L'historien Hurter, en terminant son ouvrage sur Innocent III, voulut y insérer le portrait du pape. Il apprit qu'une mosaïque représentant Innocent III avait existé dans le palais Conti, et la fit rechercher ; mais on ne la trouva plus. Faute de mieux, il reproduisit, en tête de la troisième édition de son premier volume, l'image que le cardinal Baronius avait fait graver pour l'édition principale de ses Annales ecclésiastiques. Par malheur, l'Innocent III de Baronius n'était pas plus authentique que les Pharamond et les Clovis de nos vieilles histoires de France. Les auteurs des grandes publications historiques du dix-septième et du dix-huitième siècle n'hésitaient nullement, pour illustrer leur recueil, à y introduire des portraits de fantaisie. On n'avait même pas cherché, dans celui-ci, la vérité archéologique du costume. Il faut rendre à Hurter cette justice qu'il conserva quelque doute sur l'authenticité de la figure de Baronius. Néanmoins il se l'appropria pour deux raisons singulières. La première, c'est que le portrait en mosaïque existant encore à Rome à l'époque de Baronius, il était difficile de croire que le savant cardinal aurait orné son ouvrage d'une figure de fantaisie, quand il y en avait une authentique que tout le monde pouvait voir dans le palais Conti. La seconde, c'est qu'on retrouvait dans l'image des Annales ecclésiastiques les trois principaux caractères qui convenaient à la physionomie d'Innocent III : la clarté, la fermeté et l'affabilité. Il pense donc que cette image a été copiée sur le portrait du palais Conti. Or ce portrait original qu'au temps d'Hurter on croyait perdu, a été retrouvé de nos jours : c'est le fragment de mosaïque dont nous allons parler en premier lieu. Et il n'y a aucun rapport entre cette figure et celle du recueil de Baronius : il est même difficile que deux portraits soient plus différents. 1° La mosaïque des Conti.La famille Conti l'avait fait transporter dans la chapelle de la villa Catena qu'elle possède près de Poli (entre Tivoli et Palestrina) et qui est aujourd'hui la propriété du duc Torlonia. M. Stevenson l'a reproduite en phototypie dans l'ouvrage intitulé : Al summo pontifice Leone XHI omaggio jubilare della Bibliotheca Vaticane, Roma, 1888. Les éditeurs de la seconde édition italienne de l'Histoire de Rome au moyen âge, de Gregorovius, l'ont donnée à leur tour en 1900. Il est certain que ce portrait est contemporain d'Innocent III et qu'il a même été exécuté par son ordre. Il faisait partie de la mosaïque célèbre qui, depuis le quatrième siècle, ornait l'abside de l'ancienne basilique de Saint-Pierre de Rome. Cette mosaïque, qui datait de Constantin, dut être réparée plusieurs fois, notamment au commencement du treizième siècle, sous Innocent III. Ce pape en renouvela la partie inférieure et y intercala son portrait et son nom. Un dessin de Bartoli, que Müntz a reproduit, montre, avec plus ou moins d'exactitude, l'image d'Innocent, debout, le bras étendu, et, à droite, l'inscription Innocentius papa III. L'autre personnage, comme l'indique aussi une inscription, représente l'Eglise romaine. La mosaïque absidale de Saint-Pierre a disparu dans les travaux de démolition de l'ancienne basilique. Le pape Clément VIII en fit seulement détacher, en 1590, le buste d'Innocent III qu'il donna à la famille Conti. 2° La miniature du registre du Vatican.Une autre représentation contemporaine d'Innocent III, que Hurter n'a pas connue davantage, a été publiée pour la première fois par le cardinal Pitra. C'est une miniature qui se trouve au folio 49 du deuxième registre des lettres d'Innocent III, conservé aux archives du Vatican. Le cardinal en a donné une chromolithographie. Elle représente le chancelier Jean, cardinal de Sainte-Marie in via Lata, entré en fonctions en 1203, offrant à Innocent, avec le concours de deux scribes, Raoul et Mathieu, le sixième et le septième livre des lettres pontificales. Les scribes apparaissent prosternés sous les pieds du pape. Celui-ci porte la tiare conique à bouton avec une simple couronne à pointes. Le pallium avec les grandes croix est ici tout à fait en évidence ; seulement le miniaturiste les a peintes en bleu. Innocent est revêtu de la chasuble ronde relevée, et il bénit de la main droite, avec trois doigts étendus. De la gauche, il tient un phylactère où sont écrits ces deux vers : Sic pueri ; nostra vobis benedictio prosit. — In fructu vite presentis, ut auxilietur. Oui, mes enfants, que notre bénédiction vous soit profitable : qu'elle vous aide à jouir de la vie présente. Cette miniature a été reproduite en phototypie, avec la page entière du manuscrit, dans la publication collective des archivistes du Vatican (Spécimens paléographiques des registres des archives du Vatican, 1888). Elle occupe toute la marge, à gauche de deux lettres du 20 et du 24 février 1203. MM. Goyau, Pératé et Paul Fabre l'ont également insérée dans leur ouvrage sur le Vatican, publié en 1895. L'opinion des savants compétents est que les registres d'Innocent III, s'ils ne sont pas, à proprement parler, les originaux mêmes de la chancellerie, doivent avoir été rédigés (et notamment celui qui contient cette miniature) à l'époque d'Innocent III. Nous avons peut-être ici, écrit le cardinal Pitra, le seul portrait authentique de ce pape. Il s'y présente dans la fraiche majesté de ses quarante-deux ans (en 1203). Le seul, l'assertion est inexacte, mais encore s'agit-il vraiment ici d'un portrait ? Il suffit de constater que le miniaturiste a donné la même physionomie, ronde et poupine, à tous les personnages de sa vignette. Le cardinal-chancelier n'a pas l'air moins jeunet que le pape, et les deux notaires sont de vrais gamins. L'intérêt historique de cette miniature tient beaucoup moins à la figure d'Innocent III qu'à son costume. Müntz, dans son mémoire sur la Tiare pontificale à travers les âges, en a tiré profit à ce point de vue. 3° La fresque de Subiaco.Des trois églises superposées qui constituent le sanctuaire du prieuré de la grotte ou du Sacro speco, à Subiaco, celle du milieu renferme une peinture représentant Innocent III. Le 1er septembre 1202, le pape avait donné aux moines de la grotte une rente de six livres à percevoir sur la chambre de Saint-Pierre, c'est-à-dire sur le trésor pontifical. Revenu au Latran, il décida, le 24 février 1203, que cette rente serait constituée sur le revenu de Castel Portiano, domaine situé entre Rome et Ostie. Le prieur du Sacro speco était alors un certain Jean qui devint abbé de la grande abbaye de Sainte-Scholastique de Subiaco, sous le nom de Jean VI. A côté de l'escalier qui conduit de l'église du milieu à la grotte, on voit le diplôme pontifical de 1203 peint sur le mur en beaux caractères majuscules, et au-dessus l'effigie du donateur : Innocent III écrit le diplôme d'une main et, de l'autre, il fait le geste de l'offrir à un moine qui est évidemment le prieur Jean. De l'autre côté de l'escalier est peinte une Vierge que deux anges vénèrent à genoux, et au-dessous on lit : Magister Conxolus pinxit hoc opus. Il y a toute apparence que le peintre Consolo est aussi l'auteur du portrait d'Innocent III. Ce portrait est assez caractéristique. Ici encore le pape a une figure juvénile. La tiare, en étoffe blanche damassée, est surmontée de la houppe et cerclée dans le bas. Le pallium blanc aux croix rouges n'est pas disposé comme dans la miniature du Vatican. La bande longue est rejetée sur l'épaule gauche. Le peintre n'a pas oublié d'inscrire à droite et à gauche le nom et la qualité du personnage. Tous les historiens ; voyageurs et critiques d'art qui ont parlé de cette peinture jusqu'en 1895 avaient considéré comme probable qu'elle était l'œuvre de Consolo (lequel n'est connu d'ailleurs que par ses fresques du Sacro speco), et qu'elle lui avait été commandée par l'abbé de Subiaco, Jean VI. Celui-ci ayant bénéficié de la bulle de 1203 et de la présence d'Innocent III au prieuré, avait voulu en conserver le souvenir par un monument durable. En 1895, la fresque photographiée fut reproduite dans l'ouvrage de MM. Goyau, Pératé et Fabre sur le Vatican et attribuée par eux au quatorzième siècle. Müntz, dans son mémoire ; sur la Tiare, emprunte cette même photographie à l'ouvrage de Goyau et accepte la même détermination chronologique. Mais ni lui ni Goyau n'ont dit pourquoi ils s'écartaient de l'opinion consacrée. Pour notre part, nous ne voyons, ni dans les caractères de la peinture, ni dans ceux de l'écriture de la bulle de 1203, aucune raison décisive de croire que la fresque n'appartient pas au premier quart du treizième siècle, c'est-à-dire à l'époque même d'Innocent III. Il est a priori peu vraisemblable (nous ne disons pas impossible) qu'on eût attendu jusqu'au quatorzième siècle pour perpétuer le souvenir de la libéralité de ce pape : l'intéressant était de le faire du vivant même de celui à qui on la devait. D'ailleurs, l'étude la plus récente que nous connaissions sur les peintures de Subiaco est un article de M. William Croke, daté de 1898. L'auteur y fait avec compétence l'histoire de cette renaissance très primitive de la peinture italienne telle qu'elle s'est manifestée, au douzième siècle et au commencement du treizième, dans les sanctuaires de Subiaco, et il ne doute pas que la fresque de Consolo n'ait été peinte avant 1217, époque de la mort de Jean VI. Tout ce qu'on pourrait dire, avec Crowe et Cavalcaselle, c'est que la fresque a été retouchée sur certains points, ou du moins que les couleurs en ont été ravivées. En somme, le caractère même de la fresque de Subiaco et les circonstances historiques qui en ont été l'origine permettent de lui accorder une certaine importance. Cette peinture et le fragment de mosaïque nous paraissent être les seuls documents iconographiques dont les historiens soient véritablement autorisés à tirer profit. |