reliques aux princes et aux évêques d'Europe dont il espérait le concours, et alla même (ceci paraît avéré) jusqu'à en faire le commerce. On connaît le courtier de cette opération, un banquier lyonnais, Pierre de Chaponai.

Mais, pour le salut du nouvel empire, Innocent III comptait avant tout sur l'habileté de sa diplomatie. Le meilleur moyen, à ses yeux, de mettre les Latins hors de péril, était de leur faire conclure la paix avec les Bulgares. Il s'y employa d'autant mieux qu'il se trouvait lui-même, entre Henri et Johannitza, dans une situation singulière. La latinisation du clergé bulgaro-valaque était le résultat de ses efforts. Il s'était fait l'allié, le protecteur, le suzerain de ce Slave que ses légats avaient couronné au moment où s'ébranlait la croisade. Dès qu'il eut appris la déroute et la captivité de Baudouin, il expédia à Henri ce billet laconique et impératif. Nous enjoignons à ta Noblesse, si elle veut travailler utilement à la libération de son frère, de signer une paix véritable et ferme avec notre très cher fils, l'illustre roi des Bulgares et des Valaques, pour qu'une amitié solide et durable unisse désormais Bulgares et Latins. Nous t'écrivons en peu de mots, car la circonstance veut des actes et non des paroles. Cette paix ne pourra être que très fructueuse pour les deux parties.

En même temps, son très cher fils le Bulgare recevait de lui une lettre beaucoup plus affectueuse où il lui rappelait doucement les services rendus. Nous t'avons glorifié entre tous les princes chrétiens. Nous t'aimons au point de ne songer qu'à tes intérêts et à ta gloire : nous avons donc la certitude que tu prouveras de plus en plus ton dévouement à cette Église romaine dont les bienfaits t'ont permis de triompher de tous tes adversaires. Tu as reçu de nous, par le légat du siège apostolique, le diadème royal et la bannière de saint Pierre. Ton royaume est placé par là sous la protection spéciale de l'Apôtre. Notre désir sincère par conséquent est que, débarrassé de tous tes ennemis, tu jouisses en paix de ta couronne. Nous t'avertissons, très cher fils, qu'une grande armée s'apprête à venir d'Occident en Grèce, pour renforcer celle qui s'y trouve déjà. Tu dois donc traiter avec les Latins pendant que tu le peux encore, car s'ils t'attaquaient d'un côté et les Hongrois de l'autre, il te serait bien difficile de résister à cette coalition. Nous t'engageons à mettre en liberté l'empereur Baudouin qui est, dit-on, entre tes mains, pour qu'il te soit possible de conclure une paix solide avec les Latins et d'empêcher ainsi qu'ils ne t'attaquent toi et ta terre. Nous enjoignons à Henri, frère de l'empereur, qui commande l'armée latine à Constantinople, de traiter avec toi et de cesser complètement les hostilités. Puisse Dieu t'inspirer la volonté d'acquiescer 'à notre conseil, de façon à ce que ton royaume, que tu as voué si pieusement à saint Pierre et à l'Église romaine, conserve son intégrité.

La différence de ton est sensible : à Henri, le pape donne ses ordres, sans phrases, comme à un subordonné ; à Johannitza, il parle en ami, avec des mots presque caressants. A comparer les deux lettres, il semblerait avoir plus de souci des intérêts du royaume bulgare que de ceux de l'empire latin : mais il s'agissait d'amadouer le soldat madré et sans scrupules qui rêvait déjà de faire, à son profit, l'unité des peuples du Balkan. Avant tout, il fallait l'amener à lâcher prise.

Innocent III en fut pour ses frais. Quand j'ai appris la chute de Constantinople, répondit le roi bulgare, j'ai envoyé lettres et messagers aux Latins pour conclure un traité. Ils m'ont répondu avec hauteur qu'ils ne feraient pas de paix avec moi, tant que je ne leur aurais pas restitué la partie de l'empire grec que je détenais injustement. Et voici quelle fut ma réplique. J'ai beaucoup plus de droit sur cette terre que vous sur Constantinople : je n'ai fait que reprendre ce que mes ancêtres avaient jadis possédé. Vous, vous avez envahi une cité et un empire qui ne vous appartenaient à aucun titre. D'ailleurs, je tiens légitimement ma couronne de la main du souverain pontife, tandis que celui qui s'intitulait le basileus de Constantinople (Alexis III) n'avait fait qu'usurper la sienne. C'est donc à moi que devait revenir l'empire, plutôt qu'à lui. Je puis combattre avec confiance, sous la bannière et les clefs de Saint-Pierre, ces Latins qui portent de fausses croix à leurs épaules. Ils m'ont provoqué ; j'ai été obligé de me défendre. Dieu m'a donné une victoire inespérée, ce Dieu qui, selon la parole de l'Apôtre, résiste aux superbes et favorise les humbles. Et Johannitza, pour finir, apprend au pape qu'il lui est impossible de mettre l'empereur Baudouin en liberté : il vient de mourir dans sa prison.

En dépit de Rome, la guerre continua..Henri de Flandre tenait tête courageusement à la coalition du roi des Bulgares et de l'empereur grec de Nicée, Théodore Laskaris. L'empire latin s'affermissait : il prenait même de temps à autre l'offensive. Le pape s'obstina pourtant à réaliser son idée fixe, la paix avec Johannitza. Celui-ci mettait la Thrace à feu et à sang, mais ne cessait de proclamer son dévouement au siège apostolique : J'exposerais ma tête pour vous, s'il le fallait déclarait-il à Innocent III. Et Innocent ne se lassait pas de lui écrire et de l'engager à traiter avec les Latins : il ordonnait aux Vénitiens et aux Hongrois de laisser venir jusqu'à lui les envoyés du Bulgare. Négociations d'ailleurs inutiles : elles n'aboutissaient même pas à une suspension d'hostilités.

En juin 1207, écrivant de nouveau à Johannitza, le pape est visiblement impatienté et déçu, mais il ménage encore cet ennemi irréconciliable de l'empire latin ! C'est à Dieu, lui dit-il, et non à ton propre mérite que tu aurais dû attribuer ton succès. Non seulement tu n'as pas voulu te rendre à notre désir en faisant paix ou trêve avec les Latins de Constantinople : mais tu as reçu et congédié notre messager d'une façon vraiment peu royale. Le respect du siège apostolique exigeait un autre accueil. Ta victoire t'a exalté plus que de raison. Cependant, comme tu es notre très cher fils en Christ et que nous t'aimons sincèrement dans le Seigneur, désirant pour toi la paix et le salut, nous avons reçu avec bienveillance ton envoyé et la lettre dont il est porteur.

Le Dieu dont Innocent III était le vicaire devait favoriser à la fois le défenseur de l'empire latin et l'homme qui l'attaquait avec rage, tous les deux amis et protégés de la curie ! A la fin il fallut bien reconnaître qu'il n'y avait rien à espérer du côté bulgare, et que la diplomatie romain e s'épuisait à une tâche impossible. Le pape cessa de renouveler ses tentatives. La cause d'Henri de Flandre et de sa monarchie paraissait maintenant si étroitement liée aux intérêts de l'Église en Orient, que l'hésitation n'était plus permise : la faveur de saint Pierre était due à l'Empereur latin, non à son ennemi. Innocent III le défendit, dès lors, envers et contre tous, et même, ce qui est curieux, contre son clergé.

Tous les jours, entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil, des conflits surgissaient. Le patriarche Morosini abusait de l'excommunication, sans épargner la personne du chef de l'empire. Le fardeau que tu portes, écrivait Innocent à Henri le 12 septembre 1207, est assez lourd pour que les gens d'Église ne viennent pas rendre ta tâche encore plus difficile.... Notre vénérable frère, le patriarche de Constantinople, t'a frappé au mépris du droit. Il ne faut pas que cette iniquité se renouvelle et, en nous y opposant, nous prenons son intérêt encore plus que le tien, car mieux vaut subir l'injustice que la commettre. Nous lui défendons expressément de t'excommunier ou d'interdire ta terre sans une raison manifeste et plausible. Et il devra, au préalable, t'adresser les sommations canoniques, à moins que le forfait commis ne soit d'une nature telle qu'on puisse ne pas observer les formalités judiciaires. Quant tu te trouveras lésé par lui, tu pourras librement en appeler à notre tribunal, et si, après l'appel interjeté, il persiste à te condamner, nous déclarons d'avance son arrêt nul et non avenu.

Pour plus de sûreté, Innocent prend sous sa protection spéciale les églises qui se trouvent dans les deux résidences impériales de Boucoléon et de Blaquerne. Elles sont exemptées de l'autorité du patriarche et soumises uniquement à la juridiction romaine. L'empereur latin échappait ainsi, pour l'accomplissement des actes de sa vie religieuse, au contrôle des hauts prélats.

Au temps qui avait précédé la conquête, un certain nombre d'églises, dites impériales, réparties sur toute la surface du territoire byzantin, étaient la propriété immédiate et exclusive du chef de l'État. Le clergé n'avait sur elles aucun droit. Henri de Flandre demanda à les garder au même titre, et le pape le lui permit. Ces églises relèveront de la papauté au spirituel : au temporel, elles ne dépendront que de l'empereur. De même, Baudouin et Henri avaient voulu se réserver certaines prévôtés ecclésiastiques qui appartenaient en propre au domaine impérial. Le patriarche de Constantinople prétendit avoir le droit d'y nommer les prévôts, sans consulter le pouvoir civil. Il excommunia ceux que l'empereur avait institués. Innocent III donna raison, ici encore, au laïque contre le clerc, et enjoignit au patriarche de laisser en paix les prévôts impériaux. Il lui défendit même de faire, sans avoir consulté le gouvernement, l'acte d'autorité qui consistait à réunir deux évêchés en un seul, de tels changements étant de nature à diminuer les revenus du souverain. Ordre est donné enfin aux archevêques, aux évêques, aux abbés, tant Latins que Grecs, de ne pas refuser à l'empereur le serment de fidélité.

L'autocrator grec de Byzance, chef de la religion presque autant que de l'État, avait exercé en matière spirituelle un pouvoir dont son successeur latin ne possédait plus naturellement que les débris. Innocent III ne peut permettre que les nouveaux maîtres de l'empire continuent à jouir d'une autorité qu'il dénie en principe à tous les laïques, mais il supporte que, à certains égards, ils demeurent indépendants, de leur clergé. L'essentiel, pour Rome, est que ces barons couronnés soient des fils dévoués et dociles. C'est de quoi elle a félicité à plusieurs reprises le très courageux chevalier qui défendait, somme toute avec succès, l'œuvre de la croisade. Quelques mois avant sa mort (janvier 1216)[3] il l'encourageait dans les termes les plus affectueux à endurer patiemment privations, déboires et fatigues, assurant ce fils spécialement chéri du siège apostolique que sa protection et son aide ne lui feraient jamais défaut. Par la grâce de Dieu, tes ennemis ne prévaudront jamais contre toi : la victoire finale ne peut t'échapper.

Henri de Flandre, de son côté, n'ignore pas qu'il a besoin du pape, et les formules les plus humbles d'obéissance et de dévouement lui coûtent si peu qu'il les prodigue. Victorieux en 1208, à Philippopoli, il se hâte d'annoncer son succès à Rome, en l'attribuant tout entier à la Providence et à saint Pierre Notre situation s'est améliorée et notre domaine s'accroît de jour en jour. Votre Sainteté saura que nous sommes sains et saufs ; nous aurions grand plaisir à apprendre qu'elle est aussi en bonne santé. Pour l'Église du prince des apôtres, dont vous êtes ici-bas le représentant, nous ne craignons pas de nous exposer au martyre. Tous nos actes, toutes nos conquêtes, c'est au nom de saint Pierre et pour lui que nous les faisons.... Nous voulons que l'Église romaine trouve en nous l'exécuteur fidèle de ses ordres, car nous ne sommes pas ses maîtres, mais ses serviteurs.... Si notre empire tout entier n'était pas sous votre patronage, il irait vite à sa ruine. Avec votre protection, la fortune des armes nous reviendra. Nous ne pouvons rien sans vous[4].

On pouvait le dire, en effet, à l'heure où cette lettre parvint à Rome : mais à mesure que la situation d'Henri se consolidait et qu'il reprenait l'avantage sur les ennemis extérieurs de l'empire, son attitude, en face de la puissance romaine, se modifia.

Chef d'un État féodal, imbu lui-même profondément comme tous les nobles, ses vassaux et ses compagnons d'armes, d'idées peu favorables au clergé, il était, sur des points essentiels, en désaccord avec Innocent III. Enlever d'abord aux barons et aux chevaliers, installés par droit de conquête, les propriétés et les revenus ecclésiastiques sur lesquels ils avaient tout de suite mis la main, comment eût-il pu s'y risquer ? Lui-même, après son frère, avait pris part à la spoliation : il ne se souciait pas de s'appauvrir, et il avait besoin, pour soutenir la lutte, du dévouement de ses soldats, tous plus ou moins détenteurs des biens de l'Église grecque. Et puis, il semblait que ces Français et ces Vénitiens, devenus propriétaires et souverains de provinces considérables, fussent décidés d'avance, et par principe, à limiter la puissance politique et territoriale des clercs. Non contents d'avoir sécularisé une partie importante du domaine ecclésiastique, ils parurent s'être donné le mot pour empêcher que les libéralités des particuliers, legs et donations pieuses, ne vinssent à le reconstituer dans des proportions dangereuses pour le développement de l'État laïque. L'empire fondé au nom du Christ et issu d'une croisade s'opposait à la création et à l'extension des biens de mainmorte ! Symptôme très grave du changement qui s'était fait dans les esprits au commencement du XIIIe siècle. Ce recul de l'idée religieuse était un phénomène inquiétant pour l'Église en général, et surtout pour les visées temporelles d'Innocent III. La politique intérieure de Henri de Flandre ne fut pas de nature à le tranquilliser.

Dans la correspondance du pape avec le gouvernement de Constantinople, la série des lettres favorables au second empereur latin a pour contrepartie toutes celles où il reçoit du chef de la catholicité autre chose que des compliments. On l'avertit, on le gourmande, on le menace. Un jour, le pape lui ordonne de restituer à la paroisse de Sainte-Anastase, la seconde église de la ville, ses revenus et ses biens que Baudouin de Flandre s'était appropriés. Il les a pris contre toute justice, écrit Innocent, il s'est refusé à les rendre, et toi, au détriment de ton âme, tu persistes aussi à les garder ! Plus le Seigneur te seconde dans tes entreprises et plus tu devrais te montrer favorable aux justes réclamations du clergé. Dans certaines provinces, les fonctionnaires et les hommes de l'empereur détenaient indûment des monastères, des églises, des dîmes, des droits de patronage : il faut que l'empereur les fasse rendre aux évêques sur qui on les a usurpés. Un noble du royaume de Salonique avait légué aux Templiers un territoire où ils se sont empressés de construire un château. Henri, qui avait sans doute ses raisons pour redouter les empiétements du Temple, saisit le château et ses dépendances. Plusieurs lettres du pape, favorables aux revendications des Templiers, restent sans résultat. Innocent enjoint à ses mandataires d'excommunier le chevalier à qui Henri a confié la garde du château et d'intimer à l'empereur lui-même l'ordre de le restituer à ses propriétaires légitimes (1210). Un an après, l'état des choses n'avait pas changé. Le chef de l'empire latin reçoit alors de Rome une lettre où, tout en le ménageant, on lui fait sentir la férule.

Il se passe des faits qui nous inquiètent et nous affligent. Toi et les autres croisés, vous avez pris et gardé l'empire de Romanie surtout dans la pensée qu'on pourrait ainsi plus aisément obtenir la libération des lieux saints. Or non seulement tu n'as envoyé aucun secours aux chrétiens de Syrie, mais tu ne fais que tourmenter et léser l'ordre du Temple qui s'est voué avec tant d'ardeur à leur défense. Tu t'es emparé sans aucun droit du château de Sitoum qui lui appartient. A plusieurs reprises nous t'avons demandé de le rendre : tu es resté sourd à nos prières. Tu as oublié à quel point nous nous sommes toujours empressés d'accueillir et d'exaucer tes requêtes et combien notre concours jusqu'ici t'a été utile. Si nous cessions de te le prêter, comme ta dureté le mériterait, tu ne tarderais pas à en reconnaître le prix ; l'expérience te montrerait ce qu'il en coûte de le perdre. Nous te prions, nous t'avertissons, nous t'exhortons dans le Seigneur : restitue sans difficulté aux frères du Temple le château qui est à eux et garde-toi dans l'avenir de leur faire tort. Sinon, comme nous devons justice à tous et que nous ne pouvons ni ne voulons laisser les Templiers spoliés de leur droit, nous serons obligés de faire, en ce qui te concerne, tout notre devoir.

La menace, ici, était timidement formulée : on ne sait quel en fût l'effet ni si la restitution s'effectua. L'empereur Henri s'attira, la même année, une deuxième semonce pour avoir chassé 'les moines de Cîteaux d'une abbaye que Boniface de Montferrat leur avait donnée, et même une troisième, parce qu'il ne tenait pas compte des excommunications lancées contre les spoliateurs des églises. Mais le grand tort de cet allié du Saint-Siège était de mettre obstacle aux pieuses libéralités des fidèles. Dès 1208, Innocent défendait à l'empereur, aux barons français et aux Vénitiens d'entraver la bonne volonté de ceux qui testaient en faveur du clergé, surtout quand les biens légués étaient d'anciennes possessions d'église.

Trois nouvelles sommations sur le même objet arrivent, en 1210, à Constantinople. Les archevêques, écrit Innocent à Henri, et les autres prélats de l'empire se plaignent que toi et tes vassaux vous empêchiez les particuliers de donner de leur vivant ou après leur mort leurs biens aux églises. Cette opposition est mauvaise. Il faut que tu y renonces pour toi-même et que tu y fasses renoncer tes subordonnés. — Seconde lettre : Nous avions donné des ordres pour que les barons. les chevaliers et les autres nobles fixés en Romanie fussent obligés, sous peine d'excommunication, de restituer ce qu'ils détenaient illégalement des propriétés et des revenus de l'Église grecque et latine. Quelques-uns d'entre eux se sont partiellement exécutés : la plupart ont prétexté l'urgence d'une expédition militaire, promettant à leur retour de nous donner satisfaction : mais revenus chez eux, ils n'ont voulu se dessaisir de rien : nous engageons ton Excellence à user de tout son pouvoir pour les contraindre à obéir. — Il faut enfin que tu restitues toi-même à l'Église de Larissa ce que tu lui as pris injustement et que tu laisses son archevêque, ses évêques, ses abbés et ses clercs jouir en paix de ce qui leur appartient. Tu ne devrais pas, toi que le Christ a comblé de ses faveurs, étendre les mains sur les biens ecclésiastiques. Pourquoi appesantir ton joug sur ces églises dont les ministres prient pour toi et demandent à Dieu tous les jours de te préserver de tes ennemis ?

L'empereur latin fut peu touché de ce raisonnement. Plus sa puissance s'affermissait par l'insuccès même des attaques dirigées contre l'empire, plus il se montrait disposé à tenir tête au pape et à appliquer 'rigoureusement ses idées sur le danger d'une trop grande extension de la propriété ecclésiastique. En 1212, on vit Innocent III casser et annuler, de sa propre autorité, un décret émané du gouvernement de Constantinople. Nous avons appris, écrit le pape à ses mandataires, que notre très cher fils, Henri, l'illustre empereur de Constantinople, a édicté, pour ses barons, une ordonnance funeste au salut des âmes et contraire à la liberté de l'Église. Il a interdit à tous ses sujets de donner quoi que ce soit de leurs biens au clergé, soit de leur vivant, soit au lit de mort. Une constitution de cette nature est en opposition complète avec toutes les lois divines et humaines. Nous vous ordonnons de la déclarer nulle et non avenue, au nom de l'autorité apostolique, et d'en prohiber, absolument l'application.

On ne sait trop ce qui intéresse le plus ici l'historien du moyen âge : ou cette tentative hardie d'un noble couronné pour arrêter le développement de la puissance du sacerdoce et limiter sa richesse ; ou le pouvoir que s'arrogeait Innocent III de révoquer, d'un trait de plume, l'acte d'un chef d'État légiférant dans la plénitude de son indépendance et de son droit.

 

L'homme qui entra en concurrence avec Baudouin de Flandre pour la couronne impériale, le marquis de Montferrat, Boniface, battu et mécontent, faillit, en s'insurgeant contre son rival heureux, anéantir l'œuvre commune. On le calma en le faisant roi de Salonique, ce qui lui donnait finalement la Macédoine entière, le nord de la Thessalie, et en surplus l'île de Crète, qu'il céda plus tard aux Vénitiens. Le sceau de ce nouveau souverain représente, au revers, sa capitale, civitas Thessalonicarum, avec son enceinte triangulaire et sa position en amphithéâtre aux pieds du vieux château byzantin dont les ruines dominent encore aujourd'hui ce qui subsiste des remparts du moyen âge. Mais pourquoi Boniface lui-même, au lieu d'être assis sur un trône, nous apparaît-il en costume de simple baron, casqué et cuirassé, sur un cheval au galop ? Et pourquoi, dans ses lettres, se qualifie-t-il tout uniment marquis de Montferrat ou seigneur du royaume de Thessalonique ? Pourquoi enfin Innocent III, avec qui il fut en correspondance réglée, ne lui a-t-il jamais non plus donné son titre de roi ? Aux érudits à résoudre cette énigme, jusqu'ici encore mal expliquée.

La prétendue hostilité qui aurait empêché le pape de reconnaître la nouvelle dignité du grand marquis doit aller rejoindre les hypothèses romanesques de certains historiens de la quatrième croisade, trop enclins à exagérer le rôle de, Boniface et l'importance de ses intrigues. Au moment où se constitue, en 1205, le royaume de Salonique, le marquis adresse au pape une lettre des plus affectueuses, où il multiplie les protestations de dévouement. Et le pape lui répond, sans l'ombre d'une réserve, dans des termes tout à fait amicaux. Deux autres lettres d'Innocent III, de 1206, témoignent encore de leurs bonnes relations. On y fait l'éloge le plus complet de la fidélité du marquis et de sa dévotion au Saint-Siège, et l'on promet, pour tout ce qu'il demandera à Rome, de lui donner pleine satisfaction.

A la vérité, dans une lettre, de 1205 qui est perdue mais que nous connaissons suffisamment par la réponse du pape, Boniface, pris de scrupules, a cru nécessaire de justifier sa conduite et d'offrir à Rome des garanties. Il y renouvelle solennellement son vœu de croisade, et proclame son intention inébranlable de tenir cet engagement jusqu'au bout. S'il s'est fait le patron du jeune Alexis et l'a conduit à Constantinople, c'était pour obéir aux suggestions du légat Pierre de Saint-Marcel. Tout ce qui s'est passé après Zara n'a été que l'effet des nécessités matérielles qui s'imposaient à tous les croisés, absolument dépourvus de vivres et d'argent. II fallait bien s'en procurer. La prise de-Constantinople leur a paru d'ailleurs le meilleur moyen d'apporter à la Terre-Sainte un secours efficace. C'est la perfidie des Grecs qui seule a amené leur expulsion finale et la fondation de l'empire latin. Mais, l'œuvre une fois accomplie, les vainqueurs n'ont jamais eu qu'une pensée et qu'un désir : ramener les schismatiques à l'unité et l'Église d'Orient à celle d'Occident. Sur ce point ils n'attendent, pour mener l'entreprise à bonne fin, que les instructions plus complètes et plus précises de la cour de Rome. Qu'elle commande ! on est prêt à obéir. Du reste, ajoutait Boniface, après avoir fait mon examen de conscience avec la plus entière sincérité, je m'en remets absolument, pour le reste de ma tache, au jugement de l'Église et au vôtre. Si vous estimez qu'on vue des intérêts du Saint-Siège et de la croisade, je doive rester en terre grecque et travailler à l'affermissement du nouvel empire, labeurs et dangers ne m'effrayeront pas. Si vous m'enjoignez d'aller directement au delà des mers m'acquitter de mon vœu, je saurai mériter le pardon du juge suprême, en délaissant sans regrets les propriétés et les honneurs dont on m'a largement pourvu.

Nous avons déjà entendu ce plaidoyer. Ainsi avaient parlé, pour leur excuse, Henri Dandolo et tous les chefs de la croisade deux fois détournée du droit chemin. Mais la justification de Boniface est présentée sous la forme la plus habile, et l'offre très particulière qui la termine mettait innocent III en demeure de faire connaître une fois de plus, sur la prise de Constantinople et ses conséquences, les sentiments qu'il éprouvait.

Sentiments très mélangés. En apparence, le pape répond à Boniface comme un homme qui ne sait, pas encore très bien s'il doit approuver ou condamner la conquête. Il développe les raisons pour et contre, en hésitant devant la solution.

Ta lettre, dit-il au marquis, a répondu d'avance aux objections que soulève la conduite des croisés. Ils ont désobéi effectivement à nos prescriptions. Ils ont tourné contre des chrétiens les armes destinées à exterminer les Sarrasins. En s'emparant de Constantinople, ils ont préféré les richesses de la terre à celles du ciel. Et Innocent refait ici, avec le même accent d'indignation, le tableau des violences et des sacrilèges qui ont suivi l'entrée des Latins. Le conseil du légat Pierre de Saint-Marcel, poursuit-il, que tu invoques comme une excuse, n'était pas une raison suffisante pour que l'armée violât son vœu. Vous n'aviez d'ailleurs aucune juridiction sur les Grecs et il ne vous appartenait pas de venger sur eux les injures de Dieu.

Rome condamne donc l'œuvre des Latins ? Non, car voici le correctif immédiat. Il est vrai que tout ce qui s'est passé pourrait bien être un acte de la justice divine. Les Grecs avaient abusé si longtemps de notre miséricorde ! Malgré nos instances pressantes et celles de nos prédécesseurs, ils avaient refusé tant de fois de rentrer dans l'unité de l'Église ! Leur obstination à ne pas secourir la Terre-Sainte était si manifeste que leur sort, après tout, ne fut que mérité ; il était juste qu'ils fussent dépossédés par ceux-là même qui travaillaient à refaire l'unité chrétienne et à délivrer les lieux saints. La bonne terre appartient de droit aux bons cultivateurs, à ceux qui savent produire la récolte en temps voulu.

Et ici des citations de l'Écriture sur la profondeur mystérieuse du jugement de Dieu, dont les voies sont incompréhensibles. Nous ne voulons pas, continue le pape, dont la pensée devient de plus en plus embarrassée et subtile, juger témérairement des moyens employés par la Providence : nous attendons de plus amples informations sur la réalité des faits. Il est possible que les Grecs aient été punis justement pour le péché qu'ils ont commis contre Dieu, et il se peut aussi néanmoins que vous n'ayez pas eu le droit de les punir comme coupables d'avoir haï votre prochain. Mais peut-on appliquer le mot de prochain à ces schismatiques qui ont dédaigné l'affection de leurs frères ? Qui sait si en faisant de vous les instruments de sa juste vengeance, Dieu ne vous a pas donné la récompense légitime de vos efforts ?

C'est le casuiste qui parle, mais bientôt l'homme d'État se ressaisit et la politique reprend ses droits, car enfin il faut conclure et répondre à l'alternative que proposait le marquis de Montferrat. Par fidélité aux principes, Innocent va-t-il lui faire quitter son royaume et l'envoyer en Terre-Sainte ? L'intérêt pratique de la lettre du pape est tout entier dans ces lignes de la fin. Laissons là les incertitudes. Voici ce que nous te conseillons : Pour le bien de la Terre-Sainte, du Siège apostolique, autant que pour le salut de ton âme, par la crainte de Dieu et en vue d'obtenir sa grâce, il faut que tu gardes et que tu défendes les terres acquises par l'effet d'un jugement divin. Il faut même que tu puisses en conquérir d'autres, que tu garderas et défendras également. Gouvernes en paix les peuples qui te sont soumis en te conformant aux prescriptions religieuses ; fais pénitence et donne satisfaction pour les excès commis. Restitue à l'Église les terres qui lui appartiennent et persévère dans l'idée de secourir la Terre-Sainte, qui a été l'objectif principal et la raison spirituelle de ton vœu de croisé. Reste enfin, comme le furent tes ancêtres, fidèle et dévoué au siège apostolique et à nous. Tu peux écarter tes scrupules et être assuré de la plénitude de notre grâce. Toutes les fois que l'occasion s'en présentera nous n'aurons qu'un désir, celui de te procurer le plus largement possible honneur et profit.

Innocent III veut donc que les conquérants gardent ce qu'ils ont pris et même continuent à prendre. Boniface de Montferrat resta à Salonique. On ne sait s'il restitua les biens de l'Église grecque dont il s'était saisi : il n'eut guère le temps d'entrer en conflit pour ce fait avec la papauté, car il vécut encore à peine deux ans. Dans l'été de 1207 il disparut, tué à coups de flèches, au cours d'un engagement malheureux avec les Bulgares.

Il laissait un fils, Démétrios, que l'empereur Henri, cette fois, fit couronner roi, et une veuve, Marguerite de Hongrie, l'ex-femme d'Isaac l'Ange. Cette Hongroise, Innocent III, après la mort de Boniface, l'appelle toujours simplement la veuve du marquis ou la dame de Thessalonique. Pour lui, elle n'a donc pas plus été reine que Boniface n'a été roi.

Née et élevée dans la religion latine, elle avait passé à la religion grecque pour devenir impératrice de Byzance : en se remariant avec Boniface, elle revint avec beaucoup de peine au rite latin ; au fond, sa préférence était pour le culte et les prêtres grecs. Quand elle fut devenue régente au nom de son fils et maîtresse de ses actes, elle fit comme tous les nobles installés dans l'empire : elle garda pour elle les revenus des abbayes et des paroisses qui appartenaient à l'archevêché de Larissa et la nomination aux bénéfices. De plus elle favorisa ouvertement les prélats grecs au détriment des évêques latins et les empêcha de se soumettre à l'obédience du pape. En 1208, Innocent III lui ordonne de rendre les biens d'Église usurpés, de rompre avec sa politique antilatine. Elle refuse d'obéir : il la menace des peines spirituelles. Plus tard, il est vrai, changeant de tactique, il cherche à la gagner par des faveurs et des privilèges : il la prend, elle, son fils et ses domaines sous la protection de saint Pierre (1209). Elle n'en continue pas moins à refuser de payer la dîme aux évêques de son territoire et encourage ses sujets, grecs et latins, à suivre son exemple, qui devenait dangereux. L'archevêque de Larissa et ses suffragants ne cessent de se plaindre d'elle à Rome : ils lui reprochent de ne tenir aucun compte des donations pieuses que Boniface leur avait faites. En 1210, Innocent III, indigné, annonce qu'il va prendre contre elle les mesures les plus rigoureuses, si sa conduite ne s'amende pas. Quand une femme osait ainsi le braver, on juge de ce que se permettaient les puissants barons de l'empire latin !

Les deux seigneurs les plus en vue, après les maîtres de Salonique, le franc-comtois Otton de la Roche, duc d'Athènes, et le champenois Geoffroi Ier de Villehardouin, prince de Morée ou d'Achaïe, avaient dû conquérir leur morceau de souveraineté cité par cité, village par village. Mais ils semblent s'être moins hellénisés que l'empereur de Constantinople et le roi de Salonique. Autour d'eux gravitaient de moindres puissances, sires de Négrepont, comtes de Céphalonie, marquis de Bodonitza, barons de Patras. Les acropoles de la Morée et de l'Attique portent encore les ruines des forteresses que cette noblesse turbulente avait bâties sur les soubassements des vieux temples ou sur les pierres cyclopéennes des enceintes préhelléniques. Elle y vivait, comme en France, au milieu des banquets et des tournois, usant son ardeur guerrière à lutter contre les Grecs récalcitrants, derniers défenseurs de l'indépendance nationale. Tel ce Léon Sguros qui, retranché sur l'Acro-Corinthe, défia si longtemps les efforts des Latins. Quand l'indigène fut soumis, nos chevaliers bataillèrent entre eux, empiétant de toutes manières sur la terre du voisin, et avec plus de violence si ce voisin était un clerc.

Comment la guerre traditionnelle que, dans tout l'Occident, les nobles faisaient aux évêques, n'aurait-elle pas continué en terre byzantine ? Cette féodalité ne comprit jamais la nécessité de partager la proie avec les hommes qui portaient la mitre et la crosse. Comme les empereurs latins, elle était pénétrée de l'idée qu'il fallait réduire le clergé à la portion congrue et garder pour elle le meilleur lot. A la vérité, derrière les prélats, les barons trouvaient le pape : mais Rome, cette puissance lointaine, ne les effrayait pas autant qu'il aurait fallu.

Innocent a fait ce qu'il a pu pour calmer les passions et rendre acceptable son patronage. Il n'a pas toujours' forcément défendu les clercs contre les laïques : parfois même il a réprimé, en faveur de ceux-ci, les abus du pouvoir religieux. En 1212, le seigneur de Négrepont, Ravano dalle Carceri, un Lombard, s'était plaint à Rome de la facilité excessive avec laquelle les prélats l'excommuniaient. Le pape blâme sévèrement l'archevêque latin d'Athènes. Sans doute, le nerf de la discipline ecclésiastique est nécessaire pour triompher de l'insolence des méchants : mais il faut se garder d'en user pour opprimer l'innocence. Les peines d'Église servent à corriger les pécheurs, nullement à accabler ceux dont la conscience est sans reproche. Nous défendons à ta Fraternité d'anathématiser le seigneur de Négrepont ou d'interdire sa terre, sans une raison évidente et légitime. Avec cette largeur d'idée qui s'opposait souvent à l'étroite intransigeance des subalternes, le pape veut que l'archevêque d'Athènes permette au même seigneur d'épouser une femme noble qui avait été sa maîtresse avant de devenir veuve pourvu, ajoute-t-il, que Ravano n'ait pas juré fidélité au mari de cette femme et qu'elle ne soit pas soupçonnée d'avoir été pour quelque chose dans la mort de son mari.

Un comte de Céphalonie et de Zante, Maiône, après avoir longtemps vécu de piraterie, annonce à Innocent III qu'il veut se ranger, faire pénitence de ses crimes et se consacrer désormais aux bonnes œuvres et à la croisade. II se place, lui et sa seigneurie, dans la dépendance immédiate de Rome, Le pape lui répond qu'il y aura plus de joie au ciel pour le repentir d'un seul pécheur que pour l'entrée de quatre-vingt-dix-neuf justes. Il l'engage à choisir un bon confesseur qui l'absoudra de ses forfaits et, pour finir, il le couvre du bouclier de sa bénédiction.

On conçoit que l'Église romaine accueillît à \/ bras ouverts les largues qui invoquaient sa protection et mettaient d'eux-mêmes leur domaine dans -celui de saint Pierre. En 1214, le duc d'Athènes, Otton de la Roche, se déclare l'homme lige du pape, moyennant un cens annuel de deux marcs, pour le château de Livadia. Ce n'était pas s'engager beaucoup que de se faire le vassal d'un suzerain aussi éloigné. De tels exemples, à la vérité, furent très rares. Par la nécessité où se trouvaient les barons de ménager leurs sujets grecs et de ne pas les livrer sans défense aux prélats latins, comme par leur volonté arrêtée de s'opposer à l'extension indéfinie de la propriété d'Église, la guerre de la féodalité et de l'épiscopat semble, bien avoir été partout le fait le plus général. Dans la plupart des lettres qu'il adresse aux vassaux laïques de l'empire, Innocent III exprime surtout son mécontentement. Ce qui se passait dans l'archevêché de Patras suffit à montrer combien les esprits étaient excités, et quelles violences se déchaînaient.

Cette Église avait reçu un archevêque latin confirmé et consacré de la main du pape. Les prêtres séculiers du chapitre cathédral y avaient été remplacés par des moines d'Occident de la congrégation de saint Ruf. Mais les chevaliers qui s'installèrent dans la cité et dans le pays, vassaux plus ou moins obéissants de Geoffroi de Villehardouin, commencèrent par faire main basse sur les propriétés et les revenus du diocèse. L'archevêque latin s'était imaginé pouvoir garder à son usage tout ce dont avaient joui ses prédécesseurs grecs : il fut bientôt dépouillé même du nécessaire. Les nobles empêchaient les prêtres et les moines indigènes de lui payer la dîme, afin de se réserver l'exploitation du clergé grec. Ils interdisaient aux particuliers de léguer leurs biens par testament au clergé latin. De temps immémorial, les archevêques de Patras possédaient, dans l'église de Saint-Théodore, un siège où la tradition voulait qu'ils fussent intronisés, une maison, et un cimetière spécialement destinés à leur sépulture. L'autorité féodale fit construire en cet endroit une forteresse, déterrer les ossements des archevêques, et enlever même le trône archiépiscopal. Bientôt le conflit s'envenima. Une troupe d'hommes d'armes envahit un jour le palais de l'archevêque. On en voulait surtout à l'un de ses baillis, qui défendait trop bien contre la noblesse les intérêts de l'Église. Le prélat se jette au-devant de lui pour lui faire un rempart de son corps : on l'arrache de ses bras et on lui coupe le nez. L'archevêque lui-même frappé, entraîné, est jeté dans un cachot, où il resta cinq jours. Ce ne fut que le début des outrages et des persécutions qu'il eût à subir.

On ne peut affirmer que les hauts barons, comme le duc d'Athènes ou le prince d'Achaïe, aient été directement responsables des actes de brutalité et de pillage commis par leurs subordonnés, mais, du petit au grand, les agissements étaient les mêmes. Otton de la Roche fut vivement pris à partie par Innocent III (1208) pour avoir refusé de payer la dîme à l'archevêque d'Athènes et empêché ses sujets de la payer. Il s'obstinait, comme tous ses pareils, à garder les biens d'Église et prohibait les libéralités pieuses des fidèles, donations ou legs. Geoffroi de Villehardouin ne paraît pas avoir eu pour le clergé de meilleurs sentiments. En 1212, le pape lui ordonne, sous la menace des peines ecclésiastiques, de restituer à l'Église d'Andravida ce qu'il lui a pris et d'y laisser installer un évêque. Geoffroi s'y opposait sous prétexte qu'un légat pontifical avait, sans son aveu, introduit dans ce chapitre quatre chanoines de son choix. Il excitait à la résistance les clercs séculiers de Patras que Rome avait dépossédés. Enfin, au moment où les Latins reprirent Corinthe et Argos aux derniers défenseurs de l'indépendance hellénique, Otton et Geoffroi se hâtèrent de s'adjuger une large part des dépouilles des vaincus, et notamment des domaines, églises et monastères de l'archevêché de Corinthe. Quand le trésor de l'église corinthienne tomba entre leurs mains, ils refusèrent de s'en dessaisir, malgré les reproches indignés et les sommations menaçantes d'Innocent III.

L'exemple donné par les princes du premier rang rendait la petite féodalité encore plus âpre au gain et plus hostile aux clercs. Ici les chevaliers de Thèbes, les seigneurs de Négrepont et des Thermopyles refusent la dîme à l'église de Thèbes ; là, le connétable de Salonique dépouille et rançonne l'évêché de Domokos et l'archevêché de Larissa ; ailleurs des nobles de Morée profitent de l'absence de l'évêque de Modon, parti en pèlerinage à Compostelle, pour envahir son territoire d'où ils ne veulent plus sortir. Sous les yeux des Grées à peine domptés, les vainqueurs étrangers, nobles et clercs, surexcités par la concurrence des intérêts matériels, bataillent sans répit.

Tel est l'état anarchique que les lettres d'Innocent permettent d'entrevoir et qu'avec toute son autorité il est impuissant à combattre. En 1209, écrivant à l'archevêque de Patras et aux évêques de Modon et de Coron, il constate, d'après le témoignage même du prince d'Achaïe, deux faits qui jettent un jour bien singulier sur la mentalité des Occidentaux venus pour exploiter la fondation de l'empire latin. Des chevaliers et des clercs s'établissent en Achaïe. Ils y reçoivent des terres à titre de fiefs ou de bénéfices. Leur premier acte est de soumettre leurs nouveaux sujets à une imposition d'un taux exceptionnel, exorbitant. Quand ils ont recueilli par ce moyen des sommes considérables, ils se rembarquent, abandonnant le pays qu'ils laissent complètement épuisé. D'autre part, dans ces luttes acharnées que se livrent les gens d'épée et les gens d'Église, il n'est pas rare de voir les belligérants s'unir à l'élément indigène polir triompher de leurs rivaux, et favoriser les intérêts grecs au détriment de l'Église latine et de l'État latin.

Ce n'était pas seulement la propriété de l'Église que menaçaient les laïques, mais ses pouvoirs politiques et sociaux et jusqu'à sa juridiction spéciale. L'archevêque de Patras a dressé contre eux, sur ce point, et envoyé à Rome un réquisitoire détaillé[5]. Leur intention d'accaparer tous les profits de la conquête est visible. D'abord ils dénient au clergé latin le droit de jouir des domaines que le clergé grec possédait jadis légalement en retour d'une taxe annuelle payée à l'État ; et ce territoire, ils s'efforcent de le lui enlever. Ils veulent ensuite attribuer à l'autorité civile le droit de disposer des églises et d'en régler l'organisation. Ils forcent les prélats à venir débattre devant les tribunaux laïques les litiges relatifs à la propriété du domaine religieux. Ils exigent enfin que l'Église se soumette à la législation qu'ils ont eux-mêmes établie récemment, au régime institué pour leur société et leurs fiefs. Ce code de lois, connu sous le nom d'Assises de Romanie, n'était autre chose qu'une adaptation à l'empire latin des Assises de Jérusalem. En 1210, l'empereur Henri l'avait imposé aux barons latins réunis dans l'assemblée de Ravennika. Prétendre assujettir l'Église aux coutumes qui régissaient les laïques ! L'archevêque de Patras s'indigne de cette nouveauté et de cette exigence, pour lui évidemment subversives : Ils ne font aucune distinction, au point de vue de la loi, entre les laïques et les clercs ![6] Et il est de fait que soumettre l'Église au droit commun c'était, pour le moyen âge, une révolution.

La noblesse latine, continue l'archevêque, ne borne pas là ses prétentions. Toutes les affaires ecclésiastiques que des personnes d'Église ont seules le droit de traiter, et dont la solution appartient soit à une commission de juges pontificaux, soit au tribunal de l'évêque, elle défend qu'on en décide sans sa permission. Si les arrêts rendus sont contraires à sa volonté, elle ne les observe pas et n'en tient aucun compte. Ces gens d'épée nomment aux abbayes, aux cures, aux prébendes : ils y mettent indifféremment des clercs ou des laïques, sans consulter l'évêque diocésain. Ils ne permettent pas aux prélats de conférer, comme ils l'entendent, les bénéfices vacants de leur ressort. Ils introduisent de force des chanoines, leurs créatures, dans certains chapitres. Enfin ils encouragent à la rébellion des clercs ou des laïques qui ont été excommuniés. Quand ces nobles sont partis pour faire la guerre au despote d'Arta, Michaël, ils ont tous promis, solennellement, en recevant le sang et la chair de Jésus-Christ, qu'à leur retour ils abandonneraient les dîmes aux églises et forceraient leurs sujets, grecs et latins, à les payer. Revenus chez eux, ils ont refusé d'exécuter les engagements pris.

Dans cette assemblée de Ravennika où tant de questions importantes pour l'organisation de l'empire latin furent discutées, sinon résolues, l'empereur Henri, ses prélats et ses barons essayèrent d'établir entre les deux sociétés concurrentes, celle des chevaliers et celle des clercs, une sorte de concordat. Le patriarche Morosini, les archevêques d'Athènes, de Larissa, de Néopatras, et, d'autre part, le connétable de Salonique, le duc d'Athènes et le seigneur de Négrepont avaient juré qu'ils se contenteraient en matière territoriale de leurs droits respectifs. Les nobles renonçaient aux biens d'Église illégalement détenus, et s'engageaient à ne prélever sur leurs sujets ecclésiastiques que les taxes fixées par la tradition. Les clercs, de leur côté, promirent, pour leurs possessions temporelles, de les tenir du pouvoir civil, en se conformant aux usages et aux lois qui régissaient le monde féodal. Mais cette tentative d'accommodement n'eût pas de résultat durable. La guerre de l'épée et de la crosse se poursuivit plus ardente que jamais.

En 1213, l'archevêque de Patras apparaît à la tête d'une sorte de syndicat des hautes prélatures qui comprenait les archevêques de Philippes, de Serres, de Salonique, de Néopatras, de Thèbes, d'Athènes et de Corinthe. Ils demandent à Rome des mesures de rigueur collectives contre tous les envahisseurs et détenteurs des i biens d'Église. Une commission d'évêques délégués par Innocent III cite à sa barre Geoffroi de Villehardouin et les autres coupables : ils refusent de comparaître : on les excommunie. L'archevêque de Patras supplie le pape de ratifier l'anathème, et aux plaintes générales de ses collègues il ajoute ses griefs particuliers. Le prince d'Achaïe, le duc d'Athènes et leurs vassaux l'ont chassé de son siège : ils lui ont pris son château de Patras, ses terres, ses revenus. Ils s'obstinent à ne pas permettre que les églises de son ressort jouissent en paix des biens qu'on leur a donnés, vendus ou légués par testament.

Mais les nobles ont fait, eux aussi, leur coalition : ils ont, en cour de Rome, des procureurs chargés de leurs intérêts, et protestent contre la sentence qui les a frappés. Ils demandent qu'elle soit annulée, attendu que les commissaires pontificaux ont rendu leur arrêt sans tenir compte de l'appel que les seigneurs de l'Achaïe avaient interjeté après leur condamnation. On sait combien Innocent III s'attachait à l'observation rigoureuse des formalités judiciaires. Pouvait-il cependant laisser mettre en bloc hors de l'Église une grande partie de la féodalité établie dans l'empire latin ? Il décida donc que si les nobles promettaient, par serment, d'obéir dorénavant à ses ordres ou aux prescriptions de ses mandataires, les sentences d'interdit et d'excommunication lancées contre eux seraient re4xées. Le jugement de l'affaire au fond devait être réservé au légat spécial qu'il se proposait d'envoyer prochainement à Constantinople et en Grèce. Solution dilatoire ! mais avec le sens politique et la crainte des mesures extrêmes qui étaient la marque de son tempérament, comment aurait-il pris parti entre ces concurrences d'ambition ? On comprend son embarras. Bon nombre de ces aventuriers qui avaient conquis Byzance n'étaient que de nobles brigands : mais les prélats qui leur disputaient le pouvoir et la terre ne valaient pas sou vent beaucoup mieux.

Parmi les archevêques qui menaient la campagne contre les féodaux, celui de Néopatras on de Patradjik avait eu une singulière odyssée. Simple prêtre grec au moment de la conquête, il s'était enrôlé, pour combattre les Latins, dans la troupe de Léon Sguros, le défenseur de Corinthe. Il avait laissé croître sa chevelure, porté les armes et versé le sang comme un soldat de profession pendant une année. Puis il était rentré dans le cléricat, mais pour changer de camp et passer de l'Église grecque à l'Église latine. Il trouva le moyen de se faire élire comme archevêque par quelques chanoines de Néopatras. Singulier archevêque ! Il n'officiait jamais avec son chapitre et se contentait de jouir, en les gaspillant, des revenus de son église. Le scandale prit de telles proportions que le patriarche Morosini le condamna à se dessaisir d'une partie des biens diocésains pour laisser de quoi vivre à ses chanoines. A la mort du patriarche ; l'archevêque prit sa revanche. Les clercs de la cathédrale de Néopatras se virent de nouveau dépouillés : un moine, un prêtre et trois laïques de leur parti furent pendus le même jour, et lui-même distribua aux sergents chargés de cette exécution les morceaux de la corde qui avait accroché les victimes au gibet.

Il est donc naturel qu'Innocent III ait reculé parfois devant l'idée de sacrifier à un pareil clergé les intérêts des barons de France. Ceux-ci, après tout, avaient rendu à Rome l'immense service de lui assujettir l'Église d'Orient ; et d'ailleurs parmi les vainqueurs de l'empire grec, ils n'étaient pas ceux qui avaient donné à la papauté, par leur attitude de rébellion insolente, les plus graves sujets de mécontentement.

 

Dans cette curieuse affaire du détournement de la quatrième croisade, une puissance latine, qui n'était pas celle du Latran, avait tout préparé et tout conduit. Comme Venise fut vraiment l'âme de l'entreprise, elle en réalisa aussi le bénéfice le plus sûr et le plus complet. Pour elle la conquête de Constantinople n'était que le résultat décisif d'une longue série de tentatives et de plusieurs siècles de guerres et de diplomatie. Elle recevait enfin le prix de ses efforts, mais elle le dut en grande partie au doge Henri Dandolo, dont le corps, malgré les infirmités[7] et la vieillesse, était resté étonnamment vigoureux et l'esprit intact, incarnation puissante du génie politique, militaire et mercantile de sa ville natale. Une monnaie d'argent, émise avant la croisade, représente ce potentat de l'Adriatique en guerrier, avec le gonfanon, le bouclier et la lance, à côté de son patron, saint Marc. Au revers apparaît le Christ sur un trône, en costume de roi. C'est pour répandre au loin l'idée chrétienne (au moins veulent-ils en avoir l'air) que ces marchands trafiquent, se battent, négocient, deviennent conquérants et souverains.

Henri Dandolo, soldat très brave, était un négociateur de premier ordre. Il suffit de lire les instructions données en 1198 aux ambassadeurs qu'il envoya auprès de l'empereur Alexis III, pour se convaincre que la diplomatie vénitienne déployait déjà, à la fin du XIIe siècle, les qualités qui la distinguèrent à l'époque moderne. Ce document aurait pu être signé tout aussi bien par un doge de la sérénissime République, au temps de François Ier et de Charles-Quint. Netteté, précision, connaissance dés hommes et des choses, prévoyance des éventualités, pénétration de l'avenir, rien n'y manque. On ne s'étonnera pas que cet homme, aidé par les événements et par d'autres ambitions que la sienne, ait pu faire de la quatrième croisade, en somme, ce qu'il a voulu.

Le mérite assurément, n'était pas mince de lutter comme il l'a fait contre la volonté d'Innocent III et de triompher. Le Vénitien, on a pu le constater, l'a emporté sur le Romain, les intérêts d'une cité italienne sur les traditions et les visées de l'Église universelle. Et même, si l'on en croit la chronique de son descendant André Dandolo, le puissant doge aurait pu être empereur à la place de Baudouin. Au moment où l'on scrutinait pour l'élection, un Français fit l'éloge du duc de Venise en le déclarant tout à fait digne de la couronne impériale. Tout le monde se serait rangé à son avis, si un Vénitien de grande noblesse ne s'était pas levé pour dire que le choix du comte de Flandre lui semblait préférable. Il donna là dessus des raisons que l'assistance finit par approuver.

La vraie raison, c'est que Henri Dandolo ne se souciait pas d'endosser les charges et les responsabilités du pouvoir suprême : il aimait bien mieux n'en avoir que les profits. Et il les eut au delà de ce qu'il pouvait espérer. Grâce à la convention de mars 1204, qui précéda la prise de Constantinople, aux partages et aux échanges qui l'ont suivie, Venise se fit la part du lion. Elle reçut ou elle prit la plupart des côtes, les principaux ports, presque toutes les îles, nombre de monopoles commerciaux, et probablement aussi l'entreprise officielle du monnayage de l'empire, car on ne trouve pas de monnaies d'or et d'argent frappées à l'effigie des empereurs latins. En outre, pour la majeure partie de leurs possessions territoriales, les Vénitiens eurent l'habileté de se dérober aux obligations du vasselage. Une clause de leur traité avec les barons français stipulait que, pour les domaines de leur lot, ils ne seraient pas tenus de faire hommage au chef de l'empire. Par là, ils restèrent au dehors de la hiérarchie latine. Ils avaient le bénéfice de la propriété féodale, sans les inconvénients.

A la vérité, beaucoup de ces terres byzantines qui leur échurent n'étaient pas soumises ; il fallut les conquérir une à une. On proclama à Venise que tout citoyen de la république ou des villes alliées qui s'emparerait à ses frais d'une île ou d'un point maritime compris dans la sphère réservée aux Vénitiens en aurait la propriété et même la souveraineté héréditaire, sauf à les tenir de la mère patrie. Et le spectacle alors fut original : toutes les grandes familles vénitiennes se taillant des seigneuries, duchés, marquisats, comtés dans la mer Égée, se partageant les Sporades et les Cyclades ; les Ravani de Vérone à Négrepont ; les Ghisi, les Michieli et les Giustiniani de Venise à Tinos, à Mykonos, à Skyros, à Keos ; les Navigajosi à Lemnos ; les Venieri à Cerigo ; les Barozzi à Therasia et à Santorin ; les Dandoli à Andros ; les Sanudi à Naxos et à Paros. Étranges souverains, qui aux profits seigneuriaux joignaient souvent ceux du négoce, sans compter ceux de la piraterie !

Mettre la main sur toute la partie insulaire et maritime de l'empire grec ! le bénéfice n'était pas encore suffisant. Autant et plus que les autres croisés, les Vénitiens se distinguèrent dans une opération lucrative d'un autre genre ; la chasse aux objets précieux et surtout aux reliques. Lors de la prise de Constantinople, au lieu de rapporter leur butin à la masse et de se contenter du partage officiel, ils cachèrent le produit de leurs vols, la nuit, dans leurs vaisseaux. Par suite des longues relations de la république avec Byzance, les églises de Venise possédaient déjà des trésors d'œuvres d'art et d'objets de piété. Elles en regorgèrent lorsque Dandolo eut fait transporter dans sa ville, avec les fameux chevaux de Saint-Marc, la magnifique croix d'or qui contenait une fiole du sang de Jésus, le bras de saint Georges, un morceau de la tète de saint Jean-Baptiste, le corps de sainte Lucie, et combien d'autres choses très saintes, vénérées de toute la Grèce ! Personne ne s'entendit mieux que le doge à vider Constantinople au profit de l'Occident. Mais il trouva encore d'autres manières d'accroître son gain. Sous prétexte que ses compatriotes, n'ayant pas obtenu l'empire, avaient droit à un dédommagement, il exigea des barons de France, avec une indépendance religieuse complète pour Venise, un pouvoir particulier sur le patriarcat de Constantinople, sur Sainte-Sophie et sur toutes les églises qui en dépendaient. Mais là il se heurta à l'opposition très décidée d'Innocent III.

On a vu que le pape avait refusé de ratifier cette clause du pacte franco-vénitien, ainsi que toutes celles qui impliquaient un empiétement trop manifeste du pouvoir civil sur le domaine religieux. De là, entre Rome et Venise, un état continu de tension, l'hostilité tantôt ouverte, tantôt latente, et qui ne fut pas seulement motivée par les prétentions du doge sur le patriarcat. Malgré toute sa patience et sa volonté de ne pas rompre avec le principal fondateur de l'empire latin, Innocent III ne pouvait oublier comment Dandolo avait exploité les croisés, repoussé un légat, bravé l'excommunication, extorqué l'absolution aux agents pontificaux. Venise avait donné le premier exemple d'une résistance déclarée au Saint-Siège et entretenu chez les vainqueurs des dispositions peu favorables aux clercs. Contraint par la force des choses, le pape pardonna la conquête ; mais jusqu'à la fin de sa vie, il subsista, dans ses rapports avec la puissante commune, des traces de ses ressentiments et de ses colères passés.

En réalité, ces marchands avaient constamment refusé de plier devant saint Pierre et même de donner à la papauté, comme l'avaient fait Boniface de Montferrat et tant d'autres, des marques au moins extérieures de déférence et de respect. Contents d'avoir pris de l'empire grec tout ce qu'ils convoitaient depuis si longtemps, ils ne montrèrent plus aucun souci de la croisade, de la délivrance des lieux saints, des intérêts généraux de la chrétienté. Rien ne les empêcha de traiter avec les grands chefs de l'Islam ; d'obtenir, en 1208, d'un des fils de Saladin, le soudan d'Alep, nombre de privilèges ; du khalife du Caire un comptoir à Alexandrie et la sécurité de leurs transactions pour toute l'Égypte. Les fonctionnaires égyptiens reçurent l'ordre de les protéger dans toutes leurs opérations de vente et d'achat. En 1216, l'accord avec ces musulmans fut solennellement renouvelé. Le secret de ces négociations a-t-il été si bien gardé qu'Innocent III n'en ait pas eu vent ? Il pouvait être renseigné par les agents qu'il entretenait en terre sarrasine, et, s'il les a connus, on croira sans peine que sa rancune contre Venise n'en a pas été adoucie.

Henri Dandolo survécut un an à peine à la conquête de Byzance. Le ler juin 1205, la maladie l'emporta, heureusement pour le pape qu'il n'avait jamais ménagé et qu'il aurait sans* doute violemment heurté plus d'une fois, à mesure que le progrès de la puissance de Venise l'aurait rendu moins traitable.

Le 5 août, un riche Vénitien, Pierre Ziano, qui avait été podestat de Padoue, fut nommé doge à sa place. Un de ses premiers actes fut de prier Innocent III de conférer le pallium à un abbé de Venise qu'il avait fait élire comme archevêque de Zara.

Zara ! ce nom rappelait à la cour de Rome de si fâcheux souvenirs qu'elle profita immédiatement de l'occasion pour renouveler au nouveau doge les reproches adressés à l'ancien. La bulle pontificale du 5 août 1206 traite assez rudement Pierre Ziano et son peuple. Qui aime bien châtie bien, leur écrit le pape pour commencer. Il avoue qu'il a fait sentir aux ambassadeurs de Venise l'irritation que lui ont causée les graves et multiples offenses dont la république s'est rendue coupable envers Dieu, l'Église romaine et toute la chrétienté. Et il revient, une fois de plus, sur l'éternelle affaire qui lui tient au cœur.

Vous avez dévié et fait dévier l'armée chrétienne de la bonne route dans la mauvaise, en attaquant des coreligionnaires, alors que vous n'auriez dû combattre que les infidèles, en éloignant notre légat, en ne tenant aucun compte de l'anathème qui vous avait justement frappés. Vous avez ainsi violé votre vœu de croisade, outragé le Crucifié. Et que dire des iniquités commises par vous à Constantinople, des trésors volés, des églises, des domaines ecclésiastiques envahis, de vos prétentions sur le sanctuaire du Seigneur que vous voulez détenir par droit héréditaire, des conventions illicites que vous avez extorquées aux barons ? C9mment pourriez-vous dédommager la Terre-Sainte du tort immense que vous lui avez fait, quand vous avez détourné de son but cette armée si nombreuse, si noble, si puissante, qu'on avait eu tant de peine à rassembler, qui avait coûté si cher à conduire, avec laquelle nous avions l'espoir fondé non seulement de recouvrer Jérusalem, mais encore de prendre la plus grande partie du royaume d'Égypte ? Elle a pu subjuguer Constantinople et la Grèce' ; n'aurait-elle pas eu la force de s'emparer d'Alexandrie et du Caire, et par là, d'arracher la Terre-Sainte aux païens ?

Certes, il nous a été agréable de voir Constantinople revenir à l'obédience de la sacro-sainte Église romaine, mais nous aurions bien préféré encore que Jérusalem fût rendue au peuple chrétien. Ce n'est donc pas à notre mauvaise volonté qu'il faut vous en prendre, si nous ne pouvons nous rendre à vos désirs. N'en accusez que vos propres péchés. Vous nous demandez le pallium pour l'abbé de Saint-Félix de Venise, que vous appelez l'élu de Zara. Nous ne jugeons pas encore à propos de vous l'accorder. Les consciences chrétiennes sont trop scandalisées de votre conduite à Zara pour que nous voulions faire, dans cette cité même et à votre profit, quelque chose dont l'Église pourrait nous savoir mauvais gré et qui accroîtrait le scandale.

Innocent III leur met, sans ambages, le marché à la main. S'ils tiennent à voir légitimer leur archevêque de Zara, qu'ils fassent leur soumission à Dieu et à Rome ; qu'ils se courbent humblement pour donner les satisfactions nécessaires ; qu'ils suivent l'exemple des autres chefs de l'armée. Ceux-ci ont moins péché que vous, car c'est vous qui les avez entraînés au mal, et cependant ils n'ont pas hésité à réparer leurs torts. Ne cherchez donc pas à excuser l'offense faite à Dieu ; accusez-vous-en plutôt : implorez notre indulgence, soumettez-vous à l'expiation nécessaire et alors, comme nous désirons beaucoup votre salut dans l'autre monde et votre prospérité ici-bas, nous exaucerons volontiers et votre requête d'aujourd'hui et toutes celles que vous nous adresserez. Nous suspendons la censure que, de l'avis de tous, vous avez méritée, pour attendre votre pénitence et pouvoir vous rendre notre grâce.

Et cette lettre, qui commence par une philippique, se termine en douceur (car Innocent III ne veut pas rompre) par une homélie. Mes très chers fils, prenez mes paroles par le bon côté. L'écorce en est rude, mais la moelle en est excellente. Elles procèdent, j'en atteste le Dieu qui sait tout, d'un cœur pur, d'une conscience loyale, d'une foi sincère. Les coups donnés de la main d'un ami valent mieux que le baiser d'un ennemi ! c'est pourquoi la correction d'un père vous déplaira moins que les adulations des pécheurs. Ne rougissez pas de vous humilier sous la puissance de celui qui, d'un signe de tête, peut faire plier les superbes et exalter les humbles. Il faut attribuer vos succès non à votre mérite propre, mais à l'omnipotence divine qui, par un jugement peut-être mystérieux mais équitable, a voulu par votre entremise flageller ceux qui étaient dignes du châtiment. Et sachez qu'il n'y a rien de plus abominable à Dieu que l'orgueil démesuré et l'ingratitude monstrueuse. Nous vous demandons aussi, pour nous-mêmes, l'obéissance et le respect, au nom de celui dont nous tenons, quoique indigne, la place ici-bas, afin que ce Roi des rois, ce Seigneur des seigneurs, ce prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech, vous protège et vous honore dans le présent, vous glorifie et vous couronne dans l'avenir.

Au demeurant, le pape ne sévit pas plus contre Pierre Ziano qu'il n'a frappé son prédécesseur. Il sait très bien que la brouille complète avec Venise est encore plus impossible après la fondation de l'empire latin qu'avant.

On ignore comment le successeur de Dandolo et son peuple ont accueilli cette mise en demeure et cette semonce. Leur réplique ne se trouve pas dans la correspondance du pape, peut-être parce que, s'ils l'ont faite, la teneur en était plutôt désagréable à la curie. Mais il est avéré que les Vénitiens, à l'intérieur de l'empire et au dehors continuaient des entreprises plus ou moins opposées à la politique romaine, et que leurs actes de violence et d'empiétement se multipliaient avec un redoublement d'audace.

Henri de Flandre avait donné au patriarche Morosini un lot de reliques parmi lesquelles se trouvait un portrait de la Vierge qu'on attribuait à saint Luc l'évangéliste. Ce trésor était caché, sous une triple serrure, dada une chapelle de Sainte-Sophie. Un jour les Vénitiens, avec leur podestat de Constantinople, Marino Zéno, se présentent devant Morosini et lui déclarent qu'il leur faut cette image : elle leur a été promise formellement par l'empereur. Refus du patriarche. Ils insistent : Cherchez-la vous-même, dit Morosini au podestat, et, si vous la trouvez, emportez-la. — Mais l'église est fermée !Je ne l'ouvrirai pas. Alors les Vénitiens font descendre un des leurs du toit, le long d'une corde. Sur l'ordre du podestat, cet homme fracture un des portails et la foule se rue dans l'église. Un Grec avait révélé l'endroit où se trouvait la précieuse relique. On s'apprête à crocheter où à briser l'armoire qui la renferme, quand le patriarche apparaît, proteste contre le sacrilège et menace d'excommunication et d'interdit ceux qui le commettraient, jusqu'au bout. Les Vénitiens persistent. L'anathème est lancé, à la lueur des cierges, contre le podestat et ses complices. Ils n'en forcent pas moins la porte du sanctuaire, et emportent l'urne qu'ils placent triomphalement dans leur église de Pantocrator (1207).

Sur la demande du patriarche, le légat du pape et le pape lui-même confirmèrent l'excommunication dont il avait frappé les coupables et l'interdit jeté sur toutes leurs paroisses. Mais rien ne put les forcer à restituer l'image miraculeuse. Ils la possédaient encore un demi-siècle plus tard, quand les Grecs reprirent Constantinople aux Latins.

Entre Rome et Venise, la guerre était signalée chaque jour par de nouveaux incidents. En 1206, un comte de Malte, Henri le Pécheur, sorte de pirate qui s'était promu lui-même à une seigneurie, s'efforça d'enlever la Crète aux Vénitiens, avec l'aide de la flotte génoise. Il leur tint tête pendant plusieurs années. Innocent III apparaît, en 1209, en relations d'affaires et même d'amitié avec ce personnage, qu'il encourageait dans son entreprise. Les blâmes fulminants de la curie continuent à pleuvoir inutilement sur la république. Nous espérions, écrit Innocent III au patriarche d'Aquilée (1209), que les Vénitiens ne recommenceraient pas leurs attentats d'autrefois et voilà que nous apprenons, à notre grand chagrin, qu'ils ont détourné encore de leur route des pèlerins qui se rendaient en Terre-Sainte ! Au lieu de les mener à destination, ils les ont conduits en Grèce et même en Crète. Dis-leur bien de ne pas provoquer Dieu davantage, sous peine d'encourir la colère céleste. Les pèlerins ne doivent pas changer de route pour aller combattre les chrétiens de Crète ou d'ailleurs. Il leur faut avant tout s'acquitter de leur vœu en luttant contre les ennemis de la foi.

Nouvelle sommation adressée, le 15 juillet 1209, à Pierre Ziano et à la commune impénitente, et toujours le développement de la maxime : Qui aime bien châtie bien. Nous gémissons, leur écrit le pape, de ne pouvoir encore accorder le pallium à l'abbé de Saint-Félix, soi-disant archevêque de Zara, mais notre dignité s'y oppose. Vous n'avez pas expié la faute commise à Zara, l'attentat à la majesté divine, l'outrage au siège apostolique, le tort causé à la Terre-Sainte. Certes, si notre affection paternelle n'avait pas attendu jusqu'à présent votre repentir, nous aurions le droit de vous appliquer, dans sa rigueur, la loi canonique, en vous punissant par où vous avez péché. Nous pourrions enlever la métropole de Zara à votre patriarcat de Grado, puisque c'est l'Église romaine qui, en votre faveur, l'y avait jadis rattachée. Mais nous aimons mieux, comme le médecin, faire encore une fois l'épreuve de l'efficacité de notre remède. Nous vous envoyons, selon votre demande, un nonce spécial qui vous exposera nos volontés. Espérons que votre cœur sera touché de la grâce divine et qu'au lieu d'essayer de pallier votre faute, vous ne songerez plus qu'à vous en accuser et à nous donner la réparation qu'elle comporte.

L'excommunication pontificale, toujours menaçante mais toujours différée, était un remède insuffisant. Les Vénitiens ne répondirent à cette ouverture qu'en donnant à la papauté un grief de plus.

Dans le partage des dépouilles de l'empire grec, ils s'étaient hâtés de mettre la main sur Durazzo, le grand port de l'Adriatique du Sud, une des clefs des Balkans. Un podestat vénitien s'y était installé et avait converti à son usage, comme le faisaient partout ses compatriotes, les domaines, les maisons, les revenus et le trésor de l'église métropolitaine. Il fallut cependant établir aussi à Durazzo un archevêque latin. Les membres du chapitre en nommèrent un étranger à Venise : le patriarche Morosini le confirma et lui conféra ses pouvoirs. Mais quand l'archevêque, ainsi légalement investi, se présenta pour entrer dans sa ville, il 'trouva portes closes. Le podestat lui défendit même de résider sur le territoire de sa province. Il essaye alors de pénétrer incognito dans la cité ; il est reconnu et expulsé manu militari. Il se rend à Venise, supplie le doge et le conseil de lui permettre l'accès et la libre jouissance de son archevêché. Refus formel. Les autorités vénitiennes déclarent, en outre, que personne ne doit le reconnaître comme archevêque, attendu que dans la province de Durazzo, un Vénitien seul peut être investi des bénéfices d'Église, à moins d'une décision contraire de la commune.

Innocent III, saisi de l'affaire, chargea un légat et une commission d'évêques d'agir auprès du doge et du podestat pour qu'on rendît à l'archevêché ce qui lui appartenait et à l'archevêque le droit d'administrer son église, toujours sous la menace des peines spirituelles. Il en fut réduit à prier un des ennemis de l'empire latin, le despotès grec d'Épire et d'Albanie, Michaël, de laisser le malheureux prélat en possession de ses biens et de ses revenus (1209).

On vit encore plus clairement, deux ans après, combien les Vénitiens étaient peu gênés par le respect des libertés de l'Église et des décisions de la curie.

Avant même que Morosini, agonisant à Salonique (1211), eût rendu l'âme, le chapitre de Sainte-Sophie s'était réuni partiellement et avait fait lire la constitution d'Innocent III qui lui donnait le droit de choisir, en toute liberté, le successeur du premier patriarche latin. Mais comme un certain nombre de chanoines étaient absents, il fallut attendre leur retour. Le troisième jour seulement après ln vacance du siège, un groupe important de chanoines, celui qui restait fidèle à Rome, se présenta à Sainte-Sophie pour commencer les opérations électorales. Ils ne purent entrer dans le chœur ; une foule de Vénitiens en armes occupaient les stalles et les abords du grand autel, criant que ceux qui s'opposeraient à l'élection d'un Vénitien seraient mis à mort ou mutilés. Cependant quelques chanoines originaires de Venise s'étaient enfermés pour tenir un conclave. Ils sortirent de leur salle de délibération et proclamèrent élu le doyen de Sainte-Sophie, un des leurs. Les anti-vénitiens firent immédiatement appel à Rome et protestèrent devant le clergé de Constantinople réuni. A l'unanimité, ils proposèrent une liste de trois candidats : l'évêque Sicard de Crémone, le cardinal Pierre de Saint-Marcel, et un chanoine de Paris, maître Robert de Courçon. Le pape était prié de choisir parmi eux le patriarche qu'il agréerait.

Innocent III, juriste méticuleux et soucieux des formes légales, ne voulut pas résoudre la crise par un acte d'autorité hâtif. Enquêtes répétées à Constantinople, audition des parties à Rome, la procédure devait suivre son cours. Il craignait d'ailleurs, en repoussant du premier coup le candidat vénitien, de se brouiller complètement avec la République. Et puis, pourquoi se presser de nommer un nouveau patriarche qui chercherait peut-être, comme Morosini, à prendre une attitude d'indépendance ? En 1213, le grand procès se débattait encore devant la curie. Les rapports d'Innocent avec Venise en étaient toujours au même point. Revenant une fois de plus sur le passé, il lui adressa un dernier appel.

Parce que vous avez actuellement d'autres préoccupations, votre vœu d'autrefois n'en reste pas moins valable et obligatoire. On a le droit de ne pas s'engager, mais, quand on a promis, il faut tenir. Voici que le moment de vous exécuter est proche. Nous vous prions dans le Seigneur et vous enjoignons, par ce mandat apostolique, de vous apprêter à la croisade. Autrement, si la crainte de Dieu ne vous retenait pas, si vous refusiez d'obtempérer à notre injonction, vous compromettriez gravement votre salut dans l'autre monde et votre gloire dans celui-ci.

La réponse du doge ne fut pas tout à fait celle qu'on espérait à Rome. Sans doute, les Vénitiens promirent formellement de payer de leurs biens et de leurs personnes pour la délivrance de la Terre-Sainte. Ils déclarèrent que, de toutes les cités de la Méditerranée, la leur serait celle qui ferait les plus grands sacrifices. Le doge s'engagea même à prendre la croix en personne et à marcher, en fidèle disciple, sur les traces du Rédempteur. Mais la République demanda en retour : 1° que le pape reconnût comme patriarche de Constantinople le curé de Saint-Paul de Venise ; 2° qu'on renouvelât les privilèges du patriarche de Grado ; 3° qu'on envoyât enfin le pallium à l'archevêque élu de Zara.

Je m'étonne, répliqua Innocent III dans une nouvelle lettre au doge (août 1213), qu'avec la grâce et la sagesse divine qui sont en toi et le sens avisé des conseillers qui t'entourent, tu exiges de nous la confirmation de l'élection du curé de Saint-Paul. Tu sais bien pourtant que la question du patriarcat de Constantinople se débat devant notre tribunal et qu'il nous est impossible de la résoudre avant que nos juges ne soient pleinement éclairés et sur la conduite des divers groupes, d'électeurs et, sur la valeur des élus. Quant à tes autres requêtes, notamment à l'affaire de Zara, nous sommes prêts à exaucer ton désir. Deux nonces apostoliques ont l'ordre de recevoir de toi et de ton peuple la promesse assermentée que vous vous soumettrez à nos exigences pour la réparation de l'attentat de Zara. Dès que vous aurez prêté ce serment, l'archevêque aura son pallium.

Comment se termina ce marchandage ? Tout porte à croire que le pape et les Vénitiens s'obstinèrent, celui-là ne voulant faire aucune concession tant que la question de Zara ne serait pas réglée, ceux-ci estimant que, pour un attentat aussi ancien, ils étaient couverts par la prescription. L'hostilité des deux puissances persista, et quand vint enfin l'heure de résoudre l'éternelle affaire du patriarcat de Constantinople, ce ne fut pas, nous le savons, au curé de Saint-Paul, au Vénitien, que la fonction fut dévolue.

L'élément latin du nouvel empire ne donnait décidément pas à la papauté les satisfactions matérielles et morales qu'elle eût été en droit d'attendre. De ce côté, qu'il s'agît du patriarche, des évêques ou des nobles, de l'Empereur ou des Vénitiens, les obstacles et les difficultés avaient surgi sans nombre, les concours et les dévouements semblaient trop souvent faire défaut. Que serait-ce quand Innocent III, abordant l'autre partie de sa tâche, s'attaquerait au monde des vaincus, de ces Grecs qu'il fallait faire entrer, par la persuasion ou par la force, dans l'unité du catholicisme romain ?

 

 

 



[1] Voir le chapitre IV.

[2] Milites vestri, stipendiarii Ecclesie romane.

[3] Cette lettre a été récemment découverte et publiée (1902) par le professeur Karl Hampe, de l'Université d'Heidelberg.

[4] Nihil enim possumus sine vobis.

[5] On le connait par une lettre d'Innocent III, du 31 octobre 1210, adressée à l'archevêque de Larissa.

[6] Nullam inter laicos et clericos differentiam facientes.

[7] Une tradition recueillie par l'historien André Dandolo et par la chronique russe de Novogorod vent que le doge Henri ait été victime, trente ans avant la prise de Constantinople, de son énergie et de son dévouement à Venise. Envoyé comme ambassadeur auprès de l'empereur grec, Manuel, il aurait, en tenant tête au Byzantin, excité sa colère, au point que dans le palais même, sur un ordre impérial, on lui aurait brûlé les yeux. Mais d'autres témoignages s'accordent mal avec cette tradition. Notre chroniqueur Villehardouin attribue simplement la cécité de Dandolo à une blessure à la tête. L'historien grec Nikétas n'en parle pas. Enfin si les historiens avaient lu avec une attention suffisante la chronique d'André Dandolo, ils auraient relevé deux passages qui impliquent que le héros de la quatrième croisade n'était pas complètement aveugle : visu debilis, visu aliqualiter obtenebratus. Il y voyait donc très mal, mais un peu, et ceci est nécessaire pour expliquer la part extrêmement active qu'il a prise à tontes les opérations militaires des croisés.