La tolérance des Méridionaux. — L'évêque d'Albi et les sectaires. — La religion vaudoise. — Origines et caractères du catharisme. — Pourquoi on se faisait cathare. — Discrédit du clergé orthodoxe. — La guerre des laïques et des clercs. L'état d'âme des barons du Midi. Dans la France ensoleillée, Gascogne, Languedoc et Provence, vivait, au XIIe siècle, un peuple aimable, beau parleur, de cœur léger et de mœurs faciles. Sa religion, toute de surface, l'occupait peu. Ses troubadours ne chantaient que leurs intrigues galantes, les divertissements qu'ils quêtaient de seigneurie en seigneurie, les châtelains dont ils provoquaient les largesses. Nobles ou non, les héros de ce monde brillant ne s'intéressaient guère qu'à la poésie, et leur culte préféré était celui de la femme et du plaisir. C'est dans les cités riveraines de la Méditerranée que travaillaient les Méridionaux. Narbonne, Montpellier, Arles, Marseille, entrepôts du monde connu, se répandaient au loin par leurs consulats et leurs comptoirs. L'échange des marchandises et des idées, la diversité des races et des croyances, le mélange des éléments d'Orient et d'Occident, y créaient, avec la richesse, cette mobilité d'esprit et ce goût de la nouveauté qui favorisent tous les changements. Il y avait des ombres au tableau. L'anarchie politique d'abord : car les comtes de Toulouse, hauts suzerains de la région, n'avaient pas su y concentrer à leur profit les forces de la féodalité ; puis les guerres des barons entre eux, des villes contre les seigneurs, des laïques contre les clercs, enfin les dévastations des brigands. En 1182, l'évêque Étienne de Tournai, homme de lettres et diplomate chargé d'une mission à Toulouse pour le compte de Philippe Auguste, revenait du Midi fort effrayé. Il n'avait vu partout que l'image de la mort, des églises en ruines, des villages en cendres, et les habitations humaines devenues des repaires de bêtes fauves. Il exagérait : le moyen âge abuse des effets oratoires et donne rarement la mesure exacte des choses. Ces fléaux désolaient aussi, plus ou moins, les autres parties de la France : le peuple souffrait partout des mêmes misères. A tout prendre, le Midi l'emportait sur le Nord par sa culture, sa langue sonore des usages juridiques où persistait le droit romain une constitution sociale plus clémente, des villes plus libres, des barrières moins hautes entre les classes, un servage moins rigoureux. De plus, et c'était sa grande originalité, le Midi était tolérant. Les Juifs pouvaient y vivre sans être persécutés, pressurés ; on leur permettait d'exercer des fonctions publiques ; les seigneurs, les prélats eux-mêmes, leur confiaient volontiers la gestion de leurs finances, l'administration de leurs domaines. Le commerce et l'industrie les enrichissaient au grand jour : Narbonne comptait alors près de trois cents maisons juives, représentées par des succursales à Pise et à Gênes. Presque partout la synagogue se dressait librement à côté de l'église. Comment s'étonner que l'hérétique bénéficiât de cet état d'esprit des Méridionaux ? Les prêcheurs des doctrines nouvelles faisaient des prosélytes, tenaient des assemblées, défiaient les évêques, sans que la foule protestât, sans que l'autorité intervînt. Un historien impartial et bien informé, Guillaume de Puylaurens, affirme que les chevaliers du Languedoc pouvaient impunément adhérer à la secte qui leur plaisait. Loin de poursuivre les hérésiarques, on les vénérait. Ils avaient le droit d'acquérir des terres, de cultiver leurs champs et leurs vignes. Ils possédaient de vastes maisons, où ils prêchaient en public, et des cimetières à eux, où ils enterraient solennellement leurs adeptes. Dans certaines villes, ils jouissaient même d'une situation privilégiée : l'administration municipale ou seigneuriale les exemptait du guet et de la taille. Quand en faisait route avec eux, nulle attaque à redouter : on était couvert par le respect qu'ils inspiraient. Au moment de la mort, beaucoup de propriétaires et de bourgeois léguaient aux ministres qui venaient les assister, leur lit, leurs vêtements, leur argent. L'étiquette religieuse a beau varier : les pratiques ne changent pas. Un jour, l'évêque d'Albi est
appelé au chevet d'un de ses parents, un châtelain, Guillaume-Pierre de
Brens. Faut-il partager mon héritage entre mes deux fils ou le laisser
indivis ? lui demande le moribond. — La
division vaut mieux, répond le prélat, comme
garantie de paix entre vos héritiers. L'autre promet de suivre ce conseil
; et l'évêque alors de le questionner pour savoir dans quel monastère il
désirait être enseveli. Ne vous inquiétez pas de ceci, répond Brens, mes
dispositions sont prises. — Dites
toujours, insiste l'évêque. — Je veux que mon corps soit transporté chez les Bonshommes
(c'est-à-dire chez les hérétiques). Indignation de l'évêque ; il déclare qu'il ne le permettra
pas. Ne vous mettez pas en peine, continua l'autre, si l'on s'opposait à
mes volontés, je me traînerais chez eux à quatre pattes[1]. L'évêque laissa cet homme comme abandonné de Dieu, sachant
qu'il ne pourrait pas l'empêcher d'agir comme il lui plaisait. Voilà quelle
était, chez nous, la puissance de l'hérésie. Un évêque n'était pas en état de
la réprimer, même chez un parent, chez un sujet. A Lombers, près d'Albi, habitait un fameux hérésiarque, Sicard le Cellerier. Le même évêque d'Albi se trouvait dans ce bourg, lorsque les chevaliers et les bourgeois le prièrent d'avoir avec Sicard un de ces colloques où les représentants des deux religions débattaient la vérité de leur doctrine. L'évêque d'abord s'y refusa, prétextant que ce pécheur endurci ne reconnaîtrait jamais son erreur. Mais les habitants d'insister, et l'évêque, pour n'être pas accusé de fuir la lutte, se résigna. Au fond, les gens de Lombers pensaient que la confusion serait pour lui, et non pour son adversaire. Sicard, lui dit l'évêque, vous êtes mon diocésain : vous
résidez sur mon territoire ; vous devez donc me rendre compte de votre
croyance. Aux questions que je vais vous poser répondez simplement par oui ou
par non. — Soit, dit Sicard. — Croyez-vous
qu'Abel, la victime de Caïn, que Noé, survivant du déluge, Abraham, Moïse et
les autres prophètes antérieurs au Christ, puissent être sauvés ?
— Aucun d'eux n'est sauvé, répond l'hérésiarque. — Et mon parent, Guillaume-Pierre de Brens, qui vient de
mourir ? — Oui, celui-là est sauvé
parce qu'il est mort dans notre foi.
Alors l'évêque : Il vous est arrivé, Sicard, ce qui advint à Guillaume de
Saint-Marcel, un médecin de mon diocèse, fraîchement débarqué de Salerne. Mis
en présente de deux malades, il pronostiqua que l'un mourrait la nuit
prochaine et que l'autre guérirait. Ce fut précisément l'inverse qui se
produisit. — Je vois, dit le
médecin, que j'ai lu mes livres tout de travers. Je vais retourner à
l'Université, pour refaire ce que j'avais mal fait. — Vous de même, Sicard, vous avez mal lu nos livres, puisque
vous condamnez ceux que l'Écriture et Dieu ont absous, et que vous promettez
le salut à un homme qui a toujours vécu de méfaits et de rapines. Donc, il
est nécessaire de vous renvoyer à l'école pour apprendre à lire correctement.
Cela dit, l'évêque s'en alla et Sicard resta muet et
confus. Néanmoins l'autorité épiscopale fut impuissante à l'empêcher de vivre
là où il s'était fixé. Ces conférences contradictoires entre théologiens faisaient au peuple l'effet d'un tournoi passionnant. Il en suivait avec curiosité les péripéties et marquait les coups. A Carcassonne, en 1204, on vit catholiques et cathares se livrer à une joute prolongée sous les yeux des légats du pape et du roi Pierre H d'Aragon qui adjugea la victoire aux champions de l'ancienne croyance. S'imagine-t-on de pareils spectacles dans la France du Nord ? Là, les évêques et la foule, au lieu de discuter avec l'hérétique, se hâtaient de le faire disparaître. Le Midi le laissait parler, agir, organiser même sa religion. En 1167, l'hérésie avait tenu ses assises solennelles, une réunion d'évêques albigeois et étrangers, à Saint-Félix-de-Caraman. Sous la présidence d'un personnage venu de l'empire grec, elle y régla, sans être inquiétée, des questions de discipline intérieure et de cadres administratifs. Il semblerait que les villes et les campagnes fussent, dès
lors, peuplées de sectaires. En 1177, le comte de Toulouse, Raimon V, jette le
cri d'alarme et signale au chapitre général de Cîteaux l'effrayant développement
de la religion nouvelle : Elle a pénétré partout.
Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la
femme, le fils et le père, la belle-fille et la belle-mère. Les prêtres
eux-mêmes cèdent à la contagion. Les églises sont désertes et tombent en
ruines. Pour moi je fais tout le possible pour arrêter un pareil fléau : mais
je sens mes forces au-dessous de cette tâche. Les personnages les plus
importants de ma terre se sont laissés corrompre. La foule a suivi leur
exemple et abandonné la foi, ce qui fait que je n'ose ni ne puis réprimer le
mal. La question du nombre des dissidents, à la veille de la guerre des Albigeois, est de celles que l'histoire ne résoudra jamais avec certitude. Les catholiques ont exagéré ce nombre à dessein pour justifier l'œuvre de proscription : leurs adversaires, pour rendre les proscripteurs plus odieux, ne voient dans les hérétiques du Languedoc qu'une minorité infime. S'ils avaient été quantité tellement négligeable, la papauté n'eût pas déchaîné la moitié de la France sur l'autre moitié : il faut mesurer le danger à l'effort fait pour y porter remède. Les Albigeois se trouvaient peut-être en majorité dans certains bourgs du Languedoc maritime, point de départ de la secte. Mais l'ardeur et la rapidité de leur propagande, l'inertie des pouvoirs publics, l'appui qu'ils trouvaient dans les hautes classes, les rendaient partout si redoutables que l'Église, à la fin, se crut obligée d'agir et se défendit. Deux courants d'opposition religieuse avaient convergé sur la France du Midi : l'un, indigène l'autre, étranger. Certaines doctrines, nées spontanément dans le milieu français, sortaient du progrès naturel de la réflexion et de la raison, du besoin d'ascétisme, du désir de mettre le système religieux en harmonie avec les scrupules de la conscience morale. Réformes orientées vers un christianisme supérieur, elles n'apportent rien de positif et se traduisent par des négations. Elles ne veulent pas détruire l'Église, mais la purifier en la ramenant à ses origines. Tel fut le rêve du marchand lyonnais, Pierre Valdo, dont les disciples étaient connus du, peuple sous le nom de Pauvres de Lyon. Le valdisme de la première heure se contentait de prêcher la pauvreté et la lecture de la Bible. Pendant longtemps le clergé du Midi le toléra et permit même à ses adhérents de lire et de chanter dans les églises. On les laissait mendier de porte en porte, et les gens compatissants, tout en restant bons catholiques, leur donnaient l'hospitalité. Ces adeptes de la pauvreté volontaire, qui marchaient presque pieds nus et portaient une robe de moine, n'excitaient que la sympathie. Mais peu à peu les tendances radicales de leur prédication s'accentuèrent : à force de simplifier le catholicisme, ils en vinrent presque à le supprimer. Ils devaient finir par nier le culte des saints, le purgatoire, la transsubstantiation, la nécessité d'un sacerdoce et d'un épiscopat, d'une hiérarchie constituée par l'ordination et le sacre. Ils voulaient réduire le culte à la prédication, à la prière, à la lecture de l'Évangile et des livres saints, mis à la portée de tous par des traductions en langue vulgaire. Ils attribuaient enfin à tout croyant en état de sainteté, le pouvoir de confesser et d'absoudre. Si les Vaudois enlevaient à l'Église la richesse, le pouvoir politique, cette enveloppe matérielle dont le moyen âge l'avait revêtue et comme étouffée, ils entendaient d'autant plus rester chrétiens et même posséder seuls la vérité du christianisme. Loin de vouloir que leur croyance fût confondue avec celle des Albigeois, ils se posèrent, tout d'abord, en adversaires déclarés des cathares. Les hérétiques ne s'entendaient pas entre eux, écrit Guillaume de Puylaurens ; tous cependant étaient d'accord pour supplanter la foi catholique : mais les Vaudois, en particulier, prêchaient violemment contre tous les autres. Pierre des Vaux de Cernai, l'historien de Simon de Montfort, et les orthodoxes de son temps surent très bien aussi les mettre à part. Les Vaudois étaient mauvais mais, par comparaison, beaucoup moins pervers que les autres. Leur doctrine avait de nombreuses similitudes avec celle que nous professons ; elle n'en différait que sur quelques points. Ceci explique pourquoi le valdisme, pendant les trente dernières années du XIIe siècle, se répandit si vite et si loin de son lieu d'origine. On le rencontrait dans la vallée du Rhône, dans les Alpes, en Lorraine, dans la région maritime et pyrénéenne du Languedoc, en Lombardie, en Catalogne et jusqu'en Aragon où il fit concurrence au catharisme. Beaucoup de catholiques devinrent Vaudois, parce qu'ils pensaient ne s'écarter que très peu de l'ancienne religion. Il est vrai que, dans la pratique, les adversaires de l'hérésie prenaient rarement la peine de distinguer. En temps de guerre, et devant le bûcher, la différence des religions ennemies s'effaçait. Dans la masse des victimes que fera la croisade d'Innocent III, il y aura peut-être autant de Vaudois que de cathares ou d'Albigeois proprement dits. Le catharisme venait de loin. D'origine orientale, il s'était constitué chez les Gréco-Slaves de la péninsule des Balkans, surtout chez les Bulgares. De là il avait gagné la Bosnie, la Dalmatie, et par les ports de l'Adriatique, l'Italie du nord. Dès le commencement du XIe siècle, il était apporté en France par des étudiants et des marchands, véhicules ordinaires de l'hérésie. Les Italiens fréquentaient les grandes écoles françaises, les foires de Champagne, de Picardie et de Flandre. Par eux, la croyance nouvelle s'infiltra d'abord sporadiquement dans la plupart des villes populeuses de la France du nord, Orléans, Châlons, Reims, Arras, Soissons. Mais elle conquit aussi, par masses plus considérables, la région du Bas-Languedoc et de la Provence. A Montpellier, à Narbonne, à Marseille, se formèrent les premiers groupes des prédicateurs de la secte. De là ils se rendirent de marché en marché, de château en château, rayonnèrent jusqu'aux Pyrénées, jusqu'à Toulouse et à Agen. Plaçant leur croyance en même temps que leur marchandise, ils convertissaient seigneurs, bourgeois et paysans. Un des plus violents adversaires de l'hérésie, Luc, évêque de Tuy, leur lance cette apostrophe railleuse : Est-ce que vous trouvez, dans le Nouveau Testament, que les apôtres couraient de foire en foire pour trafiquer et gagner de l'argent ? La religion ainsi colportée n'était pas un système d'épuration du catholicisme, mais une croyance positive, fondée sur un principe radicalement contraire à celui de la doctrine chrétienne. Le dualisme, au lieu du monothéisme : un Dieu bon, créateur de tout ce qui est esprit et de tout ce qui est bien, juxtaposé à un Dieu mauvais, auteur des corps et de la matière, du mal physique et moral. Tout ce qui est matériel, pour le cathare, est détestable. Le contact avec la chair constitue l'impureté, la déchéance, le péché mortel. Dans une telle croyance, la perfection, c'est d'agir en pur esprit. L'albigéisme condamne, en théorie, le mariage, la procréation, la famille. Poussé à ses conséquences extrêmes, il ne laisse subsister que des individus dont chacun est à lui-même son centre et son but. En fait, ces principes essentiels ont été appliqués par les esprits logiques de la secte, ceux qui la dirigeaient et qu'on appelait les parfaits, une petite minorité, sans doute, mais agissante et convaincue. Cette élite fournissait au catharisme ses évêques et ses prêtres, les prédicateurs vêtus de noir : elle maintenait dans la masse des fidèles, des croyants, l'enthousiasme de la foi. Nul doute qu'un pareil système religieux, survivance du manichéisme ancien, ne fût, au point de vue philosophique, inférieur au christianisme. Le dogme de la dualité divine, sur lequel ici tout reposait, résolvait d'une façon par trop simpliste la question des rapports de l'âme et du corps et celle de l'existence du mal. Tandis que la spéculation chrétienne essaye de concilier ce qui est lié en réalité, l'idée du parfait et de l'absolu avec le fait du mal, l'esprit avec la matière, le catharisme trouve plus commode de les séparer complètement. Au point de vue pratique, il affaiblissait plutôt le lien social, car il exagérait encore les tendances excessives du moyen âge : l'abus de la mortification, le mépris absolu de la chair, l'admiration pour la vie de l'anachorète ou du moine cloîtré. Dans les procès-verbaux.de l'Inquisition dressés au milieu du XIIIe siècle, mais qui se réfèrent souvent à des faits bien antérieurs, ce n'est pas seulement le fanatisme de l'inquisiteur qui étonne, c'est aussi celui de l'enquêté ; c'est l'opposition des apôtres cathares aux instincts les plus puissants de la nature de l'homme. Ceux qu'ils font entrer dans la secte pour y jouer un rôle actif, doivent quitter parents, enfants, mari ou femme. Tenus de suivre un compagnon ou une compagne qu'on leur désigne, ils se condamnent au célibat et à l'abstinence perpétuels. Ils sortent de la vie sociale et n'y touchent que pour la prédication et la propagande. Beaucoup de parfaits professent impitoyablement qu'il faut, pour être sauvé, appartenir à leur église ; que ceux qui restent en dehors sont des démons ; que cela est vrai même de l'enfant en bas âge, même de celui qui est dans le sein de sa mère, produit impur du péché. Et l'on entend parfois le cri du sentiment maternel qui éclate. Pourquoi ai-je perdu tous mes fils ? demande un jour un témoin, une femme, à deux hérétiques qui lui avaient dit être des amis de Dieu, c'est-à-dire des parfaits. Parce que tous vos fils étaient des démons, répondent-ils. Et la femme ne voulut plus, dès lors, écouter leur prédication. Ailleurs un mari reproche à sa femme de ne pas adhérer à l'hérésie, comme tout le monde le faisait dans leur village, et il tente vainement de la contraindre. Celle-ci s'obstine à éviter les hérétiques : ne lui ont-ils pas déclaré qu'elle était enceinte d'un démon ? Mon mari, dit-elle aux inquisiteurs, m'a souvent injuriée et battue parce que je ne voulais pas les aimer. Le fanatisme albigeois se décèle par un autre excès : l'aspiration du croyant à la mort quand il avait reçu, par l'acte solennel appelé le consolamentum, l'espèce de baptême in extremis qui lui assurait le salut. On voyait alors des malades, heureux d'être en état de grâce, se laisser mourir de faim, de leur propre mouvement ou par le conseil d'un ministre. Et quand l'instinct de conservation se révoltait, les parents étaient là pour le dompter. Pendant deux jours, raconte une femme citée en témoignage, ma fille me refusa à manger et à boire, ne voulant pas que je perdisse le bénéfice du sacrement qui m'avait été conféré. Le troisième jour seulement, je pus me procurer de la nourriture et je fus guérie. Comment cette religion, si différente par sa base du catholicisme, si portée à violenter l'instinct humain, si opposée, en tout cas, au tempérament sensuel et tolérant des Méridionaux, a-t-elle pu faire, parmi eux, tant de prosélytes ? C'est que l'ascétisme rigoureux qui dérivait du principe cathare n'était obligatoire que pour le petit nombre des parfaits. On ne l'imposait pas, et pour cause, à la masse des adhérents. Ceux-ci devaient, sans doute, imiter les chefs autant que possible et se rapprocher de leur idéal : mais, par tolérance, on les laissait se marier, fonder une famille et vivre de la vie commune. II leur suffisait, pour être sauvés, de recevoir le consolamentum à l'heure de la maladie ou du danger. Une simple imposition des mains, un Pater noster, et ils tenaient le paradis. C'est par là que le moine des Vaux de Cernai, tout en calomniant les sectaires qu'il déteste, explique le succès de leur propagande. Ceux des hérétiques qu'on appelle croyants continuent à vivre dans le siècle. Bien qu'ils n'arrivent pas à mener l'existence des parfaits, ils espèrent cependant être sauvés par leur foi. Ces croyants s'adonnent à l'usure, au vol, à l'homicide, au parjure, à tous les vices de la chair : ils pèchent avec d'autant plus de sécurité et d'entrain qu'ils n'ont pas besoin de confession et de pénitence. Il suffit qu'à l'article de la mort ils puissent dire l'oraison dominicale et recevoir l'Esprit. D'ailleurs les cathares s'adressaient à certains sentiments, toujours vivaces dans la foule, en excitant, chez les pauvres, l'aversion pour un clergé riche et indifférent aux misères sociales. L'école hérétique du Périgord enseignait que l'aumône ne vaut rien parce que personne ne doit rien posséder en propre. On avait soin de rappeler que, dans l'Église primitive, aucun chrétien ne pouvait être plus riche qu'un autre et que tout était mis en commun pour le bien de tous. A certains égards, la communauté des parfaits albigeois ne reconnaissait pas la propriété individuelle : l'argent reçu des fidèles, par donation ou par legs, était versé à la masse et consacré au soulagement des déshérités. Veux-tu sortir de ton état misérable ? disaient-ils au pauvre, viens à nous, nous aurons soin de toi et tu ne manqueras de rien. Le catharisme avait d'autres moyens de séduction. Pas de purgatoire (les prières ne peuvent rien pour les morts) et pas d'enfer. L'enfer, pour les Albigeois, le lieu de pénitence et de punition, c'est la terre, la vie corporelle dans le monde visible. Après un passage plus ou moins long à travers les enveloppes charnelles, toutes les âmes finissent par être sauvées. On comprend ce qu'une telle perspective avait d'engageant pour la foule. Elle ne se demandait pas comment la théorie sur le bonheur éternel réservé à tous pouvait se concilier avec la croyance aux démons, et avec la négation du salut pour ceux qui n'étaient pas de la secte. Il suffisait de penser qu'en se faisant cathare, on échappait à l'éternité des peines et que, d'autre part, on épargnait à sa raison le tourment des mystères insondables. La religion des Albigeois n'admettait pas la Trinité. Le Christ, pour elle, n'était qu'une créature, un ange de premier ordre, et le Saint-Esprit, le chef des intelligences célestes. Les difficultés dogmatiques, l'Incarnation, la Résurrection, l'Ascension du Christ, disparaissaient, puisque Jésus ne s'était pas fait chair et n'avait qu'une humanité apparente. La Vierge aussi n'était qu'un ange et non la véritable mère du Fils de Dieu. Enfin le cathare n'avait pas à rechercher comment, au Jugement dernier, les corps dissous et anéantis pourraient se retrouver intacts : il croyait que les âmes seules devaient ressusciter. Même l'élément le moins chrétien de la religion nouvelle, l'existence d'un dieu mauvais, ne répugnait pas autant qu'on pourrait le croire à l'intelligence des masses catholiques. On sait quelle place le diable occupait dans leur imagination, quelle puissance elles lui attribuaient et comme elles croyaient facilement à son intervention fréquente. Mais la propagation du catharisme fut d'autant plus rapide que ses prédicateurs, au lieu d'insister sur les caractères exotiques de leur croyance, s'empressaient de faire ressortir sa connexité avec l'ancienne foi. Ils se rattachaient de toutes leurs forces au christianisme et protestaient contre l'accusation d'hérésie. A les entendre, c'était le catholicisme qui s'écartait de la véritable tradition chrétienne ; ils ne faisaient, eux, que rétablir le culte et les doctrines de l'Église primitive. On niera difficilement, en effet, l'analogie frappante des cérémonies cathares avec celles de la liturgie chrétienne des premiers siècles. Les sectaires s'appuyaient sur le Nouveau Testament pour combattre le catholicisme dégénéré : ils pratiquaient la morale du Christ et croyaient, eux aussi, qu'il avait été envoyé sur terre pour délivrer les âmes. S'ils voyaient surtout dans l'Ancien Testament l'œuvre de Satan, ils en prenaient cependant ce qui leur convenait, en l'interprétant par symboles : ainsi ils conservaient les livres sacrés des catholiques. Ils gardaient aussi leurs grandes fêtes religieuses, Noël, Pâques, la Pentecôte ; ils pratiquaient une sorte de confession, l'appareillamentum, qui n'était que la confession publique des premiers chrétiens ; ils s'étaient même donné une organisation hiérarchique, des prêtres et des évêques, avec des circonscriptions diocésaines délimitées à peu près comme celles de l'ancien clergé. Il ne leur manquait que le pape. L'adepte de la religion albigeoise pouvait avoir l'illusion qu'après tout, en délaissant la foi de ses pères, il ne changeait pas si complètement de milieu, de tradition et d'habitudes. Ajoutons l'impression faite sur la foule par la vie austère des parfaits, et la comparaison qui s'imposait avec le genre d'existence des prélats de l'Église romaine. Sans doute, si élevé que soit son idéal, toute société humaine a ses tares, brebis galeuses et mauvais bergers. Il résulte des procès-verbaux de l'Inquisition que certains ministres du catharisme abusaient de leur situation pour extorquer de l'argent aux malades, ou pour séduire leurs paroissiennes. Mais jamais ces témoignages ne font mention des orgies nocturnes que la foule avait l'habitude de reprocher aux partisans de l'hérésie. Ils mettent au contraire hors de doute la chasteté rigide des apôtres cathares, leurs précautions méticuleuses pour éviter jusqu'à l'apparence de tout contact avec la femme. Ceux des contemporains d'Innocent III que la haine n'aveuglait pas, ont reconnu d'eux-mêmes la haute moralité de la secte. Un jour, après avoir entendu la prédication de l'évêque de Toulouse, Foulque ou Folquet de Marseille, un chevalier languedocien qui avait adhéré au catharisme s'écria : Nous n'aurions jamais cru que l'Église romaine eût de si fortes raisons à opposer à nos ministres. — Pourquoi, répliqua l'évêque, ne reconnais-tu pas qu'ils sont dans l'impossibilité de répondre à mes objections ? — Mais nous le reconnaissons, dit le chevalier. — Alors, reprit Foulque, pourquoi ne les chassez vous pas de votre terre ? — Nous ne le pouvons pas, répondit l'autre. Nous avons été élevés parmi eux : plusieurs de nos proches vivent avec eux, et nous sommes obligés d'avouer qu'ils se conduisent très honnêtement. La diffusion de l'hérésie albigeoise s'explique donc par sa nature même et par le caractère de ceux qui la propagèrent : mais l'état social du pays favorisa singulièrement le travail du prédicateur. Quand la semence tomba, le terrain était préparé. La première chance des hérétiques fut de n'avoir devant
eux qu'un clergé dépourvu d'influence morale et profondément discrédité. Les laïques, dit Guillaume de Puylaurens, avaient si peu de respect pour leurs curés qu'ils les
mettaient au même niveau que les Juifs. Au lieu de dire en jurant : J'aimerais
mieux être Juif que de faire telle chose, ils disaient : J'aimerais
mieux être curé. Quand les prêtres se montraient en public, ils avaient
soin de dissimuler leur tonsure. Il est très rare que les chevaliers de notre
pays vouent leur fils au cléricat. Dans les églises où ils perçoivent la dîme
(en vertu de leur droit de patronage), ils présentent pour la cure le fils de leur fermier ou
de leur sergent. Et ainsi les évêques sont obligés de donner l'ordination aux
premiers venus. Évêques et abbés ne vivaient guère plus régulièrement que les simples prêtres. Les conciles de la France méridionale leur ordonnent de porter la tonsure et le vêtement de leur ordre. Ils leur défendent de mettre des fourrures de luxe, d'user de selles peintes et de freins dorés, de jouer aux jeux de hasard, d'aller à la chasse, de jurer et de souffrir qu'on jure autour d'eux, d'introduire à leurs tables histrions et musiciens, d'entendre les matines dans leur lit, de causer de frivolités pendant l'office et d'excommunier à tort et à travers. Ils doivent ne pas quitter leur résidence, convoquer leur synode au moins une fois par an et, dans leurs visites diocésaines, ne pas mener avec eux une suite trop nombreuse, charge accablante pour ceux qui les reçoivent. Défense leur est faite de recevoir de l'argent pour conférer les ordres, pour tolérer le concubinat des prêtres, pour dispenser des bans de mariage, pour éviter les peines d'Église aux coupables. Défense enfin de se faire payer pour célébrer des mariages illicites et casser des testaments légaux. Cette liste des abus prohibés est par elle-même un tableau
de mœurs. Qu'on y joigne les aveux du moine-chroniqueur, Geoffroi de Vigeois,
les sarcasmes de certains troubadours, comme Pons de la Garde et Gaucelm
Faidit, surtout les accusations contenues dans les lettres mêmes d'Innocent
III, et l'on pourra juger à bon escient la conduite habituelle des prélats de
langue d'oc. Il suffit de voir en quels termes ce pape a parlé du clergé de
la Narbonnaise et de son chef, l'archevêque de Narbonne, Bérenger II. Des aveugles, des chiens muets qui ne savent plus aboyer,
des simoniaques qui vendent la justice, absolvent le riche et condamnent le
pauvre. Ils n'observent même pas les lois de l'Église : ils cumulent les
bénéfices et confient les sacerdoces et les dignités ecclésiastiques à. des
prêtres indignes, à des enfants illettrés. De là l'insolence des hérétiques :
de là le mépris des seigneurs et du peuple pour Dieu et pour son église. Les
prélats sont dans cette région la fable des laïques. Mais la cause de tout le
mal est dans l'archevêque de Narbonne. Cet homme ne connaît d'autre Dieu que
l'argent ; il n'a qu'une bourse à la place du cœur. Depuis dix ans qu'il est
en fonction, il n'a pas visité une fois sa province, pas même son propre diocèse.
Il s'est fait donner cinq cents sous d'or pour consacrer l'évêque de
Maguelonne et lorsque nous lui avons demandé de lever des subsides pour le
salut des chrétiens d'Orient, il a refusé de nous obéir. Quand une église
vient à vaquer, il s'abstient de nommer un titulaire afin de profiter des
revenus. Il réduit de moitié le nombre des chanoines de Narbonne pour
s'approprier les prébendes, et retient de même, sous sa main, les
archidiaconés vacants. Dans son diocèse, on voit les moines et les chanoines
réguliers jeter le froc, prendre femme, vivre d'usure, se faire avocats,
jongleurs ou médecins. Compromise par l'indignité de ses propres membres, l'Église méridionale était encore affaiblie par les continuelles attaques des barons, acharnés à la dépouiller. La guerre que les nobles faisaient aux clercs, fléau endémique du moyen âge, avait pris dans cette région un caractère d'âpreté haineuse. La féodalité osait tout contre des évêques et des abbés que le respect de la foule ne protégeait pas. A Toulouse, l'évêque est tellement harcelé par la noblesse des environs que, pour faire ses tournées diocésaines, il implore d'elle des sauf-conduits. Ses mules ne peuvent aller sans escorte à la rivière ou à l'abreuvoir, si bien qu'on se résigne souvent à leur faire boire l'eau du puits enfermé dans la maison épiscopale. Que peut le comte de Toulouse pour défendre son évêque ? Lui-même repousse à grand'peine ces vassaux sans cesse insurgés ; et d'ailleurs ce haut suzerain n'agit pas autrement que les autres. Persécuteur de l'abbaye de Moissac, il se fait excommunier, en 1196, par le pape Célestin III pour avoir détruit plusieurs églises dépendant de Saint-Gilles, rançonné les hommes de ce monastère et bâti une forteresse menaçante pour l'abbé. D'un bout à l'autre du Languedoc, l'Église subit les mêmes assauts, Roger II, vicomte de Béziers, saccage l'abbaye de Saint-Pons-de-Tomières (1171), jette en prison l'évêque d'Albi (1178) et trouve plaisant de lui donner comme geôlier un hérétique. En 1197, les moines d'Alet ayant élu un abbé désagréable au tuteur du nouveau vicomte de Béziers, celui-ci met l'abbaye à feu et à sang et incarcère l'élu. Puis, par une fantaisie macabre, il fait installer le cadavre de l'abbé défunt dans la chaire abbatiale jusqu'à ce qu'il ait arraché aux moines l'élection d'une créature à lui. A Pamiers, les gens du comte de Foix, Raimon-Roger, coupent en morceaux un des chanoines de l'abbaye de Saint-Antonin et crèvent les yeux à un autre frère de la même maison. Le comte arrive bientôt après avec ses chevaliers, ses bouffons et ses courtisanes, enferme l'abbé et ses religieux dans l'église où il les laisse trois jours à jeun, et les expulse ensuite, presque nus, du territoire de leur propre ville. Ce chien très cruel, comme l'appelle Pierre des Vaux de Cernai, assiège l'église d'Urgel et n'en laisse que les quatre murs. Avec les bras et les jambes des crucifix, les soldats qui l'accompagnent font des pilons pour broyer les condiments de leur cuisine. Leurs chevaux mangent l'avoine sur les autels : eux-mêmes, après avoir affublé les images du Christ d'un casque et d'un écu, s'exercent à les percer de coups de lances, comme les mannequins qui servent au jeu de la quintaine. Amusements de routiers I La guerre dont le clergé était victime s'exaspérait par l'emploi de ces hordes de bandits. On avait beau les excommunier : ils prenaient un plaisir spécial à souiller les lieux saints et à donner à leurs ravages une saveur de sacrilège. Malgré les prohibitions et les menaces de l'Église, les comtes de Toulouse, de Foix, de Comminges, les vicomtes de Béziers, les seigneurs de Béarn ne pouvaient se passer de leurs services. Chez eux le lien vassalique était si faible ou si peu respecté que les obligations militaires régulièrement imposées par la loi des fiefs n'auraient pas suffi à leur procurer les forces dont ils avaient besoin pour attaquer ou se défendre. Le routier était un mal nécessaire. L'Église ne l'a pas compris et n'a voulu voir dans ces pillards à la solde des nobles que des hérétiques payés pour la détruire, en quoi elle se trompait. Dans quelque partie de la France où il se promenât, le routier, impie par profession, commençait par aller droit aux églises et aux couvents dont les trésors l'attiraient. Le noble, avec ses convoitises brutales, n'était pas le seul ennemi du clerc. Comment les bourgeoisies auraient-elles pu croître et se rendre indépendantes sans déposséder les seigneuries qui t tenaient les villes, évêchés, chapitres et abbayes ? Leurs conflits de juridiction et d'intérêts avec l'Église aboutissaient à des crises aussi violentes. En 1167, les habitants de Béziers, après avoir assassiné leur vicomte, se jettent sur leur évêque et lui cassent les dents. En 1194, les bourgeois de Mende mettent le leur à la porte. En 1195, les gens de Capestang sont excommuniés pour avoir jeté en prison et rançonné l'évêque de Lodève. Et trois ans après, les bourgeois de Lodève, pillaient le palais épiscopal et forçaient le même évêque, le couteau sur la gorge, à leur donner des libertés. Partout où seigneurs et bourgeois guerroyaient avec le clergé, ils accueillaient d'enthousiasme ces gens qui venaient, au nom d'une religion nouvelle ou d'un idéal de moralité supérieure, combattre le catholicisme et travailler à prendre sa place. Le prêcheur cathare ou vaudois se présentait comme un auxiliaire inespéré. Bientôt l'attrait de l'inconnu et le dilettantisme s'en mêlant, il fut de mode, dans le monde féodal et dans les villes, d'afficher le mépris de l'ancien culte et de favoriser le nouveau. Le comte de Foix reste à cheval, la tête haute, devant une procession qui passe avec des reliques. Il vit au milieu des sectaires. Sa femme et l'une de ses sœurs sont vaudoises. En 1204, il se trouvait au château de Fanjeaux, une des places fortes de l'hérésie, entouré d'un groupe de chevaliers et de bourgeois. En sa présence, son autre sœur, Esclarmonde, avec quatre dames nobles de ses amies, se font initier au catharisme par l'évêque Guilabert de Castres. Elles promettent de ne plus manger à l'avenir ni chair, ni œufs, ni fromage, mais seulement de l'huile et du poisson. Elles s'engagent aussi à ne pas mentir, à ne pas jurer, à s'abstenir à perpétuité de tout commerce charnel, et à pratiquer jusqu'à la mort la nouvelle religion. Les hérétiques leur font réciter le Pater noster, leur imposent les mains, puis leur mettent un évangile sur la tête. Après quoi tous les assistants se prosternent devant les ministres qui viennent d'officier et se donnent entre eux le baiser de paix. La scène a été racontée quarante ans plus tard par un témoin de l'Inquisition. Sur le comte de Toulouse, Raimon VI, la chronique
scandaleuse, recueillie avec soin par le moine de Cernai, ne tarit pas. Je veux faire élever mon fils parmi vous, disait-il
aux hérétiques toulousains. Il assurait qu'il donnerait bien cent marcs
d'argent pour qu'un de ses chevaliers pût se convertir à leur croyance. Il
acceptait avec plaisir tous les cadeaux des sectaires ; on le voyait se
prosterner devant leurs ministres, leur demander de le bénir et les
embrasser. Un jour qu'il attendait avec impatience des soldats qui
n'arrivaient pas : Il est clair que c'est le Diable
qui a créé le monde, car rien ne s'y fait comme je le voudrais. Il
affirmait à l'évêque de Toulouse que les moines de Cîteaux ne pouvaient pas
être sauvés parce que leurs ouailles étaient rongées
de luxure. Il osa convier cet évêque à venir la nuit dans son palais
assister au prêche des Albigeois. Un jour qu'il se trouvait dans une église
pendant la messe, il ordonna à son bouffon de mimer les gestes du prêtre, au
moment où celui-ci, tourné vers le peuple, chantait le Dominus vobiscum.
Parlant enfin d'un hérétique qui habitait Castres, mal vêtu et affreusement
mutilé : J'aimerais mieux être cet homme,
dit-il, que me voir nommer roi ou empereur. On citait des faits plus graves. Un hérétique de Toulouse avait souillé l'autel d'une église et commis d'immondes sacrilèges. Il disait tout haut que, lorsque l'officiant à la messe prend l'hostie, son corps n'absorbe qu'un démon. Arnaut-Amalric, le futur directeur de la croisade des Albigeois, alors abbé de Grandselve, demanda à Raimon VI le châtiment de tous ces scandales : Pour des faits de ce genre, lui répondit le comte, jamais je ne poursuivrai un compatriote ! Pierre des Vaux de Cernai croit pouvoir affirmer qu'il avait positivement adhéré à l'hérésie. Il se faisait accompagner dans ses expéditions militaires par des évêques albigeois revêtus d'habits laïques : en cas de blessures graves, il aurait reçu d'eux immédiatement l'imposition des mains. A ces fauteurs d'hérésie on attribuait libéralement tous les vices. Le moine de Cernai voit en Raimon VI un scélérat dont l'immoralité ne recula même pas devant l'inceste, et déverse sur lui un ruisseau d'invectives : Membre du diable, fils de perdition, criminel endurci, boutique à péchés[2]. Certes, ces Méridionaux n'étaient pas des saints. Raimon, comme tous ses pareils, eut des concubines et des bâtards, sans parler de ses cinq femmes légitimes et successives. Mais les seigneurs du Nord menaient-ils une vie plus édifiante ? Eux aussi faisaient une rude guerre à l'Église : seulement, tout en lui volant son temporel, ils respectaient son pouvoir religieux, ses traditions et ses dogmes. L'état d'esprit des barons du Languedoc restait pour la foule catholique une énigme indéchiffrable. Leur tolérance, leur refus de sévir contre la secte. leur entourage bigarré où se coudoyaient juifs, cathares, vaudois et orthodoxes l'étonnaient profondément. Une conversion au catharisme lui semblait la seule explication possible d'un fait aussi extraordinaire. L'erreur des promoteurs de la croisade des Albigeois fut de croire, en effet, que cette féodalité, parce qu'elle patronnait l'hérétique, avait embrassé l'hérésie. Dans la scène de Fanjeaux, tous les assistants prirent part aux cérémonies de l'initiation, sauf à comte de Foix lui-même, réserve significative. Il laissait les siens s'affilier à la secte, mais n'y entrait pas. Raimon VI s'est toujours défendu d'être hérétique et personne (on peut en croire Innocent III) n'a jamais pu le convaincre de l'avoir été. Il comblait les congrégations religieuses : il était surtout l'ami des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem et s'associa même à leur ordre en 1218, déclarant que s'il entrait jamais en religion, il ne choisirait pas d'autre habit que le leur. Des témoignages authentiques établissent qu'il avait fait de sa fille Raimonde une religieuse au couvent de Lespinasse et que, même excommunié, il restait à la porte des églises peur assister, au moins de loin, aux cérémonies saintes. Rencontrait-il sur son chemin un prêtre portant l'eucharistie à un malade ? il descendait de cheval, adorait l'hostie et suivait le prêtre. Lorsque les premiers franciscains arrivèrent à Toulouse, il les réunit, un jeudi saint, dans la maison d'un de ses amis, les servit à table de ses propres mains et poussa le respect de la tradition chrétienne jusqu'à leur laver et à leur baiser les pieds. Instincts héréditaires, indifférence, éclectisme, passion anticléricale, tout peut expliquer les actes contradictoires de ces seigneurs du. Midi. A l'exemple de leurs pères et de leurs grands-pères, ils pillent et dérobent les biens d'Église, ce qui ne les empêche pas, comme eux, d'enrichir des couvents, de fonder des chapelles et de se revêtir de bure quand la maladie s'aggrave et que la mort semble proche. Entre temps, suivant les circonstances et leurs intérêts, ils écoutent les prêcheurs d'hérésie et facilitent leur mission. Ils n'en restent pas moins extérieurement attachés à la religion des ancêtres. Même s'ils n'ont plus la foi ils pratiquent toujours les œuvres, ce qui, pour le moyen âge, était l'essentiel. Beaucoup de ces soi-disant hérétiques firent acte de catholicisme jusqu'au dernier jour de leur vie. Leur attitude équivoque n'en parut que plus dangereuse à ceux qui voyaient la religion nouvelle gagner peu à peu tout le Midi. Guillaume de Puylaurens rejette en partie la responsabilité de cette situation sur l'incurie des souverains de Toulouse qui avaient laissé le mal s'étendre et devenir presque irrémédiable. Mais il incrimine surtout la négligence des prélats du pays, leur inertie voulue ou même leur complicité secrète. Qu'ils se sentissent débordés ou qu'ils fussent pénétrés, eux aussi, des idées contraires à la persécution religieuse, le fait est que les évêques refusaient de faire des enquêtes et de proscrire leurs diocésains. Les pasteurs qui devaient veiller sur le troupeau, dit Puylaurens, se sont endormis : voilà pourquoi les loups gant tout ravagé. |