L'impérialisme au moyen âge. — Les trois doctrines. — L'impérialisme allemand, ses héros, ses théoriciens. — Innocent III et la question du Sacerdoce et de l'Empire. — La double élection de 1108, Otton de Brunswick et Philippe de Souabe. — Luttes des Guelfes et des Gibelins. — L'affaire de l'archevêque de Salerne. — Le manifeste de Spire et la réplique d'Innocent III. — Guerre des burgs et guerre d'argent. — La tentative d'arbitrage de l'archevêque de Mayence. — La neutralité du pape. Le moyen âge a été, par excellence, l'époque des impérialismes. Les diverses nationalités de ce temps, bien que déjà formées et vivantes, n'avaient d'elles-mêmes qu'une conscience obscure. On admettait alors qu'au-dessus des peuples et des rois devait exister une puissance générale, expression visible de l'unité du monde chrétien, rouage supérieur qui semblait indispensable à la marche de l'humanité. Une pareille idée n'était que la survivance d'un très ancien état d'esprit, l'empreinte ineffaçable marquée sur les générations successives par l'empire romain et par l'empire de Charlemagne. Ces souvenirs de grandeur ne hantaient pas seulement l'imagination des poètes : ils s'imposaient, comme un idéal obligatoire, à la pensée et à l'action des politiques. Mais si les intelligences s'entendaient pour affirmer la nécessité d'une domination universelle, elles n'étaient plus d'accord pour savoir à qui l'attribuer. Le problème avait reçu plusieurs solutions. Pour les uns, la suprême magistrature de l'Europe ne pouvait convenir qu'à l'Église, représentée par son chef, l'évêque de Rome. Investi de la direction des âmes, il devait posséder aussi la suprématie temporelle, c'est-à-dire, puisque le moyen âge avait pour base le régime féodal, la plus haute suzeraineté. Dans ce système, le successeur de saint Pierre se trouvait à la fois pape et empereur : les deux autorités se confondaient en sa personne. A cette théorie radicale se ralliaient naturellement la curie romaine, le clergé et tout ce qui se mouvait dans l'orbite de la société religieuse. Les papes la professaient quand ils parlaient, dans la chaire de l'apôtre, aux fidèles de Rome et aux amis de l'Église. Ils ne craignaient pas de dire que la tiare heur conférait, avec les clefs du ciel, la domination terrestre et ils invoquaient à leur profit, comme le fondement historique de leurs prétentions, la fameuse légende de la donation de Constantin. L'empire d'Occident, transféré au pape Sylvestre par le premier empereur chrétien, appartient de droit aux vicaires du Christ. Rome, la ville apostolique et impériale, qui règne sur les corps comme sûr les âmes, est à eux tout entière et n'est qu'à eux. C'est ce que ne pouvaient admettre les hommes à qui répugnait déjà le joug politique du prêtre, les légistes élevés dans le culte du despotisme des Césars romains, et les souverains allemands qui se disaient les héritiers de Charlemagne. A la longue, un courant d'opinion laïque s'était formé, hostile à l'idée que le gouvernement temporel du monde pût être dévolu à un chef de religion et favorable, par suite, aux prétentions des rois de Germanie. Ceux-ci, grâce à leur titre d'empereur, occupaient le sommet de la hiérarchie des fiefs ; ils regardaient les autres rois comme leurs subordonnés et croyaient avoir le droit, sinon le devoir, de disputer aux papes le centre et le siège traditionnels de l'Empire, Rome et l'Italie. On sait ce qu'amena la dispute : le duel gigantesque du Sacerdoce et de l'Empire ; plus d'un siècle de troubles profonds et de convulsions parfois sanglantes ; l'Allemagne déchirée au-dedans par les schismes que suscitaient les papes et sans cesse entraînée hors de chez elle par de ruineuses chimères ; la papauté elle-même, déviant de sa route normale et de son rôle légitime pour viser l'assujettissement des rois, atteinte jusqu'à la source de son existence matérielle et menacée dans son unité. Au XIIe siècle, la thèse laïque et césarienne sembla
triompher parce que Frédéric Barberousse et Henri VI, deux conquérants,
purent mettre leur puissance effective au niveau du titre impérial. L'orgueil
allemand, surexcité, s'étale alors, avec candeur, chez les historiens comme
chez les poètes. Notre souverain est le maître du
monde et le plus grand monarque de l'Europe, déclare le chroniqueur
Widukind. Il n'est pas jusqu'aux formules du sacre royal qui ne proclament
cette prééminence : Qu'il soit honoré, à son
couronnement, avant tous les rois ; qu'il commande aux royaumes, et que
toutes les nations l'adorent. La littérature se plaît à identifier
Barberousse avec Charlemagne : Lorsqu'il perce les
rebelles de sa lance terrible, on voit reparaître le grand Charles et son
bras vengeur.... Salut au prince de la terre,
au César Frédéric ! Quand ses trompettes sonnent, les murs ennemis
s'écroulent. Aucun homme intelligent ne peut douter que la volonté divine
n'ait fait de lui le souverain des autres rois : il règne sur le peuple de
Dieu.... Le monde entier est de nouveau
gouverné par Auguste : voilà l'empire romain revenu à son état primitif. Glorifié et presque divinisé de son vivant, comment Barberousse ne serait-il pas convaincu de sa suprématie ? Les clercs de sa chancellerie la prônent dans toutes leurs écritures. Lui-même gourmande, comme des subalternes, les chefs des autres États de l'Europe. Un jour le roi de Danemark s'était mis en retard pour se rendre à sa convocation. C'est une insulte à notre dignité, s'écrie l'empereur. De qui tient-il donc son royaume ? Il n'est que le bénéficier de l'empire romain et nous doit le service des vassaux. Dans le congrès où l'Allemagne prétendit imposer à l'Europe chrétienne le pape qu'elle avait désigné lors du schisme de 1160, les autres souverains sont traités par elle avec une dédaigneuse hauteur. Nous avons invité, dit Frédéric, les rois des provinces à en finir avec le schisme. Mais qu'ils ne s'imaginent pas pouvoir nommer un autre pape que celui dont l'autorité impériale a déjà fait choix. Leurs suffrages ne comptent pas dans une affaire qui regarde exclusivement l'Allemagne. Le chancelier de l'Empire, Rainald de Dassel, atteste à son tour que les gouvernements provinciaux n'ont pas plus le droit de se mêler de l'élection de l'évêque de Rome, prélat de l'Empire, que l'Empereur ne serait autorisé à intervenir dans la nomination des évêques de leurs propres royaumes. Et pour mieux affirmer devant l'univers que Rome n'appartient pas à la catholicité, mais à l'Allemagne, il répète sa phrase en trois langues, en allemand, en latin et en français. Au moment où Barberousse franchit les Alpes pour prendre possession de l'Italie, l'historien Otton de Freising, un membre de la famille impériale, lui attribue cette déclaration : Comment ne pas revendiquer, même au péril de ma vie, ce pays qui est mon bien, ma patrie, et surtout Rome, la capitale de mon empire ? J'ai résolu de rendre à cet empire, autant qu'il sera en moi — et pour cela je ne reculerai non plus devant aucun obstacle —, ses limites d'autrefois. Le sceau de Frédéric par la grâce de Dieu empereur des Romains, nous offre le symbole concret des ambitions impérialistes. Rome y est figurée sous la forme de quelques hautes tours et d'un palais à trois étages, et, comme le veut l'alexandrin en exergue, celui qui la possède, gouverne le monde : Roma, caput mundi, regit orbis frena rotundi. Ces revendications arrogantes et ces projets, peu dissimulés, de domination universelle furent acceptés en principe (tant les mots d'empire et d'empereur avaient de prestige !) dans les autres États chrétiens. Même le puissant despote, Henri II, roi de l'Angleterre et d'une moitié de la France, se crut obligé de conclure avec Barberousse, en 1157, un traité où l'Anglais disait à l'Allemand : Nous soumettons à votre autorité notre royaume et tout de qui est en notre possession, de façon que tout y soit réglé selon votre désir et qu'en tout la volonté impériale soit accomplie. Qu'il y ait entre nos peuples et nous-mêmes accord perpétuel de paix et sécurité des échanges, de telle façon pourtant que le droit de commander vous 'appartienne, à vous dont la dignité est prééminente. Impossible d'exprimer avec plus de force et de clarté la subordination d'un État. Admettons que le Plantagenêt ne fût disposé qu'en théorie à s'abaisser devant le Hohenstaufen et qu'il n'aurait jamais subi l'intervention effective de l'Allemagne dans ses propres affaires. Mais de pareilles concessions de forme portaient jusqu'à l'exaltation des prétentions déjà dangereuses. En France, l'évêque Jean de Salisbury, historien et philosophe, finit par se poser cette question : Qui donc a permis aux Allemands de s'ériger en arbitres du monde ? Il s'indigne de voir les étudiants allemands de l'Université de Paris se moquer outrageusement du dévot Louis VII et de son humeur pacifique. Et ce roi si débonnaire en arriva lui-même à s'impatienter d'entendre le chancelier de Barberousse le traiter publiquement de roitelet[1], ce que Salisbury appelle une impudente bouffonnerie. Qu'importait cette note discordante dans le concert d'adulations qui, de tous les points de l'Allemagne et de beaucoup d'autres régions, saluait l'empire romain germanique et ses représentants ? On avait fait l'apothéose de Frédéric Barberousse. L'enthousiasme ne connut plus de bornes quand son fils et successeur, Henri VI, réalisant le rêve paternel, eut annexé l'Italie à l'Allemagne, emprisonné un roi d'Angleterre, obligé Richard Cœur de Lion, pour avoir sa liberté, à se déclarer le vassal le l'Empire, et préparé la conquête de Constantinople. Non seulement cet ambitieux travaillait à étendre l'Allemagne jusqu'aux limites de la domination des Césars de Rome, mais il eut l'intelligence de comprendre que la solidité de son pouvoir était incompatible avec son caractère électif. Et il prit des mesures pour obliger les Allemands à transformer leur droit public, à reconnaître la dignité impériale comme le bief propre de sa dynastie, à supprimer le droit électoral des princes et des hauts prélats. L'Empire changé en monarchie unitaire, héréditaire, absolue, et dominant toute l'Europe, cette conception allait devenir une réalité, quand la mort arrêta brusquement Henri VI, à trente-deux ans. On comprend l'effet extraordinaire que produisit, chez ses compatriotes, un règne si court mais si rempli. L'évêque Conrad de Querfurt parlant, en 1195, à l'un de ses amis d'Hildesheim de son voyage d'Italie et des merveilles qu'il y rencontrait, se déclare surtout heureux et fier de pouvoir les admirer sans sortir du territoire de l'Empire. Et à qui doit-on ce bonheur ? A Dieu qui a permis, dit-il, que la domination du sérénissime et très glorieux Henri, empereur des Romains et roi de Sicile, toujours auguste, s'étendit, par la force du glaive, jusqu'aux confins de l'univers. A l'époque même d'Innocent III, l'impérialisme germanique,
avec les haines et les enthousiasmes qu'il inspire, s'est personnifié dans un
poète que l'Allemagne commente aujourd'hui encore passionnément. Walther de
la Vogelweide n'aime et ne comprend que son pays ; il en fait le plus
magnifique éloge. Il a beaucoup voyagé, mais pour rien au monde il ne voudrait prendre plaisir aux mœurs étrangères.
C'est lui qui a dit des femmes allemandes : De
l'Elbe jusqu'au Rhin et du Rhin jusqu'en Hongrie, habitent les meilleures que
j'aie connues sur la terre. Lui aussi est convaincu que l'empereur
allemand doit dominer tous les rois. Il dira à Otton IV, revenant d'Italie avec
le titre impérial : L'éclat de votre couronne
surpasse la splendeur de toutes les autres. A vous la puissance et la
richesse, le droit de punir et de récompenser ! Les autres princes vous sont
soumis. Ce laïque est un partisan intraitable de la séparation du
spirituel et du temporel : Jésus-Christ lui-même
démasqua le piège de ceux qui le tentaient, en les engageant à laisser à
l'Empereur les attributions royales et à Dieu ce qui est à Dieu. Et il
ne connaît dans l'univers que deux puissances : Dieu, qui règne sur le ciel,
et le César d'Aix-la-Chapelle, qui gouverne la terre. C'est l'Empereur qui représente
la divinité ici-bas et exécute ses jugements : c'est à lui que Walther
s'adresse pour le supplier de prendre l'initiative de la croisade : Seigneur empereur, je suis un ambassadeur, et vous apporte
un message de Dieu. Vous possédez la terre, lui est le maître des cieux. Vous
êtes son vicaire. Dieu se plaint à vous de ce que, dans le pays de son fils,
les infidèles vous bravent tous deux honteusement. Ainsi le poète transfère à l'Empereur le pouvoir général de la papauté et jusqu'à son vicariat divin ! Il faut bien cependant qu'il reconnaisse comme une réalité contraire à ses principes et à ses vœux, la puissance temporelle du clergé, l'autorité politique de Home et son' intervention dans les affaires allemandes. Mais il déplore ce fait avec indignation, avec colère ; une pluie d'ardentes épigrammes tombe de sa plume sûr les prêtres, leurs richesses, leur cupidité, leurs mauvaises mœurs. La fatale donation de Constantin est pour lui un des malheurs de l'humanité. Il s'en prend, dans une philippique de la dernière violence, à la personne même d'Innocent III. Ah ! le trône de Rome est maintenant bien occupé, aussi bien qu'à l'époque où il l'était par Gerbert, un charlatan ! Celui-ci n'a perdu que son âme : mais celui-là veut perdre avec lui la chrétienté entière. Toutes les langues maintenant poussent au ciel des cris de désolation, et demandent au Seigneur jusqu'à quand durera, son sommeil. Cet homme déjoue les plans de Dieu et fausse ses paroles. Ce trésorier de Dieu a-dérobé le trésor céleste. Ce conciliateur vole par-ci et assassine par-là. Le berger qu'a choisi le maître du ciel est devenu un loup pour ses brebis. L'Allemand déteste ce pape jeune et entreprenant, cause de trouble et de dissolution morale pour son pays. La passion anticléricale qui l'anime n'est qu'une forme de son patriotisme intransigeant. L'humanité ne vit pas de guerre. Des ruines sanglantes accumulées par le choc du pape et de l'empereur sortit bientôt un immense désir de conciliation et d'apaisement. Entre les deux impérialismes ennemis, une troisième solution intervint, destinée à mettre d'accord les intérêts et même les principes. On imagina d'associer les pouvoirs rivaux par une sorte de partage à l'amiable. Dans ce compromis, les concurrents, au lieu de se battre à outrance et de mettre l'Europe en feu, devaient jouer, par leur alliance, un rôle nécessaire à l'équilibre du monde. Le pape fait l'empereur puisque, en le couronnant à Rome, il l'investit de l'autorité impériale ; mais l'empereur, en retour, garantit au pape, par sa protection et l'appui de ses soldats, la sécurité de l'Église romaine et le libre exercice de son droit sur une partie de l'Italie. En outre, le César laïque est le bras séculier qui exécute les arrêts de la puissance religieuse et la défend contre tout ce qui la menace, notamment contre l'hérésie. Ainsi le pape et l'empereur se complètent l'un l'autre ; et pour que l'union dure et produise ses fruits, il suffit que chacun reste dans son domaine et n'empiète pas sur le voisin. Cette théorie transactionnelle eut ses partisans même en Allemagne, où un autre contemporain d'Innocent III, le clerc Gervais de Tilbury, maréchal du royaume d'Arles, l'exposa dans un livre singulier[2]. Ce haut fonctionnaire, très éloigné du radicalisme de Walther de la Vogelweide, consent à mettre le Sacerdoce sur le même plan que l'Empire. Tous deux régissent le monde : le prêtre prie, le roi commande. Le prêtre lie et délie les âmes : le roi (on notera cette définition de l'autorité laïque) tourmente et tue les corps. Tous deux sont les exécuteurs de la loi divine, chargés de faire justice aux hommes, de dompter les méchants et de récompenser les bons. Les deux puissances sont égales (et Gervais insiste fortement sur cette égalité) parce que l'une et l'autre dérivent immédiatement de Dieu ; il ne doit donc surgir entre elles aucun débat sur la dignité et la prééminence. Il faut que l'Empire sache bien qu'il est adjoint au Sacerdoce pour l'aider et coopérer à son œuvre, non pour le dominer[3]. Il est certain aussi que l'empereur reçoit l'onction de la main du pape. La basilique de Saint-Pierre de Rome jouit à cet égard d'un privilège spécial. C'est là que le pape est investi du pouvoir des clefs, conféré à l'Apôtre, et de la couronne impériale, donnée par Constantin. Mais c'est là aussi que l'empereur prend sa couronne et son titre, d'où il tient la puissance terrestre. L'élection de l'empereur appartient aux princes allemands : mais au pape revient le droit de confirmer et de consacrer l'élu. Ainsi est établie la balance entre les deux grandes forces chrétiennes. Il est vrai qu'en d'autres passages de son livre, Gervais, qui est du clergé avant d'être à l'Allemagne, dérange quelque peu l'équilibre au profit du chef de l'Église. Il demande que l'empereur fasse des concessions au pape, puisque le pape, détenteur des insignes impériaux, a seul le droit de conférer l'Empire. Et l'esprit de corps le conduit même à déclarer que l'empire n'appartient pas à celui que désigne l'Allemagne, mais à celui à qui le pape a décidé de le donner, assertion grave et qui rouvrait la porte à tous les conflits. Sans renoncer au principe absolu et exclusif qui leur attribuait l'Empire, les papes ont prêché, eux aussi, et même pratiqué par intermittence la doctrine de la conciliation. En face de cette réalité, la puissance allemande, ils furent bien obligés de proclamer leur' amour de Li concorde et de faire savoir à tous que, loin de vouloir abaisser et dominer l'empereur, ils avaient intérêt à le rendre plus fort pour jouir d'une protection plus efficace. Il fallait bien vivre avec l'adversaire, quand on ne le combattait pas ! A la vérité, les deux puissances n'ont adopté le régime du compromis que lorsqu'elles ne pouvaient faire autrement. Aucune d'elles ne renonça jamais de son plein gré et complètement à ses prétentions qu'elle appelait ses droits. Ni le pape ne voulait abandonner ses visées temporelles sur l'Italie et sur l'Europe, ni l'empereur se résigner à n'être que la créature et l'agent de celui qui l'avait couronné. De temps à autre, l'accord s'établissait pour rendre le couronnement possible, mais, aussitôt le fait accompli, l'opposition des idées et des intérêts produisait ses effets habituels, et les deux concurrents revendiquaient plus âprement que jamais Rome, l'Italie et le gouvernement du monde. Sur ce terrain, Innocent III n'a pas pensé ni agi autrement que ses prédécesseurs. Comme eux il a eu deux doctrines : l'une intransigeante, pour l'édification de l'Église et de ses amis, celle qui supprime l'empereur et confère à la papauté le double pouvoir[4] ; l'autre, opportuniste et accommodée aux réalités, celle où il reconnaît l'autorité impériale et lui fait une place à côté de la sienne. On pense bien que cet homme d'État, avec la modération et le sens pratique qui étaient sa marque, ne parlait pas dans sa correspondance diplomatique avec l'Allemagne, comme dans les sermons prononcés du haut de la chaire du Latran. Nul n'a développé avec plus de vigueur et d'abondance la théorie de la conciliation. L'Empire et le Sacerdoce ! mais le Christ lui-même a prouvé qu'ils doivent être unis. Ce sont les deux chérubins qui se regardent, placés de chaque côté de l'autel, les deux colonnes qui soutiennent le temple, les deux grands luminaires qui brillent au firmament, les deux glaives dont parle l'Apôtre. Seule, la concorde du pape et de l'empereur peut assurer le respect de la foi, la disparition de l'hérésie, le règne de la justice, la tranquillité et la gloire du peuple chrétien. Ailleurs il flétrit ces hommes pestilentiels qui veulent mettre aux prises les deux puissances et répandent le bruit mensonger que l'Église romaine cherche à affaiblir l'Empire, alors que tous ses efforts visent à le maintenir intact. Je sais bien que certains empereurs ont violemment persécuté l'Église, mais d'autres l'ont de toutes façons honorée et servie. Nous tenons à conserver le pouvoir impérial dans sa plénitude, et plût au ciel que celui de l'Église ait été aussi respecté ! Si nous voulons défendre notre bien et recouvrer ce qui est à nous, nous avons la ferme intention de ne pas envahir le droit d'autrui, et de ne rien faire qui puisse en troubler l'exercice. Tout en reconnaissant que l'entente des deux puissances est nécessaire au bonheur du monde, Innocent proclame bien haut, et sans réserve, la supériorité du sacerdoce. Il est au-dessus de l'Empire par la dignité et l'ancienneté, car c'est Dieu qui l'a institué, tandis que l'Empire a pour origine une usurpation humaine qui s'est produite plus tardivement. Théorie chère à tous les clercs du moyen âge, convaincus de l'indignité des laïques ! Le pape n'en revendique qu'avec plus de force le droit d'intervenir dans la création de l'empereur allemand. Ce droit nous appartient, en principe, parce que c'est la papauté qui, au temps de Charlemagne, a enlevé l'empire aux Grecs pour le donner à la Germanie et l'a transféré ainsi d'Orient en Occident. Il nous appartient aussi en fait et finalement, parce que, si le roi de l'Allemagne est élu chez lui et par son peuple, il ne peut recevoir la couronne et le titre d'empereur qu'à Rome et de notre main. C'est dans ces termes que se posait, devant la conscience d'Innocent III, le redoutable problème, souci quotidien de sa politique. L'Allemagne était toujours la terre hostile, la pierre d'achoppement, l'écueil funeste à la barque de saint Pierre. Rome y trouvait un clergé plus puissant et moins docile qu'ailleurs, une bourgeoisie riche et peu maniable, une féodalité ombrageuse et une royauté jalouse au plus haut degré de son indépendance. S'il n'avait tenu qu'à lui, Innocent aurait préféré tourner sans cesse l'obstacle par la diplomatie, et ne résoudre les difficultés que dans la paix. Mais le hasard des événements le favorisa. Il eut la chance d'avoir en face de lui, dès le début et pendant dix ans, une Allemagne affaiblie et divisée qui lui laissa les mains libres pour agir en Italie. Le temps de son pontificat fut celui d'une accalmie relative dans l'ardente mêlée où luttèrent, à travers tout le moyen âge, le pape et l'empereur. La guerre ne s'imposa pour lui qu'assez tard, et la victoire finale lui resta. Le 28 septembre 1197, la mort, qui enlevait Henri VI en pleine vigueur et en pleine gloire, arrêtait du même coup le développement de cette monarchie des Hohenstaufen, si menaçante, depuis un demi-siècle, pour l'indépendance de l'Église romaine et du monde. Il semble que l'Allemagne ait eu clairement conscience de ce qu'elle perdait : ses chroniqueurs se répandent en lamentations et en prévisions désespérées. Cette mort, dit Otton de Saint-Blaise, aura, pour toutes les nations de la Germanie, des conséquences éternellement déplorables. — L'univers en fut bouleversé, dit l'annaliste de Marbach, parce qu'alors s'ouvrit une période de guerres et de calamités sans fin. — Avec l'empereur Henri disparurent la justice et la paix de l'Empire, s'écrie Gerlach, l'abbé de Mülhausen. Et la muse de Walther de la Vogelweide exprime avec mélancolie l'amertume du deuil national. J'étais assis sur un rocher, un de mes genoux sur l'autre ; j'y appuyai le coude et j'appliquai contre ma main mon menton et l'une de mes joues. Alors je me demandai avec anxiété quelle est la fin de notre vie sur la terre. Et il m'était impossible d'accorder trois objets, de sorte qu'aucun des trois ne fit tort aux autres. L'honneur et la richesse, ces deux choses ont déjà de la peine à se concilier ; la troisième est la grâce de Dieu, bien préférable aux deux premières. J'aurais bien voulu mettre ces trois trésors dans mon coffret. Malheureusement il n'arrive guère que la vertu, les biens terrestres et la grâce divine entrent ensemble dans un cœur. Les sentiers et les routes sont interceptés, l'infidélité dresse ses embûches, la violence sévit partout. La paix et la justice sont bien malades, et si l'on ne parvient à les rétablir, comment jouir sans danger de la richesse, de l'honneur et de la grâce de Dieu ? La disparition d'Henri VI fut, en effet, le signal de l'anarchie profonde au dedans et dé la révolte générale au dehors. Pendant que la papauté s'affranchit et entame la conquête du sol italien, que les villes d'Italie se soulèvent et rejettent les officiers de l'Empire, les nobles allemands se ruent comme à la curée sur les domaines impériaux, laissés sans défenseurs. Ce sont tous des brigands, gémit le moine d'Ursberg, témoin de l'explosion de ces convoitises. Mais nul n'a mieux peint la tourmente que celui qui faillit en être la première victime, le jeune frère d'Henri VI, Philippe de Souabe. Quand arriva la triste nouvelle, il eut de la peine à
s'échapper de son duché toscan : le bruit courait déjà, au nord des Alpes,
que les Italiens l'avaient pris et écorché vif. Il parvint cependant à
regagner son pays, mais l'impression de terreur qu'il ressentit dans sa fuite
semble durer encore huit ans après, lorsqu'il écrivit, en 1206, à Innocent
III : Votre prudence n'ignore point à quel point
l'empire fut troublé après la mort de notre cher seigneur et frère, Henri,
auguste empereur des Romains, de quels bouleversements extraordinaires il a
été le théâtre et quels déchirements il a subis. Pas un coin, sur toutes ses
frontières, qui fût resté à l'abri de la tempête. Chacun se mit à vivre au
mépris de la justice et de la loi, livré sans frein à tous ses caprices. Vous
savez aussi qu'au début de cette période funeste, j'étais en Toscane, d'où je
n'ai pu passer en Allemagne qu'au péril de ma vie, à travers mille obstacles,
et pour trouver l'Empire complètement désorganisé. Le premier besoin des Allemands était de mettre fin au désordre en remplaçant d'urgence l'empereur disparu. Mais il ne laissait qu'un fils, Frédéric, enfant de trois ans, qui vivait en Sicile sous la tutelle de sa mère et du pape, et les circonstances exigeaient, pour l'Empire, la main énergique d'un homme fait. On savait d'ailleurs qu'Innocent III ne reconnaîtrait jamais un prince qui régnerait à la fois sur l'Allemagne et sur Naples, d'autant que celui-ci sortait de la race détestée des Staufen. Enfin les hauts prélats et les grands barons ne pouvaient, en acceptant Frédéric, consacrer la politique révolutionnaire d'Henri VI et ses prétentions à l'hérédité. Il avait fallu s'incliner devant sa volonté d'autocrate, quand il força les grands de sa cour à reconnaître son fils comme roi. A présent la majorité de la noblesse allemande paraissait bien résolue à maintenir l'ancienne constitution du pays et à reprendre son droit d'élection. Droit lucratif autant qu'honorifique : beaucoup de princes d'Empire avaient l'intention d'exploiter les candidats et de mettre à haut prix leurs suffrages. Mais où prendre un roi, puisqu'on repoussait l'hérédité directe et que l'enfant de César se trouvait écarté a priori ? Il était difficile de ne pas le demander à l'une des deux factions qui divisaient l'Allemagne, aux Guelfes du Brunswick ou aux Gibelins de la Souabe. Nul doute qu'un Saxon et un Hohenstaufen auraient chacun ses partisans, mais on pouvait craindre, vu l'antagonisme irréductible des deux familles, que la lutte ne s'éternisât. Aussi, dans les milieux princiers où se traitait l'élection, pendant l'affolement qui suivit la mort d'Henri VI, d'étranges propositions se firent jour. Pour préserver l'Allemagne de la guerre civile imminente, quelques-uns crurent bien faire en appelant à l'Empire un souverain du dehors, le Français Philippe Auguste, ou l'Anglais Richard Cœur de Lion. Après avoir constaté que ces choix exotiques n'auraient, auprès du peuple allemand, aucune chance de succès, on se rejeta sur la haute noblesse du pays. Bernard, duc de Saxe, et Bertold V, duc de Zahringen, hommes très riches, se prirent quelque temps au sérieux. Le dernier, à qui l'on demanda au préalable 1.700 marcs rien que pour lui concilier les archevêques de Cologne et de Trèves, commença par déclarer dignement qu'il n'achèterait pas la couronne. Puis il se ravisa, sonda le terrain ; enfin, quand il vit, après avoir distribué 6.000 marcs, que son affaire n'avançait pas et que le puissant Hohenstaufen, Philippe de Souabe, l'entravait, il préféra se retirer. Bernard de Saxe, très alléché lui aussi, accourut du fond de la Westphalie jusqu'à Andernach : mais ce prétendant était d'une obésité lamentable ; il eut peur des tracas, de la fatigue, et surtout de l'énorme dépense. A son tour, il se déroba avec habileté. Les comparses reculant devant la carte à payer, il fallut s'adresser aux premiers rôles, aux représentants directs des deux grandes dynasties. Le parti gibelin et la majorité des électeurs et des princes choisirent le frère d'Henri VI, Philippe de Souabe. L'archevêque de Cologne, Adolphe d'Altena, et quelques princes guelfes du Rhin inférieur portèrent leurs suffrages sur Otton de Brunswick, fils de cet Henri le Lion qui avait si vaillamment lutté contre Frédéric Barberousse. Philippe avait pour lui le prestige des deux derniers Césars, les grandes propriétés de sa maison, les trésors d'Henri VI, l'alliance de Philippe Auguste. Otton s'appuyait sur son oncle, Richard Cœur de Lion, dont la bourse défraya largement les électeurs guelfes. Il avait personnellement peu de terres et encore moins d'argent, mais ses partisans comptaient sur la papauté, l'irréconciliable ennemie des Hohenstaufen. Le Gibelin fut élu le premier, le 8 mai 1198, et couronné à Mayence le S septembre. Le Guelfe, élu le 9 juin, fut intronisé, le 12 juillet, à Aix-la-Chapelle. L'élection de Philippe semblait plus valable parce qu'il détenait les insignes de la royauté et ralliait autour de lui le plus grand nombre des nobles et presque tous les fonctionnaires de l'Empire, mais elle était moins légale dans la forme, car il fut sacré par un prélat du royaume d'Arles, l'archevêque de Tarentaise, non par un archevêque allemand. Son concurrent, au contraire, reçut la dignité royale à l'endroit traditionnel, à Aix-la-Chapelle, capitale morale de l'Empire, et prit la couronne des mains de l'archevêque de Cologne, que l'usage investissait du droit de la donner. Les deux personnages qui allaient occuper, pendant les premières années du XIIIe siècle, la scène historique, étaient à peu près du même âge, très jeunes l'un et l'autre : Otton vingt-trois ans, et Philippe, vingt-deux. Mais, d'ailleurs, ils ne se ressemblaient pas : Otton, grand, robuste, vrai chevalier, et d'une bravoure même excessive, puisque Innocent III lui reprocha un jour de faire trop bon marché de sa vie dans les batailles ; Philippe, petit et fluet, avec une physionomie douce, affable et, au moral comme au physique, l'allure d'un clerc plutôt que d'un baron. Il avait, en effet, commencé par être homme d'Église : prévôt d'Aix-la-Chapelle, il faillit devenir évêque de Würzburg. A dix-sept ans il abandonna le cléricat pour suivre l'armée d'Henri VI en Italie et en Sicile, mais il conserva toujours dans l'humeur, les manières, le plaisir qu'il prenait à chanter avec les prêtres et les enfants de chœur, l'empreinte de son premier état. Auprès des chroniqueurs du temps, tous clercs ou moines, Otton eut le tort irrémissible d'être l'adversaire de Rome et le vaincu de Bouvines. Les partisans de son rival le dépeignent comme un soudard sans cervelle, bouffi d'orgueil, et incapable de tenir la parole donnée. Plus tard, au moment de sa lutte contre Innocent III, les gens d'Église repousseront ce maudit, cet antéchrist, monstre d'impiété et d'ingratitude. Philippe, dont la personne était certainement plus sympathique, a reçu de l'histoire, et dès le début, un meilleur accueil. L'opinion impérialiste l'associait à la gloire de son père et de son frère, et il eut cette chance que Walther de la Vogelweide, ami passionné, lui fit une auréole. Quand le Souabe est couronné à Mayence, le poète national entonne un chant de triomphe : La couronne est plus vieille que le roi Philippe, mais voyez tous si cela a pu arriver sans miracle, tant l'ouvrier l'a faite juste à sa tête ! et cette tête impériale la porte si bien qu'aucun honnête homme ne saurait plus les séparer. Et il s'extasie sur le diamant, le célèbre Solitaire qui orne le diadème royal. L'un rehausse l'éclat de l'autre, la pierre divine et le doux jeune homme. C'est que Walther a trouvé en Philippe le prince généreux qui lui ouvre largement sa maison et sa bourse : il est devenu le ménestrel attitré de la cour de Souabe. Le beau roi Philippe, comme il l'appelle dans la pièce où il esquisse en vives couleurs les fêtes de Magdeburg (décembre 1199), s'avance majestueux, à pas lents, portant le sceptre et la couronne de l'Empire. Derrière lui vient, effleurant le sol, une auguste reine, rose sans épines, colombe sans fiel. C'était la jeune femme du nouveau roi, la Byzantine Irène, que Walther compare simplement à la Vierge Marie. Ce n'était pas tout que d'être célébré par les poètes et entouré d'une foule d'évêques et de barons qu'on gardait en tenant table ouverte et en jetant l'or à pleines mains. Pour être vraiment roi d'Allemagne et surtout pour devenir empereur, il fallait l'agrément du pape. Le monde entier avait les yeux fixés sur le Latran. Que pensait Innocent III de la double élection et pour lequel des deux rivaux allait-il opter C'est en août 1198 que le pape fut averti officiellement par le parti guelfe de ce qu'on avait fait pour Otton. Il reçut d'abord une lettre collective, rédigée au nom des princes et barons allemands, clercs et laïques, mais revêtue seulement de quelques signatures : l'archevêque de Cologne, les évêques de Paderborn et de Minden, les abbés d'Inden, de Verden et de Corvei, le duc Henri Ier de Brabant, et le comte de Kuik, Henri. L'Allemagne qui acclamait Otton était vraiment bien réduite ! A la vérité, chacun des partisans influents du Guelfe, étrangers ou nationaux, envoya à Rome une recommandation spéciale. Richard Cœur de Lion écrit même deux fois. Il demande d'abord pour son neveu — qu'il déclare aussi dévoué que lui aux intérêts de l'Église —, la couronne impériale, et assure le pape, sur sa garantie personnelle, que le nouveau roi restituera ce que les autres empereurs ont enlevé à saint Pierre et prendra conseil de sa sagesse pour remédier aux abus du pouvoir civil. Puis, revenant à la charge, il sollicite nettement de la curie la confirmation de la royauté d'Otton, l'approbation de son élection et de son couronnement. L'archevêque de Cologne réclame, lui aussi, pour son protégé, la ratification pontificale de l'élection et du sacre (sans compter l'empire), et il promet, au nom du roi, que la papauté rentrera en possession de tout son patrimoine italien. Le comte de Flandre, Baudouin, le comte de Metz, Albert, le podestat de Milan, Jean Rusca, supplient également Innocent III de sanctionner l'élection faite et d'appeler l'élu au delà des Alpes pour lui conférer la suprême dignité. Mais la lettre qu'on attendait à Rome avec le plus d'impatience était celle d'Otton IV lui-même. Il fallait savoir, avant tout, comment le principal intéressé présenterait les faits, ce qu'il demanderait à la papauté et ce qu'il lui donnerait. Otton, roi des Romains et toujours Auguste, commence par rappeler implicitement que l'Église est l'obligée de la maison de Saxe, puisque Henri le Lion, l'adversaire acharné des Staufen, a souffert, pour la cause des papes, la confiscation et l'exil. On a récompensé ce dévouement du père en donnant la couronne au fils. Il a été en effet intronisé sur le siège de Charlemagne par l'archevêque de Cologne, avec la solennité traditionnelle et dans les formes légales. Au cours de la cérémonie, il a juré de maintenir intacts les droits de l'Église romaine et des autres églises de l'Empire, et il a renoncé définitivement au droit de dépouilles, cette coutume détestable dont les clercs étaient victimes. Mais il faut qu'en retour Innocent III consacre sa royauté par le don de l'Empire, qu'il excommunie les électeurs de Philippe, délie se partisans de leur serment de fidélité et publie par toute l'Allemagne la sentence d'anathème dont le pape Célestin III avait frappé le frère d'Henri VI. Au total, le nouveau roi exigeait beaucoup, et quelles concessions faisait-il ? Abdiquer le droit de dépouilles, usage odieux et suranné contre lequel, au déclin du XIIe siècle, l'opinion s'était prononcée dans toute l'Europe, le sacrifice était mince. Promettre vaguement le maintien des droits de Rome et des églises d'Allemagne, c'était se borner à reproduire la formule par laquelle tous les rois chrétiens juraient, le jour de leur élévation, de défendre les personnes et les biens du clergé. Sur la question brûlante du domaine de Saint-Pierre en Italie, la lettre royale se tenait dans une imprécision voulue. Si le roi d'Angleterre et les partisans d'Otton sollicitaient d'Innocent III la confirmation de l'élection de Cologne, Otton lui-Infime ne la demandait pas. Il ne soumet d'aucune façon il la souveraineté pontificale cette couronne que l'Allemagne vient de lui conférer : il veut simplement compléter le titre royal qu'il tient de ses électeurs par la dignité impériale dont le pape seul peut l'investir. Pour ne négliger aucune précaution, le Guelfe, dans la formule d'adresse de sa lettre, n'appelle pas Innocent III son seigneur tout court, mais son seigneur dans l'ordre spirituel[5], ce qui écartait toute idée de subordination politique. Bref, l'acte officiel par lequel Otton IV de Brunswick faisait part de son avènement au chef de la chrétienté ne contenait pas un mot qui fût contraire au droit impérial et dangereux pour l'indépendance de l'élu. La papauté s'attendait à mieux et réclamait tout autre chose la reconnaissance formelle et précise de ses conquêtes et de ses prétentions sur l'Italie. La situation d'Otton était difficile. Couronné par une minorité, il lui fallait, pour gagner l'Allemagne entière, ménager avec soin les susceptibilités nationales : mais d'autre part il ne pouvait, sans l'appui de l'Église romaine, venir à bout de son concurrent. Il crut donner satisfaction au pape en faisant rédiger par sa chancellerie une promesse catégorique et détaillée sur la question italienne. Mais l'acte était informe, dépourvu de date et de signature ; aucune souscription d'évêque ou de prince ; rien qui donnât à cet engagement personnel l'apparence d'une sanction publique. Quelle garantie ce parchemin sans valeur offrait-il à Innocent III[6] ? Le pape n'était sans doute pas pressé de jeter dans la balance le poids décisif du suffrage pontifical, car il ne répondit aux ouvertures du parti guelfe qu'au bout d'un an, le 2 mai 1199. Et cette réponse, très courte, est adressée, non à Otton, mais à l'archevêque de Cologne et aux princes laïques et ecclésiastiques de son groupe. Il est clair qu'Innocent III se réserve et ne veut prendre aucun engagement. Nos efforts, dit-il en terminant, tendront, autant que nous le pourrons, avec la grâce de Dieu, à assurer l'honneur et le profit d'Otton. Nous le ferons volontiers et aussi efficacement que possible. Et nous espérons que lui-même, comme un prince catholique qu'il est, non seulement persistera dans la dévotion que ses ancêtres ont toujours témoignée à l'Église romaine, mais qu'il aura soin de l'honorez et de la servir encore mieux qu'ils ne l'ont fait. C'est là tout ce qu'accordait aux Guelfes le chef de l'Église, sollicité de prendre parti ! Sur la ratification de l'élection de Cologne, l'octroi de la couronne impériale, l'excommunication de Philippe de Souabe et des Gibelins, l'ordre intimé à l'Allemagne de se rallier autour d'Otton, silence absolu. A l'adresse du nouveau roi, une vague promesse de patronage, simple formule de sympathie, qui aurait pu s'appliquer, dans n'importe quelle circonstance, à n'importe quel prince chrétien. Innocent III resta trois ans avant de reconnaître officiellement la royauté d'Otton. Pourquoi cette attente prolongée ? Il a essayé lui-même de se justifier en affirmant qu'il ne voulut pas d'abord exercer sur l'Allemagne une pression qui aurait porté atteinte à son indépendance. Il aimait mieux qu'elle mît fin elle-même à ses discordes, et préférait n'intervenir souverainement que lorsqu'on aurait perdu tout espoir de voir ses nationaux s'entendre pour une désignation unique. La raison est plausible, mais les ennemis de la papauté purent faire d'autres hypothèses. Il leur fut permis de croire qu'Innocent III renonça le plus tard possible à l'immense avantage que lui procurait l'affaiblissement de l'Allemagne en proie à la guerre civile. Peut-être encore eurent-ils le droit de s'imaginer que si le pape refusa de divulguer ses préférences, c'est que l'issue de la lutte resta longtemps douteuse, et que Rome avait ses motifs pour attendre que la fortune des armes se prononçât clairement. Mais comment l'histoire prétendrait-elle sonder les cœurs et pénétrer les intentions ? Avant tout son rôle est d'enregistrer les faits et de laisser parler les documents. Quand Innocent III, dans une lettre à l'archevêque de Mayence, déclarait rester neutre entre les deux rois, il se faisait illusion ou ne disait pas le fond de sa pensée. Ses sympathies secrètes devaient aller au Guelfe plutôt qu'au Gibelin, et il semblait difficile qu'il pût garder, en pareil cas, l'impartialité absolue. Aux yeux des clercs de Rome, Philippe de Souabe personnifiait la race odieuse des Hohenstaufen, une série d'entreprises impies, tout un héritage de principes et de passions hostiles à la papauté. Lui-même avait aidé Henri VI à dérober le patrimoine de saint Pierre, à faire reculer le pouvoir temporel. Anathématisé par Célestin III, il l'était encore au moment on Innocent fut élu. L'Église pouvait-elle le reconnaître comme le souverain légal de l'Allemagne ? A peine si les consciences chrétiennes admettaient que le pape entrât en contact avec la personne et l'entourage de cet excommunié. Mais la politique a ses nécessités supérieures qui déconcertent les prévisions et rendent vrai l'invraisemblable. Le fait est qu'Innocent III n'a jamais cessé d'entretenir dés relations diplomatiques avec la dynastie souabe. Même avant que la double élection n'eût lieu, il traitait déjà avec l'ennemi. Au cours de sa lutte contre les Italiens, le terrible Henri VI avait mutilé, emprisonné et finalement déporté dans les cachots de l'Allemagne nombre de nobles et de prélats, entre autres l'archevêque de Salerne. Le tyran disparu, Célestin III entama des pourparlers avec son frère pour obtenir la délivrance des captifs, et Innocent hérita de cette négociation. L'abbé de Saint-Anastase et l'évêque de Sutri avaient été envoyés au delà des Alpes pour la poursuivre. Philippe de Souabe consentit à libérer les prisonniers, sous la condition sine qua non que le pape le relèverait de l'anathème. L'absolution était pour lui de première importance : elle devait frayer la voie à son couronnement prochain. Innocent III ne l'ignorait pas et accepta le marché qu'on lui proposait. Il y aura plus de joie au ciel, écrit-il, pour la conversion d'un seul pécheur que pour l'arrivée de quatre-vingt-dix-neuf justes. Notre devoir pastoral nous oblige à accueillir avec bienveillance le pénitent qui demande à rentrer dans le giron de l'Église. Mais il donne prudemment à ses mandataires les instructions les plus précises. Vous exigerez du duc de Souabe qu'il mette d'abord l'archevêque de Salerne en, liberté, puis qu'il prête, entre vos mains, dans la forme voulue par l'Église, le serment de donner satisfaction sur chacun des griefs pour lesquels on l'a condamné et d'obéir en tout à nos ordres. Alors seulement vous l'absoudrez. En même temps, le pape prescrit aux évêques de Spire, de Strasbourg et de Worms de s'employer activement à la mise en liberté des prisonniers. Les châtelains qui les détiennent seront excommuniés et l'interdit pèsera sur l'Allemagne tout entière, si l'on tarde trop à les relâcher. Absoudre l'ennemi de l'Église au moment où les Allemands allaient se donner un roi, la concession était grave et faisait le jeu des Gibelins. Mais, dans l'esprit d'Innocent III, la question italienne passait toujours au premier plan. En délivrant l'archevêque de Salerne et les autres victimes de la cruauté d'Henri VI, il jouait son rôle de libérateur et de bienfaiteur de l'Italie. Il espérait d'ailleurs que ce prélat l'aiderait à assurer la domination pontificale sur le royaume des Deux-Siciles. Il croyait aussi, sans doute, que le serment imposé à Philippe, sa promesse de faire amende honorable et de réparer ses torts, mettraient le parti souabe à la discrétion du Saint-Siège. II n'avait pas prévu ce qui arriva. Le négociateur romain, l'évêque de Sutri, Allemand d'origine, était l'ami des Hohenstaufen. Quand il arriva à Worms, où il devait rencontrer Philippe, celui-ci venait d'être élu roi. Que se passa-t-il entre eux ? A coup sûr, l'évêque se hâta d'absoudre le nouveau souverain, non pas, comme le voulait Innocent, dans une solennité publique, mais à huis clos, en faisant simplement jurer le pénitent sur son étole, avant tout engagement de sa part et sans attendre que les captifs fussent relâchés ! Bien mieux, ce représentant du pape assista au couronnement de Mayence en costume de cérémonie, comme si l'Église avait décidément pardonné et que la réconciliation fût faite ! On devine comment il fut reçu par Innocent III, lorsque, de retour à Rome, il rendit compte de sa mission. Le pape le priva de son siège épiscopal et l'interna, comme moine, dans une ile d'où il ne devait plus jamais sortir. Puis, il déclara que l'absolution de Philippe, accordée dans des conditions illégales, au mépris des ordres du Saint-Siège et par quelqu'un qui n'avait pas le pouvoir d'absoudre, était nulle de plein droit. Au dire du chroniqueur d'Ursberg, il aurait même poussé ce cri de colère : Ou Philippe perdra sa couronne, ou il m'enlèvera ma tiare ! La vérité est qu'il continua à traiter de la libération des captifs et de la restitution de leurs biens avec celui qui l'avait joué. Sa diplomatie en Allemagne débutait mal. Il lui fallait maintenant attendre que le parti gibelin lui notifiât, à son tour, l'élection qui venait d'avoir lieu. Philippe fit les premiers pas. En septembre 1198, il s'excusa brièvement auprès d'Innocent d'avoir si longtemps retenu à sa cour l'abbé de Saint-Anastase et l'évêque de Sutri. Il ne voulait pas se séparer d'eux avant que ses affaires ne fussent réglées à son avantage. Tout allant bien pour lui, il les renvoyait à Rome et priait le pape d'accueillir les propositions qu'ils étaient chargés de lui rapporter. Sans aucun doute, ils exposèrent, de sa part, à la curie, les circonstances spéciales qui l'avaient obligé d'accepter la couronne et de prendre la place de son neveu, Frédéric, l'héritier direct d'Henri VI. Cette apologie de sa conduite, Philippe la refit lui-même (et c'est par là que nous la connaissons) quand il négocia, en 1206, avec le pape un rapprochement définitif. Le cas de ce Hohenstaufen, se faisant auprès du chef de l'Église l'avocat de sa propre cause, n'est pas banal. Le moyen âge ne nous a pas souvent transmis de plaidoyers aussi curieux. Dès mon retour d'Italie,
j'écrivis à tous les princes de l'Empire qui se trouvaient alors en Allemagne
(quelques-uns étaient à la croisade) pour leur demander de prendre comme roi le fils de mon
cher seigneur et frère, Henri, auguste empereur des Romains. Ils avaient déjà
juré fidélité à cet enfant et ce serment les obligeait. J'ajoutai que j'étais
prêt à faire ce qui était mon devoir naturel et légal, et ce que voulait
l'intérêt de l'Empire, c'est-à-dire à me charger du fardeau de la régence
jusqu'au jour où l'enfant serait en âge de gouverner et de soutenir lui-même
ses droits. Mais il me fut impossible d'amener aucun des princes à prendre
cette détermination. Ils répondirent qu'ils n'étaient pas engagés par
l'élection qu'ils avaient faite de Frédéric, ni par le serment qu'ils lui
avaient prêté. L'enfant n'étant pas encore baptisé, leur acte n'avait aucune
valeur. S'il avait été élu, c'était surtout à cause de la puissance de son
père et du désir qu'on avait de plaire à l'empereur. Comment d'ailleurs
donner la royauté à ce prince de deux ans ? Il fallait que l'Empire eût un
maître effectif, capable de l'administrer réellement. Voilà pourquoi ils
n'ont jamais voulu reconnaître mon neveu comme leur seigneur, en dépit de tous
les efforts que j'ai faits — Dieu m'en est témoin ! — pour aboutir à ce
résultat. Le Souabe raconte alors les tentatives infructueuses des ducs de Saxe et de Zähringen, mais sans dire combien sa propre opposition avait contribué à leur échec. Voyant qu'on n'aboutissait pas, poursuit-il, les princes me prièrent de prendre moi-même l'Empire. Ils m'assuraient de leur bon vouloir et de leur grand désir de me seconder. Malgré tout, j'ai continué encore à travailler pour l'élection de Frédéric, au point que beaucoup de seigneurs, et même de mes fidèles, m'ont fait honte de reculer devant les difficultés de la tâche. Ils affirmaient qu'ils ne voyaient personne aussi capable de l'entreprendre, ni assez riche pour soutenir décemment la dignité royale. J'ai compris d'ailleurs que si je n'acceptais pas, on donnerait la charge à une famille qui était de toute ancienneté l'ennemie de la mienne et avec qui je n'aurais nul moyen de rester en paix. Donc, après mûre réflexion, j'ai voulu devoir la couronne à une élection qui résultât de l'accord légal des 'princes allemands. Sur ma foi en Jésus-Christ, par qui je désire être sauvé, je n'ai fait cela ni par cupidité, ni par amour du faste et de la puissance. De pareils mobiles ne m'auraient jamais déterminé à accepter. Parmi tous les hauts seigneurs d'Allemagne, il n'en est pas qui soit plus riche, plus puissant et plus honoré que moi. Je possède un territoire immense, de nombreux châteaux, bien fortifiés, inexpugnables. J'ai une si nombreuse famille de serviteurs et de vassaux qu'on n'a jamais pu en fixer le nombre. Une foule de villages, de cités et de bourgeoisies opulentes forment mon domaine. J'ai en surabondance de l'or, de l'argent et tout un trésor de joyaux de prix. C'est entre mes mains que se trouvent la sainte croix, la lance, la couronne, les vêtements et tous les insignes de l'Empire. La bénédiction divine m'a comblé de biens et fait prospérer ma maison, héritière d'un passé glorieux. A quoi bon m'épuiser en intrigues laborieuses pour obtenir la royauté ? tous ceux qu'on aurait pu choisir auraient eu plus besoin de ma faveur et de mes services que moi des leurs. Ce n'est donc nullement par ambition que j'ai consenti à être élu roi des Romains. Pour le surplus, Philippe imita son concurrent. Il crut nécessaire de protester de son dévouement à la foi chrétienne, au pape et au clergé. Dès le début de mon règne, j'ai eu le ferme projet de défendre les églises et de travailler à étendre le plus possible le culte divin et la religion du Christ. Mais, quoi qu'il promît, un Hohenstaufen était toujours
suspect. Celui-ci, pour persuader la curie, fit agir son allié,
Philippe-Auguste, comme Otton avait mis en avant son oncle Richard
d'Angleterre. Seulement, le roi de France eut peut-être le tort d'écrire à
Innocent III sur le ton de vivacité brève et impérieuse dont il avait
l'habitude. Vous ne devez d'aucune manière, s'il
vous plaît, admettre l'élection d'Otton, car elle serait, pour ma couronne,
un déshonneur et un danger. Dans l'état actuel des choses il est impossible
que vous tolériez quoi que ce soit qui puisse me porter préjudice. Ni moi ni
les miens n'avons jamais fait tort à l'Église romaine, et jamais, par la
grâce de Dieu, elle n'aura à se plaindre de moi. Si le père et le frère du
roi Philippe ont parfois lésé les intérêts du Saint-Siège, sachez que j'en
suis désolé ; mais pour tout ce qui touche aux différends du Sacerdoce et de
l'Empire, il est prêt, comme il me l'affirme, à se conduire d'après mes avis.
Afin d'obtenir votre faveur et celle de l'Église, il est disposé — je lui en
ai donné le conseil — à s'entendre avec vous pour une alliance perpétuelle,
quelques sacrifices qu'on lui demande en terres, en châteaux, ou en argent.
S'il refusait à suivre en ceci ma direction, c'en serait fini de notre amitié. La garantie, à la rigueur, pouvait suffire, mais la mise en demeure était brusque. Tout autre fut l'étonnement indigné du pape, quand il reçut la déclaration signée à Spire, le 28 mai 1199, par les princes du parti gibelin. Un vrai manifeste de guerre ! Sous prétexte de présenter leur élu, les impérialistes allemands défiaient le Sacerdoce, revendiquaient avec raideur les droits de la nation, et sommaient le pape d'approuver leur choix. Avant tout, il fallait montrer à Rome l'immense majorité du corps germanique groupée autour de Philippe de Souabe. La déclaration débute par la liste des chefs et des magnats de toutes les Germanies accourus des quatre coins de l'Empire : archevêques de Magdeburg, de Trèves, de Besançon, évêques de Ratisbonne, de Freising, d'Augsburg, de Constance, d'Eichstätt, de Worms, de Spire, de Brixen, d'Hildesheim ; abbés de Fulda, d'Hersfeld, de Tegernsée, d'Elwangen ; ducs de Saxe, de Bavière, d'Autriche, de Méran, de Lorraine ; margraves de Meissen, de Brandeburg, de Moravie, de Ronsberg et d'autres nobles de toute l'Allemagne. Un roi même, Otakar de Bohême, était venu à Spire. Ces personnages n'agissent pas seulement pour leur compte, mais au nom de vingt-quatre autres princes qui, par leurs lettres et leurs envoyés, adhéraient à la manifestation : deux archevêques et dix évêques allemands, quatre évêques lorrains, le comte palatin de Bourgogne, les ducs de Zähringen et de Karnthen, les margraves de Landsberg et de Vohburg, les comtes palatins de Tubingen et de Wittelsbach. Imposante avalanche de signatures, destinée à intimider l'opposition ! On s'aperçoit, au ton de la lettre, que presque toute l'Allemagne est là. Convaincus d'avance que le pape acquiescera à leurs justes revendications, les signataires commencent par lui apprendre qu'après la mort d'Henri VI, les princes, réunis en grand nombre avec une foule de fonctionnaires, ont élu solennellement, suivant toutes les formes légales, l'illustre seigneur Philippe comme empereur du trône romain[7]. Ils ne disent pas roi des Romains, appellation traditionnelle et bonne pour Otton de Brunswick ! Sans égard au droit du Saint-Siège, seul dispensateur de l'empire, ils semblent vouloir le conférer de suite à leur candidat. Et pourquoi ont-ils désigné Philippe ? Parce que personne n'était de race plus glorieuse, ni plus capable de gouverner le saint empire, ni mieux en situation de défendre l'Église de Dieu comme il est convenable et nécessaire. Jusqu'ici, ajoutent les manifestants, vu l'attitude d'un petit nombre de princes qui résistaient à la justice, nous n'avons pas tenu de réunion plénière qui nous permît de traiter utilement des affaires du pays. Notre première cour solennelle eut lieu récemment à Nuremberg (janvier 1199), sous la présidence de Philippe, notre roi. A l'unanimité, nous lui avons promis de l'aider contre ses adversaires de telle façon que personne, sur toute la surface de l'Empire, et dans tous les territoires possédés jadis par son frère, le sérénissime Henri, ne pût refuser de lui obéir. Ainsi l'Allemagne gibeline revendiquait sans réserve la
puissance territoriale du dernier César, et les frontières de l'empire telles
qu'il les avait fixées ! Mais l'Italie y était comprise, et sur qui
pouvait-on la reprendre, sinon sur le pape ? C'est
pourquoi, continuent logiquement les auteurs de la déclaration, nous prions avec instance la dignité apostolique, nous qui
avons toujours souhaité la prospérité de l'Église romaine, de ne porter
d'aucune manière une main injuste sur les droits de l'empire. Car nous ne
tolérerons pas, pour notre part, que ceux de l'Église soient diminués ou
lésés en quoi que ce soit. Veuillez donc accorder vôtre bienveillance et
votre faveur à notre excellent seigneur Philippe, et daignez prendre soin de
son honneur et de ses intérêts. Défendre à Innocent III d'entreprendre sur l'Empire, c'était lui reprocher ce qui se passait à ce moment même en Italie : l'expulsion des garnisons allemandes et des officiers allemands, la guerre implacable menée contre un haut fonctionnaire impérial, Markward d'Anweiler, le favori de Barberousse et d'Henri VI. Et c'est le point que les manifestants précisent : Confiants dans Votre Sainteté, nous vous avertissons et vous prions de traiter favorablement notre ami dévoué, le fidèle serviteur de notre seigneur le roi Philippe, Markward, marquis d'Ancône, duc de Ravenne, procureur du royaume de Sicile, maréchal de la cour impériale, et de ne pas secourir ceux qui lui résistent. L'énumération voulue des titres de cet ennemi juré des papes, de cet excommunié, l'homme que la curie détestait le plus au monde, était déjà une injure à Innocent III. Pour conclure, les partisans de Philippe de Souabe jetaient au chef de l'Église cette menace transparente : Tenez pour absolument certain que, Dieu aidant, nous mènerons bientôt notre roi à Rome avec le plus grand nombre d'hommes que nous pourrons, pour le faire couronner empereur. Innocent III avait à peine daigné répondre aux suppliques d'Otton et de ses alliés par quelques paroles de vague sympathie. Mais il ne pouvait laisser passer, sans riposte, l'étrange et désagréable document que les Gibelins lui expédiaient de Spire. Dans un consistoire solennel, il voulut d'abord affirmer énergiquement, en face des ambassadeurs souabes, les droits de l'Église et du Saint-Siège. Ce discours d'apparat, où abondent les citations de l'Écriture et les textes bibliques appliqués par allégorie à la situation de l'Allemagne, est celui d'un prophète qui rend avec majesté ses oracles. Il y développe de haut, pour les laïques qui l'auraient oubliée, la thèse bien connue de la supériorité du clerc et de l'origine surnaturelle du Sacerdoce. A la fin seulement, l'orateur condescend à parler de la crise allemande et des faits contemporains. Grâce à Dieu, l'Église jouit maintenant de l'unité, tandis que l'Empire, pour la punition de ses péchés, est en proie au schisme. L'Église en est désolée et sa compassion est sincère, car elle voit, avec douleur, que les princes de l'Empire, compromettant à la fois la liberté et la dignité de leur nation, ont glorifié la honte et exalté l'infamie. Sous cette forme violente, l'allusion à l'avènement du Hohenstaufen décèle l'état d'irritation où le manifeste de Spire avait jeté Innocent III. C'est au Siège apostolique, continue-t-il, qu'il aurait fallu recourir tout d'abord : car cette question est de celles qu'il a le droit de résoudre et dans leur principe et dans leur fin. N'est-ce pas lui qui jadis a transféré l'Empire de l'Orient à l'Occident et n'est-ce pas lui aussi qui, au bout du compte, dispose de la couronne impériale ? Nous entendrons ce que vous aurez à nous dire : nous verrons les lettres de votre maître : nous en délibérerons avec nos frères, et vous aurez notre réponse. Le Tout-Puissant saura nous inspirer. Il nous révélera sa volonté, pour que nous puissions traiter cette affaire au mieux des intérêts de l'Église, et pour le salut même de l'Empire. C'est dans une lettre adressée, non pas à Philippe de Souabe — Rome ne voulait correspondre directement avec aucun des deux élus —, mais aux princes d'Allemagne qu'Innocent III fit connaître son opinion sur les articles de Spire. La défense n'est pas moins vive, au fond, que l'attaque : mais le ton en est correct et le parti pris de modération évident. Le premier mot du pape est de déclarer qu'en plusieurs passages le manifeste gibelin lui a paru d'une authenticité douteuse, tant il a peine à croire que les représentants de la nation allemande aient osé prendre avec lui cette attitude agressive ! Il n'en discute pas moins, pied à pied, leurs principales affirmations. Vous avez élu Philippe de Souabe
comme roi et nous demandez pour lui la faveur et l'appui du Saint-Siège. Nous
vous avons déjà dit que la discorde dont vous souffrez nous inspire une
compassion toute paternelle, car nous ne voyons que trop à quels dangers elle
vous expose, si Dieu ne vous en préserve pas. Nous sommes très au courant de
ce qui s'est passé. Nous savons ce que valent les élus comme les électeurs,
dans quelles circonstances les élections se sont faites, où et par qui chacun
des candidats a été couronné. Nous n'ignorons pas lequel des deux a droit à
notre bienveillance. En d'autres termes, Innocent III garde pour lui,
jusqu'à nouvel ordre, le secret de ses préférences et de son jugement. Il ne
parlera qu'à son heure, et l'heure n'est pas encore venue. Vous nous avez prié de ne pas empiéter injustement sur les droits de l'Empire, attendu que vous-mêmes ne souffririez pas qu'on touchât à ceux de l'Église. Il y a eu des hommes, de vraies pestes (et ils sont encore nombreux), qui n'ont jamais pu se résoudre à voir d'accord le Sacerdoce et l'Empire. C'est qu'ils trouvaient dans ce conflit le moyen d'exercer leur malice. Et le pape proclame ici, en termes chaleureux, son amour pour la concorde et sa ferme intention de respecter la propriété d'autrui, tout en revendiquant son bien propre. Mais, dans ce passage, il reste à coté de la question. Les princes d'Allemagne lui avaient rappelé que l'Italie était terre d'Empire. Sur ce point délicat, Innocent affirme, mais ne prouve rien. Vous nous annoncez que vous allez prochainement venir à Rome pour obtenir à votre roi la couronne d'Empire. Mais c'est le pape seul qui peut la lui donner. II faut, d'abord, que le prétendant soit élu légalement comme prince, intronisé légalement comme roi. Alors seulement, selon la tradition antique et respectée, nous l'inviterons à recevoir la dignité impériale, mais à notre convenance et dans notre pleine liberté d'action. Et nous ne la conférerons que lorsque toutes les conditions exigibles pour le sacre d'un empereur auront été remplies dans les formes accoutumées. Vous nous recommandez enfin de traiter Markward avec bienveillance et de ne pas seconder ses ennemis. Cette partie de votre lettre mériterait à peine une réponse. Si ceux qui l'ont écrite connaissaient mieux la méchanceté et la perfidie du personnage, loin de prendre sa défense, ils devraient nous encourager à le combattre. Et Innocent énumère longuement les méfaits de Markward, car c'est chez lui l'endroit sensible. Il déclare d'ailleurs avec force que la Sicile est la haute propriété de l'Église romaine et qu'en essayant de l'enlever au Saint-Siège, en voulant dépouiller de ce royaume le jeune Frédéric, Markward commet envers l'Empire même un véritable acte de trahison. Restez donc dévoués à l'Église romaine, comme des fils respectueux de leur mère ; ayez d'elle une opinion droite et juste, et n'écoutez pas les faussetés et les mensonges qu'on débite pour lui nuire. Quant à nous, indignes successeurs de saint Pierre, nous ferons, par la grâce du Christ, ce que nous jugerons nécessaire à la gloire de Dieu, à l'honneur du siège apostolique, à la grandeur de l'Empire, au salut des âmes et des corps. Par ce dernier mot s'affirmaient involontairement les visées temporelles d'Innocent III. Entre lui et les partisans de l'indépendance germanique le malentendu restait aussi profond, et la question de savoir pour lequel des deux élus il opterait, aussi obscure. On voyait qu'il ne voulait pas de Philippe, mais il ne désignait pas Otton. Pendant que les courriers des Gibelins et des Guelfes passaient et repassaient les Alpes, porteurs de négociations qui ne résolvaient rien, on se battait en Thuringe, en Alsace, sur les bords du Rhin et de la Moselle, dans la plaine de Brunswick. Guerre de razzias, d'incendies et de pillages (car le paysan, comme toujours, payait pour tous), aussi peu décisive, d'ailleurs, que le travail de la diplomatie. En vain le Souabe poussait des pointes au cœur même du territoire saxon, il n'arrivait pas à écraser l'adversaire. La guerre des burgs (ainsi l'appellent les historiens de l'Allemagne) n'aboutissait qu'à l'anarchie. Ce n'était partout que trahisons, rapines, dévastations, assassinats, dit le moine d'Ursberg, toutes les routes changées en coupe-gorges, impossible d'aller d'une ville à l'autre sans risquer sa vie. Le désastre fut complet quand les hordes sauvages de la Bohème s'abattirent sur l'Allemagne. Dans la seule campagne de Thuringe, en 1203, ces païens féroces détruisirent seize monastères et trois cent cinquante paroisses. Ils s'affublaient des vêtements sacerdotaux, couvraient leurs montures avec des nappes d'autel, et s'amusaient à traîner des religieuses, attachées à leurs étriers. Innocent III déplore amèrement, dans ses lettres, les droits méconnus et violés, les églises saccagées, les pauvres foulés aux pieds, le bouleversement universel[8]. Il aurait mieux fait de su rallier de suite au candidat de la majorité. Les fléaux du ciel se mirent aussi de la partie. Époque calamiteuse entre toutes, celle qui précéda et suivit la double élection de 1198 ! Le moine de Saint-Jacques de Liège, Renier, a décrit, dans une page navrante, les scènes dont il fut le témoin : des régions entières où tous les pauvres mouraient d'inanition, des malheureux se nourrissant de cadavres, d'autres agonisant sur les places, lés portes des abbayes assiégées à l'heure de l'aumône, les moines eux-mêmes n'ayant plus de quoi se donner leur pitance ! Nous avons mangé du pain d'avoine quinze jours avant le mois d'août ; la bière même nous a manqué : tout le monde, au couvent, buvait de l'eau. Tandis qu'autour de leur ville, la faim tuait les gens, plus meurtrière que les soldats d'Otton et de Philippe, les bourgeois de Liège se battaient avec rage contre les clercs, l'évêque soutenait la commune, le clergé ripostait par l'interdit, les laïques se passaient des prêtres et enterraient eux-mêmes leurs morts. Guerre et brigandages hors des murs, émeutes et batailles au dedans, la famine en permanence, tel est le souvenir que les premières années du schisme impérial ont laissé aux contemporains. Les deux concurrents ne s'attaquaient pas seulement à coups de lance. Pour grouper autour d'eux le plus grand nombre d'amis et de soldats, ils luttaient de prodigalité, et les biens de l'Empire faisaient les frais de cette guerre d'argent ; à ce jeu de la surenchère, princes et évêques gagnaient toujours. Le cynisme avec lequel ils passaient d'un camp à l'autre révolta, à la fin, une opinion pourtant difficile à scandaliser. Les grands de la terre, dit le chroniqueur d'Ursberg, instruits par un art diabolique, s'habituaient à violer leurs serments, à mépriser le droit, à mettre leur fidélité à l'encan. Dans l'art des palinodies lucratives, la maîtrise
appartient, sans conteste, au landgrave de Thuringe, Hermann (1191-1215). L'hospitalité fastueuse dont
jouissaient, à sa cour d'Eisenach, les jongleurs et les poètes, dispensateurs
de la renommée, faisait de lui un de ces dieux terrestres que Walther de la
Vogelweide et bien d'autres ont portés aux nues. C'est
mon habitude de m'attacher toujours à ceux qui sont les meilleurs... la fleur de Thuringe fleurit à travers la neige ; son
éloge ne tarit dans ma bouche ni l'hiver, ni l'été. L'enthousiasme
s'explique. Dans ce château de la Wartburg, qui aujourd'hui encore domine
fièrement, du haut de son roc, les jardins d'Eisenach, Hermann de Thuringe
donnait à qui lui demandait et procurait joyeuse vie à ses commensaux.
Tournois, festins, joutes poétiques se succédaient sans trêve. Les coupes des chevaliers ne restaient jamais vides.
Fête perpétuelle et tellement bruyante que Walther finit par s'en plaindre. Si quelqu'un a les oreilles malades, je lui conseille de
fuir la cour de Thuringe. Il y fit pourtant de longs séjours,
quoiqu'il regrettât de voir le landgrave répandre sans discernement ses
faveurs sur les mauvais poètes comme sur les bons. Mais, pour soutenir ce
rôle de Mécène, il fallait de l'argent, et c'est en allant d'Otton à
Philippe, et de Philippe à Otton, qu'Hermann trouva le meilleur moyen d'en
gagner. Apparenté aux Hohenstaufen, et même quelque peu prétendant à
l'Empire, il fit mine tout d'abord d'entrer en concurrence avec le Souabe,
mais on lui offrit en fief des bourgs, des villes, des châteaux : Hermann se
fit gibelin. Peu après, Otton lui donna huit mille marcs, et lui promit le
double de tout ce que Philippe lui assignait : Hermann se fit guelfe. Évêques
et barons, guelfes et gibelins, tous les nobles de ce temps se ressemblent et
se valent, et, dans la plupart des incidents du schisme, si la politique est
à la surface, l'argent est au fond. A force de pratiquer la vertu seigneuriale du moyen âge,
la prodigalité, le roi Philippe, tout riche qu'il fût, se trouva bientôt au
bout de ses ressources. Walther reconnaît lui-même qu'à la cour de Souabe la largesse a dépassé les bornes. Mais il rejette la
faute sur les grands officiers du roi, ces
cuisiniers qui découpent un rôt, mais font tant de parts et de si grosses
qu'il n'en reste pas pour tout le monde. — Il
vaudrait mieux, ajoute-t-il, que celui qui perd
ainsi son empire ne l'eût jamais gagné. Si Philippe en arrivait là, on
juge de la détresse d'Otton ! Elle fut profonde surtout quand mourut Richard
Cœur de Lion, son patron et son meilleur banquier (1199). Le roi d'Angleterre lui avait légué pourtant des
sommes considérables : mais son successeur, Jean Sans Terre, refusa de
délivrer le legs. Non content de garder pour lui l'argent du Guelfe, quand il
fit sa paix, en 1200, avec Philippe Auguste, il s'engagea à ne plus le
soutenir. Privé de l'appui de l'Angleterre, Otton n'avait plus qu'un espoir :
la protection d'Innocent III. Mais le pontife romain évitait toujours de se prononcer.
Où voulait-il amener les princes allemands ? A lui confier le soin de nommer
lui-même le roi définitif, à réclamer son arbitrage, ce qui eût mis hors de
discussion la supériorité du Sacerdoce sur l'Empire ? ou bien à terminer
eux-mêmes la crise en choisissant quelqu'un... qui ne fût pas Philippe de
Souabe ? Dès le 9 mars 1199, une encyclique adressée aux grands de la
féodalité et de l'Église leur montrait la nécessité de s'entendre. Nous avons attendu jusqu'ici pour voir si vous nous
chargeriez de mettre fin au schisme, car on sait que, sur cette question, en
théorie et en fait, le dernier mot doit nous revenir. Soit négligence, soit
inertie, vous ne vous êtes pas encore décidés. Mais nous qui sommes établi
par Dieu au-dessus des nations et des rois, nous tenons à remplir notre
office. Nous vous mandons de pourvoir vous-mêmes au gouvernement de l'Empire
: autrement, comme le retard est désastreux et pour l'Empire et pour
l'Église, nous serons obligé de prendre les mesures nécessaires et d'accorder
la faveur apostolique à celui qui en sera le plus digne. Pendant qu'il sommait l'Allemagne de revenir à l'unité, Innocent faisait part de la situation au cardinal-archevêque de Mayence, Conrad de Wittelsbach, qui se trouvait alors en Syrie : Les concurrents se sont déjà fait la guerre plusieurs fois : ni l'un ni l'autre n'a obtenu plein succès ; et les princes n'ont pas encore réussi à s'entendre : chaque groupe s'attache obstinément au candidat qu'il a choisi, d'où les maux qui accablent l'Allemagne. Le pape demande conseil à l'archevêque ; il l'invite à ratifier d'avance la décision que Rome serait appelée à prendre. Il faut enjoindre à tous les fidèles de la province de Mayence de reconnaître comme roi et de seconder avec zèle celui dont le Saint-Siège approuvera la nomination. Le plan d'Innocent III était d'utiliser l'influence du chef de l'Église allemande pour obtenir des deux partis une trêve et ensuite l'accord du pays sur un candidat agréable à la papauté. Bientôt en effet le cardinal quittait l'Orient, passait par Rome où il prit contact avec la curie, et commençait de suite en Allemagne sa campagne de médiation (printemps de 1200). Ce fut un des plus curieux incidents de l'histoire du schisme. II se trouva que le prélat dont Innocent III pensait faire l'instrument docile de sa politique, avait sa conception à lui qui n'était pas celle du pape. Au fond, Conrad désirait la transmission de l'Empire à l'héritier direct d'Henri VI, au jeune Frédéric. Il n'était pas partisan d'Otton de Brunswick, et les chroniqueurs contemporains n'ont pas très bien su démêler s'il agréait Philippe de Souabe. Le moine d'Ursberg affirme qu'il ne fit que travailler en secret contre lui, tout en ayant l'air de le soutenir. D'après l'annaliste d'Admont, s'il repoussa tout d'abord ses avances, il finit par le servir de bon cœur et activement. En réalité l'archevêque espérait amener les deux concurrents à se désister et diriger ensuite, à sa guise, une troisième élection. Un résultat important, tout au moins, fut acquis : Guelfes et Gibelins conclurent un armistice de quelques mois et décidèrent que, le 28 juillet 1200, une commission d'arbitres, composée de seize personnages ecclésiastiques et laïques, dont huit désignés par les gens d'Otton et huit par ceux de Philippe, se réunirait sous la présidence du médiateur, entre Andernach et Coblentz. Ce que cette commission voterait à la majorité des voix sur l'attribution de la couronne royale, devrait être accepté par tous ses membres et par les autres princes allemands. La nation allait donc pouvoir, en s'en remettant à ce petit groupe d'évêques et de barons, décider elle-même de son sort. Elle éviterait ainsi l'intervention du pape. Moment solennel pour tous et très critique pour quelques-uns ! Nous ignorons ce que pensait Philippe de Souabe de cette
façon de résoudre le schisme : mais l'état d'âme d'Otton de Brunswick se
reflète dans ses lettres à Innocent III. La réponse évasive que le pape avait
faite à la notification de son avènement n'était pas fort encourageante. On
se gardait de le reconnaître officiellement et de donner satisfaction aux
demandes précises de ses amis ! Le Guelfe n'en remercie pas moins le pape de
l'accueil bienveillant qu'ont reçu à Rome ses envoyés. Mais il insiste pour
qu'Innocent prenne son succès à cœur et identifie sa cause à la sienne. Dieu m'est témoin qu'après la mort de mon oncle Richard,
vous êtes devenu mon unique consolation et mon seul soutien. J'ai la
certitude que tant que vous me serez favorable la fortune me sourira, et que
j'arriverai, avec l'aide de Dieu, au résultat désiré. Aussi ai-je le ferme
propos de vous honorer en toutes choses comme un père et un seigneur très
aimé, et de sauvegarder tous vos droits.... J'écris
rarement à Votre Sainteté, parce que la terre du Souabe nous sépare et que
notre correspondance, devenue plus active, pourrait être interceptée. Mais ce
que je vous demande du fond du cœur, c'est que mon affaire, qui est la vôtre,
soit menée par vous à bonne fin. Non seulement Otton avait beaucoup perdu à la disparition de Richard, mais l'insuccès de ses opérations de guerre et les défections multipliées rendaient sa situation mauvaise. Pourtant, loin d'avouer ses inquiétudes, il affecte d'être satisfait de la tournure des événements. Mes affaires vont très bien, affirme-t-il à deux reprises, jamais elles n'ont mieux marché... depuis que j'ai reçu la couronne, je ne me suis jamais trouvé aussi puissant. Le meilleur moyen d'avoir des alliés est d'être fort ou de prétendre l'être : mais la vérité est que l'avenir, pour le Guelfe, devenait menaçant. Tout ce qui se faisait à l'instigation de Conrad de Wittelsbach se passait en dehors de lui : on ne l'avait consulté ni pour l'armistice, ni pour la nomination de la commission d'arbitrage. Effrayé de cette procédure, de cet arrêt décisif que va rendre l'Allemagne, il jette au pape un cri d'alarme. Il voudrait qu'Innocent III le désignât avant que les arbitres aient parlé. J'ai confiance dans la fidélité et le dévouement de mes partisans et même je peux compter sur la plupart de ceux qui représenteront mon adversaire à l'assemblée de Coblenz. Cependant, c'est la protection et l'autorité de l'Église romaine que j'invoque surtout aujourd'hui. Il serait plus utile pour moi que votre piété agît d'avance en ma faveur. Cela vaudrait mieux que de chercher le remède, une fois mon succès compromis. Les médecins peuvent secourir les malades, mais non les ressusciter quand ils sont morts. Voilà donc ce que pensait Otton de l'état de son parti et du sort que lui réservaient les arbitres dont il disait ne pas se défier ! C'est pourquoi je supplie Votre Sainteté, pendant qu'il en est temps encore, d'écrire à tous les princes ecclésiastiques et laïques qui doivent participer à ce congrès pour les sommer, sous peine d'excommunication, de se grouper autour de moi et de défendre ma couronne. Je tiens cette couronne pour légalement acquise, puisqu'elle m'a été conférée par celui qui en avait le droit et dans le lieu fixé par la tradition. Vous avez invité les grands à s'entendre pour pacifier l'Empire : mais cet appel à la concorde, vous ne l'avez fait que dans mon intérêt, et non pour qu'il tournât contre moi. Il fallait enlever au pape tout motif d'hésitation. Otton de Brunswick parut entrer cette fois sans réserve dans la voie des concessions positives. Je suis prêt, dit-il, à exécuter complètement et entièrement[9] les conditions que mes représentants, de concert avec Votre Sainteté, ont acceptées, rédigées et scellées de leur sceau, et je m'engage à les observer pour toujours. La promesse de 1198 était donc restée jusqu'ici lettre morte : il n'avait pu se résoudre encore à livrer l'Italie au pape. Le piquant de l'affaire, c'est qu'Innocent III n'était guère plus satisfait de l'allure que prenaient les choses et de l'arbitrage qui se préparait. Il n'admettait pas que l'accord des Allemands se manifestât par un acte d'indépendance absolue et contraire à sa volonté. Si étrange que soit le fait, sa pensée intime, telle qu'elle ressort des lettres de la fin de l'année 1200, aurait pu se résumer dans cette formule extraordinaire : Nous admettons que l'Allemagne désigne elle-même son roi, à condition qu'elle repousse Philippe et adopte notre candidat, manière toute spéciale d'entendre le principe de non-intervention, le respect de la dignité et de la liberté de l'Empire. On s'explique le rappel à l'ordre qu'il adresse au cardinal-archevêque de Mayence, ce médiateur qui osait agir en Allemand plutôt qu'en Romain : Votre conduite nous étonne beaucoup. Quand vous avez passé à Rome, vous aviez promis de vive voix, devant nos frères les cardinaux, de ne prendre, en Allemagne, aucune mesure décisive pour la désignation d'un roi avant de nous en avoir référé par vos messagers et vos lettres. Vous ne deviez rien faire sans notre avis. Or nous apprenons que, dans la réunion des princes que vous avez présidée, une compromission a eu lieu entre les mains de quelques grands personnages de l'Église et du siècle. On a décidé que l'arrêt qui serait rendu prochainement aurait force de loi pour l'Allemagne entière ! Nous avons vainement attendu, sur cette question, les renseignements que vous deviez nous donner. Mais comme nous tenons à faire connaître notre opinion aux princes avant la réunion du congrès, nous vous envoyons notre cher fils Gille, acolyte, porteur de la lettre que nous leur destinons et chargé de vous exprimer notre volonté. Vous avez très bien compris, lors de votre séjour parmi nous, à Rome, quelles étaient nos intentions. Nous vous prions de vous y conformer et d'agir en cette affaire de telle sorte que les intérêts communs de l'Église et de l'Empire puissent n'en être pas compromis. Les princes de l'Allemagne furent mis en demeure, eux aussi, d'accommoder leur libre choix à la volonté de Rome. Mais, dans la lettre qui les visait, Innocent, pour la première fois, indiquait assez clairement de quel côté se portaient ses préférences. Il consentait même à dévoiler, pour l'Allemagne, le secret des délibérations de la curie, les raisons qu'on y avait alléguées pour et contre les deux élus. Nous avons souvent agité cette
question avec nous-même, avec nos frères, avec d'autres personnes discrètes
et sages, et voici quelles ont été, de part et d'autre, les objections faites.
Sans doute l'un des candidats a eu pour lui la majorité des suffrages et la
possession des insignes impériaux. Mais il n'a pas reçu la couronne de celui
qui devait le couronner, et là où il devait la prendre. C'est l'archevêque de
Tarentaise, un étranger, qui a été chargé de l'en investir, sans y avoir
aucun droit. En outre, il a pris le pouvoir au mépris du serment qu'il avait
prêté jadis à son neveu et sans avoir consulté Rome sur la validité de ce
serment. II avait d'ailleurs été excommunié par le pape Célestin ; et comme
les envoyés que nous avions chargés de traiter l'affaire de la délivrance de
l'archevêque de Salerne ne l'ont pas absous dans la forme légale, son
absolution ne compte pas. Excommunié quand on l'a élu, il reste aujourd'hui
encore excommunié. Donc, le serment de ceux qui lui ont juré fidélité ne les
oblige pas. Enfin, en usurpant le pouvoir au nom du droit héréditaire, il
attente à la liberté de l'Empire. Si le frère succède maintenant au frère,
comme le fils auparavant avait succédé au père, le droit des princes n'existe
plus, le royaume allemand n'est plus électif. Nous omettons, par
bienveillance et pour ne pas paraître nous acharner contre sa personne, tout
ce qui a été dit de la famille à laquelle il appartient et des persécutions
que l'Église et les nobles allemands ont subies du fait de sa race. Innocent III qui a longuement développé les arguments défavorables au Gibelin, consacre à peine deux lignes aux côtés fâcheux de l'élection guelfe. On a fait ressortir en faveur de l'autre candidat qu'il avait été couronné par celui à qui ce droit appartient, et dans le lieu, Aix-la-Chapelle, consacré à cette cérémonie. Seulement on lui a opposé qu'il avait été élu par un trop petit nombre de partisans. Le pape n'a nommé ni Philippe ni Otton. Se plaçant au-dessus des questions de personnes, il ne prend pas lui-même parti et se borne à rapporter les dires de son entourage. Mais l'exposé n'en est pas moins tendancieux, car il y met surtout en relief les raisons de réprouver Philippe. Il déclare d'ailleurs qu'il ne veut attenter en rien à l'indépendance de l'Empire. Seulement il conseille aux princes, puisqu'ils ont eu l'heureuse pensée de chercher à s'entendre, de bien réfléchir à leur choix. Il faut que celui qu'ils désignent soit tel que l'Église ait le droit de le couronner. Et, de crainte qu'on n'ait pas encore compris, il insiste : Vous devez absolument abandonner celui à qui, en raison d'obstacles évidents, le siège apostolique ne saurait accorder sa grâce. Agir autrement, ce serait vouloir aggraver la discorde et multiplier le scandale. Une pareille désignation déplairait à Rome et à l'Italie presque entière. L'Église elle-même ne pourrait la tolérer : elle n'hésiterait pas à s'y opposer de toutes ses forces, au nom de la vérité et de la justice, parce qu'elle aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. De plus, vous seriez cause de la perte définitive de la Terre Sainte, dont la délivrance est notre plus cher espoir. Nous ne vous parlons pas ainsi pour empiéter sur votre liberté, sur votre dignité, ni pour diminuer votre puissance. Nous n'avons d'autre but que de mettre fin à la guerre civile et au trouble qu'elle jette dans les âmes. Et, pour la troisième fois, Innocent répète que le devoir des Allemands est de ne prendre comme roi qu'une personne à qui la papauté puisse et doive décerner le titre d'empereur. Quant aux serments que vous avez prêtés, l'autorité apostolique prendra les mesures nécessaires pour libérer vos consciences et sauver vos réputations. Quel effet cette sommation dut-elle produire sur l'Allemagne et sur les arbitres désignés pour trancher la grande querelle ? On l'ignorera toujours, car l'arbitrage qui devait avoir lieu le 28 juillet 1200 fut renvoyé à une date ultérieure. Et le malheur voulut que l'archevêque de Mayence tombât malade et mourût, le 20 octobre, avant la réunion du congrès. Sa tentative de conciliation, l'espérance d'une solution pacifique et vraiment nationale, tout disparut avec lui. Otton et Philippe s'obstinaient à ne pas abdiquer. Ils refusaient de soumettre leur royauté au jugement de leurs barons ; le corps germanique restait, comme auparavant, coupé en deux. Innocent III jugea alors qu'il était dangereux d'hésiter plus longtemps, que l'intervention directe s'imposait ; et, dans les derniers mois de l'année 1200, il prépara par des mesures de détail son entrée en scène. A l'archevêque de Cologne, dont la fidélité au Guelfe devenait chancelante, il écrit d'un ton comminatoire : Nous sommes étonné et indigné de voir que vous ne nous apprenez rien, ni par messagers, ni par lettres, sur le véritable état de l'Allemagne, alors que les bruits les plus singuliers et les plus fâcheux pour vous nous arrivent de divers côtés. Il presse le duc de Brabant et sa femme, qui avaient accepté Otton comme gendre, de hâter le mariage : Votre fille, dit-on, est parente de son futur mari à un degré prohibé ? Que votre conscience se rassure : la dispense réclamée de notre miséricorde ne leur fera pas défaut. Ordre est donné au légat Octavien, accrédité auprès de Philippe-Auguste, de déclarer nulle l'alliance conclue entre le roi de France et Jean Sans Terre, parce qu'elle contient une clause défavorable à Otton et à son parti. L'archevêque de Trèves, qui avait juré de reconnaître la royauté guelfe, est sommé de tenir son serment ; Jean Sans Terre, de payer à Otton la somme léguée par Richard ; le landgrave de Thuringe qui, après avoir reçu les bienfaits d'Otton, avait passé à l'ennemi, de rendre l'argent indûment touché. Enfin, tous les princes d'Allemagne qui se grouperaient autour du roi agréé de l'Église romaine reçoivent l'assurance d'obtenir, pour leurs personnes, leurs dignités et leurs biens, la protection spéciale de Rome. Quel était donc ce roi agréable aux clercs, seul digne d'être accepté et couronné par le pape ? Innocent III jusqu'ici ne l'avait pas nommé. Il était vraiment temps de faire connaître au monde le résultat de cette longue attente et de ces laborieuses méditations. |
[1] Regulus Francie.
[2] Otia imperialia, Les loisirs impériaux, ouvrage dédié à l'empereur Otton IV de Brunswick.
[3] Adesse, non preesse ; adjici, non prefici.
[4] Nous renvoyons le lecteur, pour plus de détails sur ce point, à notre premier volume Innocent III, Rome et l'Italie (2e édition, 1905).
[5] Domino meo spirituali.
[6] L'original de cette promesse de 1198 existe encore aux archives du Vatican. La plupart des érudits allemands ont admis qu'elle a été jurée par Otton le jour de son élection ou de son couronnement ; mais rien ne le prouve ; et cela s'accorderait mal avec ce que dit le Guelfe lui-même dans sa lettre à Innocent III. Elle fut sans doute le résultat des négociations qui s'engagèrent postérieurement entre les envoyés d'Otton et la curie.
[7] In
imperatorem Romani solii elegimus.
[8] Universa terra devastatur.
[9] In totum et in toto.