Réformes d'Innocent III. — La vénalité de la cour de Rome. Les dépenses du pape. — Les palais du Latran et du Vatican. Constructions d'Innocent III à Rome et hors de Rome. — Les marbriers romains et les églises cisterciennes. — Le tribunal d'Innocent III. — Le procès d'Evesham et les audiences du pape. — Procès d'Andre et de Charroux. — Un plaideur, Gérald de Barri. — L'office de consultations et l'oracle du Latran. — Innocent III casuiste : problèmes juridiques et cas de conscience. — L'esprit d'équité et de tolérance au sommet de la hiérarchie. Les pages qui précèdent ont donné le spectacle des difficultés de toute nature au milieu desquelles Innocent III n'a cessé de se débattre pour fonder, à Rome et dans son propre pays, la domination temporelle des papes. Par la diplomatie et même par les armes il a voulu faire l'unité italienne, mais au profit exclusif du Saint-Siège. Sans avoir échoué sur tous les points, il n'a pu réaliser que partiellement son programme politique. Était-ce insuffisance d'activité et d'énergie ? Non, mais impossibilité de vaincre les obstacles que lui opposaient la nature physique de l'Italie et surtout l'invincible répugnance des hommes de ce temps à subir la maîtrise d'un pouvoir religieux. Pour montrer Innocent III dans son cadre italien, il ne suffit pas, d'ailleurs, d'avoir rappelé ses paroles et ses actes d'homme d'État. Il faut encore le considérer dans ses palais de Rome, remplissant sa tâche normale et journalière, entouré de cette armée de cardinaux, d'évêques, de diacres, de sous-diacres, de chapelains et de scribes, qui formait le rouage essentiel de son gouvernement. Aussitôt élu, il voulut donner à la curie où se traitaient toutes les affaires de l'Europe un caractère qui lui assurât le respect universel. Réformateur, comme tous les grands clercs du moyen âge, il avait compris la nécessité de corriger l'Église, non seulement dans ses membres, mais dans son chef, tâche toujours plus malaisée. Son premier soin fut de renvoyer la plupart des portiers et des huissiers du palais, surtout de la chancellerie, pour que sa personne et ses bureaux devinssent plus accessibles. Congédiés également les fils des nobles qui encombraient la curie, personnel agité et peu édifiant. Puis vinrent les règlements somptuaires. Pour lui, comme pour son entourage, il aimait la frugalité et la vie simple. Plus de vases d'or et d'argent : des ustensiles en bois et en verre. Plus de fourrures de prix : des peaux d'agneaux. Deux plats seulement à sa table et à celle de son chapelain, sauf les jours de grandes fêtes ou de solennités exceptionnelles. Plus de laïques pour le service quotidien des repas : il dut être fait par de simples clercs. On ne garda l'usage du service féodal par les nobles que pour les banquets d'apparat. Avec le faste de la cour de Rome, c'était sa vénalité qui défrayait, depuis longtemps, la verve des auteurs satiriques, amis ou ennemis de l'Église. Innocent III, qui avait fréquenté les universités et beaucoup lu, ne l'ignorait pas. Une de ses premières ordonnances interdit à tous les fonctionnaires du palais de rien exiger des visiteurs et des plaideurs. Gratuité absolue des services : seulement les officiers du pape étaient autorisés à recevoir avec reconnaissance ce qu'on voudrait bien leur donner. Les scribes et les expéditionnaires de la chancellerie conservaient seuls le droit de réclamer un salaire : encore le pape leur impose-t-il un tarif qu'ils ne devaient pas dépasser. Des banquiers avaient établi, dans la cour même du palais de Latran, des comptoirs où ils changeaient la monnaie et vendaient de l'orfèvrerie. Innocent fit disparaître ce trafic, et son biographe le compare à Jésus-Christ chassant les vendeurs du temple. Il faut lui rendre cette justice qu'il a proteste maintes fois, dans ses lettres, contre l'avidité de ses agents. Il écrivait, en 1211, à propos d'une tentative de corruption dont un évêque d'Alexandrie s'était rendu coupable : Nous en attestons Celui qui est aux cieux, à qui nous devons ce que nous sommes et ce qu'il peut y avoir de bon en nous, nous veillons soigneusement à ce que toutes les affaires portées au Siège apostolique soient traitées et résolues avec pureté et honnêteté. De toutes nos forces, nous détestons et repoussons ce vice de la vénalité, enfant de l'avarice et père de tous les crimes. Nous prenons aussi à témoins ceux qui viennent fréquemment à Rome : rien ne nous colite pour préserver notre Église de cette contagion déplorable. Ce que nous avons reçu gratis, nous le donnons aussi gratis. Nous défendons expressément que, dans les procès ecclésiastiques, intervienne aucun pacte, aucune convention, aucune promesse préalable. Une fois le jugement rendu et l'affaire expédiée, si l'intéressé veut faire de bon gré une offrande, il le peut. Ce n'est pas quelque chose qu'on exige de force, c'est une contribution volontaire et comme un acte de dévotion. Le désintéressement personnel d'Innocent III ne fait pas doute. On peut croire qu'il a tout essayé pour changer les habitudes de la curie. Mais la puissance des traditions et des mœurs courantes et surtout la nécessité de subvenir aux énormes dépenses d'une administration et d'une diplomatie qui embrassaient l'Europe entière ne lui ont pas permis d'obtenir l'application rigoureuse des principes. Sous son pontificat, l'exploitation financière de la chrétienté par la cour de Rome n'a pas cessé et même n'a fait que s'étendre. Il y eut des plaintes et de fort vives. Le chroniqueur allemand d'Ursberg affirme que l'argent était alors, et plus que jamais, le dieu des Romains : Réjouis-toi, ô Rome, notre mère : les cataractes des trésors du monde sont ouvertes, et de partout la monnaie conflue chez toi comme un fleuve, s'amoncelle, pour toi, en coltines. Il n'y a pas, sur la terre, un évêché, une dignité religieuse, une église de paroisse qui ne soit l'objet d'un procès et ne t'amène les gens, la bourse bien garnie. L'iniquité des humains fait ton bonheur, car tu y trouves ton bénéfice. Pas de meilleur auxiliaire pour toi que la chicane : elle sort du puits d'enfer tout exprès pour te couvrir d'or. Voilà de quoi étancher ta soif ; chante l'hymne de joie. C'est par la malice humaine, non par ta religion, que tu triomphes de l'univers. Ce n'est pas la dévotion qui pousse les hommes chez toi, ni la pureté de la conscience, mais le désir d'expier un crime ou de gagner à prix d'argent un procès. L'indignation de l'historien anglais, Mathieu de Paris, ne se répand pas en tirades, mais il cite des faits : les exigences d'innocent III, en 1215, au concile de Latran. L'abbé de Saint-Albans, Guillaume, une fois la clôture du concile prononcé, voulut prendre congé du pape et recevoir sa bénédiction. Il se présente donc, mais les mains vides, et Innocent lui dit : N'es-tu pas l'abbé de Saint-Albans, de ce monastère qui a reçu du Siège apostolique tant de bienfaits et de privilèges ? Est-ce ainsi qu'un personnage de ta valeur et de ton importance doit se retirer, sans avoir égard au pape ? L'abbé offrit cinquante marcs. On lui reprocha amicalement l'insuffisance de l'offrande. Bref il ne put sortir de la chambre du pape, où il se repentit bien d'être entré, qu'après avoir été taxé à cent marcs. N'ayant pas cette somme, il fut obligé de l'emprunter aux usuriers de la curie, c'est-à-dire aux marchands romains. Mais il supporta vaillamment cette épreuve parce que, dit le chroniqueur, le pape joua le même tour à tous les prélats. Mathieu de Paris n'aime pas Rome et la chronique d'Ursberg est l'organe du parti de Philippe de Souabe, ennemi de la papauté. Mais d'autres récits moins tendancieux démontrent que tout ce que put faire innocent III fut de diminuer la vénalité et de la réduire à une forme relativement tolérable. Déclaration et réformes n'empêchaient pas que les visiteurs et les justiciables de la papauté eussent toujours la bourse à la main. L'argent ainsi drainé à Rome ne servait pas seulement à solder les frais de la politique et de l'administration du Saint-Siège. Innocent, comme tous les princes de son temps, était tenu d'en faire largesse à ceux qui le servaient, car l'opinion du moyen àge ne pouvait concevoir un souverain qui ne fût pas prodigue. On a vu ce que coûtaient au pape ses habitudes de charité. Les libéralités aux ecclésiastiques et aux églises de Rome et d'Italie, surtout, ne faisaient pas à son budget une moins forte brèche. Les évêques qui venaient le voir recevaient d'ordinaire une mitre et l'anneau d'or avec l'émeraude. Un jour il envoya à l'archevêque de Ravenne, qui avait perdu presque tous ses revenus, un vêtement sacerdotal complet, jusqu'à l'étole et au x manipules. La liste de ses générosités remplit plusieurs pages de sa biographie. Il dépensait toujours sans compter pour l'embellissement, la réparation ou la construction des églises. Son époque a été celle d'une renaissance artistique consacrée principalement, en Italie comme dans toute l'Europe, à rehausser l'éclat des édifices et des objets servant au culte. Ce potentat, comme beaucoup de ses pareils, aimait à bâtir et fut un amateur éclairé des choses d'art. Du palais de Latran sont datées la plupart des lettres qu'expédiait sa chancellerie. C'est là qu'il tenait ses synodes, ses consistoires, son tribunal ; qu'il recevait les ambassadeurs, les évêques, les pèlerins de marque et les innombrables courriers dépêchés de tous les points de l'univers. Dans l'ensemble des constructions du Latran, aujourd'hui disparues, la part qui lui revient est difficile à reconnaître. On sait seulement qu'il a bâti plusieurs chambres, dallé la salle du consistoire, soutenu le palais par de larges contreforts, accru l'aumônerie et la chapelle. A la basilique de Saint-Jean il donna des étoffes de prix, des images saintes, une croix d'or ornée de pierreries, un calice d'or et, ce qui valait mieux, une paroisse et un monastère aux environs de Rome, c'est-à-dire des terres et des revenus. C'est à lui que paraît due, en grande partie, la construction du petit cloître de Saint-Jean, qui porte encore la signature du sculpteur Vassaleto. Ce charmant portique, dont les arcades retombent sur des couples de minces colonnettes, lisses ou tordues en spirale et incrustées d'émail rouge et bleu sur fond d'or, est peut-être le chef-d'œuvre de l'art délicat où excellaient les marbriers romains. Bien qu'Innocent habitât surtout le Latran, il a beaucoup contribué à établir l'usage des séjours prolongés près de la basilique de Saint-Pierre, au Vatican. La cité Léonine, hors de Rome, défendue contre le peuple romain et contre l'envahisseur étranger par une enceinte continue et par le Tibre, offrait un asile plus sûr. C'est Innocent III qui, agrandissant et, fortifiant le Vatican, l'a rendu habitable et mis en quelque sorte à la mode. Il y construisit la chapelle et les services annexes, la chambre et son oratoire, la paneterie, la boucherie, la cuisine, les bâtiments de la maréchaussée, les maisons du chancelier, du camérier et de l'aumônier. Par ses soins, l'aula fut consolidée, la loggia refaite, tout le palais clos de murailles, et l'entrée principale défendue par deux tours. Il acheta une maison attenante au rempart pour y loger son médecin. Saint-Pierre, le sanctuaire par excellence, le point de mire des chrétiens, l'ornement et l'honneur du monde, comme il l'appelle, était son église d e prédilection. Il lui a annexé, comme sujettes, plusieurs églises du Janicule et du Borgo, et lui a fait de somptueux cadeaux : croix et calices d'or, évangile en lettres d'or et de pourpre, enrichi de perle s et de pierres précieuses, dessus d'autel en soie rouge semée de paons dorés, vêtements sacerdotaux de grand luxe, bassins et candélabres d'argent. Par son ordre, on restaura la mosaïque de l'abside, qui datait de Constantin, celle où il introduisit son portrait, et l'on renouvela la balustrade de bronze de la Confession. De même, il orna de mosaïques l'abside de Saint-Paul-hors-les-murs. Des réparations eurent lieu à Sainte-Marie-Majeure, à Saint-Laurent, à Sainte-Agnès, à Saint-Sylvestre, à Saint-Pantaléon. Quand on visite la petite église du couvent de Saint-Saba, sur l'Aventin, on passe sous un portique où l'entrée s'encadre dans un chambranle de marbre blanc, émaillé d'une mosaïque rouge, verte et jaune et semée d'étoiles d'or. L'inscription du linteau porte que la septième année du pontificat du seigneur pape Innocent III, cet ouvrage, le seigneur Jean étant abbé, fut exécuté par les mains de maître Jacques. L'artiste nommé ici est peut-être aussi l'auteur du magnifique pavage de la nef centrale, dont les disques de porphyre sont reliés par des bandes de mosaïque de marbres. Il appartenait à la célèbre famille des Cosmati. Laurent, Jacques, Cosme, le père, le fils et le petit-fils, trois générations de marbriers, ont été en relation avec Innocent III. Par lui ou par les ecclésiastiques qu'il subventionnait, ils ont été chargés de travaux importants. Le même Jacques, aidé de son fils, a exécuté, pour le compte du pape, le portail du couvent de Saint Thomas in Formis, sur le Celius. On y voit, encore abrité par le dais circulaire qui surmonte l'arcade de marbre, un tableau en mosaïque sur fond d'or où figure le Christ entouré de deux captifs, un blanc et un nègre. Il est certain, en effet, qu'Innocent plaça, à cet endroit, au début même de son pontificat, l'hôpital des frères de l'ordre nouveau de la Trinité, voué au soulagement et à la rédemption des captifs. Dans cette région de Viterbe où le pape résida plusieurs fois et qui bénéficia sans doute de sa présence et de son argent, les sculpteurs et les mosaïstes de l'école de Rome ont laissé aussi de pures merveilles. A Cività-Castellana, au bord de la grande vallée verdoyante du Tibre et près du Soracte, dont on voit de là très nettement la crête dentelée, le portique de la cathédrale Sainte-Marie, avec son arcade triomphale et sa frise de mosaïques, est encore l'œuvre de maître Jacques, citoyen romain et de son fils Cosme. Il est daté de 1210. Corneto, la ville alors la plus commerçante de l'État pontifical, séjour aimé d'Innocent III qui y fit construire un palais, figure jusqu'à trois fois dans la liste des cadeaux et des subventions qu'il accorda au clergé d'Italie. Sainte-Marie-du-Château, la principale église des Cornétans, fut reconstruite en partie au commencement du treizième siècle. L'ambon, véritable objet d'art avec sa chaire à double escalier, ses panneaux de marbre rouge et vert, ses colonnettes à torsades et ses deux lions accroupis sur le socle, porte une inscription datée de la onzième année du pontificat, et est signé de maître Jean, fils de Gui, citoyen romain. Il y a toute apparence que ce fut Innocent lui-même qui dédia cette église, en 1208, et que sa générosité aida le prieur Angelo à faire faire cet ouvrage brillant d'or et de marbres variés dont parle l'inscription. Vers la même époque s'achevait l'église cistercienne de Fossanova, le premier monument gothique de l'Italie, commencé en 1187. Les textes établissent qu'Innocent III donna de l'argent aux moines pour la terminer et qu'il y consacra le grand autel. On peut visiter encore la vaste salle du réfectoire de l'abbaye où il mangea avec les moines et les chevaliers de sa suite, en 1208. Il n'est pas douteux non plus qu'il contribua de sa bourse à la construction de l'église neuve de Casamari, dont le porche s'élève sur un beau perron de vingt-quatre marches. Ce monastère, situé sur une colline en pente douce de la vallée du Liri, fut aussi un de ses établissements préférés et son abbé Jean, un des diplomates qu'il envoya le plus souvent en mission de confiance. Mais il ne vit pas finir l'église ; elle ne fut consacrée qu'en 1217 par son successeur Honorius III. Si des travaux approfondis et méthodiques venaient jeter plus de lumière sur cette renaissance italienne du commencement du treizième siècle, h réputation d'Innocent III, comme Mécène, en serait assurément grandie. Il avait l'intelligence ouverte non seulement sur la politique du monde entier, niais sur toutes les manifestations de l'activité humaine ; comment serait-il resté étranger au mouvement artistique de son pays et de son temps ? Il l'a encouragé et propagé tout au moins par ses largesses. Ces clercs d'Italie possédaient, comme un don de nature, le goût des belles choses, le sens de l'ornementation élégante et du décor harmonieux. Juriste et décidé à mettre son autorité au service du droit, Innocent passa une grande partie de sa vie à compulser des dossiers judiciaires, à entendre des plaidoiries, à prononcer des arrêts. Peu d'hommes d'État se sont montrés aussi laborieux, aussi soucieux d'exercer équitablement leur pouvoir de juge ou d'arbitre. On a peine à comprendre l'extraordinaire activité de ce pape qui, outre le poids de ses autres fonctions, a porté encore, sans faiblir, pendant dix-huit ans, cette charge véritablement écrasante : la présidence d'un tribunal où tout l'univers venait plaider. Un Anglais, moine de l'abbaye d'Evesham au diocèse de Worcester, put voir à loisir, grâce aux lenteurs de la procédure, la Rome de son temps et la puissance qui y siégeait. C'est dans sa narration, rédigée en toute naïveté sur des notes évidemment prises au jour le jour, qu'il faut tâcher de saisir ce qu'on y trouve peint au vif : l'avidité de la curie, les incidents d'audience, les habitudes, les paroles et les actes du juge souverain. On y verra à quel point, dans toute cause soumise à sa justice, Innocent tenait à se rendre un compte exact du fait et du droit. Evesham appartenait alors à Roger Norreys, le type du mauvais abbé, fastueux, insolent, dissolu, violent jusqu'à l'assassinat, bref un homme redoutable et prêt à tout. Brouillé avec l'évêque de Worcester, avec l'archevêque de Cantorbéry, avec ses propres moines, il en voulait surtout à l'un deux, Thomas Marleberge, en qui sa haine devinait un concurrent. Cette situation se compliquait de la querelle séculaire des moines avec l'évêché. Ils ne voulaient pas reconnaître l'autorité de l'évêque de Worcester et se prétendaient exempts en vertu de certains privilèges pontificaux. A la fin de l'année 1204, l'abbaye décida qu'elle enverrait un représentant à Rome pour soutenir ses droits et mener à terme l'éternel procès. Elle choisit Marleberge, le seul moine qui fût un peu juriste et au courant de la procédure. Norreys voulut aussi aller devant le pape plaider sa cause, mais pour ne pas voyager avec son ennemi, il le laissa partir le premier, se réservant de le suivre de près et de le surveiller. Thomas Marleberge quitta Evesham le 20 septembre 1204, et il arriva à Rome le 7 novembre : il fallait alors près de cinquante jours à un Anglais pour atteindre la ville des Apôtres. Il commence par demander au pape une lettre suspendant l'effet d'un arrêt de mise en possession qui avait été rendu par la curie en faveur de l'évêque de Worcester. Innocent la lui promet. Ravi de la perspective d'avoir cette lettre, écrit le moine d'Evesham, j'ai offert au seigneur pape une coupe d'argent de six marcs. Et un jour que je le tourmentais pour l'obtenir définitivement, il me dit : J'ai appris que ton abbé avait été incarcéré au cours de sa route : tâche de savoir où et par qui : je le ferai remettre en liberté, et alors tu auras ta lettre. Comme j'insistais de nouveau, le pape impatienté reprit : C'est de propos délibéré que nous avions mis l'évêque en possession ; nous ne voulons pas annuler ce qui vient d'être fait. Et il ajouta : Nous t'avons répondu. — Oui, seigneur, dis-je, vous m'avez répondu ! c'est un fait devant lequel je m'incline. — Le pape : Veux-tu insinuer que ma réponse est contraire au droit ? — Je n'en sais rien, seigneur. — Et le pape, irrité, m'ordonna de me taire et de m'en aller. Le 20 janvier 1205, Thomas se rend à Plaisance pour tâcher d'avoir des nouvelles de son abbé et aller à sa rencontre. Il apprend que Norreys a été, en effet, emprisonné à Chalon-sur-Saône, mais qu'il s'est échappé, après avoir perdu son argent et tous ses bagages, et qu'il a déjà gagné la Lombardie. Thomas ne peut le rejoindre qu'à Rome même. Là, il le prie de lui permettre de demeurer avec lui dans son hôtel, pour que l'abbaye d'Evesham n'ait pas double représentation et doubles frais. L'abbé, après l'avoir accablé d'injures, y consent, mais lui défend d'aller sans liliaux séances de la curie. Au bout de quelques jours, Thomas apprend d'un chapelain de
l'abbé que celui-ci ne cherchait qu'à le surprendre pour le faire mourir. Aussitôt, écrit le chroniqueur, je confiai au chapelain quarante sous sterling, pour que
l'abbé ne me les prit pas, s'il se livrait sur moi à des voies de fait. Et le
lendemain, après-midi, l'abbé me dit : Double traître, ta méchanceté n'est
donc pas encore satisfaite ? Jusqu'à quand persisteras-tu à me nuire ? Voilà
que je ne peux rien obtenir du pape, parce que tu y mets obstacle. Par la
Reine des anges, je me vengerai. A ces mots, dit Thomas, je me préparai à me défendre et portai la main au couteau
que j'avais mis à ma ceinture. Cette précaution prise, je répondis : Seigneur
et père, plût au ciel que vous eussiez éloigné de vous tous les traîtres qui
ont compromis la cause de l'abbaye par leur impéritie et leur insuffisance,
et qui en rejettent la faute sur moi ! Plût au ciel aussi que vous connussiez
ma fidélité et le zèle que je mets à vous servir ! L'abbé, adouci par cette
réponse, reprend : Eh bien, si tu es fidèle et avisé, comme tu le prétends,
dis-moi donc ce que nous avons à faire pour tâcher de réussir devant la curie. Thomas le met au courant, et tous deux, réconciliés pour le moment, obtiennent du pape quelques menues faveurs, tout ce qu'il peut leur accorder sans porter tort à l'évêque de Worcester et sans résoudre la question essentielle, celle de l'exemption de l'abbaye. Nous empruntons donc quatre cents marcs, poursuit le chroniqueur, et nous dépensons, pour la visite au seigneur pape, cent livres sterling ; pour la visite aux cardinaux et à la curie, cent marcs. Mais ils ne voulurent les recevoir que lorsqu'ils eurent constaté que nous n'avions, à ce moment-là, aucune affaire en cours de plaidoirie. On trouve ici le commentaire précis des prescriptions d'Innocent III. La cour n'exigeait rien, mais, en dehors du temps consacré aux débats, elle acceptait très volontiers. Après tout, il y avait progrès sur les habitudes d'autrefois. Le représentant de l'abbaye d'Evesham vivait en Italie depuis cinq mois déjà, et les opérations essentielles n'étaient pas encore commencées. L'air de Rome devenait mauvais. Le 18 avril, Thomas et son abbé quittent la ville, avec le congé et la bénédiction du pape. L'abbé s'en retourne en Angleterre, mais Thomas, sur le conseil du pape et du cardinal Hugolin, qu'il avait choisi, en qualité de juriste, pour être le protecteur de l'abbaye, part pour Bologne. Là, il attendit certains documents restés en Angleterre ; surtout il prit des leçons de droit civil et de droit canon, pour se fortifier dans la connaissance des intérêts qu'il était chargé de défendre et de la procédure qu'il fallait suivre pour les faire triompher. En octobre 1205, Marleberge revient à Rome. Il y rejoint le secrétaire de son abbé qui lui apportait les pièces nécessaires, mais il y trouve aussi les procureurs de l'évêque de Worcester, et entre autres l'avocat Robert de Clipstone avec qui il allait se mesurer. Le jour fixé par Innocent pour l'ouverture des débats arrive enfin, au mois de décembre : le moine d'Evesham l'attendait depuis plus d'un an ! Les deux parties comparaissent devant le pape et son auditoire, et la parole est donnée d'abord au représentant de l'évêque. Maître Robert, écrit
Thomas, était un homme fort éloquent, très versé en
droit civil et en droit canon, extrêmement érudit. Il commence par un exorde
de large envergure, bourré de pensées profondes au point de n'être plus
compréhensibles. Ignorant les habitudes de la curie, il ne savait pas que le
seigneur pape, dont le temps était absorbé par une multitude d'affaires
sérieuses, n'aimait pas toute cette rhétorique. Comme son discours n'en
finissait pas, le pape, ennuyé, lui jeta un regard de travers en disant : Cet
exorde dépasse toute mesure : arrive au fait. Un peu décontenancé par
cette interruption, à ce qu'il me sembla, Robert insista surtout sur la mise
en possession accordée à l'évêque, et s'attacha à la justifier et à en
demander la confirmation. Ici Marleberge, dont le tour de parole était venu, croit devoir dire d'abord au lecteur comment il était soutenu et entouré. Il avait avec lui quatre avocats excellents, optimos. Mon adversaire en avait quatre aussi, ajoute-t-il, mais les miens étaient supérieurs. Car il avait devancé le procureur de l'évêque et choisi tout ce qu'il y avait de mieux dans la corporation : l'Espagnol Mérando, Bertrand de Pavie, Pierre de Bénévent, chapelain pontifical et Guillaume, clerc du chancelier d'Innocent III. Ces deux derniers devaient le tenir au courant de ce qui se passait dans la curie. Pour chaque journée de séance au consistoire, le premier de ces avocats recevait cinquante sous provinois d'honoraires ; le second et le troisième quarante, le quatrième vingt. Comme notre adversaire, ajoute Thomas, se plaignait que je lui eusse pris tous les avocats, le seigneur pape dit en souriant : Les avocats n'ont jamais manqué en cour de Rome et il m'invita à commencer mon discours. Ce discours, que le moine d'Evesham a inséré tout entier dans sa chronique, débute ainsi : Saint-Père, je laisse de côté les figures des philosophes, les énigmes des dialecticiens et les métaphores des rhéteurs. La crainte fait balbutier ma langue et j'en viens de suite au sujet, en m'excusant d'avoir si mal préparé mon plaidoyer. Donc, Saint-Père, notre abbaye, ou plutôt la vôtre, a été libre et exempte dès le jour de sa fondation, et nous avons, pour le prouver, les privilèges des pontifes de Rome, vos prédécesseurs. Alors Thomas analyse et commente les bulles des papes Constantin, Innocent II, Alexandre III, Clément III, Célestin III. Il termine en disant : Voilà, Saint-Père, à ce qu'il me semble, une démonstration suffisante de la liberté de notre abbaye. Vous voyez qu'elle est exempte de toute juridiction épiscopale, et que les prétentions de l'évêque de Worcester sur notre maison sont mises à néant par les décrets pontificaux. Si par hasard cet évêque mettait en avant quelque autre droit contre lequel les bulles de vos prédécesseurs ne nous auraient pas prémunis, je conjure votre bonté d'y suppléer et de ne pas permettre que notre Église, votre Église, qui jouit d'une liberté immémoriale, devienne l'esclave d'un évêché aussi peu important. Dans le cas où vous ne voudriez pas nous privilégier, il faudra bien que nous donnions satisfaction à l'évêque. A ces mots, le pape, se tournant vers les cardinaux, se mit à rire et leur dit en italien : Voilà un homme qui prend tout à son évêque et qui dit ensuite : je lui abandonne le reste. Puis, faisant signe à la partie adverse, il lui ordonna de répliquer. Saint-Père, dit alors
maitre Robert de Clipstone, notre adversaire aurait
raison, si les privilèges sur lesquels il a appuyé toute sa démonstration
étaient authentiques, mais ils sont faux. Pour ce qui est de la bulle du pape
Constantin, nous n'en connaissons, en Angleterre, ni les formules, ni le fil,
ni le sceau, ni la matière même. Quant aux indulgences des papes Clément et
Célestin, elles ont été apportées chez nous par un homme, Nicolas de Warwick,
qui, de notoriété publique, est un faussaire, et c'est pourquoi nous ne
pouvons en tenir compte. Le seigneur pape,
poursuit Marleberge, m'ordonna alors de lui montrer
les pièces incriminées. Il les palpa et les mania longtemps, tira avec force
sur la bulle de plomb pour voir si les cordons de fil pouvaient s'en détacher
facilement, puis, après avoir tout examiné avec le plus grand soin, il passa
les lettres aux cardinaux. Quand elles eurent circulé de mains en mains pour
revenir entre les siennes, le pape, montrant le privilège de Constantin,
s'écria : Cette espèce d'acte que vous ne connaissez pas, maitre Robert,
nous la connaissons fort bien : il serait impossible d'en faire une
contrefaçon. e Et désignant ensuite les autres pièces : Elles sont parfaitement
authentiques. Et il me les restitua. J'avoue que lorsque j'ai vu nos
privilèges passer ainsi dans le cercle des cardinaux et le pape les manier aussi
rudement, j'ai été ému, craignant pour notre Église et notre cause, à w point
que je ne puis dire. Je n'avais conscience d'aucune supercherie, mais je
savais que le porteur de ces indulgences, courrier de la curie, était tenu
pour un faussaire, et j'ignorais tout ce qui concernait le privilège de
Constantin. Aussi, quand toutes les pièces eurent été déclarées authentiques,
je fus rempli d'une joie intense. Comme l'heure du dîner approchait, le pape
nous ordonna de nous retirer et de revenir trois jours après. Dans la seconde séance, le procureur de l'évêque développa cette thèse qu'en admettant l'authenticité des privilèges d'exemption, ils ne pouvaient servir à rien, attendu que l'abbaye n'en avait jamais joui. Jamais l'évêque n'a cessé d'exercer sur les moines d'Evesham les droits diocésains. Thomas réfuta, sur cette question de fait, les allégations de l'adversaire ; mais il y eut encore trois autres séances de curie pendant lesquelles les avocats discutèrent toutes les questions de droit. Dans un dernier consistoire, le 22 décembre 1205, la parole fut de nouveau donnée aux deux procureurs. A la fin de ce second discours, Marleberge cita certains textes de lois que lui avait fait connaître Asson de Bologne, le premier jurisconsulte de l'époque, en ajoutant qu'il les avait payés d'un bon prix. Quand il eut terminé sa conclusion, le pape lui dit : As-tu autre chose à alléguer ? — Saint-Père, répond Thomas, cela suffit, je demande l'arrêt, à moins que mon adversaire n'ait autre chose à dire. — Et toi, dit le pape à maître Robert, renonces-tu à la parole ? — J'y renonce. — Retirez-vous donc ; écrivez le sommaire de votre argumentation qui nous sera remis aujourd'hui même, et prenez confiance dans le Seigneur. Par la grâce divine, la sentence sera rendue sous peu. Il y avait plus rien à attendre,
écrit le chroniqueur, du raisonnement humain. Il ne
restait plus que le recours à Dieu. Je me suis donc mis à faire l'aumône, à
prier et à jeûner. Le jeudi avant Noël, je parcourus tous les sanctuaires, en
recommandant au Seigneur la cause de mon Église et j e donnai à tous les
pauvres que je rencontrai. Le samedi, veille de Noël, je me présentai à la
curie, et j'embrassai en pleurant les pieds de tous les cardinaux qui
entraient. Enfin, à la neuvième heure du jour, le seigneur pape sortit de sa
chambre avec son entourage. Il s'assit. On appela les procureurs d'Evesham et
de Worcester. Je fus heureux de voir qu'on m'appelait le premier : j'avais
donné de fréquents pourboires aux huissiers pour avoir mes entrées plus
libres. Comme je me tenais en face de mon adversaire, le seigneur pape nous
dit : Mettez-vous ensemble, au milieu. Il n'y a plus de différend entre
vous : tout est pacifié. Quand nous nous fumes placés à
côté l'un de l'autre, le seigneur pape prononça les paroles suivantes : Nous
avons soigneusement examiné la cause pendante entre notre vénérable frère,
l'évêque de Worcester, et nos chers fils, l'abbé et le couvent d'Evesham, au
sujet de l'obédience et de l'exemption de ladite abbaye, et, après avoir pris
connaissance des pièces et des témoignages, nous avons rédigé notre arrêt par
écrit. Contrairement à l'habitude, nous allons faire donner lecture de la sentence
ainsi formulée. Aussitôt, maître Philippe, le premier notaire (celui qui devint plus tard évêque de Troja), se leva et lut la lettre pontificale conçue en ces
termes : A l'abbé et aux frères du monastère d'Evesham, etc. Quand
j'entendis que c'était à nous que la lettre était adressée, mon âme revint à
l'existence, Car, pour avoir fréquenté la curie, je connaissais les habitudes
du seigneur pape. Je savais que l'arrêt était toujours notifié à la partie
qui avait gain de cause. La lecture de la lettre achevée, vainqueur et
vaincu, tous deux nous allâmes nous jeter aux pieds du pape, selon l'usage ;
et comme je me courbais pour les baiser, était-ce la joie, était-ce le jeûne
? je tombai à peu près en syncope. Il me fut impossible de me relever et le
seigneur pape me fit soutenir. J'étais comme quelqu'un qui sort d'un long sommeil.
Prends cette note, me dit le pape, examine avec soin s'il y a
quelque chose à corriger et fais-le-moi savoir. Puis il me donna sa
bénédiction, et je partis avec la note, le cœur joyeux. L'histoire de ce voyage à Rome eut un épilogue assez piquant. L'abbé d'Evesham y avait dépensé quatre cent quarante marcs empruntés aux marchands romains. Ceux-ci allèrent avec lui en Angleterre pour rentrer dans leur créance ; mais, n'ayant pu se faire payer, iIs étaient revenus furieux. Thomas Marleberge, de son côté, avait emprunté cinquante marcs. Il n'avait plus d'argent et ne trouvait plus de prêteurs. Les marchands romains le guettaient pour le saisir et le garder en prison jusqu'à ce qu'il eût payé sa dette. Cependant, en février 1206, ses affaires étaient terminées ; il voulait regagner son abbaye ; il avait peur de tomber malade. Il s'apprêtait donc au départ, quand Innocent III lui envoya l'ordre formel, d'abord de ne pas sortir de Rome, puis de remettre entre les mains des créanciers les parchemins de l'abbaye comme gage des cinq cents marcs qui leur étaient dus. En vain, Thomas conjura le pape de le laisser partir. On était en plein carême, écrit le malheureux moine, l'air de Rome allait devenir empesté. Je vis fort bien que je n'obtiendrais jamais mon congé si je ne visitais auparavant, comme tous ceux qui ont gagné leur cause, le pape et les cardinaux. Visiter, on sait ce que ce mot veut dire dans la langue des plaideurs et de la curie. Malheureusement, continue le chroniqueur, je n'avais pas de quoi les satisfaire, ce qui était bien fâcheux, car si j'avais pu leur faire visite, j'aurais obtenu la confirmation de nos privilèges et même de nouvelles faveurs. Je me contentai donc de demander mon congé aux apôtres Pierre et Paul et à tous les patrons de la ville sainte, et je quittai Rome subrepticement, craignant pendant cinq ou six jours de recevoir l'ordre de revenir en arrière. Grâce à Dieu, bien qu'atteint d'une fièvre très grave à mon passage en France, je pus rentrer en Angleterre, à la grande joie de mes frères qui remercièrent le ciel, avec moi, de m'avoir enfin retrouvé sain et sauf. D'autres récits, moins détaillés, font connaître avec la même exactitude les émotions des plaideurs et la physionomie des débats. L'abbaye d'Andre en Artois était aux prises avec l'abbaye de Charroux à qui elle refusait l'obédience. L'affaire oblige l'abbé d'Andre à séjourner trois fois à Rome, en 1207, en 1211, en 1220. Les représentants des deux communautés se disputent la faveur des cardinaux et des notaires ; mais le procureur de Charroux, abbaye riche, visite plus souvent les membres du sacré collège, corrompt les employés du pape et obtient la permission de fouiller dans leurs dossiers. Il donne deux cents marcs pour faire révoquer un privilège accordé à l'abbaye d'Andre. Au consistoire il paraît entouré de neuf avocats : il a même su attirer à lui ceux de la partie adverse, et celle-ci se plaint publiquement à Innocent III de ce procédé déloyal. Le pape défend à ces avocats, trop faciles à débaucher, de prendre part aux débats. L'histoire du procureur d'Andre est celle du plaideur sans argent sur qui pleuvent toutes les malchances : il est arrêté par des brigands un peu avant d'arriver à Rome et reste incarcéré quinze jours. L'interminable procès aboutit enfin à une transaction : l'abbaye d'Andre obtient le droit de prendre ses abbés dans son propre sein, mais elle restera soumise à celle de Charroux. Au début du pontificat d'Innocent, l'historien anglais, Gérald de Barri ou le Cambrien, élu évêque de Saint-Davids, au pays de Galles, vient à Rome défendre son élection, qui est contestée, contre un concurrent soutenu par l'archevêque de Cantorbéry. Il prétend, d'autre part, que son évêché doit jouir des droits d'une métropole et ne dépendre d'aucun archevêché. Double question, double procès. On ne peut imaginer les tribulations qu'eut à subir ce malheureux. En Angleterre, il est obligé de se cacher et de se déguiser pour pouvoir s'embarquer. L'archevêque, son ennemi, avait donné les ordres les plus sévères dans tous les ports anglais pour l'empêcher de quitter l'ile. En France, où il débarque à grand'peine, car le roi de France est alors en guerre avec le roi d'Angleterre, il est arrêté et rançonné en traversant l'Artois. C'est par miracle qu'il échappe ensuite aux dangers des Alpes et des Apennins, infestés de brigands. A Rome, autre déboire : l'argent lui manque, et il voit les hommes d'affaires de l'archevêque de Cantorbéry répandre les sterlings à profusion dans l'entourage du pape : deux cents livres au camérier, cadeaux particuliers à chaque cardinal, à chacun des hauts fonctionnaires de la curie. A l'en croire, l'archevêque aurait avoué, une fois le procès fini, que, sans compter la perte d'un bon nombre de ses clercs et de ses procureurs, tous morts en Italie, il avait dépensé une somme totale de onze mille marcs. Gérald parait être d'ailleurs en très bons termes avec Innocent III : il lui emprunte de l'argent ; il le suit dans ses déplacements d'été, à Segni, à Palestrina ; il entre librement dans sa chambre et cause sans façon avec lui. C'est que ce plaideur est un lettré, un auteur connu, et Innocent protège les gens de lettres. Quand Gérald est venu pour la première fois à Rome, il a commencé par présenter au pape ses ouvrages, en lui disant : D'autres vous apportent des livres... sterling, moi, seigneur, je vous offre les livres... que j'ai écrits. Innocent a posé les volumes près de son lit et il les a gardés pendant près d'un mois, les prêtant aux cardinaux, mais se réservant l'écrit intitulé Gemma sacerdotalis pour lequel il avait une prédilection. Un soir, Gérald pénètre dans la chambre du pape ; celui-ci l'invite à se mettre à son côté : Allons, évêque de Saint-Davids, approche. Aussitôt Gérald, tout ému, de tomber à ses pieds, qu'il embrasse. Seigneur, vous m'avez appelé évêque : ce mot, dans votre bouche, suffit à valider mon élection. Innocent lui dit en souriant : Je t'appelle de ce nom, comme tout le monde. En réalité, le pape ne peut pas sérieusement qualifier évêque quelqu'un qui n'a pas été confirmé. Chef de religion, homme d'État, diplomate, juge universel, Innocent III fut encore le théologien à qui l'Europe entière soumettait les questions obscures, délicates ou controversées. Au Latran, il n'y avait pas seulement un tribunal, mais un cabinet de consultations où la clientèle ne chômait guère, où se résolvaient journellement nombre de problèmes juridiques et de cas de conscience. Tâche absorbante ! Innocent déclare, peu de temps après son élection, que les affaires l'accablent ; qu'il lui faut à la fois réformer le clergé, préparer la croisade, rétablir la paix parmi les hommes, rendre justice aux opprimés et répondre, ajoute-t-il, aux consultations individuelles. En effet, sa correspondance, si incomplète qu'elle nous soit parvenue, contient un grand nombre de réponses aux questions qu'on lui adressait de tous les coins de l'horizon. Il résulte de ces lettres que les évêques des différents pays de l'Europe n'osaient prendre de décisions sur des points où leurs propres lumières auraient suffi. Ils recouraient constamment à Rome même pour des objets sans importance. Le fait s'explique avant tout par la situation personnelle d'Innocent III et sa réputation de juriste éminent ; mais il prouve aussi à quel degré de centralisation en était venue l'Église sous la puissante main des papes du douzième siècle. Il ne suffisait pas à son chef d'être, au temporel et au spirituel, le souverain par excellence : il fallait aussi qu'il fût l'oracle universel, apostolicum oraculum, expression familière à Innocent III. Loin de se dérober aux fatigues de cette fonction particulière, il la revendique et la recherche comme une des obligations de sa charge qu'il a le plus à cœur de bien remplir. Il félicite ceux qui le consultent d'avoir compris que l'Église romaine devait être interrogée sur tous les cas douteux, parce qu'elle est seule en état d'instruire les fidèles et de leur donner des certitudes. Au fameux docteur de Bologne, Uguccio, évêque de Ferrare, une des gloires de la science du droit, Innocent rappelle qu'en toutes questions le dernier mot appartient au pape. Les opinions que tu as soutenues autrefois, lui écrit-il, quand tu enseignais la science juridique, c'est le Saint-Siège qui leur donne leur valeur ou les infirme. Tu auras beau citer des autorités imposantes, du moment que notre doctrine est contraire à celle que tu as professée jusqu'à présent, tu es tenu de te ranger à notre avis. C'est Rome qui est la source unique de la lumière et du droit. Parfois il semble qu'Innocent III, accablé sous l'énorme labeur, veuille demander grâce. Répondant, en 1200, aux questions d'un archevêque de Compostelle, il s'excuse de n'y avoir pas réfléchi autant qu'il aurait fallu. Le devoir de la servitude apostolique qui fait de nous les débiteurs de tous les hommes, des sages comme des fous, nous impose des obligations si diverses que notre esprit, pliant sous le fardeau, en devient obtus et déprimé. Il est rare, toutefois, qu'il refuse de donner les avis qu'on lui demande. L'abbé du Mont-Cassin, en 1207, l'interrogeait sur une affaire de justice dans laquelle son monastère était impliqué. Le pape ne veut rien dire, par scrupule, car il n'appartient pas à l'une des parties en cause, mais aux juges du procès de recourir à Rome pour élucider un point de droit. La même année, fatigué sans doute de l'afflux des consultations, il termine ainsi sa réponse à un patriarche de Jérusalem : Nous ne jugeons pas à propos de te donner notre avis sur d'autres points : tu es suffisamment instruit pour en décider. Et puis notre réponse ne serait peut-être pas conforme à tes intentions. Cette sorte d'impatience et surtout ces derniers mots décèlent chez Innocent un état d'âme vraiment exceptionnel. Étant l'autorité suprême, il répond d'ordinaire, et sans se lasser, à tous et sur tout. Parmi les questions qu'on lui soumet, combien il en est
d'étranges, de puériles, et surtout d'inutiles ! Un évêque de Genève en 1211
l'interroge sur le cas que voici. Un moine, croyant pouvoir guérir une femme
de la campagne d'une tumeur au cou, fait le chirurgien, enlève la grosseur et
recommande à l'opérée de ne pas exposer sa gorge à l'air, ce qui pourrait
amener la mort. La paysanne ne tient aucun compte de l'ordonnance et va faire
la moisson. Une hémorragie se déclare ; mais la femme, avant de mourir,
déclare qu'elle est seule la cause de son malheur parce qu'elle a fait le
contraire de ce qu'on lui recommandait. Que faire de
ce moine, demande l'évêque ? il est prêtre,
et comme il a tué cette femme en l'opérant, peut-on lui laisser exercer la
fonction sacerdotale ? Oui, répond Innocent III. Il est clair que ce moine a eu tort de faire un métier qui
n'était pas le sien ; mais s'il a agi par humanité et non par cupidité, si de
plus il avait appris un peu la chirurgie et procédé à l'opération avec tout
le soin désirable, il ne peut être rendu responsable de l'accident survenu par
la désobéissance de la malade. Il faut donc, après lui avoir infligé une
pénitence suffisante, le traiter avec miséricorde et lui permettre de dire la
messe. Dans le cas où ces conditions ne seraient pas remplies, n'hésitez pas
à l'interdire. Autre question du même correspondant. Un étudiant entend, la nuit, du bruit dans sa maison. Il se lève pour allumer, et, près de la porte, trouve un voleur qui se jette sur lui, le renverse et le blesse grièvement. Mais, dans la lutte, l'étudiant reprend le dessus, enlève à l'assaillant son poignard, lui en porte plusieurs coups et l'oblige à prendre la fuite. Au point du jour, les camarades de l'étudiant se mettent à la recherche du voleur blessé et le livrent au podestat de Vicence. L'homme nie avec aplomb. Le podestat s'enquiert auprès de l'étudiant, et celui-ci lui remet le poignard saisi aux mains du voleur et les chaussures qu'il a laissées au moment de sa fuite. Sur la vue de ces pièces à conviction, le magistrat ordonne le châtiment légal : on mutile le coupable et on lui crève les yeux. Transporté dans un monastère, il y reste trois jours, fou de rage, sans boire ni manger, puis il meurt. Ai-je le droit, demande l'évêque de Genève, de conférer les ordres à cet étudiant, qui a été cause de la mort d'un homme ? Réponse affirmative : il était dans le cas de légitime défense. S'il est digne du sacerdoce, dit le pape, je ne vois pas que le fait soit de nature à empêcher sa promotion. En 1206, l'archevêque de Tolède fait part à Innocent de ses scrupules au sujet d'un curé, qui, se jugeant indigne de dire la messe, s'est contenté, au lieu de célébrer l'office, de chanter le psaume Miserere mei Deus. Quelle peine lui infliger ? Du moment, répond le pape, qu'il n'a pas eu l'intention de changer la forme du sacrement ou de se livrer à une démonstration hérétique, et qu'ainsi il a agi plutôt par bêtise que par malice, imposez-lui une pénitence proportionnée au délit, et laissez-le vaquer à son ministère, à moins que le fait n'ait causé un grand scandale parmi les paroissiens. Sur le rapport de l'évêque d'Halberstadt, un moine étant occupé à descendre la cloche d'une église pour la réparer, laisse tomber une poutre sur un enfant qui se trouvait dessous et le tue. Peut-on accorder à ce moine, homicide par imprudence, sa promotion à un grade supérieur ? Oui, répond l'oracle, pourvu qu'il soit avéré que le moine, au moment où l'accident arriva, faisait quelque chose l'utile et même de nécessaire, et qu'il ne croyait pas que quelqu'un pût passer ou se trouver sous le clocher. Une famine terrible sévit sur le Portugal, au moment du carême de 1206. Mortalité effrayante il n'y a plus de blé ; les hommes mangent de la viande. Faut-il les punir, demande l'archevêque de Braga, d'avoir violé la loi du carême ? — Je répondrai d'un mot, dit le pape : ces hommes ont trouvé leur excuse dans la nécessité à laquelle ils étaient réduits. Autre question du même archevêque. Pendant le carême ou les jeûnes, des malades demandent qu'on leur permette l'usage de la viande. Certains promettent de remplacer l'abstinence par une aumône, d'autres prétendent qu'il y a nécessité pour eux de se nourrir, et ne s'engagent à rien. Faut-il les autoriser à faire gras ? — Non seulement vous le pouvez, mais vous le devez, parce que nécessité fait loi. Une jeune fille, poursuivie depuis longtemps par le seigneur de l'Île-Bouchard, en Touraine, s'était toujours refusée à devenir sa maîtresse. Un soir, il ordonne à ses valets de la lui amener : elle leur résiste, prend la fuite, et pour leur échapper veut passer le pont de la Vienne ; mais elle tombe à l'eau et se noie. Les desservants de l'église de l'Ile-Bouchard n'osent pas lui donner la sépulture chrétienne parce qu'elle s'est jetée dans la rivière, et qu'il y a eu suicide. Ils demandent ce qu'ils doivent faire à l'archevêque de Tours. L'archevêque n'en sait rien et recourt à Rome : Elle ne s'est pas jetée elle-même du haut du pont, par un acte de sa volonté, répond Innocent III, mais pour échapper à la poursuite. Elle est tombée par accident. Son corps a droit à la terre sainte. On consulte le pape même sur des questions de grammaire, sur des définitions de mots. Que faut-il entendre par le mot novale (la terre nouvelle, la nouaille) ? demande, en 1207, l'archevêque de Saragosse. — La loi civile, répond l'oracle, a donné à ce mot plusieurs sens. Pour les uns, c'est une terre qu'on laisse en jachère pendant un an pour la reposer ; pour d'autres, c'est un morceau de forêt nouvellement défriché. Nous pensons, nous, comme nos prédécesseurs, que novale est le champ qui n'a pas été cultivé de temps immémorial et qui est pour la première fois livré à la charrue. On soumet au Latran des problèmes de procédure et de formalisme judiciaire, de droit civil et de droit féodal : il faut que l'oracle soit toujours prêt. Les lettres sur la théologie et le dogme, peu nombreuses mais toujours assez longues, répondent parfois à des questions bien singulières. En Norvège, il arrive que lorsqu'on n'a pas de prêtre sous la main et que l'eau n'est pas à portée, on baptise les nouveau-nés en leur frottant, avec de la salive, la tête, la poitrine et l'intervalle des épaules. Ce genre de baptême est-il valable ? demande un archevêque norvégien. — Certainement non, répond Innocent III. Pour baptiser, deux choses sont nécessaires : l'eau et la parole du prêtre. Rappelez-vous que Jésus-Christ a dit : Si vous ne renaissez par l'eau et le Saint-Esprit, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Un baptême où manquent non seulement l'un de ces deux éléments, mais ces deux éléments à la fois ne peut avoir aucune valeur. C'est dans les consultations théologiques que le pape donne libre carrière à sa virtuosité de casuiste et de dialecticien rompu à tous les exercices de l'école. L'archevêque de Compostelle voudrait savoir si les personnes de la Trinité peuvent être désignées par un nom propre. Innocent lui envoie une théorie argumentée avec un tel luxe de distinctions subtiles qu'elle en est absolument obscure et à peu près intraduisible. Finalement il dit à son correspondant : Voilà ce que nous pouvons répondre au point de vue scolastique ; mais s'il faut résoudre la question, comme pape, au point de vue apostolique, nous procéderons plus simplement et avec plus de réserve. Et il commence une seconde démonstration, beaucoup plus courte, pour prouver que les êtres finis seuls peuvent être déterminés par un nom propre. Mais l'Être divin étant incompréhensible et sans limites, comment trouver un mot qui le définisse et un nom qui lui soit approprié ? Nous pouvons comprendre ce qu'il n'est pas, nous ne pouvons savoir ce qu'il est. L'ex-professeur de droit, Uguccio de Ferrare, lui a fait part de ses doutes sur une question qui touche à l'interprétation du sacrement de l'eucharistie. Est-ce de l'eau véritable qui est sortie du flanc du Crucifié avec le sang, ou n'est-ce pas plutôt du flegma, l'humeur liquide de tous les corps humains ? Car si c'est de la vraie eau, et non pas de l'humeur, il parait difficile de prouver que le Christ a été vraiment homme. L'opinion d'Innocent est très décidée : C'est de l'eau dont l'évangéliste a voulu parler. Et, à l'appui de son affirmation, il invoque, entre autres arguments, celui-ci : Quand Moïse à frappé le rocher de sa baguette, ce n'est pas du flegma, c'est de l'eau qui en est sortie. Et cet incident de l'Ancien Testament n'était qu'une figure, un symbole de ce qui devait se passer réellement dans le Nouveau. Maintenant, il est possible que l'eau sortie du flanc du Christ ait été, non pas une eau véritable, mais une eau miraculeuse, créée immédiatement par un acte de la volonté divine. Dans une lettre très développée écrite, en 1203, à un archevêque de Lyon, Innocent III déploie encore plus savamment toutes les ressources de la logique d'école à propos du dogme de la Trinité et de la vertu mystérieuse du chiffre trois. Au milieu de subtilités et d'obscurités qui déconcertent le lecteur moderne, se détache un curieux passage sur le rapport de la Trinité avec le nom hébreu de l'Être suprême, composé des quatre lettres IEVE. Et ici le pape ne se contente pas d'exprimer par des mots sa dialectique, il la dessine. Sa lettre est illustrée d'un schéma destiné à faire comprendre comment l'unité se concilie, dans le dogme fondamental du christianisme, avec la Trinité. Ce n'est cependant pas sur le dogme qu'on interroge le plus souvent l'oracle. Au moyen âge, même en matière religieuse, les questions de théorie pure passent au second plan. Les consultations de beaucoup les plus nombreuses sont celles qui ont trait à des difficultés d'ordre pratique, soit qu'il s'agisse de discipline ecclésiastique, du recrutement ou de la conduite du clergé, soit qu'on demande la lumière sur des questions matrimoniales, fiançailles, mariage, adultère, divorce. De sorte que les deux mondes qui constituent la chrétienté, celui des clercs et celui des laïques, ont recours au Latran et font dépendre leur sort de la parole du sage qui y règne. On sait combien l'Église du moyen âge se montrait méticuleuse et sévère pour le recrutement de son corps de prêtres et d'évêques. Chez l'homme chargé d'une cure ou d'un diocèse, elle ne tolérait ni origine impure, ni tare physique. Il fallait qu'il fût bien constitué, sans infirmité et de naissance légitime. D'autre part, il était formellement interdit d'admettre aux ordres quelqu'un qui eût versé le sang. Il se produisait pourtant des cas où l'autorité ecclésiastique était assez embarrassée de prononcer une exclusion. Un prêtre du diocèse de Paris craignait d'être atteint de la lèpre, et, sur le conseil de son médecin, avait cru éviter le péril en s'infligeant une mutilation atroce. Peut-il continuer à remplir ses fonctions ? demande l'évêque de Paris. S'il n'y a pas d'autre empêchement canonique, répond Innocent, je ne connais pas de loi qui interdise à un homme dans cet état de s'approcher de l'autel. Un autre curé, se trouvant sur la pas de sa porte, voit plusieurs de ses paroissiens qui se battent. Il intervient pour les séparer, et, dans la bagarre, il a un doigt de la main gauche coupé. Il faut le laisser en possession de son office, dit l'oracle, car l'absence d'un doigt peut empêcher quelqu'un d'être promu, mais ne peut être une cause d'interdiction, une fois la promotion faite. Peut-on donner les ordres majeurs à un clerc dont le cheval emporté a tué une femme ? demande l'évêque de Padoue. — Du moment que ce clerc a déclaré ne pas savoir que son cheval eût la bouche dure, il n'y a pas lieu de se montrer sévère. Qu'il fasse pénitence : on lui accordera ensuite sa promotion. Une question encore plus singulière est posée, en 1204, par l'évêque de Zamora. Deux enfants se disputent à coups de bâton parce que l'un d'eux à battu un chien. Survient le père d'un des combattants qui, voulant les séparer, tombe si malheureusement qu'un des bâtons lui entre dans l'œil et atteint le cerveau. Il en meurt. Quelques années après, celui des deux enfants qui avait battu le chien et, par suite, causé indirectement l'accident, veut entrer dans les ordres. Mais il a des scrupules et se confesse de ce qui est arrivé. L'évêque en réfère au pape. De tout cet exposé, répond Innocent, il ne résulte pas pour nous que le jeune homme en question soit responsable à aucun degré. Il n'y a donc pas d'obstacle à son ordination. Faut-il absolument écarter les bâtards des sièges
principaux ? question posée en 1206 par le chapitre de Lincoln. Le pape la
résout avec son équité et sa modération habituelles : On peut faire exception à la règle, s'il s'agit d'une personne
vertueuse et méritante, et si, d'autre part, il y a nécessité urgente et
accord unanime des électeurs. En 1207 l'évêque de Florence refuse de
conférer la prêtrise à un diacre sous prétexte qu'on l'accusait d'être fils
de prêtre. L'accusation n'a pas été prouvée, objecte le diacre dans une plainte
adressée à Innocent III. Si la preuve fait défaut,
répond le pape, il faut admettre le postulant à
jurer que son origine n'est pas irrégulière et lui donner l'ordination.
Dans certains cas, au contraire, Innocent III est obligé de rappeler les
prélats à l'exécution des règlements. Un évêque italien a laissé mettre à la
tête d'une abbaye un moine qui était manchot de la main gauche. Le successeur
de cet évêque constate le fait et en réfère au pape. L'abbé
doit être déposé, est-il répondu du Latran, parce
que la tare est trop grave et qu'au moment de sa candidature, il l'a
dissimulée par fraude. Un jour de l'année 1205 se présente au palais pontifical un pauvre diacre qui, pris de remords, vient faire au pape sa confession. Quand on l'a ordonné diacre, il était si jeune qu'il ne se rappelait plus si on lui avait conféré les ordres inférieurs. L'archevêque de Trani, averti du fait, le suspendit pendant six mois, puis lui donna l'absolution. Mais le diacre, toujours inquiet, veut être absous aussi par le pape. Innocent écrit à l'archevêque qu'il doit tenir la main à ce que le clerc puisse exercer son diaconat. Pour plus de sûreté, ajoute-il, qu'on lui confère les ordres mineurs. On ne pourra pas dire qu'il les a reçus deux fois, puisque personne ne sait s'il les a reçus une première fois. C'est que les règlements de l'Église, à cet égard, sont formels. Nul ne peut être promu à un ordre quelconque de la hiérarchie, s'il n'a reçu le grade immédiatement inférieur. Or il arrivait qu'on essayât de frauder et de sauter un ou plusieurs échelons. Un clerc suédois, mal conseillé par un prêtre de ses amis et voulant atteindre plus vite la prêtrise, se fit promouvoir diacre alors qu'il n'était qu'acolyte. Il avait oublié volontairement le sous-diaconat. Mais sa conscience n'était pas tranquille. Il s'en ouvrit au curé de sa paroisse qui, ne sachant que faire, lui enjoignit comme pénitence d'aller servir dans un couvent. Il y resta quelques années, puis le remords le tenant toujours, il révéla son cas à l'évêque du diocèse. Celui-ci, embarrassé, recourut aux lumières de l'archevêque de Lund ; mais l'archevêque, non moins perplexe, commença parlai interdire d'exercer le diaconat et par l'enfermer de nouveau dans un monastère, puis il communiqua l'affaire au pape. Conférez-lui donc le sous-diaconat qui lui manque, répondit Innocent en deux mots, vous l'autoriserez ensuite à faire son office de diacre. Timidité administrative, maladie de tous les temps ! Sur les questions matrimoniales, la casuistique religieuse du moyen âge s'exprimait avec une précision très libre. Une certaine lettre d'Innocent, relative au divorce de Philippe-Auguste et d'Ingeburge, serait intraduisible en français. On peut citer pourtant quelques cas intéressants où la sagesse du pape est intervenue pour tempérer la rigueur des canons ou apaiser les scrupules parfois excessifs des prélats. Un archevêque d'Arles n'ose pas prendre sur lui de procéder au mariage d'un sourd-muet sous prétexte que cet homme ne pouvait exprimer le consentement nécessaire. Mais il peut consentir par gestes, dit l'oracle simplement : le mariage des sourds-muets est donc valable. Un légat du pape fui demande s'il doit admettre à la pénitence une femme qui a avoué en confession le fait que voici. Pour assurer un héritage à son mari, elle a simulé une grossesse en avalant une potion préparée avec des sucs de plantes, et elle a joué la comédie jusqu'à la fin. Il y a eu supposition d'enfant, et le mari reste persuadé de sa paternité. Innocent III est d'avis qu'on ne peut refuser à cette femme la pénitence, mais qu'elle doit être proportionnée à la gravité de la fraude. L'archevêque de Tarragone communique au pontife un cas plus complexe. Un Espagnol et sa femme se sont juré mutuellement, par serment solennel, de ne plus vivre ensemble et se sont séparés. Au bout de quelque temps, le mari redemande sa femme ; mais celle-ci affirme qu'elle se ferait plutôt sarrasine que de lui revenir. Entre temps, elle avait contracté une liaison illégitime, puis, volontairement, elle y avait renoncé déclarant vouloir vivre seule désormais en toute honnêteté. Que faire de ces deux époux ? demande l'archevêque. — Leur serment ne vaut rien, répond le pape : c'est un engagement téméraire. Mais, puisqu'il y a eu séparation de fait, le mieux serait d'engager le mari et la femme i garder, chacun de son côté, le célibat. S'ils y consentent l'un et l'autre, qu'ils restent séparés. Si le mari s'y refuse, la femme sera tenue, sous peine d'excommunication, de retourner au foyer conjugal qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Une des grandes préoccupations de l'Église du moyen âge était d'empêcher les mariages consanguins. Les lois canoniques, très sévères, ne permettaient le mariage qu'à partir du septième degré de parenté. Mais en fait, elles étaient souvent violées ou tournées. Les demandes de dispenses affluaient et aussi les questions adressées au pape sur des cas très particuliers. Deux époux avaient longtemps mené la vie commune et avaient eu des enfants. On découvre un jour qu'ils sont apparentés au sixième degré. Faut-il les séparer ? demande l'archevêque de Lyon. — Non, répond l'oracle, du moment que leur union a été paisible, on peut faire semblant de ne rien savoir. En 1205, en Pologne, un veuf remarié s'aperçoit, au bout de trois ans, que sa seconde femme était parente de la première au sixième degré. Pris de peur, tous deux demandent conseil à l'archevêque de Gnesne, qui consulte le pape. Puisqu'ils ignoraient leur parenté, et s'il n'y a pas d'autres empêchements, on doit fermer les yeux. Sans doute, quand la, loi de consanguinité est trop scandaleusement violée, l'Église doit ordonner le divorce ; mais les hommes ne sont que trop enclins à réagir contre l'indissolubilité du mariage, et l'opinion d'Innocent III est que, s'il n'y a pas de motifs très graves de séparer les époux, l'union chrétienne doit être avant tout respectée et maintenue. A ce sujet, les casuistes ne se font pas faute d'épiloguer, et la pratique de la vie offre des circonstances spéciales pour lesquelles l'autorité ecclésiastique ne sait trop que résoudre. En 1199, l'évêque de Ferrare, le canoniste Uguccio, demande à Innocent III si, l'un des conjoints tombant dans l'hérésie, l'autre n'a pas le droit de convoler à d'autres noces et de fonder une nouvelle famille. Question embarrassante : ici le pape ne décide qu'après avoir pris conseil des cardinaux. La réponse est celle-ci. En pareille matière, il faut distinguer deux cas possibles. Ou bien les époux n'étaient catholiques ni l'un ni l'autre, et l'un deux s'est converti au catholicisme ; ou bien ils étaient catholiques tous deux, et l'un s'est fait soit hérétique, soit païen. Dans le premier cas, Innocent admet que le converti puisse éviter une rechute, un retour à l'hérésie, en cessant de vivre avec un conjoint hérétique et en contractant un autre mariage. Mais, dans le second cas, pourquoi l'hérésie d'un des époux l'autoriserait-elle à abandonner l'autre et à se remarier ? Il faut couper court à la malice des hommes. Il suffirait qu'un mari cessât d'aimer sa femme, ou que deux époux qui se déplaisent s'entendissent en vue d'une séparation : l'un d'eux feindrait de se déclarer hérétique et le mariage serait dissous. Or, Innocent veut que le mariage existe et soit légitime,
même chez les infidèles, même chez les païens. Le
clergé de Syrie, lui écrit, en 1201, l'évêque de Tibériade, fait beaucoup de conversions parmi les indigènes, païens
ou musulmans, et les mœurs de ces gens-là sont telles qu'ils se marient
beaucoup dans la même famille : leurs femmes sont leurs parentes souvent au
second ou au troisième degré. Quand ils se sont convertis, doit-on tenir leur
mariage pour valable, ou faut-il les séparer ? — Il faut les tenir pour mariés, répond Innocent, d'abord parce que le sacrement de baptême, s'il lave tous
les péchés, n'a pas pour effet de dissoudre les mariages, et ensuite, parce
que si l'on ne regardait pas comme légitimes les unions des païens convertis,
leurs femmes, craignant d'être abandonnées, feraient tout pour les ramener au
paganisme. Tolérance très politique, mais qui peut entrainer des conséquences graves. Ces païens, ces musulmans, mariés avant leur conversion, peuvent, selon la loi de leur pays, avoir épousé plusieurs femmes. Alors, la polygamie de ces nouveaux chrétiens serait donc autorisée ? Ici l'oracle est mis à une rude épreuve et son embarras est visible. Innocent reconnaît que la polygamie est difficilement
conciliable avec la foi chrétienne, et il développe les arguments favorables
à la monogamie : Quand Dieu a créé la femme, il n'a
fait qu'une seule femme, tirée d'une seule côte du premier homme. Et il est
écrit aussi que, voulant se marier, l'homme abandonnera son père et sa mère
pour se consacrer à sa femme, de façon que les deux époux ne soient qu'une
même chair. L'auteur de la Genèse ne dit pas les trois ou les quatre
époux : il ne parle que de deux. Seulement le pape invoque
aussi l'exemple des patriarches qui étaient polygames : Il y a eu des patriarches et d'autres hommes justes qui,
avant la loi aussi bien qu'après, ont eu à la fois plusieurs femmes.
L'Évangile lui-même ne contient aucun passage qui interdise absolument la
polygamie. Il paraît donc, conclut-il, que
les païens peuvent, selon leurs propres rites, contracter avec plusieurs
femmes des mariages légaux, et qu'après leur conversion à la religion du
Christ, il leur est permis, à l'exemple des patriarches, de conserver leurs
femmes légitimes. Dans la hiérarchie ecclésiastique du moyen âge, il faut souvent remonter jusqu'au sommet pour trouver la sagesse supérieure qui sait opposer l'esprit à la lettre, tenir compte des nécessités pratiques et relâcher à propos la sévérité des principes. Combien de fois a-t-on vu les papes réprimer les excès de zèle de leurs agents, désavouer les sectaires et les fanatiques, et donner aux légats comme aux évêques des leçons de pondération et de justice ! Cet instinct de l'opportun et du possible les a mis au premier rang des hommes d'État à une époque qui en comptait peu. Et c'est précisément, comme on a pu le voir, le même esprit de tolérance et d'équité qui inspire les décisions d'Innocent III. Dans l'exercice normal et quotidien do sa magistrature, cet homme avait le sens droit et les idées larges. Il faut lui savoir gré d'avoir formulé une maxime que certains réformateurs de la justice moderne prendraient volontiers comme devise : La pitié prime la loi. Misericordia superexaltatur judicio. FIN DE L'OUVRAGE |