Le royaume des Deux-Siciles, vassal du Saint-Siège. — Le concordat de 1198 et le testament de l'impératrice Constance. Les Allemands dans l'Italie du Sud. — Campagne du Mont-Cassin. - Luttes et négociations avec Markward. — La papauté en Sicile. — Gautier de Paléar et la camarilla de Palerme. — Gautier de Brienne au service du pape. — Rupture d'Innocent III et de Paléar. — La victoire de Cannes et la défaite de Palerme. — Markward, maître de Frédéric et de la Sicile. — Conflit entre Innocent III et Brienne. — Lutte contre Capparone. — Innocent III à San Germano et le décret de 1208. — Le tuteur et le pupille : velléités d'indépendance de Frédéric. La seule région de l'Italie, avec le Patrimoine, où la faillite du pouvoir temporel n'ait pas été aussi manifeste, fut le royaume des Deux-Siciles. Il pouvait d'autant moins échapper à l'action politique d'Innocent III qu'une tradition, vieille d'un siècle et demi, et appuyée sur des conventions formelles, en faisait un État vassal et tributaire du Saint-Siège. C'est en 1059, au concile de Melfi, que Robert Guiscard, duc de Pouille et de Calabre, avait fait hommage au pape Nicolas II de ses terres et de celles qu'il allait conquérir en Sicile au cens de douze deniers de Pavie pour chaque paire de bœufs. Ce contrat féodal avait été renouvelé à plusieurs reprises par les princes normands. En réalité, la papauté n'avait aucun droit originel sur l'Italie du Sud, à moins d'invoquer la légendaire donation de Constantin. Cette suzeraineté lui fut imposée par les Normands eux-mêmes, trop heureux de placer sous le patronage de saint Pierre une conquête impossible à légitimer autrement. Annexé par Henri VI et légué par lui à son héritier, Frédéric, le royaume sicilien, en changeant de dynastie, n'avait pas changé de condition. Les papes, successeurs de Nicolas II, avaient toujours conservé, en droit, et souvent exercé, en fait, leur autorité de suzerains de l'Italie du Sud et de la grande île voisine. Henri VI, il est vrai, ne reconnut jamais cette autorité, si ce n'est à son lit de mort, dans le fameux testament. Mais on pense bien qu'Innocent III, si jaloux de garder et d'accroître son pouvoir temporel, n'allait pas manquer de revendiquer ce qu'il considérait comme le bien inaliénable de l'Église romaine. Il avait son programme nettement arrêté. A l'extérieur, il ne fallait pas que le royaume normand fût, en aucun cas, réuni à l'Allemagne, condition absolue de la sécurité et de l'indépendance des papes. Les Deux-Siciles devaient rester un État purement italien. De là son refus de désigner le petit roi de Palerme comme le futur empereur, et la translation de la couronne impériale à l'ennemi des Hohenstaufen, au guelfe Otton de Brunswick. A l'intérieur, il fallait que cet État vassal devînt pour Rome un fief soumis, obéissant, source de profits réels. La souveraineté papale, en deçà et au delà du détroit de Messine, devait se rapprocher le plus possible d'une domination directe. Ici, Innocent III avait cette chance particulière, en cherchant à régenter les Napolitains et les Siciliens, d'avoir à invoquer d'autres raisons que l'intérêt du Saint-Siège. Il put alléguer, et il crut de bonne foi, qu'il usait simplement de son titre de suzerain et travaillait surtout à maintenir intact le patrimoine de la veuve et de l'orphelin, l'héritage de son pupille Frédéric. En réalité, sur ce théâtre comme sur tous ceux où il a fortement agi, Innocent a voulu épuiser son droit, faire sentir à tous et en tout son autorité, et concilier le devoir normal, l'idéal pacificateur de la papauté avec les ambitions terrestres et les prétentions politiques dont il était aussi le représentant. Les circonstances paraissaient, au début, exceptionnellement favorables. Au moment où Innocent devenait pape, il y avait, en Sicile, une minorité et une régence. Frédéric, âgé de trois ans, devait rester longtemps en tutelle. La régente, l'impératrice Constance, normande d'origine, détestait les Allemands et ne désirait qu'une entente avec le Saint-Siège. Ce n'était pas la première fois que la papauté allait tirer parti de cette situation : on sait tout ce qu'elle a obtenu et gagné, au cours de son histoire, par son influence sur les reines. Celle-ci s'empressa d'abord de faire couronner son fils à Palerme (17 mai 1198), au milieu d'une pompe presque orientale. A entendre l'acclamation qui salua le jeune roi, on se croirait à Byzance. Exauce-nous, Christ ! Vie perpétuelle à notre seigneur, le roi Frédéric, magnifique, triomphateur, invincible ! Exauce-le, Christ, Sauveur du monde ! Sainte Trinité, exauce-le ! Sainte Marie, exauce-le ! Lumière constante et paix éternelle au recteur pacifique, au très pieux gouverneur, le roi Frédéric ! Sainte Christine, exauce-le ! Sainte Agathe, exauce-le ! etc. A lui seul honneur et gloire, vertu et victoire dans la suite infinie des siècles. Amen. L'important, pour Innocent III, était de mettre
immédiatement à profit la protection qu'il accordait à la mère et au fils. Il
voulut d'abord que la suzeraineté pontificale fût reconnue de la façon la
plus éclatante : Rappelez-vous, écrit-il à
Constance, que votre frère Guillaume, votre père Roger,
et tous vos ancêtres, les rois de Sicile, ont été les sujets de l'Église
romaine. Et il envoie à Palerme un légat chargé de recevoir la
fidélité et l'hommage de la régente pour le royaume de Sicile, le duché de
Pouille et la principauté de Capoue. Il lui fait, à distance, concession de
ces fiefs ; mais il connaît trop bien le droit féodal pour ne pas lui rappeler
que, lorsqu'elle pourra venir le trouver sans danger, elle sera tenue de lui
prêter personnellement l'hommage lige. Il s'adresse aussi à l'enfant : Et toi, mon fils, quand tu auras atteint ta majorité, tu
viendras de même nous apporter fidélité et hommage. La papauté est
proclamée, dans les formes légales, suzeraine du royaume sicilien. Elle en a
la haute propriété, ce qu'Innocent III ne cessera de répéter dans ses
lettres. Le royaume de Sicile est de droit le
domaine et le bien propre de l'Église de Rome. Regnum Siciliæ ad jus et proprietatem ecclesiæ Romanæ
pertinet. De cette propriété, il entend jouir pleinement et dans des conditions plus avantageuses que celles qui ont été acceptées ou subies par ses prédécesseurs. Les fondateurs du royaume, ces Normands rusés et pratiques, tout en plaçant leur conquête sous le patronage de saint Pierre, avaient su garder leur indépendance même à l'égard du pouvoir religieux, et rester les maîtres absolus de leur clergé comme de leur noblesse. Pour les élections épiscopales, les appels à Rome, la tenue des conciles, les rapports avec les légats pontificaux, ils s'étaient arrogé une situation privilégiée, que les papes du douzième siècle leur avait reconnue malgré eux. L'Église, en lutte avec l'Empire, pouvait-elle refuser quelque chose aux rois qui lui prêtaient leurs troupes ? En 1198, l'occasion parut bonne à Innocent III de supprimer le privilège et d'imposer à la régente un concordat qui ferait rentrer le royaume de Sicile dans le droit commun. Constance ne se résigna pas facilement à laisser diminuer son autorité : elle résista, discuta, essaya même de tenter le pape et les cardinaux en leur promettant, s'ils renonçaient à leur exigence, une forte compensation pécuniaire. Innocent resta inflexible. La suppression de l'ancien privilège des rois normands fut la condition sine qua non de l'octroi du royaume sicilien. La mère et le fils durent signer le concordat : seconde victoire pour la papauté. La troisième suivit de près. Constance, gravement malade, craignant qu'après elle Frédéric ne devînt le jouet et la proie des partis, surtout des Allemands, fit un testament par lequel elle confiait la tutelle de son fils et le bail, c'est-à-dire l'administration provisoire du royaume, à celui qui en était déjà le suzerain, Innocent III. Immédiatement après sa mort (27 novembre 1198), le pape envoya deux légats en Sicile pour faire valoir ses droits. La lettre qu'il adressa peu après à l'orphelin, pour le consoler, ne pouvait être qu'une fiction diplomatique : Tu as pleuré tes parents à l'âge où l'on commence à peine à épeler leur nom. Mais le Père des miséricordes, en éprouvant ton enfance comme il a fait, t'a donné un dédommagement. Il a remplacé le père que tu as perdu par un autre plus digne de toi, puisqu'il a délégué son vicaire pour être ton tuteur ; et, à ta mère défunte, il en a substitué une bien meilleure, l'Église. Nous t'engageons donc à laisser de côté tout chagrin et à exulter dans le Seigneur. D'ailleurs Innocent a bien soin d'énumérer les raisons qui l'autorisent à couvrir l'enfant et son royaume d'une protection toute paternelle. C'est d'abord le devoir qu'ont les évêques de patronner les mineurs et les orphelins ; c'est le droit de tutelle qu'il tient de Constance ; c'est enfin le fait que la Sicile appartient au patrimoine de l'Eglise romaine. D'après la loi féodale, le tuteur ou baillistre jouissait, pendant la durée du bail, exactement des mêmes avantages que le légitime possesseur du fief. Il était en tout et pour tout substitué à l'héritier. La tutelle de Frédéric entraînait donc, aux yeux d'Innocent, la prise de possession immédiate du royaume de Pouille et de Sicile. Le testament de Constance stipulait, d'ailleurs, que le pape percevrait chaque année, sur l'État sicilien, une somme assez importante et que toutes les dépenses qu'il ferait dans l'intérêt et pour la défense de son pupille, lui seraient intégralement remboursées. Jusqu'ici la diplomatie d'Innocent III avait été constamment heureuse ; mais les difficultés allaient commencer. En fait, la volonté de la régente confiait le jeune Frédéric et l'administration directe de son État à un conseil de hauts prélats composé des archevêques de Palerme, de Morréale, de Capoue, et du chancelier de Sicile, Gautier de Paléar, évêque de Troja. Celui-ci, doué au plus haut degré de l'esprit d'intrigue, avait peuplé la cour de Palerme de ses créatures. Sous prétexte de représenter le parti national sicilien, hostile à toute domination étrangère, qu'elle vint d'Allemagne ou de Rome, il ne cherchait qu'à accaparer, à son profit, la personne du petit roi, pour exploiter, en son nom, le gouvernement royal. Comment concilier les droits du pape avec les intérêts des conseillers de Frédéric II, les familiers du roi, et surtout avec les visées de ce Paléar, redoutable concurrent qu'il ne serait pas facile d'évincer ? D'autre part, les Allemands, feudataires ou officiers de Henri VI, s'ils n'étaient plus à craindre dans l'Italie du Centre et du Nord, prévalaient encore au sud. Dans la région voisine du patrimoine d'Innocent III, Conrad de Marlenheim occupait les fortes positions de Sora et de Sorella. La Terre de Labour et la côte napolitaine obéissaient au comte d'Acerra, Dipold de Vohburg et à ses frères, Otto et Siegfrid. Rude chef de bande que ce Dipold ! vigoureux et retors, toujours prêt à piller les terres du Mont-Cassin ou les riches cités de la Campanie, courant de la mer à la montagne avec une agilité inouïe. Un autre Allemand, Frédéric, vivait sur la Calabre ; Otto de Barkstein, sur la principauté de Capoue. Un pirate, Guillaume le Gras, prêtait à ces aventuriers le concours de sa flotte. Enfin les Allemands de Sicile s'appuyaient sur les marchands de Pise, nombreux et influents dans l'île. Mais, de tous les ennemis d'Innocent III, le plus inquiétant était toujours Markward d'Anweiler, qui venait de quitter l'Italie centrale pour faire de la Sicile et de la Pouille le centre de résistance des Impériaux. Non seulement il allait lutter à outrance, mais au droit du pape il opposait un autre droit : celui qu'il tenait du testament de Henri VI et de la volonté de Philippe de Souabe. A entendre les Allemands, ce n'était pas Innocent, mais Markward qui était le tuteur légitime de Frédéric. Tenir en échec, au sud de la Péninsule, les officiers de Henri VI, maîtres de troupes aguerries et de châteaux bien gardés, et déjouer, en même temps, les menées de la camarilla qui s'agitait à Palerme autour de l'orphelin, telle fut la tâche d'Innocent III. Aujourd'hui encore l'abbaye du Mont-Cassin qu'on aperçoit du chemin de fer de Rome à Naples, juchée sur sa montagne, ressemble à une forteresse encore plus qu'à un couvent. Au bas, sur la pente d'un sommet secondaire, s'étagent les maisons blanches du bourg de Cassino (au temps d'Innocent III San Germano) dominé lui-même par un château, la Rocca Jani, dont les ruines couvrent toute la hauteur. Cette région, point stratégique de premier ordre, commandait la route de Naples et les fertiles plaines du sud. Qui disposait de la terre de Saint-Benoît pouvait agir librement sur la côte, dans les Abruzzes, jusqu'au fond de la Péninsule. Le Mont-Cassin allait être le nœud des opérations de guerre engagées entre le pape et ses ennemis. Le premier soin de Markward, en ouvrant les hostilités (janvier 1199), fut de s'emparer de San Germano, que les habitants ne voulurent pas défendre. Mais devant le Mont-Cassin il se heurta à une résistance d'abord énergique. Le pape avait adressé lettre sur lettre aux prélats et aux nobles des Deux-Siciles pour les exciter contre l'Allemand, l'excommunié, l'ennemi de Dieu. Il leur rappelle ses méfaits, ses cruautés, les hommes qu'il a fait mutiler, brûler, jeter dans la mer avec une pierre au cou, les filles et les femmes outragées sous les yeux des pères et des maris. La guerre faite à cet homme est une œuvre sainte, une croisade : S'il le faut, nous accorderons à tous ceux qui se lèveront contre Markward et ses complices, les mêmes indulgences, la même absolution des péchés, qu'à ceux qui partent pour défendre la chrétienté d'Orient et repousser les Sarrasins. Tout en écrivant, il soudoie des troupes, contracte des emprunts, prodigue l'or, multiplie les envois de légats, et met à la tète de l'armée papale le maréchal du Saint-Siège, son cousin Jacques, un guerrier de valeur. Après un long blocus, l'abbé du Mont-Cassin, Roffredo, désespérant de nourrir la multitude d'hommes et de femmes qui s'étaient réfugiés dans l'enceinte du monastère, se résigna à traiter avec l'ennemi. Il fut convenu que Markward recevrait une somme d'argent et s'en irait. Les amis d'Innocent présentèrent cette retraite comme une victoire. Vainqueurs ou non, Markward et Dipold se consolèrent de n'avoir pas pris la redoutable abbaye en brûlant les villes de la Pouille et de la campagne de Naples. Sièges et batailles n'empêchaient pas de négocier ; on cherchait, du moins, à gagner du temps et à tromper l'adversaire. Si violente que fût son irritation contre Markward, Innocent III avait conscience que la guerre n'était pas précisément le fait d'un chef de religion et accueillait avec empressement tout espoir de solution pacifique. Il est certain qu'ici encore il a prêté l'oreille aux propositions plus ou moins sincères de l'Allemand. A plusieurs reprises, et notamment par l'intermédiaire de l'archevêque de Mayence, Conrad, qui revenait de Terre sainte (juillet 1199), Markward essaya de faire comprendre au pape qu'il avait tout intérêt à s'entendre avec lui à l'amiable. Qu'on lui laisse prendre possession de la Sicile et du roi Frédéric, il donnera au pape une somme de quarante mille onces d'or, lui prêtera l'hommage lige et doublera le cens que le Saint-Siège a l'habitude de percevoir sur le royaume. Il multipliera les garanties de sujétion et d'obéissance, et déclarera tenir la Sicile en fief immédiat de l'Église romaine. Mais le pape a juré' de prendre l'enfant sous sa tutelle et de sauvegarder ses intérêts ? — Qu'à cela ne tienne, répond Markward, le scrupule est bien inutile. Frédéric n'est pas le fils de l'empereur Henri VI, ni même de l'impératrice Constance ; c'est un enfant supposé. Et l'Allemand se déclare prêt à en fournir la preuve par témoins. Cette affirmation ne fut pas tout s fait une surprise pour Innocent III. Au moment où Constance était devenue mère, elle avait six ans de mariage et quarante ans. Certains soupçons avait pris corps : on fit tout pour les écarter. L'impératrice ayant été saisie des premières douleurs de l'enfantement à Jési, au moment où elle se disposait à rejoindre son mari en Sicile, on l'avait transportée dans une tente, au beau milieu de la place publique, et une foule de témoins y furent admis au moment décisif. Les mauvais bruits n'en coururent pas moins. On prétendit que le jeune Frédéric était, en réalité, k fils d'un boucher de Jési. Il va de soi qu'Innocent rejeta avec mépris les offres et les calomnies de Markward. Celui-ci, recourant à un autre biais, reprit la comédie qu'a avait jouée dans l'Italie centrale. Il déclara vouloir se faire absoudre de l'excommunication et rentrer en grâce auprès de l'Église. Un pape pouvait difficilement se refuser à des ouvertures de pénitence. Trois cardinaux eurent l'ordre de s'aboucher avec Markward et de lui faire connaître les conditions nécessaires pour la levée de l'anathème. L'Allemand les rencontra à Véroli, en Campanie, discuta longuement et jura enfin de se soumettre ; mais il leur demanda dé venir jusqu'au monastère de Casamari, où se trouvaient ses compagnons d'armes, pour que les clauses de l'absolution fussent lues en leur présence. Il espérait par là, dit le biographe d'Innocent III, que les cardinaux, se trouvant sans défense dans un endroit non fortifié, n'oseraient pas faire cette lecture, et qu'ainsi il serait absous à bon compte. Les cardinaux descendirent à Casamari, où Markward leur avait fait préparer un repas excellent. Il les servit lui-même à table ; mais, le banquet fini, les officiers de sa suite se dirent tout bas qu'il serait bon de mettre la main sur les gens du pape pour les empêcher d'être désagréables à leur chef. Les envoyés de Rome ne savaient trop quel parti prendre, lorsque l'un d'eux, Hugolin, le futur Grégoire IX, se leva et déroula résolument la bulle. Voici, dit-il, ce que vous mande le seigneur pape. Les conditions imposées étaient dures : Markward se désistera de toute prétention à la tutelle du roi et au bail du royaume. Il cessera de menacer le royaume, ainsi que le patrimoine de Saint-Pierre. Il restituera tous les territoires dont il s'est emparé, et s'emploiera à faire restituer les domaines saisis par d'autres. Il donnera réparation pour les dommages causés à l'Église romaine et à l'abbaye du Mont-Cassin. Il respectera désormais et fera respecter les gens d'Église, cardinaux et légats. Cette lecture achevée, la foule qui écoutait devint menaçante. Markward, bien que furieux lui-même, ne souffrit pas qu'on fit le moindre mal aux mandataires d'Innocent et les escorta jusqu'à Véroli. Là, il leur adressa une proposition nouvelle. Il voulait avoir avec le pape une entrevue où il lui révélerait des secrets que personne autre qu'eux deux ne devait connaître. Puis Il leur remit une lettre scellée de son sceau, où il attestait qu'il avait prêté serment et promis d'exécuter les conditions imposées par le pape. Cela fait, il écrivit partout qu'il était réconcilié avec l'Église ; qu'Innocent lui avait concédé le gouvernement de la Sicile, et il continua à s'intituler sénéchal de l'Empire et tuteur du roi Frédéric. L'Église, qui avait prononcé l'absolution, était jouée. Les cardinaux protestèrent. Jamais, leur répondit Markward, je ne subirai, ni pour Dieu ni pour personne, une capitulation aussi humiliante. Le pape n'eut que la ressource d'écrire aux Siciliens une
lettre indignée où il les faisait juges de cette perfidie : Le voilà qui revient à son vomissement et veut pourrir
comme une bête de somme sur son fumier... Nous
le dénonçons comme parjure, sacrilège, incendiaire, scélérat, voleur du bien
d'autrui. Au nom du Dieu tout-puissant, du Fils et du Saint-Esprit, en vertu
de l'autorité des saints apôtres Pierre et Paul et de la nôtre, nous
l'excommunions, l'anathématisons, le maudissons et le condamnons. Quiconque
lui prêtera aide et faveur, lui fournira des vivres, des vêtements, des
vaisseaux, des armes, sera englobé dans la même sentence. Tout prêtre, à
quelque ordre qu'il appartienne et quelle que soit sa dignité, qui célébrera
pour lui l'office religieux, perdra son grade et sa fonction. (Septembre 1199.) Cuirassé contre l'anathème, Markward prit une résolution décisive. On apprit tout à coup qu'il avait quitté la Péninsule et débarqué en Sicile. Une partie de la noblesse lui fit bon accueil ; les marchands de Pise étaient pour lui ; il soudoya même les Sarrasins indépendants qui occupaient encore certains districts de la montagne et les châteaux qui les dominaient, de Morréale au fleuve Platani. Dans l'entourage pontifical, le bruit courait que Markward les avait gorgés de sang chrétien et livrait à leur lubricité des esclaves chrétiennes. Bientôt l'Allemand se prépara à assiéger Palerme pour s'emparer de Frédéric. Devant le danger pressant, Innocent se multiplie. Il écrit
aux grands de Naples et de Sicile de se défier de Markward. Il invite même
les Sarrasins à repousser les offres de l'Allemand et tâche de les effrayer
pour eux-mêmes : Ce traître n'a pas épargné les
chrétiens, ses anciens complices ; il se gênera encore moins avec des
infidèles. Il vous prendra vos richesses et vous livrera en proie à vos
ennemis. Songez qu'à, cette heure même les princes de l'Occident et les
peuples en foule prennent la croix et se disposent à passer la mer. Si vous
vous alliez à Markward contre nous, les croisés viendront pour vous punir, et
comme il est incapable de soutenir leur choc, il sauvera sa vie en vous
sacrifiant. Curieux spectacle ! ce pape qui cherche à amadouer les
Sarrasins de Sicile au moment ou il prêche la guerre contre leurs frères
d'Orient ! Mais les caïds siciliens croyaient l'occasion bonne de mettre
à profit les divisions des chrétiens pour reconquérir une partie de l'île.
Ils s'imaginaient que, si le chef de la chrétienté devenait le maître de la
Sicile, leur expulsion serait inévitable. L'argumentation les toucha peu. Du reste, Innocent ne se fiait pas seulement à son éloquence. Il recrute une nouvelle armée qu'il confie encore à Jacques, son maréchal et à un autre noble romain, Odon de Palombara. Les soldats du pape, accompagnés d'un cardinal et des archevêques Anselme de Naples et Angelo de Tarente, rejoignent, à Messine, le chancelier Gautier de Paléar, puis se transportent à Palerme pour barrer la route à Markward. La bataille s'engage (21 juillet 1200) entre Palerme et Morréale. Les troupes pontificales, d'abord repoussées deux fois par les Allemands de Markward, reprennent l'avantage. Les frères de Paléar, Gentile et Manerio, emportent les positions occupées par les Pisans et les Arabes. L'émir Magded est tué, et, après six heures de lutte, les bandes de Markward abandonnent le champ de bataille, avec un énorme butin. L'archevêque de Naples termine sur le ton lyrique le bulletin de victoire qu'il adresse à Innocent III : Voilà le jour qu'a fait le Seigneur, jour de rédemption et d'allégresse, jour où votre nom a été magnifié et béni, jour à jamais mémorable où votre maréchal s'est acquis une gloire immortelle : Mais cette victoire fut plus retentissante qu'efficace. Les affaires de Markward n'étaient pas en aussi mauvais état qu'on le crut à Rome, puisqu'il continua à occuper toute la Sicile, sauf Palerme, et que le chancelier fut obligé de lui livrer à Randazzo, près de Taormina, un second combat. Battu encore, l'Allemand n'en conserva pas moins l'appui de beaucoup de Siciliens qui détestaient Paléar. Ce qui empêcha les vainqueurs de bénéficier de. leur succès, c'était la pénurie absolue où se trouvait le gouvernement de la régence. Cette cour de Palerme mourait de faim : il y eut des moments où le jeune Frédéric avait à peine de quoi manger : les bourgeois de la ville le nourrissaient à tour de rôle. Le vainqueur de Morréale, le maréchal Jacques, avait reçu comme récompense une bulle d'or qui lui conférait le comté d'Andria, mais le chancelier ne put rien faire de plus. Les soldats du pape n'obtinrent pas un denier de solde, bien que leur chef, hors d'état de poursuivre les opérations en Sicile, dut revenir sur le continent. Innocent eut à sa charge tous les frais de la guerre. Il s'en plaint amèrement dans ses lettres, et aussi de n'avoir jamais rien touché de la rente allouée au Saint-Siège par le testament de la reine Constance. Bientôt il devint évident pour tous que Gautier de Paléar faisait insensiblement volte-face. Il avait peur de voir Innocent III prendre en main le gouvernement direct de la Sicile. Elle était son bien, sa chose ; il n'entendait pas l'enlever aux Allemands pour la céder aux Romains. Entre le pape et lui, la rupture prochaine s'annonça par des dissentiments et une hostilité sourde. Quand l'archevêché de Palerme devint libre par la mort de l'archevêque Barthélemi, Paléar le fit demander pour lui par les chanoines de la cathédrale, et le légat du pape, Cenzio, le reconnut comme archevêque sans en référer à son chef. Innocent n'admit pas qu'on s'adjugeât ainsi, sans son aveu, une dignité de cette importance. Il admonesta le légat et défendit au chancelier de prendre un autre titre que celui d'évêque de Troja ; tout au plus l'autorisa-t-il à gérer au spirituel et au temporel, comme administrateur provisoire, l'archevêché vacant. Entre le pape, tuteur de Frédéric, et le gouvernement de Palerme, que dirigeait en réalité le chancelier, les villes du pays napolitain, tiraillées par des ordres contradictoires, hésitaient. Il fallait qu'Innocent leur rappelât constamment ses droits et en affirmât la supériorité. Aux habitants de Città, par exemple, il avait donné comme défenseur, après la mort de leur châtelain, le comte de Chieti. Mais de Palerme leur était venu l'ordre du roi de se soumettre au gouvernement du comte de Célano, Pierre, beau-frère de Paléar. Le pape leur affirme qu'ils doivent avant tout lui obéir parce que c'est lui qui est investi légalement de la tutelle du roi et du bail du royaume. Il leur ordonne, nonobstant tout mandement contraire, de reconnaître le comte de Chieti. Ne tenez aucun compte, dit-il ailleurs aux Siciliens, des lettres qui vous seraient adressées avec là souscription et le sceau du roi : elles n'émanent pas de lui, mais de celui qui a pris l'initiative de la convention. Très irrité de ses déconvenues, Paléar se sentit tout à fait touché au vif quand le pape essaya de limiter le pouvoir qu'il s'était arrogé sur le palais et dans l'État. Le chancelier conférait et confisquait comtés et baronnies, nommait et révoquait les fonctionnaires, encaissait les revenus des douanes et des droits régaliens, faisait entrer qui lui plaisait dans la camarilla de Frédéric, en un mot agissait en roi. Que devenait alors l'autorité d'Innocent et à quoi lui servait sa tutelle ? Déjà, dans une lettre du 27 septembre 1199, le pape avait défendu aux conseillers de Frédéric, y compris le chancelier, de distribuer en bénéfices, à des particuliers, les propriétés et les revenus du domaine royal. Les procédés de Paléar l'obligèrent à prendre des mesures plus complètes et plus rigoureuses. S'adressant de nouveau aux familiers du roi il leur interdit toute aliénation domaniale, sauf le cas de nécessité absolue, par exemple la levée d'une armée de terre ou de mer : Aucun de vous n'aura le droit de décider au nom du royaume une entreprise importante, ou de percevoir un revenu du fisc, sans le consentement de l'unanimité ou de la majorité de ses collègues. Aucune décision ne sera prise, en ce qui touche le mariage du roi, sans que nous ayons été consulté. Aucun des secrétaires (c'est-à-dire des chefs de l'administration) ne devra rendre de compte particulier à l'un d'entre vous, ni lui payer quoi que ce soit des sommes versées au trésor, sans l'ordre de la totalité ou de la majorité des membres du conseil. Une autre chose, ajoute le
pape, nous trouble et nous inquiète profondément.
Alors que le perfide Markward, grâce à Dieu, à été défait par les troupes du
roi et par les nôtres, au point d'être réduit à peu près à l'impuissance, on
nous dit que certains d'entre vous, au mépris de nos ordres formels et pour
le plus grand malheur du roi et du royaume, ont entamé avec lui des
négociations. Comment ! à cet homme, que le jugement de Dieu a jeté à terre,
on voudrait, par une paix trompeuse, redonner des forces, pour qu'il soit de
nouveau en état de nuire ! Nous défendons à qui que ce soit, clerc ou laïque,
d'entrer en pourparlers avec Markward. Il est déjà à moitié perdu : pour
l'achever, on doit continuer à le combattre, sans imprudence mais
vigoureusement. Comme il faut que le royaume recouvre à tout prix la
tranquillité, si les Sarrasins donnent des garanties de leur fidélité au roi,
on peut faire la paix avec eux et les admettre à rentrer en grâce. Mais que
ces mêmes Sarrasins, ainsi que tous les ennemis et tous les traîtres du
royaume, soient bien convaincus que, s'ils s'opposent à nos volontés, nous
lutterons pour dompter leur rébellion et leur orgueil. Nous irons, s'il le
faut, jusqu'à demander l'aide des princes chrétiens qui s'apprêtent à passer
en Terre sainte. Bien que Paléar ne fût pas nommé dans cette lettre menaçante, elle était tout entière dirigée contre lui. Innocent savait qu'il négociait avec l'excommunié. C'était presque une déclaration de guerre. Et lorsqu'il vit le chancelier décidé à rompre, il crut nécessaire d'accroître ses moyens de défense en introduisant dans le conflit un élément nouveau. Persuadé que ses forces militaires étaient insuffisantes et qu'il lui fallait, pour vaincre, d'autres soldats et d'autres généraux que ceux qu'il tirait d'Italie, il prit à sa solde un étranger, un chevalier de France, Gautier de Brienne, le frère de ce Jean de Brienne qui devint roi de Jérusalem. La furia francese, au service de Dieu et de son Église Ce condottiere ne craignait personne. Un jour, à ceux qui lui conseilleront, au cours de sa lutte avec les Allemands d'Italie, de prendre certaines mesures de prudence, il répondra : Les Allemands ! même armés, ils n'oseraient s'attaquer à un Français sans armes ! On comptait sur lui pour opérer clans Italie du Sud comme en Sicile et débarrasser le pape, non seulement de Markward et de Dipold, mais de tous les opposants qui le gênaient. L'emploi de cet auxiliaire n'allait pas sans quelque danger. Gautier de Brienne n'était pas le premier venu des aventuriers. Il avait épousé la sœur née de Guillaume III, le dernier roi normand de Sicile, celui que l'empereur Henri VI avait supplanté. La famille de ce roi déchu, emmenée prisonnière en Allemagne, avait conclu avec son vainqueur un traité par lequel elle renonçait à ses droits sur le royaume des Deux-Siciles, pourvu qu'on lui assurât le comté de Lecce et la principauté de Ta-ente. Mais l'empereur, une fois maitre du royaume, oublia de donner la compensation. Gautier de Brienne, prétendant, de par sa femme, à la principauté de Tarente, et pouvant même, à la rigueur, réclamer tout l'héritage des rois normands, était donc l'adversaire naturel de Frédéric et de la maison de Souabe. Et c'était précisément lui que la papauté chargeait de protéger le petit roi ! Qui empêcherait ce protecteur, une fois qu'il aurait pénétré dans le royaume avec ses troupes, de jouer un autre rôle et de revendiquer les droits de sa famille ? Innocent III pouvait-il garantir que cet allié ne deviendrait jamais un concurrent Ainsi raisonna-t-on à la cour de Palerme. Gautier de Paléar insinua que le pape trahissait la cause de son pupille. Mais sur le continent même les inquiétudes, sinon les mécontentements, se firent jour. L'abbé Joachim de Floris en fut l'organe plus ou moins conscient. Que les Romains y prennent garde, la puissance française à laquelle ils ont recours pourrait bien, comme la tige de roseau, percer la main qui s'y appuie. L'Allemagne, ou plutôt le grand nom de l'Empire inspire toujours à ce moine une crainte respectueuse et il ne garantit pas le succès. Si le Français sent l'éperon germanique, il en rendra responsable l'Église qui l'a appelé. Innocent comprit si bien que son choix donnait prise aux
attaques qu'il se crut obligé d'expliquer longuement sa conduite et de rassurer
les Siciliens. D'abord, leur dit-il en
substance, ce n'est pas moi qui suis allé chercher
ce baron français. Il est venu de lui-même à Rome, entouré d'une forte
escorte de chevaliers, requérir de notre justice qu'on le mit en possession
des territoires promis à sa famille par l'empereur Henri. Nous ne pouvions
pas repousser cette requête légitime. Et puis ce Gautier, personnage noble et
puissant, apparenté aux comtes de Champagne et de Flandre qui ont pris la
croix et ne tarderont pas à le suivre, était assuré de leur appui. Nous nous
sommes demandé ce qu'il y avait à faire. Lui opposer une fin de non-recevoir,
outre que son droit nous semblait clair, c'était risquer de le rendre hostile
au roi et au royaume. En lui accordant ce qu'il réclamait, nous gagnions son
amitié et ses services. Mais nous n'avons négligé aucune précaution. Il nous
a juré, sur la croix et les reliques, qu'il ne tenterait jamais rien contre
le roi et son État ; qu'une fois investi du comté de Lecce et de la
principauté de Tarente, ou d'in domaine équivalent, il prêterait hommage et fidélité
à Frédéric, nous faciliterait notre tutelle, et s'emploierait de bonne foi à
combattre Markward, Dipold et leurs complices. Sa femme et sa belle-mère, la
veuve du roi Tancrède, ont juré aussi d'observer les mêmes conventions. L'histoire ne peut admettre qu'avec réserve ce plaidoyer d'Innocent III. Le biographe du pape cherche également à démontrer que le Saint-Siège n'était pour rien dans la venue de Brienne en Italie : mais il se trouve ici en opposition avec d'antre documents contemporains. Un ami de la papauté, le chroniqueur Richard de San Germano, dit en propres termes que le pape Innocent fit venir Gautier de Brienne dans le royaume en haine des Allemands. La chronique française de Bernard le Trésorier, plus explicite encore, attribue à Innocent III l'initiative et toute la responsabilité de l'entreprise. C'est lui qui aurait conseillé à Brienne d'épouser la sœur de Guillaume III, qui lui donna de l'argent, des soldats et lui intima l'ordre d'entrer en Pouille. L'impression qui ressort des faits et des textes est que Brienne parut en Italie parce que le pape l'y appela et que l'affaire avait été préméditée dans la curie. Quoi qu'il en soit, le chancelier Paléar ne se laissa pas convaincre. Il refusa tout accord avec Brienne et se rapprocha ouvertement de Markward (1200). Il avait fait venir à Palerme son frère Gentile pour lui confier la garde du petit roi. Si l'archevêque de Morréale et l'évêque de Céfalu étaient contre lui, il avait pour soutiens l'archevêque de Messine et l'évêque de Catane, peu favorables aux intérêts du pape. Bientôt le bruit courut à Rome que l'alliance conclue avec l'Allemand stipulait une sorte de partage du royaume. Au chancelier, la Sicile ; à Markward, l'Italie du Sud ; le neveu de l'un devait épouser la nièce de l'autre. Les deux alliés ne cherchaient-as qu'à se tromper mutuellement ? La vérité est que leur accord dura peu. Paléar, à entendre l'historien du pape, aurait accusé Markward de vouloir le royaume tout entier, et celui-ci aurait affirmé que le chancelier poussait au trône son propre frère. Le résultat le plus clair de ces intrigues fut que Markward se releva de sa défaite. Il put reformer son armée dans la montagne, avec l'aide des Sarrasins et des Pisans, et préparer de nouveau sa marche sur Palerme. Paléar, ne trouvant plus d'argent en Sicile, passa en Calabre et en Pouille pour s'en procurer à tout prix. fût-ce par l'exploitation éhontée des sujets et le pillage en règle des églises. La colère d'Innocent III éclata. Le chancelier est excommunié, déchu de son évêché de Troja, révoqué de sa fonction d'administrateur de l'archevêché de Palerme, remplacé dans l'un et l'autre diocèse. Le pape écrit aux Siciliens et aux Napolitains, pour leur défendre d'obéir à Paléar et leur recommander Brienne ; aux familiers de Frédéric Il, pour qu'ils enlèvent le sceau royal au chancelier ; au peuple et au clergé de Palerme, pour les supplier de veiller sur la personne du petit roi et d'empêcher les vols et les desseins sinistres de Paléar ; enfin à Frédéric lui-même, pour répondre à une requête que les amis du chancelier lui avaient adressée sous le nom de l'enfant royal. On osait demander au pape qu'il se réconciliât avec Paléar et le relevât de l'anathème ! Innocent réplique par l'énumération de tous ses griefs contre la camarilla de Palerme, contre les mauvais conseillers qui ont pactisé avec Markward. Cette fois, il prend le chancelier à partie, en le nommant ; il rappelle ses abus de pouvoir, ses malversations, le domaine royal dilapidé, l'argent, qu'on refusait aux soldats de l'Église, aux défenseurs du royaume, prodigué à ses parents et à ses parentes, sans compter celui qu'il s'est approprié pour lui-même. Enfin il conjura Frédéric d'accorder toute sa confiance à Gautier de Brienne et de rompre avec les serviteurs infidèles, qui n'ont jamais servi que leurs intérêts et se sont faits les complices de ses ennemis. Ce n'était pas par la diplomatie mais par la guerre que semblait devoir se résoudre la question de la suzeraineté de la Sicile et de la tutelle de Frédéric. En 1201, des deux côtés du détroit de Messine, ennemis et partisans de la papauté se battirent avec acharnement. Dans la Péninsule, les légats pontificaux, l'abbé du Mont-Cassin, Roffredo, et Gautier de Brienne étaient aux prises avec Dipold et Paléar. Brienne, bien secondé par une petite troupe de chevaliers aguerris qui encadraient solidement les contingents du pape, remporta une série de succès. Le 10 juin, il mettait complètement Dipold en déroute prés de Capoue, au pont d'Agnella, ce qui amena la reddition du château et de la ville d'Aquino et obligea Robert d'Aquila de livrer i l'abbé du Mont-Cassin Pontecorvo et Castelnuovo. Mais le Français voulait surtout profiter de sa victoire pour courir à l'extrémité de la botte italienne et prendre les territoires de Lecce et de Tarente qu'Innocent III lui avait promis. Tarente résista ; Lecce et son château se rendirent. Ce qui importait au pape, ce n'était pas que Brienne fit ses affaires particulières, mais qu'il s'occupàt de celles de l'Église. Avant tout, il aurait désiré que le brillant chevalier passât en Sicile pour arrêter les progrès de Markward. Or, Brienne n'était pas pressé de s'embarquer : il tenait à achever la conquête de sa principauté et craignait de quitter ce qu'il avait pris. Après avoir reçu la soumission de Brindisi et d'Otrante, il remonta la côte orientale pour s'emparer des autres villes de la Pouille. Le 26 octobre, il rencontra Dipold et le chancelier de Sicile, entourés de forces considérables, dans cette plaine de Cannes où viennent nécessairement se heurter les armées qui se disputent la basse Italie. Bien que très inférieur es en nombre, les troupes de Brienne triomphèrent. N'était-il pas le soldat de Dieu et du pape ? Il avait à ses côtés un cardinal, l'évêque de Porto, qui prononça contre Dipold et les siens une malédiction solennelle. Lui-même, au moment d'engager la bataille, avait invoqué saint Pierre à haute voix. Une splendide croix d'or parut devant lui tout à coup et le suivit pendant toute l'action. Dipold s'enfuit à l'ouest dans les montagnes et se réfugia à la Rocca Sant' Agatha, Paléar et son frère Manério, à Salpi. La joie d'Innocent III fut courte. C'était en Sicile que se passaient les événements décisifs ; c'est là qu'il aurait fallu frapper. Bientôt on apprit à Rome que Markward avait pris Palerme et que le petit roi était tombé entre ses mains. L'Allemand assiégeait la ville depuis quelque temps déjà. La populace voulait se rendre ; les vivres manquaient ; deux nobles, Gilbert de Montfort, sénéchal de Sicile et Gautier de Mazzara, décidèrent la capitulation. Mais Frédéric et ses conseillers s'étaient mis en sûreté (ils le croyaient du moins) dans le château de Castellamare qui commande et domine la baie de Palerme. Le 1er novembre, à dix heures du matin, le châtelain ouvrit les portes de la forteresse à Markward et lui livra le jeune prince, ainsi que son précepteur. L'homme qui avait la charge et la responsabilité de la garde du roi, le comte Gentile, le frère de Paléar, était allé à Messine chercher des vivres pour ravitailler Castellamare, et c'est pendant son absence que le châtelain aurait trahi. Quand Frédéric, ce roi de sept ans, vit que ses défenseurs l'abandonnaient, et que les hommes de Markward avaient pénétré dans sa chambre pour le prendre, pleurant de rage, il frappa de toutes ses forces celui qui mettait la main sur lui, déchira ses vêtements, et, avec ses ongles, s'égratigna lui-même en signe de deuil[1]. Markward, maitre de Palerme, de la personne du roi et bientôt de toute la Sicile — sauf Messine où devait se concentrer la résistance nationale contre les Allemands —, que devenaient les projets et les droits de la papauté ? L'imagination des partisans d'Innocent III attribue à l'ennemi de l'Église les plus noirs desseins. Il aurait eu l'idée de faire disparaître l'enfant pour usurper sa couronne, mais il y renonça dans la crainte que Gautier de Brienne, prétendant au trône de Sicile, ne recueillit le bénéfice du crime. Il se serait contenté alors de négocier avec le pape et avec Brienne lui-même pour tâcher, à prix d'argent, d'obtenir son renvoi en France, tentative qui n'eut, comme on le pense, aucun, succès. Dans ces conjectures critiques, Innocent III redouble d'activité. Il écrit au gouvernement de la ville de Pise, pour tâcher d'obtenir que les Pisans établis en Sicile cessent de favoriser les Impériaux. Il négocie de nouveau avec les Sarrasins de l'île. Il conclut avec le roi d'Aragon et sa mère un projet de mariage pour Frédéric. Le petit prince épouserait la sœur du roi, Constance, et la reine mère viendrait immédiatement, avec quelques centaines de chevaliers aragonais, pour délivrer son gendre et le prendre sous sa garde en attendant qu'il eût l'âge nubile. Enfin, le pape veut absolument, cette fois, que Gautier de Brienne passe en Sicile et en finisse avec Markward. La difficulté était de déterminer le baron français à quitter sa principauté de Tarente. Il opposait des hésitations, des résistances, une désobéissance plus ou moins déguisée : bref, entre l'employé et l'employeur, le conflit se dessinait. Le brave chevalier s'obstinait à faire sa fortune avant de travailler pour le compte d'autrui. D'autre part, comment obtenir que les Siciliens, les amis de Frédéric et de la maison de Souabe, accueillissent chez eux, sans appréhension, le représentant des droits et des intérêts des anciens rois normands ? Il faut voir avec quelle adresse la diplomatie d'Innocent III essaye de tourner ces obstacles et de manœuvrer entre ces écueils La lettre qu'il écrit, en mai 1202, aux prélats, aux nobles et aux villes de Sicile, pour leur faire accepter l'envoi d'une armée commandée par Brienne, est un modèle de rhétorique persuasive. Le pape rappelle d'abord tous les services rendus par le Saint-Siège à la cause du jeune roi et les sacrifices d'argent qu'elle lui a coûtés. Ce n'est pas sa faute si l'œuvre a été compromise. Il en rend responsable le personnage, c'est-à-dire Paléar, qui a ressuscité Markward abattu, et réchauffé ce serpent dans le sein du jeune roi. Soutenant ensuite la thèse que nous connaissons, il raconte comment Gautier de Brienne est venu de lui-même à Rome pour se faire rendre justice, comment il a été impossible de lui refuser la terre à laquelle il avait droit, mais comment aussi on a reçu de lui et de sa famille toutes les garanties désirables. La double victoire qu'il a remportée sur Dipold et les Allemands répond de ce qu'il fera contre Markward. Cependant, ajoute le pape, bien que sa fidélité au roi soit évidente et que nous n'ayons aucun doute sur la pureté de ses intentions, pour qu'il ne reste pas l'ombre d'un soupçon ou d'une crainte, nous déléguons notre autorité en Sicile à notre légat Roffredo (l'abbé du Mont-Cassin) et à notre cousin Jacques, maréchal du Saint-Siège. Brienne a reçu l'ordre de se diriger d'après leur volonté et de se soumettre humblement à leurs décisions. Seuls, le légat et le maréchal représentent le pape, et c'est à eux qu'Innocent prie les Siciliens, au nom de la fidélité qu'ils lui doivent, de prêter aide et assistance. Cet arrangement qui mettait Brienne en sous-ordre et faisait
de lui un simple lieutenant da maréchal de l'Église romaine, ne pouvait être
de son goût. Il répugnait à partir, mais surtout dans ces conditions. Aussi,
le 14 septembre 1202, il était encore en Italie, et, à cette date, le pape
lui adressait une nouvelle et pressante objurgation : Ne sois pas surpris si, avec toi, nous recourons tantôt à la caresse,
tantôt à la menace. Le père corrige le fils qu'il chérit, et Dieu châtie
aussi ceux qu'il aime. Avant tout, nous voulons ton intérêt et le profit de
ton âme. Le moment est venu d'agir. Il faut que, toute excuse cessante, tu
ailles en Sicile combattre le perfide Markward. Il ne t'attendra pas en
pleine campagne, cela ne fait aucun doute ; tu le trouveras enfermé dans
quelque château. Dans l'île, on te fera partout un accueil favorable, et tu
auras facilement le moyen de subvenir à toutes tes dépenses. Le bien qui en
résultera sera tel que je ne pourrais ni ne voudrais te l'expliquer dans
cette lettre. Mais si par hasard tu refusais de partir, il en arriverait de
si grands maux que le Dieu tout-puissant ne le permettrait pas. Ta gloire te
précède ; la fortune te sourit ; ne crains donc pas d'entreprendre le
difficile et même l'impossible. Pour l'argent dont tu as besoin, nous te
laissons le choix entre trois procédés, soit que tu perçoives le produit
immédiat de la vente des revenus de la Pouille et de la Terre de Labour, soit
que tu engages ces revenus aux marchands qui te prêteront sur cette hypothèque,
soit que tu acceptes la somme, garantie par nous, que t'offrira le maître
camérier de ces deux provinces. De plus, nous te laissons libre d'emmener
avec toi notre cousin, le maréchal, ou de lui donner la Pouille à garder.
Nous nous engageons, d'ailleurs, à prendre toutes les mesures nécessaires
pour que Dipold, en ton absence, n'envahisse pas ta principauté. Il
est douteux que ces concessions eussent suffi à déterminer Brienne : toujours
est-il qu'il ne partit pas. Les difficultés financières et politiques au milieu desquelles Innocent se débattait ne lui permettaient guère d'exiger l'obéissance. Il avait beau garantir les prêts fait à Brienne par les marchands de l'Italie du Sud et ordonner aux fonctionnaires napolitains de lui verser le produit de leurs recettes ou de leurs ventes, ceux-ci ne craignaient pas de lui résister en face. Un receveur d'Amalfi, Sergio Scrofa, non seulement refusait de payer trois cents onces d'or qu'il devait à la douane royale, mais déclarait publiquement que le pape n'avait pas le droit de légiférer dans le royaume, qu'on n'était pas tenu d'exécuter ses ordres, et que, pour lui, il ne rendrait pas compte de sa gestion au mandataire désigné par les Romains. La situation se dénoua d'elle-même, brusquement. A la fin de septembre 1202, Markward, qui souffrait de la pierre, se fit inciser et mourut des suites de l'opération. Béni soit Dieu le Père, s'écria Innocent III, le Dieu des consolations, qui nous a délivrés de cet homme inique et fourbe, de cette peste ! Dieu l'a flagellé misérablement, et, par une juste sentence, il a fini ses jours dans la douleur ! Mais il semblait que la fatalité s'en mêlât. A peine Markward eut-il disparu, qu'un autre Allemand, Guillaume Capparone, s'empara du palais de Palerme et de la personne du petit roi. On l'excommunia, et tout fut à recommencer. Pendant quatre ans (1202-1206), Innocent III luttera sans succès pour faire lâcher prise à ce nouvel ennemi. Capparone, soutenu par une partie du clergé sicilien, notamment par les moines de l'importante abbaye de Morréale, gouverne la Sicile au nom de Frédéric. On lui oppose le chancelier Gautier de Paléar, réconcilié avec le pape, et l'île devient le théâtre de luttes et d'intrigues si confuses que l'histoire s'y perd. Capparone, Paléar, le légat d'Innocent III, tantôt unis, tantôt brouillés, se disputent Frédéric et le gouvernement. D'autre part, les amis de Markward se groupent autour d'un Toscan, Renerio de Manente, et cette faction ajoute à la confusion générale. Pour y mettre le comble, les puissances de la mer, Génois, Pisans, Vénitiens, essayent de s'emparer des ports et des côtes. Déjà en 1200, une flotte vénitienne avait imposé aux gens de Brindisi l'obligation de ne laisser entrer chez eux ni Génois ni Pisans. En 1204, les Pisans, alliés de Manente, s'installent en maîtres à Syracuse. Mais le corsaire génois Alaman da Costa accourt du Levant, bloque Syracuse et enlève cette proie aux marchands de Pise. Pour avoir l'idée d'une anarchie aussi complète, il suffit
de lire la lettre par laquelle Innocent III fulmine, le 11 juin 1203, contre
les moines de Morréale. Leur archevêque, avec qui ils ont guerre perpétuelle,
les a excommuniés, mais ils se moquent de l'anathème, et le pape, les
menaçant à son tour, énumère leurs méfaits. Vous
vous êtes révoltés contre votre métropolitain : vous avez pris deux de ses
châteaux et pillé le trésor de son église. Bien plus, vous l'avez assiégé
dans sa demeure pendant plus d'un mois. Voyant que vous ne pouviez aboutir,
vous avez donné de l'argent à Capparone pour qu'il se chargeât de votre
vengeance. Sa femme a même reçu de vous de grandes coupes d'argent et une
dalmatique valant plus de mille tarins pour décider son mari à se jeter sur
les hommes de l'archevêque, à les torturer et à les mutiler. Enfin, audace
sacrilège ! vous avez violé la tombe du prédécesseur de cet archevêque pour y
dérober les ornements et les objets de valeur, et vous avez laissé le
sépulcre à moitié ouvert ! Si les moines se conduisaient de la sorte, on juge de ce que les laïques se permettaient. Sur le continent, te pape s'épuisait en efforts le plus souvent malheureux pour amener les Italiens du Sud à reconnaître et à seconder Gautier de Brienne. Dans une lettre écrite, en 1203, aux habitants de Brindisi, il leur reproche vivement de s'être soulevés contre le chevalier français, après lui avoir fait d'abord bon accueil. Rappelez-vous dans quel état se trouvait le royaume avant son arrivée, alors que les Allemands couraient impunément tout le pays, pillaient les terres, mettaient les gens à la torture pour leur extorquer leur argent et les égorgeaient comme des moutons. C'est au moment où Brienne était venu voir Innocent, malade à Anagni, que les bourgeois de Brindisi, profitant de son absence, s'étaient emparés du château qu'il occupait. Le pape signale la duplicité de leur archevêque qui, tout en les poussant à la révolte, leur faisait prêter le serment de fidélité au Saint-Siège. Mais il n'est pas dupe. Si, dans un mois, l'archevêque et l'abbé de Saint-André ne sont pas rentrés dans le devoir, ils seront excommuniés et la ville frappée d'interdit. Les nobles et les bourgeoisies de la Pouille et du Labour ont reçu l'ordre de prêter main-forte à Brienne. Innocent III adresse les mêmes menaces aux villes d'Otrante et de Gallipoli. Gautier de Brienne, décidément, refusait de quitter la Péninsule. Il est vrai qu'il pouvait encore y être utile en combattant Dipold et les Allemands qui tenaient toujours la campagne. De 1202 à 1204, il continua à guerroyer, mais sans remporter de succès décisifs. Tout en se servant de lui, le pape se défiait. Quand il l'eut nommé, en 1203, maître et justicier de la Pouille et de la Terre de Labour, il lui adjoignit, avec le même titre et la même fonction (au fond, pour le surveiller), son cousin le maréchal Jacques. Mais bientôt la chance tourna visiblement contre le Français. Assiégé par Dipold dans Salerne, il reçoit une flèche qui lui crève un œil et on le délivre à grand'peine. En 1205, le 11 juin, comme il envahissait à son tour Sarno, un des châteaux de Dipold, et que, suivant son habitude, il ne prenait nulle précaution pour se garder, l'ennemi survint à l'improviste, avant l'aurore, au moment où Brienne et les siens dormaient nus sous la tente. Malgré leur résistance, Dipold emmena l'aventurier, criblé de flèches et de coups de lance. Gautier mourut de ses blessures quelques jours après (14 juin) et fut enseveli à Sarno même, dans l'église de Santa Maria della Foce. On vit alors, spectacle imprévu et surprenant ! Dipold, l'ennemi de l'Église, l'homme qui personnifiait, avec Markward, les rancunes des impériaux contre la papauté, aller à Rome se faire absoudre par Innocent III et obtenir la rentrée en grâce des autres Allemands, détenteurs du sol italien. L'explication de ce coup de théâtre ne se fit pas attendre. Dipold, transformé en auxiliaire du pape, s'embarque pour Palerme, négocie ou se bat (on ne sait pas au juste) avec Capparone, en tout cas, prend possession du palais et du jeune Frédéric et les remet entre les mains du légat du pape et du chancelier Paléar. Mais ces trois personnages ne s'entendirent pas longtemps. Paléar et Dipold se soupçonnant mutuellement de trahison, le chancelier se saisit du libérateur de Frédéric et l'incarcéra. Dipold put s'évader et regagner Palerme, où il reprit son attitude d'autrefois. Lorsque l'empereur Otton IV rompra avec Innocent III, Dipold, devenu son lieutenant, se fera nommer duc de Spolète et refera l'œuvre de Markward. Cet adversaire des papes devait lutter jusqu'au bout avec acharnement. Ce n'est qu'en 1216, peu de temps avant la mort d'Innocent III, qu'il sera pris dans une embuscade et mené prisonnier à Rome dans les cachots du Capitole. L'année 1208 a marqué, pour Innocent, le début d'une période de tranquillité relative où son autorité de suzerain des Deux-Siciles cesse d'être violemment combattue. Frédéric, marié par ses soins à Constance d'Aragon, et nominalement émancipé à treize ans, reste sous la haute protection de Rome. L'état anarchique de la Sicile dure sans doute quelque temps encore. Pendant que les deux cardinaux Girard de Saint-Adrien et Grégoire de Saint-Théodore représentent la puissance lointaine du chef de l'Église, Capparone et Paléar continuent à se disputer le palais et à se livrer bataille. Les Sarrasins profitent de leurs démêlés pour tâcher de recouvrer l'indépendance et de se retrancher dans quelques châteaux. Mais l'ordre se rétablira dans l'île à mesure que le jeune roi grandissant prendra une part plus personnelle au gouvernement de son État. Dans la Péninsule, le pape et ses légats, aidés par les forces militaires du Mont-Cassin, parviennent enfin à déloger Conrad de Marlenheim de ses deux forteresses de Sora et de Sorella. Son territoire est constitué en comté, en fief pontifical, pour le frère d'Innocent III, Richard de Segni. Ainsi s'accroissait peu à peu cette principauté de la famille Conti dont le pape avait voulu faire. en Italie, la base de son pouvoir temporel. Par Sora et son château, il tenait une clef des Abruzzes. Au Mont-Cassin, veillait un abbé dévoué à l'Église. Bref, il crut la soumission de l'Italie du Sud assez complète pour se montrer lui-même dans cette région et y faire acte de souverain. Le printemps de 1208 est arrivé. Innocent, en mai, quitte le Latran, pour monter d'abord à la ville de ses ancêtres, Anagni. Au milieu de juin, il en descend et trouve, dans la vallée, le seigneur Jean de Ceccano, un des chefs de l'armée pontificale, venu à sa rencontre avec cinquante chevaliers bien équipés, l'escorte du pape en voyage. Devant l'église de Giuliano, il est accueilli par l'évêque de Ferentino, Albert, son ancien chapelain, et par les clercs qui chantent le répons Tua est potentia. Il donne sa bénédiction, et chacun retourne à son logis. Les clercs campent sous la tente, en dehors du village. Les gens de la suite du pape et des cardinaux, dit le chroniqueur de Ceccano, reçurent en abondance de quoi se nourrir, eux et leurs montures : pain, vin, porcs, vaches, moutons, chevreaux, poules, oies, poivre, cire, avoine et fourrage. Dans l'après-midi, jusqu'à l'heure du souper, Jean de Ceccano fit jouter ses soldats en présence du seigneur pape. Innocent III, de race féodale, fils de châtelain, se plaisait aux divertissements guerriers des nobles. Le lendemain, ii se transporte à Piperno, près des marais Pontins, toujours entouré de sa garde, puis, le jour d'après, au monastère de Fossanova, où les Cisterciens construisaient une belle église gothique. Il y est reçu en procession et soupe au réfectoire avec les moines. Au matin, il procède à la dédicace du grand autel de la nouvelle église. Mais, là aussi, à la même heure, se fit une autre cérémonie, d'un caractère tout politique. Richard de Segni est proclamé comte de Sora, au son des trompettes, par les représentants du roi de Sicile, Frédéric. Au delà de Ceprano, la dernière ville du patrimoine de Saint-Pierre, le pape entre sur la terre de Saint-Benoît et il arrive à San Germano, où les moines du Mont-Cassin sont descendus pour le recevoir. C'est là qu'en juillet 1208, entouré des seigneurs laïques et ecclésiastiques du territoire napolitain, il tint une assemblée générale, où furent prises les mesures nécessaires à la pacification et à l'organisation de l'Italie du Sud. L'ordonnance de San Germano créait en Pouille, au profit de deux nobles du pays, les comtes de Fondi et de Celano nommés maîtres capitaines, deux commandements militaires, analogues à ceux qu'exerçaient, au centre de l'Italie, les recteurs du Patrimoine. Ces hauts fonctionnaires étaient chargés d'une double mission : expédier en Sicile les forces destinées à protéger le roi Frédéric, deux cents chevaliers équipés aux frais de la noblesse et des communes, et faire la police dans l'intérieur du pays. Défense à tous de troubler la paix publique ; interdiction absolue des guerres privées ; en cas de conflit, on portera plainte aux deux comtes qui jugeront d'après les lois et coutumes du royaume. Quiconque ayant reçu cette ordonnance refusera d'y déférer sera traité en ennemi public. Pour plus de sûreté, Innocent fit prêter à tous les grands présents à San Germano un serment ainsi conçu : Au nom du Seigneur, amen. Je jure d'observer de bonne foi, et de faire respecter autant que possible par autrui, le décret que le seigneur pape a rendu au sujet de l'assistance du roi Frédéric et de la paix et défense du royaume. Que Dieu me vienne en aide : je l'atteste devant lui comme devant les saints Évangiles. Un cardinal alla en Pouille recueillir les adhésions de tous les barons et de toutes les villes qui n'étaient pas représentés à l'assemblée. Après son séjour à San Germano et au Mont-Cassin, Innocent III remonte à Sore, la place nouvellement conquise, la seigneurie de son frère Richard, puis continue sa villégiature d'été à Casamari et à Ferentino où il devait rester plus d'un mois (septembre). Comme l'évêque de Ferentino, Albert, voulait lui offrir, selon l'usage, le produit d'une taxe prélevée sur chaque foyer, Innocent refusa en disant : Je connais la situation des églises de ton évêché. Si toutes les fois que je viens ici, j'exigeais cette contribution, le fardeau serait trop lourd pour elles, c'est pourquoi je n'accepte pas. C'est à Ferentino, dans le palais épiscopal, que Richard de Segni jura fidélité et fit hommage lige au pape, pour le comté de Sora, en présence de beaucoup de cardinaux et de quelques nobles romains. Innocent l'investit par la coupe d'argent. En novembre 1208, prit fin, par le retour au Latran, cette tournée religieuse et politique, véritable triomphe pour le tuteur de Frédéric. Le pupille allait-il se montrer reconnaissant ? agir en vassal respectueux ? C'est la préoccupation du pape. Un contemporain a tracé une curieuse esquisse, au physique
et au moral, de l'adolescent qui deviendra l'empereur Frédéric II : Une taille ni grande ni petite, mais un corps solide et
des membres robustes. Le petit roi ne reste jamais en repos : il s'adonne
constamment aux exercices corporels, surtout au maniement des armes. Il faut
le voir brandir son épée qu'il aime par-dessus tout, et prendre le visage
farouche du guerrier qui frappe. Il sait fort bien tirer de l'arc, aime les
bons chevaux, ceux qui vont vite, et se montre excellent cavalier. Le soir, à
la veillée, il se plaît à étudier l'histoire. Il a l'air impérieux et la
majesté d'allures de l'homme fait pour régner, le visage et le regard
aimables, la physionomie mobile, l'esprit vif. Ses défauts lui viennent, non
de sa nature, mais de la vie rude qu'on lui a fait mener. Avec le temps, il
est lui-même spontanément disposé à les corriger. D'ailleurs, très jaloux de
sa liberté, il n'aime pas qu'on l'entrave, repousse toute tutelle et ne veut
pas qu'on le prenne pour un enfant, mais pour un roi. Déjà se révélait l'indomptable caractère que les successeurs d'Innocent III apprendront à connaître à leurs dépens. La vie agitée et précaire qui fut celle des premières années de Frédéric, la triste situation de cet agneau élevé au milieu des loups, dans cette cour de Palerme où il assistait à un pillage éhonté de son propre royaume, les souffrances endurées et les mauvais exemples, l'avaient mûri de bonne heure et disposé plutôt à la dureté et à la défiance. Innocent avait fait ce qu'il avait pu pour le bien élever. Il avait placé auprès de lui, comme précepteur en chef, un ecclésiastique, Grégoire de San Galgano, qui devint plus tard cardinal. D'autres maîtres, Jean de Traetto, Nicolas, le futur archevêque de Tarente et même un musulman, Ibn-el-Giuzi, lui enseignèrent la philosophie et les sciences. Dans ce milieu polyglotte et de culture composite qu'était encore la Sicile, Frédéric apprit naturellement plusieurs langues et n'eut qu'à regarder autour de lui châteaux, villas et églises, pour s'initier aux choses d'art. Innocent le félicite, dans plusieurs de ses lettres, de son ardeur à s'instruire et de ses progrès ; mais il n'oublie pas de lui rappeler ce qu'il doit a l'Église et les services que personnellement il lui a rendus. Que de fois, lui écrit-il en 1207, nous avons, pour te défendre, passé des nuits sans sommeil et converti le déjeuner en dîner ! Que de moments consumés en réflexions solitaires ou en conférences sur les moyens utiles de pacifier ton héritage ! Sur tous les chemins du monde, ce ne sont qu'allées et venues de nos messagers, porteurs de lettres relatives à ton royaume. Pour toi, nos notaires ont fatigué leurs plumes et nos scribes épuisé leurs encriers. Une multitude d'hommes, venus à nous de tous les points de l'univers, se sont plaints de voir leurs affaires retardées ou laissées sans solution, parce que notre temps était pris par les tiennes. Parlerai-je des sacrifices d'argent, fréquents et considérables, que nous avons faits en vue de tes intérêts ? Nous n'avons pas épargné plus que nous nos cardinaux et nos parents tous ont peiné à ton service. Mais il ne faut pas s'en plaindre ; jamais travail n'aura été plus utile et plus fructueux. Frédéric ne nie pas ce qu'il doit à son protecteur et suzerain. A plusieurs reprises, il a protesté, en lui écrivant, de son dévouement et de sa gratitude : Après Dieu, c'est à vous, à votre patronage, que nous devons non seulement notre terre, mais notre existence même. Ailleurs il l'appelle mon très cher seigneur et père très vénérable, patron et bienfaiteur de notre jeunesse, vous qui nous avez nourri, défendu, élevé aux plus hautes destinées. Il se reconnaît son débiteur, au sens pécuniaire comme au sens politique du mot, et il a essayé parfois de payer ses dettes, notamment par l'abandon de ses droits de suzerain et, de haut propriétaire sur le comté de Sora et le comté de Fondi et par l'engagement de ses revenus du Mont-Cassin et de la seigneurie d'Aquino, jusqu'au payement d'une somme de douze mille huit cents onces d'or. Seulement la reconnaissance n'empêchait pas le jeune roi de Sicile d'agir suivant son tempérament et les traditions de ses prédécesseurs. En 1209, l'archevêché de Palerme devient vacant. Une fraction des chanoines refusent de procéder à l'élection et interjettent appel au pape. Frédéric exile les récalcitrants. Très ému, Innocent III lui reproche d'usurper, sur les clercs, la justice spirituelle en les privant de leur fonction religieuse : Tu aurais dû te contenter de les juger au temporel, et ne pas mettre la main sur le spirituel qui n'appartient qu'à nous. Prends garde que tes conseillers ne te poussent à la tyrannie. Frédéric, en cette affaire, s'autorisait d'un privilège accordé jadis aux rois normands et limitant le droit d'appel à Rome. Mais Innocent avait formellement abrogé ce privilège par le concordat de 1198, et il rappelle à Frédéric les négociations qui ont abouti à ce traité dont il lui envoie le texte. En 1211, nouveau conflit. Frédéric a fait élire un de ses médecins comme évêque de Policastro, contre la volonté du clergé local. Sur les plaintes qu'il a reçues, Innocent casse l'élection, pour ce double motif que les formalités canoniques ont été violées et qu'on a agi au mépris du concordat. La plus inattendue et la plus dure de tontes les
réprimandes adressées de Rome au pupille devenu majeur, et, après tout, libre
de choisir son entourage, eut pour objet le fameux chancelier Gautier de
Paléar. Frédéric avait renvoyé de sa cour ce personnage brouillon et agité (1210). Innocent exigea son rappel : Tu n'es plus dans l'âge enfantin : il ne faut donc plus te
conduire en enfant. Rappelle-toi tout ce que le chancelier a fait pour te
protéger contre tes ennemis. Nous prions ta Sérénité et lui enjoignons de lui
rendre tes bonnes grâces. Dans cette lettre le pape insinue qu'il a
beaucoup d'autres griefs contre Frédéric. Il entend
dire de lui bien des choses qui l'affligent. Qu'il se réforme donc lui-même
et ne se permette plus des actes nuisibles non seulement au royaume de Sicile
mais à l'Église romaine, qui au même moment, travaille à le soutenir contre
l'empereur Otton. Il est certain que les velléités d'indépendance du jeune Frédéric ne pouvaient tenir contre la nécessité absolue où il se trouvait d'avoir recours au chef de l'Église. En 1210, Innocent III empêchera Otton IV, envahisseur de l'Italie, d'arriver jusqu'en Sicile, en soulevant derrière lui toute l'Allemagne. L'année suivante, il fera de son protégé un roi des Romains et contribuera à lui assurer l'héritage allemand de Henri VI. Ce sera le désaveu formel de son ancien programme politique et des traditions de la papauté qui lui défendaient de laisser le même homme devenir à la fois roi de Sicile et empereur. Mais le pape s'imagine que, par l'immensité des services rendus, il tiendra l'Empire à sa dévotion et restera maître de sa créature. Et le nouveau César entretient cette illusion par sa docilité à prodiguer concessions et serments. Reconnaître une fois de plus la suzeraineté du Saint-Siège sur les Deux-Siciles (1212) ; se déclarer l'homme lige et le feudataire dévoué du pape (1213) ; promettre sa participation à la croisade (1215) ; s'engager solennellement à émanciper son fils Henri, aussitôt que lui-même aura ceint la couronne impériale, et à lui céder le royaume de Sicile pour éviter la fusion de cet État avec l'Empire (1216) : rien ne coûte à Frédéric quand il s'agit de satisfaire (surtout en paroles) le protecteur et l'allié dont il a besoin. Quelques jours après cette dernière promesse, Innocent III mourait, convaincu peut-être que les précautions étaient bien prises et qu'il avait écarté de la papauté ce calice amer : la réunion de l'Italie du Sud à l'empire allemand. L'avenir, presque immédiatement, lui donna tort. Ce ne fut pas la seule fois que ce grand manieur d'hommes fit de mauvais calculs et prépara de fortes déceptions à ses successeurs. Si le hasard des circonstances lui a permis de vivre en paix avec le jeune souverain qui deviendra à son heure le plus redoutable ennemi de l'Église et des papes, ce ne fut qu'une accalmie très courte. Après lui, le déchaînement de passions et de guerres que soulevait, depuis près de deux siècles, le conflit du sacerdoce et de l'Empire, redoublera de violence et ne finira que par l'épuisement et la ruine totale des combattants. |
[1] Les détails qu'on vient de lire sur la prise de Palerme sont extraits d'une relation adressée à Innocent III par l'archevêque de Capone, Rainald, au commencement de novembre 1201. Cette relation et quelques autres lettres contemporaines de l'événement sont restées ignorées des historiens jusqu'en décembre 1901, où elles ont été publiées par M. Karl Hampe, d'après le manuscrit 11867 de notre Bibliothèque nationale.