La Campagne romaine et les parents d'Innocent III. — La Toscane pontificale. — Résistance de Narni et d'Orvieto. — L'assassinat de Pierre Parenzi. — Viterbe et les patarins. — Innocent III à Viterbe, la grande assise et les décrets de 1207. — Les Allemands dans l'Italie centrale. — Conrad de Verslingen et la soumission de l'Ombrie. — Markward d'Anweiler et le testament de Henri VI. — Échec de Markward. — Lutte des villes de l'Italie du Centre confie le pouvoir temporel. — Innocent III et la ligue toscane. — Pise et la papauté en Sardaigne. — Le mariage d'Hélène. — La ligue lombarde et l'anticléricalisme bourgeois. — Conflits d'Innocent III avec les communes de la vallée du Pô. — Échec du pouvoir temporel. Le patrimoine de Saint-Pierre, centre de la domination temporelle d'Innocent III, s'étendait, entre la Toscane et le royaume de Naples, de Radicofani à Ceprano. Là étaient ses forteresses, ses palais d'hiver et d'été, les fiefs militaires de ses parents. C'est de là qu'il imposait sa volonté aux rois, aux clergés, à la chrétienté universelle. On comprend qu'il ait eu à cœur d'être, au siège même de sa puissance, le maître unique et obéi. Les propriétés de sa famille s'échelonnaient surtout, au sud de Rome, autour des monts Albains et des monts Lepini, et sur les basses terres de la Maremme. Il tenait les monts Albains par le château de Lariano, dont il confia la garde à un sous-diacre de l'Église romaine. Comme héritier de la maison de Poli, son frère Richard, investi par lui des forts de Valmontone et de Plombinara, surveillait l'entrée de la vallée des Herniques et la route de Naples. Un de ses beaux-frères, son sénéchal, Pierre Annibaldi, gouvernait la vieille cité latine de Cori, aux murs cyclopéens, gardienne de la route de Terracine. Sur cette même route était posté un autre de ses parents, son maréchal et cousin, Jacques. Pour le récompenser de s'être battu au service de l'Église, en Sicile et dans le royaume de Naples, Innocent lui avait donné, en fief viager, Ninfa, aujourd'hui déserte et empestée de malaria, une Pompéi du moyen âge. Terracine elle-même, avec le mont Circeo qui la domine, devenait un des points d'appui de l'État romain. Innocent avait soigneusement acheté d'un petit feudataire la forteresse du Circeo, la Rocca Cicergii, clef de toute la Maremme, et Pierre Annibaldi l'eut encore en main. Intervenant dans la lutte acharnée que la municipalité de Terracine soutenait contre ses seigneurs temporels, les Fraiapani, le pape contraignit les consuls à accepter son arbitrage. Certes, l'arbitre rendit un arrêt impartial qui ménageait les prétentions et les droits des deux parties : mais il fallut en exiger l'observation de la bourgeoisie récalcitrante, et, pour être plus sûr d'être obéi, saisir quelques-uns de ses châteaux. Bon gré mal gré, les gens de Terracine durent prêter un serment ainsi conçu : Nous, consuls et peuple de Terracine, nous serons dorénavant les fidèles immédiats et les hommes liges du seigneur pape Innocent, de ses successeurs et de l'Église romaine. Partout où il n'était pas directement propriétaire et, par lui ou par les siens, maître des positions fortifiées, Innocent III acquérait des droits de suzeraineté et imposait des serments d'hommage. Dans cette partie du ' territoire pontifical, il était difficile, même aux villes de quelque importance, de garder leur liberté intacte. Velletri fit amende honorable pour s'être donné un recteur dont la papauté ne voulait pas. Plus on s'éloigne de ce noyau solide autour duquel Innocent pensait former sa souveraineté italienne, plus on le voit obligé de lutter contre l'esprit d'indépendance des bourgeoisies, le grand obstacle à l'établissement d'un pouvoir fort. Pour tenir la région nord du Patrimoine, la Toscane romaine, Tuscia romana, il fallait avoir à soi Radicofani, point stratégique qu'Innocent III se garda bien de négliger. Il y fit faire de grands travaux de fortification, exhausser les vieux murs, construire de nouveaux remparts, creuser les fossés. Un châtelain pontifical commandait la citadelle. Mais les gens de Radicofani prétendaient nommer leurs consuls sans les tenir de sa main. En 1206, lutte ouverte, interdit jeté sur la ville et, finalement, soumission des coupables. L'offense que vous nous avez faite, leur écrit le pape, n'est pas légère : cependant, comme vous êtes venus implorer notre miséricorde, et que, sur notre ordre, vous nous avez promis le serment de fidélité, des otages et un cautionnement de mille livres. nous voulons bien vous faire grâce et même vous traiter par la douceur. Nous vous concédons l'élection de vos consuls aussi longtemps que nous le jugerons à propos, mais à condition que vous demanderez la permission d'élire à nous ou à notre châtelain, et l'approbation de votre choix. Vos consuls n'exerceront pas leur office avant d'avoir été agréés, et ils jureront, à leur entrée en charge, d'observer les lois et usages de l'Église romaine. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, vous nous désobéissez, vous encourrez le crime de parjure, et perdrez en outre les mille livres dont vous aurez fourni caution. Cette perspective n'empêcha pas de nouveaux conflits. Un an avant sa mort, le pape sanctionnait encore un traité de paix conclu entre le haut fonctionnaire de la région, le recteur du Patrimoine, et le peuple de Radicofani. Aux habitants d'Acquapendente, autre ville de la Toscane romaine, Innocent avait permis de se donner un recteur choisi parmi les citoyens d'Orvieto (1200). Trois ans plus tard, ils ne demandaient plus la permission et prenaient d'autorité un noble de Viterbe, ce même Napoléon qui avait failli brouiller le Saint-Siège avec les Romains. Le pape défendit à Napoléon d'aller gouverner Acquapendente. Jamais nous n'admettrons que cette ville soit administrée par quelqu'un que nous n'aurons pas formellement accepté et qui ne soit pas notre vassal. On résista plus longuement et avec plus de violence dans la vallée du Tibre moyen. Narni, du haut de son rocher qui domine la gorge étroite de la Nera, se croyait inaccessible aux soldats du pape. Peu de temps après l'élection d'Innovent, les Narniens poursuivaient leur idée fixe de s'emparer de la petite localité voisine d'Otricoli. Malgré la défense et les menaces de l'Église romaine, ils la prennent d'assaut et la détruisent. Aussitôt une armée pontificale, composée de Romains et d'étrangers, accourt pour faire subir à ces rebelles la loi du talion. Narni se soumet, consent à reconstruire Otricoli, paye une amende de mille livres au trésor du pape et s'engage, pour l'avenir, à l'obéissance. Promesse mal tenue : en 1200, rébellion nouvelle ; en 1208, guerre déclarée. Une lettre adressée à l'évêque et au clergé de Narni décèle l'irritation profonde d'Innocent III. Plongés dans un abîme de vices, les Narniens ont à ce point perdu la raison que nous ne voulons pas supporter plus longtemps leur insolence. Nous frappons leur cité d'interdit. Plus de service religieux, sauf pour le baptême des enfants et la pénitence des mourants. Excommunié, celui qui enterrera l'un d'eux dans un cimetière chrétien, ainsi que celui qui fera avec eux un commerce quelconque. Les clercs ne doivent plus entrer en contact avec ces réprouvés, car celui qui touche la poix est lui-même souillé. Innocent leur enjoint de quitter en masse cette ville de criminels et de se retirer dans les localités voisines. Si les coupables persistent dans leur obstination, on leur enlèvera leur évêché et l'on partagera leur diocèse entre les évêchés voisins. Nous accablerons leur entêtement de telles peines spirituelles et temporelles qu'ils en seront écrasés et reconnaîtront alors combien la main de l'Église est lourde. Cinq ans après, tous les Narniens, avec leur gouvernement, se trouvaient encore excommuniés, et à deux reprises Innocent demandait à l'évêque de Narni d'annuler les sentences rendues par les juges municipaux. La tâche ne fut pas moins rude dans la partie du Patrimoine comprise entre les lacs de Bolsena et de Bracciano. Innocent III, au début, eut de la peine à s'établir fortement à Montefiascone, place longtemps occupée par une garnison de Philippe de Souabe, et importante parce qu'elle commandait la route de Rome. Pour la garder sans inquiétude, il se résigna à des concessions. Vous êtes venus à nous les derniers, écrit-il à ses habitants, en 1198 ; mais comme chacun sait que votre château appartient tout spécialement au domaine propre de l'Église romaine, nous voulons vous faire une grâce particulière. Et il leur abandonne la moitié du produit des péages, en confirmant toutes leurs coutumes, anciennes et nouvelles. Ici, la douceur est à l'ordre du jour. Mais, il faut, ajoute-t-il, que vos cavaliers et vos piétons soient toujours prêts et en armes pour le service de l'Église, qui d'ailleurs vous indemnisera de vos pertes. Pour plus de sûreté, Innocent plaça, en 1203, à Montefiascone, un de ses proches parents, Romano Carzoli, et dans sa lettre d'investiture, il insiste sur la marque de confiance qu'il lui donne : De toutes les forteresses et de tous les châteaux de l'Église romaine, Montefiascone est la plus précieuse. Aussi son biographe énumère-t-il avec soin les travaux qu'il y a fait exécuter : construction d'une chapelle dans le palais pontifical, muraille reliant le palais à l'enceinte du château, porte percée dans cette enceinte, etc. En 1207, le gouverneur militaire de Montefiascone était un sous-diacre romain. Même à Civita-Castellana, très proche de Rome, et l'un de ses séjours préférés, Innocent ne fut pas toujours pleinement chez lui. Après son élection, tous les habitants de cette ville lui avaient prêté, sans exception, le serment de fidélité individuel. Mais, dès 1199, il se vit obligé d'user de rigueur et de les frapper d'interdit. N'avaient-ils pas élu leur recteur sans en référer à Rome ? Ils durent se soumettre, reconnaître leur faute et renoncer à leur élection. En 1206, Sutri s'attira, pour la même cause, le même châtiment. Son peuple s'humilia aussi et promit qu'à l'avenir il ne confierait jamais le gouvernement à un étranger, sans la permission du pape ou de son délégué. Mais nulle part l'opposition des villes du Patrimoine ne se montra plus ardente et plus durable qu'à Viterbe et à Orvieto. C'est que, sur ces deux points, la résistance politique se compliqua d'une guerre de religion. Se détacher du catholicisme, encourager l'hérésie, c'était le plus sûr moyen, pour la bourgeoisie, d'échapper au gouvernement du pape. Beaucoup de communes italiennes recevaient alors des hérétiques et leur confiaient les offices municipaux, parfois même l'administration suprême de la cité. L'hérésie des cathares ou des vaudois d'Italie, ceux que le peuple appelait les patarins, ne menaçait pas seulement la foi et la hiérarchie de l'Église ; elle gênait les projets de domination temporelle du pontife romain et se mettait en travers de sa conquête. On comprend que dans les nombreuses lettres où Innocent III menace de ses foudres les villes qui osent lui désobéir, il leur reproche souvent de favoriser les nouvelles doctrines et d'employer des hérétiques dans leur gouvernement et leurs conseils. Ce qui l'indigne, par-dessus tout, c'est que le patrimoine de Saint-Pierre ne soit pas à l'abri de la contagion. L'esprit du mal a envahi jusqu'aux cités situées à quelques lieues de Rome ! L'ennemi est au cœur de la puissance catholique. Quelle autorité le pape aura-t-il pour défendre la foi dans la chrétienté, s'il ne peut même pas la garder chez lui, s'il est obligé de tolérer l'hérésie dans son État ? Orvieto, forteresse aérienne, isolée, surplombant la vallée du Tibre, semblait faite pour n'obéir à personne. Les bourgeois qui habitaient ce nid d'aigle passaient leur vie à se battre entre eux ou à terroriser leurs voisins. Quand le catharisme y fut introduit, au commencement du douzième siècle, par deux femmes de Florence, il se répandit vite et prit racine. Peu avant l'élection d'Innocent III, l'évêque d'Orvieto, Richard, avait fait une exécution en masse, pendu, brûlé, décapité quantité d'hérétiques. Mais Innocent avait contre les Orviétans un autre grief : ils voulaient à toute force s'emparer de la ville d'Acquapendente ; plusieurs fois le pape dut intervenir et contraindre cette commune de proie à rester tranquille. En 1199, le conflit s'aggrava. Après les avoir excommuniés, Innocent donna ordre à leur évêque d'abandonner sa ville et de s'installer à Rome où il resta près de neuf mois. Pendant ce temps l'hérésie trouvait le champ libre et en profita. Un cathare de Viterbe, Pierre Lombard, endoctrina les Orviétans et organisa fortement chez eux le parti de l'opposition. Dissidents et catholiques, fidèles et ennemis du pape, n'attendaient qu'une occasion d'en venir aux mains. S'il faut faire la guerre, disaient publiquement les hérétiques, on jettera les catholiques dehors. Ils ne cachaient pas l'ambition de faire d'Orvieto la citadelle inexpugnable de leur croyance et d'y donner asile à leurs coreligionnaires du monde entier. Malgré tout, le parti orthodoxe avait encore la majorité : il se ressaisit, s'unifia, et demanda à Innocent III et au peuple de Rome un podestat qui aurait pour tâche principale la répression de l'hérésie. Les Romains et le pape choisirent Pierre Parenzi, un jeune noble, très charitable, à qui son biographe prête naturellement toutes les vertus. En, février 1200, le nouveau podestat fait son entrée à Orvieto, accueilli avec joie par la noblesse et la populace venus à sa rencontre avec des branches d'olivier et de laurier. Son premier acte est d'interdire les divertissements de carnaval qui finissaient toujours par des luttes sanglantes. Mais les meneurs et les gens de désordre ne désarmaient pas. Le premier jour du carême, les deux partis se donnent rendez-vous sur la grande place ; on se bat à coup de lances et d'épées ; les pierres pleuvent des tours et des palais avoisinants. Le podestat arrive, à cheval, en pleine mêlée, et, au péril de sa vie, sépare les combattants. Quelques-uns des meurtriers furent punis par la démolition de leur tour, du moins les citadins. Les Orviétans de la campagne, enragés de bataille eux aussi, avaient laissé de nombreux morts sur le carreau, mais leur nombre était trop grand et la justice eut plus de peine à les atteindre. Cette différence de traitement contribua à aigrir les esprits contre le podestat, qu'on accusa de partialité. Cependant Parenzi avait de fréquents conciliabules, dans la cathédrale, avec l'évêque Richard pour organiser l'action publique contre l'hérésie. Il en sortit un décret qui fut lu à l'assemblée de la commune. Le podestat fixait un jour, le dernier terme, où tous les hérétiques d'Orvieto devaient effectuer leur soumission et rentrer dans le giron de l'Église. Des peines sévères étaient édictées contre les récalcitrants. Le délai écoulé, la proscription commença. Parmi les hérétiques obstinés les uns furent jetés en prison, d'autres fouettés publiquement, d'autres bannis de la cité, d'autres frappés de fortes amendes. De nombreuses maisons furent démolies. Après cette exécution, Pierre Parenzi vient à Rome, pour y
rendre compte de son mandat. C'était le dernier dimanche de Pâques. II
rencontre Innocent sur le chemin de Saint-Pierre au Latran, près de la
basilique de Saint-Daniel. Nous voulons, Pierre,
lui dit le pape, recevoir de toi le serment de
fidélité que tu nous dois en qualité de recteur de notre ville d'Orvieto.
— Saint-Père, répond Parenzi, je suis prêt à
vous obéir. — Eh bien, reprend le
pape, je te tiens quitte de ce serment. Comment
gouvernes-tu notre cité ? As-tu rempli la tâche que nous t'avions confiée de
punir les hérétiques ? — Seigneur, dit
le podestat, j'ai châtié les hérétiques d'Orvieto de
telle manière que tous les jours ils me menacent de mort. — Mon fils, réplique Innocent, tu dois redouter Dieu beaucoup plus que la colère des
hommes. Lutte sans crainte contre l'hérésie. Ils peuvent tuer ton corps : ils
ne peuvent rien sur ton âme. L'un et l'autre sont dans les mains de Dieu. Par
son autorité et au nom des apôtres Pierre et Paul, je te déclare absous de
tous tes péchés, au cas où les hérétiques t'ôteraient la vie. Parenzi s'en retourne à Orvieto le 1er mai, après avoir pris l'utile précaution de faire son testament. Les catholiques l'y reçoivent comme auparavant, au milieu de l'allégresse générale, des jonchées de feuilles et de fleurs. Mais les patarins l'avaient condamné à mort. Un serviteur du podestat, Raoul, gagné par eux, devait livrer son maître. Le 30 mai, Parenzi soupait gaiement avec un juge de Rome, et pendant le repas (son biographe le constate avec indignation) le traître avait reçu de sa main une cuisse de poulet et une coupe de vin. Après le souper, le podestat s'apprêtait à gagner son lit, quand on entendit un grand bruit à la porte extérieure. Un groupe d'hérétiques demandaient à lui parler. A peine l'ont-ils aperçu sur le seuil qu'aidés de Raoul, ils le saisissent, le bâillonnent, lui enveloppent la tète dans son manteau de fourrure, et l'entraînent hors des murs, par un chemin désert. Pierre les supplie de le laisser dans la ville ; il n'a pas de chaussures, il ne peut pas marcher. Le traître lui passe ses brodequins. Mais alors les conjurés cessent de s'entendre : les uns veulent le mener dans un bois, les autres dans la forteresse de Rispampano. Finalement, ils le poussent dans une masure et lui dictent, s'il veut avoir la vie sauve, leurs conditions. Abdication de sa charge de recteur, serment de, ne plus persécuter les cathares, restitution de l'argent qui leur a été enlevé. Parenzi consent à rendre l'argent, mais il refuse de quitter le rectorat et de promettre tolérance aux hérétiques. Alors un des conjurés, rugissant comme un lion, s'écrie : Pourquoi tant de façons avec ce scélérat ? Il lui donne un violent coup de poing sur la bouche et lui brise une dent. Un autre le frappe par derrière avec une pierre. Le malheureux tombe : on lui arrache les cheveux ; on le crible de coups de couteau et de coups d'épée. Le lendemain matin, des meuniers allant à Orvieto aperçoivent le cadavre. Il est reconnu, transporté à la cathédrale ; toute la ville prend le deuil. L'hagiographe contemporain à qui nous devons ces détails se tait sur la vengeance que le parti catholique tira des assassins ; il dit seulement qu'ils périrent presque tous d'une mort violente, suppliciés par la populace. En revanche, il raconte, sans se lasser, tous les miracles qui se produisirent sur le tombeau du martyr. Victime de l'hérésie, Pierre Parenzi était devenu un saint. Cette tragédie ne rendit pas les Orviétans plus maniables.
En 1209, ils osèrent, sous les yeux d'Innocent III, spectateur impuissant, se
ruer de nouveau sur le territoire d'Acquapendente, le piller et l'incendier. Comment, écrivit le pape à leur podestat, il ne vous suffit pas de nous avoir tant de fois provoqués
par de continuelles offenses (car
nous en aurions long à dire sur ce point),
vous venez de mettre le comble à vos iniquités ! Nous vous ordonnons de
restituer intégralement aux hommes d'Acquapendente ce que vous leur avez pris
et de les laisser en paix à l'avenir. Sinon, votre évêque a mission de vous
excommunier, vous, podestat, ainsi que vos conseillers et vos principaux
complices, et de jeter l'interdit sur votre ville ainsi que sur tous les
châteaux qui en dépendent. De plus, vous serez condamnés à une amende de
quatre mille marcs. On vous fera sentir le poids de la puissance apostolique.
Elle recourra même contre vous au bras séculier, de façon que le Dieu des
vengeances vous inflige un double châtiment. Avec sa vieille enceinte, ses tours innombrables, la masse imposante de sa cathédrale et de son évêché au sommet d'une sorte d'île que découpe un ravin profond, et surtout les pittoresques maisons à arcades du quartier de San Pellegrino, l'étrange cité de Viterbe évoque et ranime pour nous le passé belliqueux dont elle a gardé toute la couleur. Elle donne la sensation très vive de ce formidable instrument de guerre, la république urbaine du moyen âge, forte de ses remparts, mais surtout de l'énergique volonté de ses habitants. Au temps d'Innocent III, Viterbe, beaucoup plus peuplée qu'aujourd'hui, ne pouvait oublier tout à fait ses traditions d'indépendance, son ancienne situation de rivale et d'ennemie de Rome. Elle avait donné au pape, dès le début de son pontificat, de graves sujets de mécontentement. Sans lui demander permission au préalable, et même contre sa défense formelle (2 mai 1198), elle avait osé négocier son affiliation à la ligue des villes toscanes. Ce qu'on pouvait encore moins lui pardonner, elle laissait se constituer chez elle un parti favorable à l'hérésie, ouvertement hostile aux clercs. Dès le 25 mars 1199, le pape écrivit aux consuls et au peuple de Viterbe pour fulminer contre les hérétiques et édicter toute une série de prohibitions, première esquisse de sa législation pénale en matière d'hérésie. Elles produisirent peu d'effet puisque, en 1200, il défendait aux Viterbois de molester les membres du clergé et menaçait la commune de lui enlever son épiscopat. Après l'affaire de Vitorchiano, où la diplomatie pontificale avait si bien mérité de Viterbe, la paix avec le Latran semble rétablie : les consuls, les juges et le peuple de Viterbe font cadeau à leur évêque d'un château et d'une paroisse. En 1205, tout est de nouveau à la guerre : une partie de la commune a élu pour consuls des croyants cathares, et son principal administrateur, le camérier de Viterbe, Jean Tignosi, se trouve être un parfait, un professeur d'hérésie, un excommunié'. Cette fois, le pape, exaspéré, lance contre ces ingrats la lettre la plus virulente qui soit sortie de sa chancellerie. Si la terre se levait contre vous, si les astres du ciel révélaient vos iniquités, vos crimes, à tout l'univers, si les éléments eux-mêmes s'associaient pour votre perte et votre ruine, de façon à vous supprimer de la surface terrestre, sans épargner l'âge et le sexe ; si vous deveniez pour toutes les nations un sujet d'opprobre, ce serait encore pour vous un châtiment insuffisant. Vous ne craignez ni Dieu ni les hommes ; vous ne distinguez plus le sacré du profane ; vous faites des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres ; vous confondez le bien et le mal et vous êtes fait le front impudent d'une courtisane. Vautrés dans votre péché comme la bête de somme dans son fumier, l'odeur de votre putréfaction a infecté déjà toutes les régions avoisinantes : Dieu lui-même en a mal au cœur. Vous êtes plus perfides que les
Juifs et plus cruels que les païens. Les Juifs n'ont fait que crucifier une
fois le Fils de Dieu : vous, vous l'outragez et le crucifiez tous les jours
dans ses membres. Les Juifs au moins croient qu'il n'y a qu'un seul Dieu,
auteur des choses visibles et invisibles, tandis que la plupart d'entre vous
croient que le monde terrestre, la nature matérielle, a été créée par Satan.
Les païens, en persécutant les chrétiens, ne tuaient que leur corps : vous,
vous tuez l'homme tout entier ; vous volez les âmes à Jésus-Christ. Les Juifs
et les païens ont une excuse : ils ne reconnaissaient pas le Christ ; mais
vous qui avez reçu la marque chrétienne, qui voulez même encore en public
être regardés comme chrétiens, vous repoussez le Christ, en vous laissant
prendre aux filets des hérésiarques ! Néanmoins le pape veut bien encore éviter à ce peuple égaré le désastre imminent, mais il faut qu'il revienne à la raison. Défense, sous peine d'excommunication, de prêter serment à ces consuls et à ce camérier indignes. Défense aux avocats et aux notaires de parler et d'instrumenter en leur nom. Tous les actes des juges favorables aux hérétiques et à leurs partisans sont nuls. Innocent III confirme enfin l'anathème dont l'évêque et le clergé ont frappé les magistrats ainsi élus et tous les meneurs de l'hérésie et de la rébellion. Quelques jours après, l'évêque de Viterbe, que ses concitoyens avaient exilé, recevait l'ordre de rentrer, avec l'évêque d'Orvieto, dans Viterbe et de déclarer au peuple, au nom de la fidélité due au Saint-Siège et sous peine d'une excommunication générale, qu'il devait chasser du pouvoir les patarins investis de fonctions publiques. Si, dans les quinze jours, satisfaction n'était pas donnée à l'Église, le pape convoquerait tous les fidèles des villes et des châteaux du voisinage, et mènerait contre les Viterbois une guerre sans merci. Ces menaces firent impression. En 1207, l'évêque de Viterbe était réinstallé dans sa cité ; mais le parti anticlérical y gardait encore assez d'influence pour obtenir la confiscation des biens de Jean Bono, un fidèle de la papauté. Innocent enjoint à l'évêque d'interdire de nouveau la commune, si le podestat ne restituait pas les biens confisqués. Il fallut, pour soumettre définitivement ces bourgeois peu commodes, que le pape vînt en personne à Viterbe leur imposer ses volontés. La dixième année du pontificat,
raconte le biographe d'Innocent III, après avoir
célébré la fête de l'Ascension (4 juin
1207), le seigneur pape sortit de Rome pour
aller à Viterbe, où il fut reçu avec une grande joie et comme en triomphe. Il
s'occupa aussitôt d'en éliminer l'immondice patarine dont la cité était
fortement infectée. Il ne fallait pas qu'on pût reprocher à l'Église romaine
de tolérer l'hérésie qu'elle avait sous les yeux et dans son domaine propre,
et qu'on fût en droit de lui rappeler les paroles de saint Luc : Médecin, commence
par te guérir toi-même ou bien : Ote d'abord la poutre de ton œil : tu
enlèveras ensuite la paille qui est dans l'œil de ton frère. Mais les patarins,
ayant appris la venue du pape, s'étaient hâtés de s'enfuir. Innocent convoque
l'évêque et les clercs de la cité, fait faire une enquête soigneuse et
dresser une liste exacte de tous les hérétiques et de tous leurs fauteurs. Il
ordonne au podestat et aux consuls de contraindre les habitants à jurer, sous
caution, qu'ils obéiraient entièrement aux prescriptions de l'Église. Les
maisons qui avaient donné asile aux hérétiques sont démolies et rasées. Enfin
lecture est faite, à l'assemblée de la commune réunie au cirque, du statut
concernant les peines à infliger aux hérétiques. Tout hérétique, tout patarin surtout, sera arrêté et traduit devant les tribunaux séculiers pour y être jugé selon la loi. Les biens des coupables seront confisqués. On en donnera un tiers aux dénonciateurs, un autre tiers à la cour qui aura condamné, et le dernier tiers pour la réparation des murs de la ville où l'arrestation aura eu lieu. Démolition des maisons des hérétiques et défense de les réédifier : l'emplacement servira de dépotoir. Les partisans et fauteurs des patarins payeront une amende du quart de leur fortune, dévolu au trésor public. En cas de récidive, ils seront chassés de la ville. Défense aux avocats, aux juges et aux notaires de parler et d'écrire pour leur service, sous peine de perdre leur fonction. Défense au clergé de leur donner les sacrements et de rien recevoir d'eux en aumône. Ceux qui auront contribué à les enterrer en terre chrétienne seront passibles d'excommunication et déchus de leurs droits civils. Ceux qui les éliront comme magistrats seront considérés comme fauteurs d'hérétiques et punis des mêmes peines. Tous les ans, le podestat et les consuls de Viterbe jureront d'exécuter le présent statut, et ceux qui négligeront de le faire seront déchus de leur charge et payeront une amende de cent livres. Applicable à tout le Patrimoine, ce statut n'était pas seulement un acte de défense religieuse ; c'était une arme politique dirigée contre l'indépendance des communes et l'opposition de ceux qui se refusaient à subir le joug temporel d'un pape. Le séjour d'Innocent III à Viterbe (interrompu par une excursion de quelques jours à Montefiascone)
se prolongea jusqu'au milieu d'octobre 1207. Un voyageur français, l'abbé
d'Andre en Artois, s'y trouvait en même temps que le pape et la curie, et
quoiqu'il ne se rende pas très bien compte des motifs qui les y ont amenés,
il dépeint exactement ce qu'il a vu. Rome tout
entière était là, écrit-il, car le pape
Innocent, à cause des chaleurs de l'été que son corps ne supporte pas, est
obligé de s'en éloigner temporairement. A Viterbe, il est comme chez lui. Il
a choisi cette ville opulente, où le pain et le vin abondent, où l'on trouve
en quantité du fourrage, du foin et de l'orge, des eaux salubres, et qui est
entourée de vergers, de vignobles et de forêts, parce qu'il veut assurer le
repos des clercs et des laïques de sa cour, et la subsistance des masses
énormes de pèlerins qui affluent quotidiennement. Beaucoup de personnes m'ont
affirmé que, sans compter la population régulière de la cité, Viterbe a reçu,
un mois durant, plus de quarante mille étrangers à la fois. L'évêque de
Soissons, Nivelon, et d'autres croisés de grande noblesse, viennent de s'y
arrêter en allant rejoindre les chrétiens établis à Constantinople. Et
pourtant les vivres et les objets nécessaires à tant d'hommes et à tant de
chevaux n'ont pas augmenté de prix. C'est à Viterbe, devenue pour quelques mois le siège du gouvernement de la chrétienté, qu'Innocent III prit la décision très grave de consacrer Étienne Langton comme archevêque de Cantorbéry, point de départ de sa rupture avec le roi d'Angleterre, Jean. Mais l'importance historique de ce séjour tient aussi à un fait qui intéresse directement l'Italie. Innocent y réunit une assemblée solennelle, où parurent tous les représentants des pouvoirs locaux du Patrimoine, et même de l'Ombrie et de la Marche : évêques, abbés, comtes, barons, podestats et consuls. Dans cette grande assise, sorte d'états généraux de la papauté, Innocent essaya de fixer l'organisation régulière et pacifique de son domaine. Le premier jour (21 septembre), il fit connaître à l'assemblée les droits et les titres de propriété du Saint-Siège, et reçut les serments de fidélité et l'hommage des laïques. Le lendemain, 22, fut consacré à l'audition de toutes les plaintes et de toutes les réclamations ou pétitions apportées par les assistants. Le troisième jour, le pape promulgua, outre le statut sur l'hérésie, deux ordonnances obligatoires pour toute la terre pontificale. Chacun des membres de l'assemblée dut en jurer l'observation. Le premier de ces décrets, mesure de protection réclamée par le clergé, déclarait nuls tous les actes législatifs des laïques contraires aux canons et aux règlements de l'Église, et publiés au détriment des clercs. Innocent les condamne et les révoque, au nom de sa double autorité, spirituelle et temporelle. Il défend formellement aux juges et aux notaires de les enregistrer ou de les faire exécuter, sous peine d'être cassés de leur office. C'était proclamer et appliquer en fait le principe, qu'on s'efforcera d'étendre à toute l'Europe, de la supériorité du pouvoir religieux sur le pouvoir civil. Par le second décret, établissement de police générale, le pape enjoint aux autorités féodales et urbaines du Patrimoine de se conformer exactement aux mandements pontificaux, pour tout ce qui concerne la paix, la justice et la sécurité due aux personnes. Il interdit les actes de violence et il précise : les particuliers ne se battront pas entre eux ; les communes ne feront pas la guerre aux communes et respecteront les particuliers. Il n'est permis de sévir que contre les voleurs, les brigands et les bannis : encore est-ce le recteur du patrimoine de Saint-Pierre qui sera chargé de l'exécution. Il faudra lui prêter main-forte toutes les fois qu'on en sera requis. Les vendetta sont prohibées. Quiconque aura été offensé ne devra pas se venger immédiatement : il réclamera seulement une réparation. Si les parties ne s'entendent pas sur le taux ou la nature de la satisfaction à donner, elles sont tenues, à défaut d'autre arbitre, d'en référer au recteur. La personne qui refusera de se soumettre à son arrêt sera traitée, par lui, en ennemi de l'Église. Toute querelle entre particuliers devra se terminer soit par un accommodement à l'amiable, soit par un arrêt de justice ; le tribunal sera celui du juge compétent, et l'on devra toujours tenir compte des appels interjetés auprès du pape ou du recteur. Quiconque refusera de se soumettre à ces dispositions sera banni du Patrimoine. Voilà, ajoute Innocent III, les statuts que nous imposons aux comtes, barons, podestats et consuls, sous la foi du serinent. Qu'ils les observent fidèlement eux-mêmes et les fasse exécuter, chacun dans son ressort, sauf, en toutes choses, le droit du siège apostolique. Au moyen âge, le difficile n'était pas de légiférer, mais d'imposer le respect de la loi. Il ne semble pas qu'Innocent III ait complètement réussi à pacifier les sujets et les vassaux de son domaine direct. Mais quel souverain de ce temps pouvait se flatter d'obtenir l'ordre ? Quoi qu'il en soit, à dater du séjour de 1207, et surtout à la fin de son pontificat, il apparaît, dans le Patrimoine, comme le maître incontesté, qu'il est dangereux de braver en face. Il adresse ses commandements aux consuls de Viterbe comme s'ils étaient ses fonctionnaires. En retour, il confirme, à leur profit, l'expropriation des patarins, et la possession définitive du siège épiscopal, qui se trouvait jadis à Toscanella. Plus tard, pour récompenser les Viterbois d'avoir éconduit l'empereur Otton, traître envers l'Église (1214), il les exemptera du droit de péage à Montefiascone, et leur permettra d'acheter 'et de vendre à Corneto, sans payer redevance à son fisc. A vrai dire, la vieille, inimitié de Rome et de Viterbe n'était pas absolument éteinte : les deux communes ne cessèrent de se plaindre l'une de l'autre et de manifester leurs rancunes, mais,' tant que vécut le pape qui avait su les mettre sous le joug, elles restèrent en paix. A la fin de l'année 1207, Innocent acheva son œuvre par une tournée dans le Patrimoine qui lui permit de recueillir les serments des vassaux, d'intimider les insoumis et d'affermir les fidèles. A Montefiascone, il reçoit l'hommage d'un des plus puissants seigneurs de la Toscane romaine, le comte Ildebrandino. Il séjourne à Toscanella, à Corneto, à Vétralla, à Sutri, laissant dans les églises et les monastères des traces de sa munificence, jouant son triple rôle de pontife, de propriétaire et de suzerain. Toute la société de ce temps portait si profondément l'empreinte du régime féodal, que le chef de l'Église prenait lui-même, dans l'État de saint Pierre, l'attitude d'un roi Capétien chevauchant à travers l'Ile-de-France pour dompter les résistances locales. Seulement, ce fut avec les villes, beaucoup plus souvent qu'avec les châtelains, que le vicaire du Christ eut à se débattre. On a pu constater qu'à Rome même et autour de Rome, le communalisme était déjà pour lui un sujet d'inquiétude et une entrave. Il allait rencontrer cette même force hostile dans la majeure partie de l'Italie centrale, mais beaucoup plus gênante encore, parce que la situation s'y compliquait de l'opposition d'un élément étranger. Les débris de l'armée de Henri VI tenaient toujours l'Ombrie et la Marche pour le compte de Philippe de Souabe, en attendant le futur empereur. Conrad de Verslingen, duc de Spolète, et Markward d'Anweiler, sénéchal d'Empire, marquis d'Ancône et duc de Ravenne, continuaient, bien que dans une position précaire, l'occupation germanique. Le plan d'Innocent III était simple. Il fallait d'abord en finir avec ces sentinelles perdues que l'Allemagne, en proie au schisme, devait laisser sans défense. L'étranger parti, quand la papauté se retrouverait seule en face des villes, entre Italiens, il serait plus aisé de négocier et de s'entendre. On verrait alors à faire prévaloir les droits ou les prétentions de saint Pierre sur les pouvoirs municipaux. Dans l'Ombrie, même avant que le nouveau pape entrât en scène, les communes et leurs gouvernements avaient accompli une partie de sa besogne. Presque toutes s'étaient hâtées de mettre la main sur les biens d'Empire, de chasser les garnisons allemandes, les nobles gibelins et d'occuper les forteresses. Innocent III n'eut qu'à laisser faire : on travaillait pour lui. Au début de l'année 1198, il ne restait plus au duc de Spolète que les deux villes de Foligno et de Terni et les deux châteaux de Cesi et de Gualdo. Les habitants d'Assise s'efforçaient de lui enlever la citadelle dont les tours et le donjon dominent aujourd'hui encore, au-dessus de leur ville, l'immense et bleuâtre panorama des monts ombriens. Conrad de Verslingen n'avait aucune chance de recevoir d'Allemagne le moindre secours. La lutte pour la couronne impériale absorbait toutes les forces et tout l'argent de Philippe de Souabe. Isolé, abandonné, frappé d'excommunication, dépouillé déjà d'une partie de son fief, le duc de Spolète n'avait plus qu'une ressource pour le reste : faire sa soumission et offrir au pape le tels avantages qu'il l'amenât à signer un traité. Il proposa donc à Innocent de lui verser immédiatement une somme de mille livres, de lui payer un cens annuel, et d'entretenir, à ses frais, un corps de deux cents chevaliers pour la défense du Patrimoine. Comme garantie, il devait lui prêter la fidélité el l'hommage, lui faire jurer obéissance par tous I. sujets de son duché, et lui livrer, avec toutes ses forteresses, ses propres fils en otages. Offre séduisante : Innocent pouvait ainsi recouvrer l'Ombrie entière sans coup férir. Il avait toujours besoin d'argent pour ses entreprises. En faisant de Conrad, et dans des conditions qui le liaient absolument, le vassal de l'Église romaine, on pouvait s'épargner la peine et la difficulté d'une lutte journalière contre les communes. Innocent prêta donc l'oreille tout d'abord aux propositions de l'officier allemand. Le bruit se répandit alors par toute l'Italie que le pape traitait avec l'étranger, pactisait avec l'ennemi national. Cela fit scandale au point que les chefs de la ligue des villes toscanes parlèrent publiquement de la duplicité et même de la trahison d'Innocent III. Devant l'indignation générale, le pape jugea prudent de changer de route et de rompre toute négociation. Il se crut même obligé d'adresser aux Toscans une lettre justificative où il se plaint de la calomnie avec une amertume visible (16 avril 1198). Non seulement il n'y convient pas qu'il ait d'abord écouté les propositions de Conrad et qu'il aurait été personnellement tenté d'y donner suite, mais il affirme qu'il n'a jamais communiqué lui-même avec cet excommunié. S'il y eut des pourparlers entre les cardinaux et les représentants du duc, il n'a jamais été question entre eux que d'une capitulation sans condition. On nous soupçonne de mauvaise foi ! on prétend que nous ne voulons prendre le château d'Assise que pour le livrer au duc de Spolète ! C'est une erreur. Notre intention est de recouvrer tout le territoire de l'Église pour l'honneur même de cette Église et le profit de l'Italie entière. L'opinion de la bourgeoisie italienne apparaît déjà comme une puissance avec laquelle les papes eux-mêmes devaient compter. Finalement, Innocent III exigea du duc de Spolète une reddition à merci, et celui-ci se résigna (avril 1198). A Narni, où l'attendaient deux légats pontificaux, en face des évêques, des barons du pays et d'une foule compacte, Conrad de Verslingen jura de se soumettre à tout ce que le pape ordonnerait. Il délia ses vassaux de la fidélité à sa personne et s'engagea à mettre lui-même l'autorité romaine en possession de tous les châteaux et de toutes les villes de l'Ombrie. Les roches de Gualdo et de Cesi, la cité de Foligno, passèrent aux mains d'Innocent III. Mais il ne fut pas si facile de lui remettre le château d'Assise. Les gens d'Assise, qui avaient réussi à le prendre, entendaient le garder pour eux. Plutôt que de le voir occuper par les soldats du pape, ils s'unirent à leurs voisins de Pérouse pour le démanteler. Symptôme déjà clair d'une résistance qui ne restera pas un fait isolé ! Conrad, n'ayant plus ni terre ni sujets, vécut quelque temps dans l'Ombrie comme simple particulier. Mais sa présence pouvait toujours être un péril. Le pape l'obligea à s'en retourner en Allemagne, où on le retrouve, en 1199, dans l'entourage de Philippe de Souabe, avec son titre de duc de Spolète. Duc sans duché : le véritable souverain du pays était l'homme qui commandait à la chrétienté entière. Les Ombriens s'aperçurent vite qu'ils n'avaient fait que changer de maître : au lieu d'obéir à un duc impérial, ils reçurent les ordres d'un recteur pontifical, Grégoire, cardinal-diacre de Sainte-Marie in Aquiro. Après le 19 juillet 1198, le pape visita sa conquête, pressé de recueillir les serments de ses nouveaux sujets. Voyage triomphal, commencé à Riéti, continué par Spolète, Pérouse, Todi, avec retour à Rome par Amelia et Civita-Castellana. L'histoire n'indique pas de séjour à Assise, ce qu'expliquent assez l'humeur ombrageuse et les dispositions peu conciliantes de la commune. Partout ailleurs, sur son passage, Innocent consacrait les autels, dédiait les églises, prodiguait au clergé les belles étoffes et les objets d'art. Les miracles même ne manquaient pas. A Spolète, il n'y avait pas d'eau : les habitants en cherchaient partout. Brusquement, alors qu'Innocent était dans la ville, l'eau jaillit d'un rocher situé au-dessous des murs et remplit toutes les fosses qu'on avait creusées. Markward d'Anweiler, conseiller intime de Frédéric Barberousse, exécuteur des arrêts et des cruautés de Henri VI, s'était battu partout pour le service de ses maîtres, en Italie, en Hongrie, en Bulgarie, en Terre sainte, et partout n'avait laissé derrière lui que du sang et des ruines. La prise de possession de l'Italie et de la Sicile avait été en grande partie son œuvre. Il symbolisait la conquête allemande. Aussi, à son lit de mort, Henri VI lui avait-il confié la garde de son testament et le soin de le faire exécuter. Markward en profita pour s'arroger sur la Péninsule une sorte de vice-royauté, qui aurait rendu impossible, si elle avait pu s'affermir, l'extension du pouvoir temporel des papes. On conçoit qu'Innocent III ait toujours considéré cet homme comme le principal obstacle à ses desseins politiques et le plus dangereux de ses ennemis. Markward est, pour lui, l'incarnation de la perfidie et de la haine dirigées contre l'Église. Il l'appelle cet autre Saladin, cet homme inique, ce brigand, cet esprit immonde. Il est allé jusqu'à l'accuser de vouloir faire disparaître le fils de Henri VI, le jeune Frédéric, pour s'emparer de sa couronne. Le biographe d'Innocent III, s'inspirant des mêmes rancunes, attache constamment au nom de Markward les épithètes de fourbe et de traître. Et quand cet adversaire détesté succombera, en 1202, à une maladie douloureuse, il se réjouira de voir enfin aller au diable son âme de réprouvé. L'Allemand s'autorisait, pour jouer son rôle et le justifier, des volontés suprêmes de Henri VI, formulées dans le testament impérial. La question de l'authenticité de ce testament est de celles qui ont mis à une rude épreuve la sagacité des érudits. Markward s'était bien gardé d'en faire connaître le texte il l'avait tenu secret, tout en ne cessant de le suspendre, comme une menace permanente, au-dessus de la tête du pape et des partisans de la souveraineté de l'Église en Italie. On ne l'aurait jamais connu, si le hasard n'avait fait tomber, à la suite d'une bataille, entre les mains des soldats de Rome, l'écrin qui contenait le fameux document scellé d'une bulle d'or. On y trouva les stipulations suivantes, qui furent une surprise pour les contemporains : L'impératrice veuve, Constance, et son fils Frédéric tiendront le royaume de Sicile en fief du pape et de l'Église romaine. Au cas où le jeune roi mourrait sans héritier, ce royaume deviendra la propriété du Saint-Siège. S'il reste en vie, le pape et l'Église le reconnaîtront comme empereur et comme roi. A ce prix, le pape jouira tranquillement des domaines de la comtesse Mathilde (l'éternelle pomme de discorde entre la papauté et l'Empire). On lui livrera aussi Montefiascone et tout le patrimoine de Saint-Pierre jusqu'à Ceprano. Markward, marquis d'Ancône et duc de Ravenne, tiendra ses fiefs du pape et lui jurera fidélité. S'il meurt sans héritier, sa terre entrera directement dans le domaine de l'Église de Rome. Tels sont les seuls articles du testament que le biographe d'Innocent III ait jugé à propos de nous révéler ; mais il assure lui-même qu'il y en avait d'autres. C'est ainsi que Markward prétendit toujours avoir été investi par son maitre de la garde du royaume de Sicile et de la tutelle de Frédéric. Le caractère imprévu des dernières dispositions de Henri VI était fait pour dérouter l'opinion et inspirer des doutes. Cet empereur, si énergique et d'idées si absolues, avait usé ses forces et sa vie à effectuer la réunion de l'Italie à l'Empire. Comment croire qu'il aurait finalement abandonné son programme et reconnu au chef de l'Église un droit de suzeraineté et même de propriété virtuelle sur l'Italie et la Sicile ? Pouvait-il abdiquer aussi les prétentions séculaires de l'Empire sur le legs de la comtesse Mathilde ? Plutôt que d'admettre un revirement aussi étrange, n'est-il pas plus simple de penser que le testament était un faux, fabriqué par ceux-là mêmes qui avaient intérêt à le faire prendre au sérieux, c'est-à-dire par la cour de Rome ? Les partisans de l'authenticité ont répondu que Henri VI, devenu clairvoyant au lit de mort, comprit qu'il était chimérique de vouloir rattacher l'Italie à l'Empire, malgré le pape et contre lui. Avant tout il fallait assurer à son fils la possession réelle du royaume des Deux-Siciles, et mieux valait le placer sous la suzeraineté nominale du pape que s'exposer à tout perdre en continuant contre Rome une lutte sans issue. Pour amener la papauté à reconnaître le jeune Frédéric comme roi et comme empereur, de grands sacrifices s'imposaient. La même nécessité politique avait dicté les clauses du testament qui constituaient le droit du Saint-Siège sur la, seigneurie de Markward. Enfin, que ce fidèle serviteur de l'Empire eût été chargé par son maître de garder les biens et la personne du petit prince, le fait était non seulement possible, mais vraisemblable. Qui pouvait s'en étonner ? Quoi qu'il en soit, Markward ne montra pas le testament qui l'autorisait à tenir en fief du pape la Marche et la Romagne, son marquisat et son duché. Il savait qu'Innocent III ne l'accepterait jamais comme vassal et refuserait de lui laisser la moindre parcelle du sol italien. Peut-être aussi cet Allemand, plus impérialiste que ses maîtres, répugnait-il à devenir le subordonné de l'Église qu'il avait toujours combattue, et surtout à reconnaître la cession faite à Rome des biens impériaux et de la suzeraineté de l'Italie. Un pareil abandon des principes et de la tradition constante des empereurs lui semblait incompréhensible. D'ailleurs, moins résigné que Conrad de Verslingen, il n'entendait pas disparaître sans avoir lutté. Mais les chances étaient contre lui. Le mouvement général qui avait soustrait les villes à la domination de l'Empire, facilitait l'œuvre du pape. Depuis la mort de Henri VI, les cités de la Romagne, aidées par la grande république de Bologne, s'insurgeaient les unes après les autres. Il ne restait plus guère à Markward que les villes de Cesena et de Forli ; encore les Cesenates n'allaient-ils pas tarder à l'abandonner. A Forli même, le parti de l'indépendance se remuait beaucoup. On s'y battait avec rage, pour ou contre le pape, sur la place du palais communal. Les partisans de Markward eurent le dessus : pendant la nuit, ils saisirent un neveu d'Innocent III qui se trouvait là, et le pendirent avec quelques-uns de ses amis. Il n'y avait pas que des soulèvements isolés. A l'exemple de ce qui se passait en Lombardie et en Toscane, les villes de la Romagne et de la Marche d'Ancône cherchaient à se grouper en ligues. Ravenne et Rimini, déjà associées, traitèrent le 2 février 1198 avec Ancône, Sinigaglia, Osimo et Fermo, et, plus tard, avec Civita-Nuova et Macerata. Toutes ces bourgeoisies se juraient assistance contre l'Allemand, et s'engageaient à ne pas faire de pacte avec lui sans le consentement des autres. De sorte que Markward, repoussé des centres les plus populeux et les plus riches, ceux qui étaient sur la mer, put garder tout au plus, de son marquisat d'Ancône, quelques places de l'intérieur, en pleine montagne : Ascoli, Camerino. Fabriano, Matelica. L'expropriation de l'Empire s'effectuait ainsi peu à peu. Partout, le cercle des villes hostiles se resserrait de jour en jour autour de son représentant : les soldats de Bologne venaient l'insulter jusque sous les murs de Cesena. Markward s'appuyait, à la vérité, sur quelques nobles, grands propriétaires, ennemis des bourgeois ; mais l'élément municipal était ici bien autrement puissant que la noblesse. Que faire, avec des troupes insuffisantes, contre une insurrection excitée et soutenue par les légats d'Innocent III ? Car le pape s'était hâté d'agir. A peine élu, il avait envoyé en Romagne le sous-diacre Carsendino, avec mission de ramener l'exarchat de Ravenne et le comté de Bertinoro sous la domination de Saint-Pierre. Dans la Marche d'Ancône, deux autres légats se chargeaient d'excommunier Markward, de jeter l'interdit sur les villes qui persistaient à l'accueillir et de recevoir la soumission des autres. Quand il écrit à l'archevêque de Ravenne pour lui annoncer l'arrivée de son mandataire, Innocent proteste de la pureté de ses intentions. Il ne veut pas faire de conquêtes : il travaille simplement à maintenir intacte la liberté des églises. Et l'on remarquera ici sa déclaration de principes : Les églises ne sont jamais plus en sûreté et plus maîtresses d'elles-mêmes que là où Rome est en possession du pouvoir temporel aussi bien que du pouvoir spirituel. Il fallait que Markward se crût sérieusement en péril pour se résoudre à négocier. S'il faut en croire le biographe d'Innocent III, les deux évêques de Camerino et de Venafro, accompagnés d'un noble, Rambert Monaldeschi, demandèrent pour lui une entrevue personnelle avec le pape. Ils promirent en son nom que, s'il rentrait en grâce auprès de l'Église romaine, il l'élèverait à un degré de puissance qu'elle n'avait même pas connu à l'époque de Constantin. Les clauses du testament impérial allaient assurer à jamais la grandeur et la gloire de la papauté. Néanmoins, tout en disant vouloir se soumettre corps et biens, Markward exigeait que, jusqu'au moment de l'entrevue, les légats s'abstinssent de pousser plus loin leurs succès dans la Marche. Sur ce dernier point Innocent ne fit qu'une concession : ses représentants n'obligeraient pas les villes à se rendre ; ils ne recevraient que les soumissions spontanées. Le cardinal de Sainte-Marie du Transtevere, Gui, eut l'ordre d'amener Markward à Rome sous la sauvegarde pontificale. Mais pendant ces pourparlers l'Allemand avait changé d'idée brusquement ; il déclara que jamais Monaldeschi n'avait reçu mission de jurer, en son nom, qu'il était prêt à subir les volontés du pape. Les envoyés du Saint-Siège lui montrèrent alors les instructions formelles qui avaient été remises à cet agent. Je ne sais pas lire, répondit Markward ; j'ignore donc ce qu'a pu écrire mon notaire, et les négociations furent rompues. Ce récit était destiné à faire ressortir la mauvaise foi du sénéchal et sa facilité au parjure. En réalité, Markward n'avait pas l'intention de montrer le testament de Henri VI et de le rendre exécutoire : il voulait amuser l'ennemi et gagner du temps. Innocent n'était pas non plus sérieusement disposé à traiter. Comment aurait-il fait, pour cet adversaire odieux entre tous, ce qu'il avait refusé à Conrad de Verslingen ? Il savait qu'au même moment, en Allemagne, Otton de Brunswick, élu contre Philippe de Souabe par les partisans de l'Église, s'était engagé d'avance à reconnaître la souveraineté de Rome sur l'Italie. Il avait, enfin, la conviction que Markward ne tarderait pas à capituler. L'excommunication prononcée par les légats commençait à produire ses effets. Dans une lettre au clergé de la Marche, Innocent prend soin de faire remarquer qu'ils ont attendu avant de lancer l'anathème. A plusieurs reprises Markward a été averti de cesser ses déprédations, de respecter les églises, de ne plus piller les villages et les châteaux. Sommé de licencier ses troupes, il a refusé c'est alors qu'on l'a frappé justement. Nous le condamnons, écrit le pape, et comme parjure, et comme envahisseur et détenteur des biens de l'Église, Nous délions de leur serment tous ceux qui lui ont juré fidélité, et suspendons les prêtres qui oseraient dorénavant célébrer pour lui l'office religieux. Depuis si longtemps que Markward travaillait, avec Barberousse et Henri VI, à enlever l'Italie aux papes, il devait avoir l'habitude des excommunications. Le seul danger qu'il redoutait était la perte de son fief et la défection de ses vassaux. Aussi le voit-on courir à l'extrémité sud du marquisat d'Ancône, pour remettre sous le joug la petite ville de Ripatransone (août 1198). De cette localité il expédie encore un acte où il s'intitule fièrement sénéchal d'Empire, duc de Ravenne, marquis d'Ancône et de Molise, et il le date par ces mots : Sous le règne du seigneur Philippe, très illustre roi des Romains, la première année de son règne glorieux. Il se donnait donc toujours comme le représentant de ce Souabe dont la papauté ne voulait pas et qu'elle allait poursuivre sans se lasser. Moins que jamais il semblait décidé à reconnaître, comme le voulait le testament impérial, la souveraineté d'Innocent III. Cependant, devant les progrès décisifs des pontificaux dans la Marche, il se résigna, pour la seconde fois, à demander la paix. Il offrit une somme importante et un cens annuel, à condition qu'on acceptât sa fidélité et qu'on le laissât maître de tous ses domaines italiens. Innocent, qui le savait à bout de ressources, refusa. Mais les choses tournèrent autrement que ne l'espérait la cour de Rome. Au lieu de se rendre à merci, comme l'avait fit le duc de Spolète, et de le remettre sa terre et ses droits entre les mains de l'ennemi, Markward ne promit rien et ne céda rien. Il gardait donc ses prétentions sur la Manche et sur la Romagne. Puis il quitta tout à coup l'Italie centrale pour aller en Sicile chercher un meilleur terrain de combat. Philippe de Souabe lui avait concédé officiellement la tutelle de son neveu, Frédéric. Le sénéchal pensait trouver dans les ressources du royaume de Naples le moyen de reparaître en forces et de reprendre ce qu'il avait perdu. Débarrassé de ce dangereux personnage, Innocent III se
retrouvait seul en face des villes qui l'avaient aidé à rejeter l'étranger.
Le 17 mai 1199, il adresse aux habitants de Jesi une lettre qui sonne comme
un chant de victoire. Par la grâce de Dieu, le duché
de Spolète, Pérouse, Todi, Città di Castello et les autres cités voisines,
leurs fortifications et leurs châteaux, sont rentrés dans notre vasselage.
Une grande partie de la Toscane nous appartient aussi en vertu de privilèges
for. mels. Et voilà que maintenant la Marche tout entière (à l'exception de Camerino et d'Ascoli,
dont nous espérons la soumission prochaine)
revient à son tour dans le domaine de Rome. Ces villes savent bien que le
joug de l'Église est le plus léger des fardeaux et que notre domination est
douce. Ceux qui ne la connaissent pas l'appellent de tout leur cœur, et ceux
qui la connaissent la désirent encore plus vivement. Et le pape
remercie avec effusion les bourgeois de Jesi, ses auxiliaires dans la
conquête de la Marche. Il leur demande de travailler encore à soumettre les
villes qui résistent. La juridiction spirituelle du
Siège apostolique, dit-il en terminant, n'a
pas de limites : elle s'étend à toutes les nations, à tous les royaumes. Sa
juridiction temporelle prévaut aussi, grâce à Dieu, sur beaucoup de points.
On a pu la voir réduite et affaiblie par la violence de quelques hommes. Mais
nous avons pour nous Celui qui commande aux vents et à la mer, qui exalte les
humbles et abaisse les puissants. Il triomphait trop tôt. En se plaçant sous le patronage du pape, en datant leurs actes officiels des années de son pontificat, les villes de l'Ombrie et de la Marche n'avaient obéi qu'à leur intérêt. Elles entendaient rester maîtresses de leur régime municipal. Avant l'élection d'Innocent III, la cité de Pérouse s'était hâtée, pour garder son indépendance, de s'affilier à la puissante ligue des Toscans. Quand le pape eut entre les mains le duché de Spolète, il n'en crut pas moins nécessaire de confirmer aux Pérugins, avec toutes les libertés dont ils avaient joui par le passé, le droit d'élire leurs consuls investis d'une juridiction propre. Todi obtint les mêmes concessions. Politique de prudence ! elle n'empêcha pas les résistances de poindre et les conflits d'éclater, avec le temps, un peu partout. En 1203, Innocent se plaint que les consuls de Spolète ne tiennent pas compte des appels judiciaires en cour de Rome. En 1206, il refuse au podestat et au peuple de la même ville le droit de nommer eux-mêmes leurs notaires et leurs juges. Il déclare ne pas reconnaître la validité des actes rédigés par ces magistrats. Mais bientôt, à Assise, la lutte sourde fait place à la guerre. Ces montagnards ont osé se donner comme podestat un homme excommunié par le pape ! Innocent riposte par un interdit (1204). Ils finissent par se soumettre et par jurer qu'à l'avenir ils ne prendraient jamais sciemment, pour gouverner leur cité, un ennemi de l'Église. Quand vous aurez élu un recteur, leur écrit le pape, avant de le recevoir et de lui prêter serment, il faut demander avec humilité l'approbation apostolique, et nous vous l'accorderons sans peine, à moins que ce ne soit un excommunié ou un détracteur de nos droits. Rien de plus difficile pour le maître du Patrimoine que de maintenir son pouvoir de contrôle sur la formation des gouvernements bourgeois. Mais peut-être eut-il plus de peine encore à imposer aux villes la paix du dedans et du dehors. Ce qui se passa à Todi, en 1207, se voyait partout. Une grave querelle, écrit le biographe d'Innocent III, éclata cette année, parmi les habitants de Todi, entre les petits et les grands. Les nobles avaient quitté la ville et bataillaient contre le peuple, ce qui amena journellement des incendies, des homicides, des rapines, morts d'hommes, membres mutilés, récoltes dévastées, maisons détruites. A la fin, le pape s'interposa ; il fit venir devant lui les deux factions, leur fit jurer obéissance et leur donna une paix solide. A Pérouse, en 1214, il fallut qu'un légat vînt également réconcilier les nobles et les gens de la classe populaire qui s'entre-tuaient. Bientôt l'autorité des fonctionnaires d'Église ne suffit plus à assurer l'exercice du pouvoir temporel. En 1199, Innocent avait soumis les Ombriens au gouvernement d'un cardinal. En 1214, il dut leur donner pour recteur, un militaire, son cousin Jacques, maréchal de l'Église romaine, dont la vigueur était connue. Si l'Ombrie ne se tenait pas plus tranquille, qu'on juge des difficultés que la Marche et la Romagne opposaient au pouvoir général qui prétendait les gouverner. Délivrées de Markward, les villes de ces deux pays n'en avaient pas moins continué à former des associations et des alliances dont le but manifeste était de les affranchir de toute domination extérieure. Elles refusaient d'obéir aux mandataires du Saint-Siège et de leur payer le cens annuel, bien qu'à entendre Innocent III il exigeât beaucoup moins d'elles que les percepteurs de l'Empire. Elles ne voulaient pas se dessaisir des propriétés d'État sur lesquelles elles avaient fait main basse. Malgré toutes.les objurgations du pape, impuissant à faire la police, elles s'obstinaient à guerroyer les unes contre les autres. Certaines cités, comme Ascoli et Camerino, osèrent rester fidèles à l'Empire ; d'autres, comme Osimo et Sinigaglia, s'allièrent à des nobles, partisans de Markward, ou même les prirent comme podestats ; d'autres enfin s'étaient imaginé de garder une position neutre entre l'Empire et le sacerdoce. San Severino, Fabriano, Civitanuova et Matelica formèrent une fédération spéciale, dont l'acte constitutif stipulait la reconnaissance de la suzeraineté du pape et en même temps de celle de Markward, ou de tout autre représentant de l'empire allemand. Étrange éclectisme, qui ne faisait pas l'affaire d'Innocent III et de ses amis. En vain, par de fréquents envois de légats ou de diacres romains s'efforçait-il d'abattre les résistances et d'organiser les régions soumises. Il avait beau répéter à satiété que le joug de l'Église est particulièrement léger et accorder aux villes récalcitrantes la liberté de leurs élections, la révolte et le désordre défiaient ses efforts. Dans une lettre où le découragement perce sous la menace, Innocent déclare, dès 1201, aux clercs et aux laïques de la Marche, que la disparition de Markward ne lui a pas été d'un grand profit. La situation de leur pays est peut-être pire qu'auparavant. Nous nous étions réjoui de vous
voir revenir à l'Église ; mais nous apprenons que les dissensions et les
guerres pullulent parmi vous, que vous continuez à dévaster les cités, à détruire
les châteaux, à brûler les villages, à opprimer les pauvres, à persécuter les
églises, à réduire les hommes en servage. Les meurtres, les iniquités, les
violences, les rapines ne font que se multiplier. Cela nous afflige d'autant
plus que vous déniez à nos représentants le droit de faire justice de ces
crimes. Maintenant que la Marche, délivrée de l'étranger, respire enfin, elle
est plus troublée réellement que lorsqu'elle gémissait sous la servitude.
Nous ne voulons pas porter plus longtemps, devant Dieu et devant les hommes,
la responsabilité de cet état de choses. Nous protestons, et déclarons que si
vous refusez de nous obéir humblement en ce qui touche la paix et la justice,
vous nous réduirez à l'obligation de prendre des mesures nouvelles et
décisives. Au nom de la fidélité que vous nous devez, plus d'opposition, plus
d'excuses. Il faut recevoir avec déférence les arrêts de nos légats et vous y
conformer absolument, sans quoi, puisque la douceur ne peut rien sur vous, on
vous fera sentir l'amertume, et vous n'imputerez qu'à vous-mêmes ce qui
pourra vous arriver. Les menaces n'eurent pas un meilleur effet que les concessions. En 1205, Innocent III se résignait à révéler aux habitants d'Ancône, pour les rassurer sur la légalité de leur rupture avec l'Allemagne, l'article du testament de Henri VI qui plaçait la Marche sous la suzeraineté de l'Église. La papauté reconnaissait donc tenir son droit de la volonté impériale ? Malgré les sommations des légats, la commune de Faenza restait en guerre avec l'archevêque de Ravenne et donnait asile aux hérétiques ! La Romagne échappait au pouvoir temporel encore plus que la Marche. Innocent III ne s'y heurtait pas seulement à la passion autonomiste des villes, mais encore à la concurrence du prélat de Ravenne qui prétendait garder pour lui la haute propriété de l'exarchat. Cet archevêque montrait des bulles pontificales qui lui en garantissaient la possession et il ajoutait que le pape Alexandre III lui avait confirmé le comté de Bertinoro. Allait-on donner à l'ennemi le spectacle de la dépossession d'un métropolitain et d'une guerre civile entre membres de l'Eglise ? Innocent permit au maître de Ravenne de conserver sa seigneurie. Après bien des années de conflits et de luttes violentes, la papauté était obligée de s'avouer que, dans les pays d'Italie travaillés par la fièvre de l'indépendance municipale, le gouvernement direct, par des ecclésiastiques, était trop laborieux et trop précaire. Au cours de ses démêlés avec l'empereur Otton IV, en 1210, Innocent s'aperçut que plusieurs de ces villes, et Ancône à leur tête, inclinaient à rentrer sous la domination allemande. Il prit alors le parti décisif, mais périlleux, d'inféoder l'Italie centrale à un chef militaire, à un grand seigneur, qui serait le bras du Saint-Siège et ferait respecter sa suzeraineté. Déjà, en juin 1211, Innocent avertissait l'archevêque de Ravenne que, s'il ne se croyait pas capable de bien garder certains châteaux, il n'avait, toutes précautions prises, qu'à les confier au seigneur d'Este. Entre Azzon VI d'Este et la papauté, l'accord définitif fut conclu le 10 mai 1212. Elle lui conférait, en fief direct, le marquisat d'Ancône, à condition qu'il promît d'entrer dans la Marche et de le replacer sous le joug de Saint-Pierre. La mort empêcha Azzon de remplir ses engagements, mais son fils, Aldrovandino, s'offrit, pour le même prix, à exécuter la même tâche. On vit alors Innocent III adresser de fréquents appels à ses amis de la Marche et de l'Ombrie, pour les amener à seconder, de toutes leurs forces, l'auxiliaire de l'Église romaine. Il y perdit, à peu près, sa peine et son temps : en tout cas, l'aveu d'impuissance était clair. Le chef de la chrétienté se déclarait hors d'état, avec ses seules forces, de venir à bout des Italiens. La Toscane et la Lombardie étaient au moyen âge, comme de nos jours, la partie la plus active et, par l'essor de l'industrie et du commerce, la plus riche de l'Italie. C'est dire que la puissance et la liberté des bourgeoisies s'y développèrent rapidement. Conscientes de leur force, fières de leur prospérité, les villes du PÔ et de l'Arno répugnaient, plus encore que les cités des Apennins, à subir un joug politique. Mais l'habitant des collines toscanes et surtout celui de la plaine lombarde, plus exposé que le montagnard, dut imaginer un moyen spécial de défendre son indépendance. Il organisa des ligues urbaines, et se protégea par l'association. Au douzième siècle, la fameuse ligue lombarde fut l'écueil où vinrent se briser la vigueur d'un Frédéric Barberousse et toutes les forces de l'empire allemand. En face des communes de l'Italie du Nord, la politique des papes était tracée d'avance. Seconder la formation des ligues, se mettre à la tète des villes coalisées et tourner cette puissance contre l'empereur, c'est ce que fit, avec une continuité de dessein admirable, un des plus grands papes du moyen âge, Alexandre III. L'exemple s'imposa à ses successeurs. Quand Henri VI mourut, Célestin III envoya deux légats en Toscane pour aider Florence, Sienne, Lucques et les autres villes de la région à former une fédération semblable à celle des Lombards. Le 11 novembre 1197, le pacte qui créait la ligue toscane fut signé près de San Miniato. De même, presque immédiatement après son élection, Innocent III délégua un cardinal chargé d'obtenir la reconstitution de la ligue lombarde. Le 27 avril 1198, Milan, Brescia, Mantoue, Vérone, Verceil, Novare, Côme s'associèrent de nouveau, à Vérone, contre leurs ennemis communs. Ces ligues, armes défensives, pouvaient devenir, quand le péril extérieur ne menaçait plus, un instrument d'oppression et de désordre. Les villes liguées voulaient détruire celles qui étaient d'opinion impérialiste ou celles qui ne faisaient pas partie de leur fédération, et les grandes communes se ruaient sur les petites pour les assujettir et les rançonner. En Lombardie et en Toscane, plus qu'ailleurs, le brigandage communal s'ajoutait aux excès féodaux. D'autre part, en augmentant la puissance individuelle des cités, la ligue leur offrait un moyen commode de rejeter toute domination et d'atteindre leur idéal d'indépendance absolue. Les villes fédérées ne visaient que l'autonomie politique et financière, l'accroissement de leur force de résistance. Au fond, l'association était hostile à tout pouvoir général et centralisateur, d'où qu'il vint, de Rome et du pape aussi bien que de l'Allemagne et des empereurs. Il fallait donc que la papauté aidât les villes à s'unir, mais luttât en même temps pour y garder ion influence et ses droits : nécessités contradictoires et problème redoutable ! On va voir qu'Innocent III lui-même ne le résolut qu'imparfaitement. Au moment où il prenait le pouvoir, les délégués de la papauté, collaborant avec ceux de Florence et dei autres communes de la région de l'Arno, achevaient de constituer la ligue toscane. Elle n'englobait pas seulement les villes de premier et de second ordre, mais aussi des seigneurs ecclésiastiques et laïques, des évêques et des nobles. Toutefois la direction politique et l'influence prépondérante appartenaient aux grandes cités, surtout à Florence. Les recteurs qui représentaient chaque ville participante étaient présidés par un prieur, et ce chef de la ligue fut tout d'abord un Florentin. Organisme à la fois politique, judiciaire et militaire, la ligue avait pour but de protéger les associés contre l'ennemi extérieur, et aussi de les maintenir en paix. Comme elle était dirigée principalement contre les impérialistes, adversaires du Saint-Siège, et qu'elle avait été conclue à l'instigation d'un pape, négociée par des cardinaux et signée dans une église, on pouvait croire qu'elle s'emploierait avant tout pour le profit de la papauté. Or le statut constitutif de l'association et les actes postérieurs qui réglèrent les conditions d'entrée des associés nouveaux, ne font aucune mention d'un assujettissement de la ligue à l'Eglise romaine. Nulle part, dans ces documents, il n'est tenu compte des prétentions de Rome sur le duché de Toscane et sur les terres et revenus de l'Empire saisis par les villes au moment de la mort de Henri VI. La ligue toscane voit, dans le pape, un allié, un patron, nullement son chef temporel, le souverain et le haut propriétaire du pays. Pas un mot, dans les actes passés au nom de la fédération, n'implique même un simple vasselage. Les villes toscanes paraissent légiférer, au mieux de leurs intérêts, dans la plénitude de leur liberté. On s'explique par là qu'Innocent III ait été d'abord mécontent de la façon dont les légats de son prédécesseur avaient engagé l'affaire. Il voulait bien de cette ligue qu'il trouvait utile, mais ne comprenait pas qu'elle ne servît pas avant tout l'Église et ses prétentions temporelles sur la Toscane ; c'est pourquoi il fit tant de difficultés, au début, pour la reconnaître. Un mois et demi à peine après son élection, le 21 février 1198, il adressait aux deux négociateurs, les cardinaux Pandolfo et Bernard, un blâme caractérisé : Quand le prieur d San Frediano est venu nous apprendre, de votre part, ce qui avait été fait, et nous montrer ces actes passés par écrit, nous avons été fortement surpris et émus. La plupart des articles du statut n'offrent rien d'avantageux ni d'équitable. Le duché de Toscane est, de droit, partie intégrante du domaine de l'Église de Rome : nous le savons, pour l'avoir lu, de nos yeux, dans les actes des donations faites à cette Eglise. On n'aurait pas dû conclure cette ligue sans insérer la réserve expresse des droits et de l'autorité du Saint-Siège. L'Église de Rome est la mère et la maitresse de tous les fidèles. Il n'aurait pas fallu oublier que tout édifice qui n'est pas bâti sur ce fondement est fragile. Nous vous supplions donc, en Notre-Seigneur, d'être des hommes de prudence et de prévoyance, et de veiller, avec plus d'attention, aux intérêts de l'Église et des Toscans. Les cardinaux n'y pouvaient rien. Les recteurs de l'association refusaient d'attribuer à Innocent III la propriété et même la suzeraineté du duché de Toscane. Aussi, lorsque les consuls de Viterbe et de Pérouse demandèrent l'autorisation de s'agréger à la ligue, le pape n'osa pas en principe la leur refuser, mais il les invita à ne pas donner leur adhésion définitive, tant que le statut fédéral ne contiendrait pas de stipulations plus honorables et plus avantageuses pour l'Église romaine. Son mécontentement se décèle encore dans la lettre qu'il écrivit aux deux cardinaux, au sujet de l'affaire de Pise. Rivale de Florence, puissance maritime de premier ordre, cette cité était, par tradition, gibeline, c'est-à-dire hostile aux papes. Sur son refus d'entrer dans la ligue, les cardinaux l'avaient frappée d'interdit. Innocent III leur ordonna de suspendre la peine. Vous ne pouvez pas, dit-il en substance, punir la cité de Pise parce qu'elle repousse un pacte dont je n'approuve pas les termes. Obtenez des recteurs de la ligue qu'ils fassent à leur statut les modifications que je demande, et si les Pisans s'obstinent à ne pas vouloir, dans ces conditions nouvelles, y adhérer, alors remettez l'interdit en vigueur. Le 16 avril 1198, la mésintelligence du pape et des chefs
de la ligue toscane durait encore, plus profonde que jamais, car, à cette
date, Innocent leur reprochait avec amertume de l'avoir calomnié en
prétendant qu'il jouait double jeu et trahissait la cause de l'Italie. Soyez moins prompt à accueillir des bruits mal fondés.
Quant au pacte de la ligue, je n'ai pu y souscrire complètement : on y trouve
des clauses qui ne conviennent pas aux intérêts de l'Église. Modifiez-le, avec
les cardinaux, de façon à le rendre acceptable. Rien de solide ne peut se
faire sans l'approbation de Rome. Si vous la dédaignez et que la tempête
souffle, votre édifice, bâti sur le sable, s'écroulera. Songez que vous ne
pouvez vous passer, pour subsister, du patronage de l'Église. Autrement votre
situation deviendra pire qu'elle n'était et le glaive, que vous redoutez,
vous dévorera. Ici, Innocent III, convaincu sans doute que les Toscans
ne consentiraient jamais à subir la domination temporelle du Saint-Siège,
réduit lui-même ses prétentions. Il ne revendique plus expressément le duché
de Toscane. Mais la ligue, attachée à son indépendance, résistait. Elle en
venait même, semble-t-il, à envisager la possibilité d'une rupture complète
avec Rome. L'acte qui régla, au printemps de 1198, l'entrée de la petite
ville de Certaldo dans la fédération, stipule que ses habitants jureront
d'observer à perpétuité les conditions de l'alliance et de lui rester fidèles
même si le pape les déliait de leur serment. Il eût été aussi dangereux pour Innocent, au début de son pontificat, de tourner contre lui la ligue toscane, qu'il était fâcheux pour la ligue de s'aliéner le protecteur et le patron naturel des Italiens soulevés contre la domination germanique. A la fin de l'année 1198, la querelle s'apaisait. Écrivant au prieur de la ligue, le Florentin Acerbo, et à tous les recteurs des villes, le pape insiste sur les avantages d'une entente. Il montre qu'au patronage et à la protection accordés aux Toscans par le Siège apostolique, doivent correspondre l'obéissance et le dévouement témoignés par eux à la papauté. Le ton vaguement affectueux de cette lettre, et surtout l'imprécision voulue des termes corrélatifs et opposés qui n'impliquaient ni la seigneurie du pape, ni l'assujettissement effectif des villes, devaient faciliter les négociations. Les recteurs se décidèrent à introduire dans leur statut la modification exigée par la papauté (1199). Il faut croire que ce succès de l'Église n'entrainait pas une diminution sensible de l'indépendance des villes, car Innocent III, annonçant le résultat des pourparlers à l'archevêque de Pise, ajoute avec mélancolie : Nous ne disons pas que le pacte de la ligue, tel qu'il est, ne puisse, dans la pratique, donner lieu à des abus. Il en va ainsi des choses humaines : la meilleure peut devenir mauvaise par la faute de ceux qui en usent mal. Le Christ lui-même a été une pierre de scandale pour quelques-uns et une cause de ruine pour beaucoup. L'appréhension était juste. L'autorité du pape en Toscane resta fort limitée. Il fallut, en 1200, une sommation énergique d'Innocent III pour empêcher la ligue de secourir Viterbe contre Rome. En 1204, les Florentins veulent, de leur propre autorité, supprimer l'évêché de Fiesole, la petite ville voisine et ennemie, et le transporter dans leur cité. Ils exproprient un monastère pour y installer l'évêque ! Le pape menace d'excommunier les consuls qui ont osé s'arroger ainsi un pouvoir qui n'appartient qu'à l'Église. Plus tard, il leur reprochera d'avoir reçu chez eux des hérétiques, manifestation significative d'indépendance. Les gens d'Arezzo font pis encore : ils outragent un légat dans le château du Mont-Sainte-Marie, et si gravement qu'Innocent III ordonné la démolition du château avec défense absolue de le reconstruire. Il n'obtenait de la ligue toscane ni la reconnaissance de ce qu'il considérait comme ses droits, ni l'obéissance à laquelle il prétendait. La protection du Saint-Siège n'avait même pas la vertu d'imposer le respect du pacte fédéral et le maintien de la paix entre les villes. Sans l'opposition d'Innocent, les alliés, en 1199, se seraient jetés sur Pise, qui refusait toujours de faire partie de la ligue ; mais il fut impuissant à empêcher le conflit qui mit aux prises, en 1207, les Florentins et les Siennois. Les premiers avaient agréé d'abord le projet de pacification dressé par l'envoyé du pape : les seconds refusèrent d'y souscrire, et, l'arbitrage ayant échoué, la guerre s'ouvrit, pour finir à l'avantage de Florence. Innocent essaya alors de prêcher aux vainqueurs la modération dans le triomphe et de les rappeler à l'humilité chrétienne. Son homélie n'eut aucun succès et encore moins la prétention qu'émit le représentant du Saint-Siège d'imposer aux Florentins, après leur victoire, les mêmes conditions de paix qu'ils avaient acceptées avant. On pouvait prévoir cette résistance, dont le pape s'indigna. Vous oubliez, leur écrit-il, ce que vous devez à Dieu et à nous-même. Nous constatons avec douleur que vous restez sourds à nos avertissements comme aux injonctions de notre mandataire. Convertissez-vous et faites-vous humbles. Si vous vous refusez à la parole de paix, notre légat quittera votre ville et secouera sur elle la poussière de ses pieds. Rendez-vous donc à nos conseils, à nos ordres. Le véritable vainqueur est celui qui domine ses passions charnelles, car le sage est supérieur au fort, et il vaut mieux maîtriser son âme qu'emporter une ville d'assaut. La grande ennemie de la papauté, en Toscane, c'était cette cité de Pise dont les armateurs, à la fois marchands, pirates et conquérants, exploitaient, avec une avidité insatiable, tout le bassin de la Méditerranée. Ce ne fut pas seulement dans la Péninsule, mais en Sicile et surtout en Sardaigne, que les Pisans firent obstacle aux combinaisons politiques d'Innocent III. Dès le neuvième siècle, l'île sarde apparaît partagée entre quatre petites royautés dont les possesseurs portaient le nom de juges : celui de Cagliari, au sud de l'île ; celui d'Arborée ou d'Oristano, au centre et à l'ouest ; celui de Torrès ou de Logudoro, au nord-ouest, et celui de Gallura, dont le pouvoir s'étendait sur la pointe nord-est et sur presque toute la côte orientale. Issues du démembrement féodal de l'archontat ou du duché byzantin de Sardaigne, les quatre familles ont une histoire qui rappelle celle des Mérovingiens. Ces juges, rois des montagnes, vivaient de pillage, occupés à s'enlever les uns aux autres leurs femmes et leurs territoires : vols, assassinats, rapts, incestes remplissent leurs annales. Dans ce milieu sauvage, les puissances maritimes de la Méditerranée eurent beau jeu à pêcher en eau trouble. Jusqu'au onzième siècle, les Sarrasins de Sicile et d'Afrique s'abattirent sur la Sardaigne ; puis vint le tour des Génois et des Pisans. A l'époque d'Innocent III, Pise occupe les ports, fait, à volonté, dans l'île, la famine ou l'abondance, et, par les présents ou la terreur, tient dans sa main les roitelets sardes. De son côté, l'archevêque de Pise, à titre de primat, travaille à s'assujettir, au spirituel, les archevêchés de Sardaigne. Mais, si puissants qu'ils fussent, les Pisans avaient à compter avec les prétentions des pontifes romains. Sous leur forme précise, les revendications du Saint-Siège dataient surtout de Grégoire VII. Les papes prétendaient faire remonter leurs droits sur la Sardaigne aux donations des empereurs Carolingiens. Innocent III l'a déclaré souvent dans sa correspondance : la grande île sarde appartient au domaine de saint Pierre. Il exige donc le serment de fidélité et l'hommage des juges, ses vassaux, et ici comme ailleurs, il a essayé de faire passer ses droits théoriques dans les faits. De par l'autorité dévolue au suzerain comme au nom de son
pouvoir religieux, il intervient pour moraliser et pacifier les chefs
indigènes. Rude besogne. On en jugera par la lettre qu'il écrit, en 1200, à
Guillaume de Massa, juge de Cagliari : On nous dit
que tu es revenu, comme un chien, à ton vomissement, et que, plongé dans les
voluptés du siècle, tu ne fais qu'usurper violemment les droits de l'Église
de Rome, au lieu de la respecter comme ta mère et ta maîtresse. Tu as enlevé
la femme du juge de Torrès et, après l'avoir déshonorée, tu l'as fait mourir
en prison. Par caresses, menaces ou violences, jeunes filles et femmes
mariées, nobles ou non, sont victimes de tes attentats. Tu maltraites les
églises et les ecclésiastiques comme si c'étaient des serfs, en les écrasant
d'exactions. Le juge d'Arborée, Pierre de Serra, a été dépouillé par toi de
sa judicature, et tu l'as tenu incarcéré jusqu'à sa mort. Sans attendre que
nous t'ayons investi de son domaine, sans nous en demander permission et à
notre insu, tu as marié ta fille avec un noble, Ugo de Basso, en lui donnant
comme dot la moitié de l'Arborée, et en te réservant toutes les places fortes.
Il n'est douteux pourtant, ni pour toi, ni pour personne, que la Sardaigne
entière appartient au domaine, à la juridiction et à la propriété du Siège
apostolique. Ce n'est pas tout. Pour t'emparer de la judicature de Cagliari,
dès que le juge eût rendu l'âme, tu t'es saisi de sa femme et de sa fille. La
mère est morte en prison ; la fille, encore mineure, a été mariée par toi à
l'un de tes parents, alors qu'à son lit de mort le juge les avait confiées
toutes deux, ainsi que sa terre, à l'archevêque de Pise, qui se plaint de
n'avoir pu exercer son droit. On comprend qu'Innocent III ait ordonné aux prélats de l'île de faire une enquête sur la généalogie des rois sardes, leurs mariages, leurs abus de pouvoir et leurs violences. Il faut bien punir les coupables. Mais archevêques et évêques n'osent pas agir contre ces tyranneaux : le pape ne cesse de les rappeler à leur devoir. En 1203, des assassins ont tué à la fois un évêque, un abbé et un prieur. Innocent s'indigne contre les prélats qui laissent impuni ce crime abominable. Il les oblige à excommunier les meurtriers, tous les dimanches et jours de fêtes, et à menacer de l'anathème les juges de Sardaigne restés inactifs. Pour rétablir l'ordre et la paix dans l'île, il a nommé (1202) à l'archevêché de Torrès, avec pleins pouvoirs de juridiction et de correction, un notaire du Latran, Blasio. Cet agent de la papauté est naturellement suspect à ses collègues, qui refusent de lui procurer les vivres nécessaires au cours de ses tournées. Il a tant de peine à se faire obéir que le pape envoie une injonction spéciale aux évêques sardes pour les contraindre à reconnaître l'autorité de son mandataire, et aux juges, pour les décider à lui prêter le serment de fidélité dû à l'Église romaine et à exécuter ses ordres. Derrière les indigènes, les Pisans agissent et commandent. Les lettres d'Innocent III le montrent constamment préoccupé, soit de restreindre les droits que l'archevêque de Pise s'arroge sur le clergé et même sur les juges, soit de limiter le pouvoir exorbitant que les marchands de Pise prétendent exercer, en matière politique et commerciale, sur l'île entière. Ils ont forcé le juge de Torrès à signer un acte par lequel il s'engageait : 1° à jurer fidélité à l'archevêque de Pise toutes les fois qu'il en serait requis ; 2° à faire la guerre aux autres juges toutes les fois que la commune de Pise l'exigerait ; 3° à expulser de sa terre tous les commerçants génois. Le même juge est à ce point l'esclave lies Pisans qu'il joue le rôle d'huissier chargé de faire rentrer leurs créances. Il agit contre leurs débiteurs sur le vu d'une lettre scellée du sceau de Pise. Il contraint même ses sujets (c'est le pape qui l'affirme) à faire droit à toutes les réclamations, fondées ou non fondées, des Pisans. Ces malheureux Sardes ont dû parfois rembourser des sommes qu'on ne leur avait pas prêtées, ou payer plusieurs fois la dette usuraire qu'ils avaient contractée réellement. En 1203, les Pisans envahissent le territoire de Torrès, pour y faire des razzias. Ils s'emparent d'un des châteaux du juge, y saisissent sa femme et l'emmènent captive à Cagliari, où elle meurt. Partout Innocent trouve Pise sur son chemin. Le juge de Gallura, Barisone Ier, décédé en 1203, ne laissait qu'une fille, Hélène ; et l'on se dispute aussitôt cette héritière. Le juge de Cagliari, Guillaume de Massa, se met sur les rangs ainsi que le frère du juge de Torrès. Mais le pape n'accepte ni l'un ni l'autre. Il est le suzerain légal de la Sardaigne ; Hélène a été remise par son père mourant à la tutelle de l'Église romaine : c'est l'Église qui a le droit de lui choisir un mari. Innocent écrit à la jeune fille, à sa mère, aux évêques et aux nobles de leur pays, à l'archevêque et au juge de Cagliari, pour empêcher que le mariage ne se fasse par surprise et malgré lui. Que veut-il donc ? Il a un candidat, son propre cousin, Trasmondo de Segni. Faire de ce Romain un juge de Sardaigne, vrai coup de maître, sûr moyen d'introduire dans l'île une créature qui l'aidera à subjuguer tout. Mais, pour la réussite de ce plan, il fallait le consentement de l'héritière, et celle-ci, soutenue par les Pisans, résista. Il lui était pourtant difficile de repousser ouvertement le mari que lui proposait le pape, son suzerain. Elle l'accepte en principe, mais elle prend son temps. Trois ans après (1206), le mariage n'était pas encore fait. Le pape lui écrivit pour la décider, et sa lettre est curieuse : Tu dois rendre grâces au Très-Haut, ma chère fille, d'avoir eu cette bonne fortune de recevoir de notre main, pour mari, notre cousin Trasmondo, un homme de grande noblesse, connu pour sa sagesse, son courage et sa moralité. Après avoir reçu ton serment d'acceptation que l'évêque de Galtella est venu nous transmettre, nous envoyons ton fiancé en Sardaigne, avec le nombre de personnes fixé par l'évêque lui-même. Nous lui avons enjoint de t'aimer, de te défendre et de se conduire avec tes sujets dans un esprit de justice et de bonté... Reçois donc notre cousin avec honneur et tendresse, de façon que le mariage agréé par toi soit solennellement et joyeusement consommé. Sans doute, la jeune fille appréciait peu l'honneur d'épouser un parent du pape. Trois mois se passent, et Innocent dut écrire encore à tous les évêques de Sardaigne pour qu'ils contraignissent l'héritière. Le mariage se fit enfin, mais avec un autre que Trasmondo. Ce fut le candidat des Pisans, un citoyen de Pise, Lamberto Visconti, qui épousa. On conçoit la colère du pape. Envoi de Trasmondu à Gênes, pour amener les Génois à débarquer en Sardaigne, excommunication lancée contre Hélène, contre sa mère, contre Visconti (1207). Mais comment atteindre Pise, et intervenir sérieusement en Sardaigne ? Le pape eut bientôt d'autres soucis la rupture avec l'empereur Otton IV, l'invasion de ce guelfe en Italie. Les Pisans se déclarent pour l'empereur et préparent la flotte destinée à le transporter en Sicile. Grâce à l'énergie et à l'habileté d'Innocent, l'orage fut détourné ; Pise n'en resta pas moins en état de rébellion contre le chef de l'Église universelle. Une lettre de 1215-1216 nous apprend qu'à cette date les Pisans occupaient encore l'île et que le pape les avait de nouveau excommuniés. Dans ce duel avec la grande commune, maîtresse de la mer, Innocent III ne pouvait l'emporter : la Sardaigne, en fait, lui échappa. A défaut des cités toscanes, quelques petits bourgs ou de simples villages, intéressés à se placer sous le patronage direct du chef de l'Église, voulaient bien reconnaître sa suprématie temporelle. Ainsi firent les paysans du district montagneux de la Garfagnana, voisins des célèbres carrières de marbre de Massa et de Carrare. Leurs villages appartenaient au domaine de la comtesse Mathilde, disputé au pape par les empereurs ; et Innocent III, fidèle à la tradition, s'était hâté de le revendiquer. A peine élu, il avait dépêché, sur cette terre litigieuse, des légats spécialement chargés de la faire rentrer dans le Patrimoine. Mais comment leur mission eût-elle abouti ? Les grandes communes du voisinage, qui s'étaient emparées de ces biens, refusaient de lâcher prise. Tout ce qu'elles accordèrent fut de reconnaître qu'elles les tenaient en fief de l'Église romaine. En acceptant cette combinaison, le pape aurait avoué qu'il renonçait à la propriété immédiate du legs de Mathilde : il aima mieux garder ses droits et attendre des temps meilleurs. Il put seulement, en 1204, autoriser l'évêque de Mantoue à prendre possession en son nom d'une partie de ce territoire, et à en toucher les revenus. Il eût été bien embarrassé d'en jouir lui-même ; car il rencontrait, sur ce point, la concurrence des cités lombardes, autrement redoutables et ombrageuses que les grandes bourgeoisies de l'Arno. L'Allemagne, pour le moment, n'était plus à craindre ; les alliances et les contre-alliances des villes du Pô ne servaient plus qu'à satisfaire leurs appétits ou leurs haines mutuelles. Au début du treizième siècle se multiplient les guerres de cité à cité, plus meurtrières encore en Lombardie qu'en Toscane. Bologne se bat avec Modène, Vérone et Vicence avec Padoue, Vérone avec Mantoue, Parme avec Plaisance, Milan avec Crémone, Alexandrie avec Casale, Bergame avec Milan, Reggio avec Mantoue. Les ligues se font et se défont avec une telle rapidité et une succession si complexe de batailles, de trêves et de traités, que l'historien a peine à suivre. Rétablir l'ordre et la paix dans ce chaos en effervescence, et par l'offre continue de la médiat ion de l'Église, empêcher l'effusion du sang, telle sera la tâche d'Innocent III. Mais il est rarement écouté. Les villes n'ont pas que leurs guerres extérieures, leurs luttes contre le voisin : elles sont déchirées de révolutions internes, de crises politiques et sociales, bouleversées de coups d'État. Dans ces convulsions perpétuelles, comment faire prévaloir les droits de Rome ? Les bourgeoisies ne supportent aucun maître ; l'esprit général y est hostile à l'Église : on fait la guerre à l'évêque, au clergé, parfois jusqu'à les jeter dehors. Partout ce ne sont que villes interdites, podestats ou consuls excommuniés, légats insultés et menacés. Tous les jours Innocent sévit, et l'effet des punitions dure peu. Quelques épisodes, choisis entre beaucoup, suffiront à donner la couleur du temps. A Crémone, l'ex cité impérialiste, l'adversaire acharnée de Milan, les bourgeois disputent à l'abbé de Saint-Sixte les localités de Guastalla et de Luzzara. Ils les ont prises et ne veulent pas les rendre. Sur l'ordre d'Innocent III, à qui l'abbé a porté plainte, l'évêque de Reggio envoie un de ses clercs au podestat de Crémone, pour tâcher de lui faire entendre raison. Le 1er septembre 1199, le podestat se tenait sous un portique, entouré de quelques officiers de la commune. Le prêtre s'incline, le salue et lui dit : Voici la lettre que vous adresse le seigneur Pierre, évêque de Reggio... Sans lui laisser le temps d'achever, le podestat se lève, le frappe trois fois de son bâton, si fort qu'il le lui brise sur le dos, et ordonne à ses gens de l'emmener, les mains liées, en prison. Un peu plus tard il menace de lui faire crever les yeux. C'est ainsi que les communes traitaient les mandataires du haut clergé. En 1203, Crémone n'avait pas encore obéi. Innocent III ordonne à l'évêque de Modène d'excommunier tous les dimanches le podestat, le consul et les conseillers crémonais, d'empêcher les villes voisines de faire commerce avec eux, d'interdire la cité et de suspendre les curés de paroisse qui avaient osé, malgré l'interdit, célébrer dans leurs églises les offices religieux. C'est seulement en décembre 1204 que les autorités de Crémone se décidèrent à entrer en composition avec l'abbé de Saint-Sixte. Le traité, signé devant le pape, fut à leur profit, car ils restaient en possession provisoire des, deux localités, moyennant cent livres payées à l'abbé et un cens annuel. Entre la papauté et Crémone la paix dura peu. Ces incorrigibles bourgeois furent de nouveau frappés d'interdit, pour avoir écrasé d'impôts et persécuté de toutes manières l'évêque et les clercs de leur cité. Un noble de la famille des Palavicini, dont les domaines se trouvaient sur le territoire de Parme et de Plaisance, avait détroussé un légat du pape revenant d'une mission en Pologne. Innocent donne ordre aux autorités de Parme et de Plaisance de contraindre les Palavicini à restituer l'argent volé. Les communes n'ayant pu ou n'ayant pas voulu obéir, elles sont interdites et leurs magistrats excommuniés. Pour obliger les coupables à donner satisfaction, Innocent décrète, en 1198, que l'Église de Plaisance perdrait son indépendance relative et serait annexée à l'archevêché de Ravenne ; que les rois de France, d'Angleterre et leurs barons jetteraient en prison tous les marchands de Parme et de Plaisance sur lesquels ils pourraient mettre la main ; que les deux cités seraient exclues de la ligue lombarde et que les prélats lombards empêcheraient les consuls et les podestats des deux villes de recevoir les secours de la religion sur tous les points de la Lombardie où ils viendraient à séjourner. Dans le cas de rébellion persistante, le pape se déclare résolu à user de la suprême rigueur, à priver Parme et Plaisance de leur épiscopat. En juillet 1205, il attendait encore la complète soumission de la famille Palavicini. Les deux villes que l'Église enveloppait ainsi dans un même châtiment, n'avaient pourtant pas l'habitude de s'entendre. Comme elles se disputaient une localité intermédiaire, Borgo-San-Donnino, on les voyait sans cesse en guerre. En 1199, leur querelle mit le feu à toute la Lombardie, partagée en deux camps. Pour empêcher un bouleversement général, les légats du pape eurent l'ordre de mettre la main sur l'objet du litige, et, si l'on résistait, d'excommunier les magistrats des cités ennemies. Efforts inutiles ! Le 19 mai 1199, il se livra, à Borgo-San-Donnino, une bataille meurtrière où les Parmesans, unis aux gens de Crémone, furent défaits par les Placentins. Fière de sa victoire, Plaisance devint intraitable. L'élément laïque et militaire y prévalut si fortement qu'en 1204 il ne craignit pas de déclarer la guerre à l'Église. La commune décide que l'évêque et le clergé seront soumis, comme les autres habitants de la ville, aux taxes municipales. Les clercs résistent, invoquent leur privilège ; les laïques, furieux, confisquent leurs propriétés et saisissent leurs revenus. Indignation et colère du pape. On veut mettre en servage notre fille, l'Église de Plaisance, l'assujettir au tribut comme une vile esclave, et donner ce mauvais exemple aux autres cités !... Le peuple placentin a conspiré traîtreusement, comme un seul homme, contre les serviteurs de Dieu. Il s'est fait un front de courtisane. Les bourgeois restant insensibles à ces imprécations bibliques, il fallut en venir aux mesures sérieuses. L'évêque et les clercs quittent la ville, les magistrats sont excommuniés, les marchands de Plaisance saisis dans toute l'Europe, Plaisance menacée de voir son évêché supprimé et démembré au profit des évêques voisins, ses habitants mis hors l'Église et hors la loi. Ils se sont laissé séduire, ajoute Innocent, par les fourberies des hérétiques. C'était le grief suprême. La résistance des Placentins dura trois ans (1204-1207). Enfin les marchands de Rome intercédèrent auprès du pape et la commune se soumit : au clergé qu'elle avait dépouillé et proscrit elle promit une indemnité de neuf mille livres et la réparation de tous les dommages. L'exemple donné n'en était pas moins dangereux : l'anticléricalisme gagnait, par contagion toutes les villes. A Bergame aussi, en 1210, on avait soumis les clercs à l'impôt. L'interdit fut lancé, mais supporté si longtemps par les bourgeois qu'ils finirent, chose grave ! par s'habituer à la privation du service religieux, et l'hérésie en profita. Vérone, Modène, Mantoue, Ferrare, Padoue s'attirent, pour la même cause, les menaces ou les foudres d'Innocent III. Partout la bourgeoisie s'obstine à taxer les clercs, à s'approprier les biens et les revenus d'Église, à faire la vie dure à l'évêque. Celui de Novare est réduit à quitter sa ville. Votre conduite, écrit Innocent aux Novarais, est un scandale énorme pour toute la Lombardie. En faisant tort à votre Église, vous attaquez toutes les autres. Et il les excommunie, mais la punition les touche si peu qu'il annonce bientôt les dernières rigueurs. Les Novarais seront excommuniés tous les dimanches et jours de fêtes ; les biens de leurs marchands confisqués ; le clergé en masse abandonnera la cité et son territoire ; l'archevêque de Milan sera chargé de transférer ailleurs le siège épiscopal et de partager le diocèse de Novare entre les évêques voisins. Vous deviendrez la fable et l'opprobre de tous les siècles, ajoute le pape. Il faut que votre châtiment serve de leçon à l'univers et détourne les villes d'une audace aussi impie, dans le présent comme dans l'avenir. Alexandrie elle-même, la cité guelfe par excellence, le symbole vivant de la puissance ecclésiastique et de la résistance à l'Empire, Alexandrie n'obéit pas. En vain le pape décrète l'union de son évêché avec celui d'Acqui. Les deux villes, très voisines et par conséquent ennemies, continuent à se battre. En 1206 pourtant la paix semble assurée. Un légat d'Innocent III vient recueillir à Alexandrie les serments de fidélité des habitants et les taxes qu'ils doivent au Saint-Siège. Mais en 1212 le pape écrivait aux Alexandrins pour leur reprocher leur ingratitude. Ils se refusent à payer le cens pontifical : ils ont fait la guerre aux gens de Pavie, et ne veulent pas rendre leurs prisonniers. Fait plus grave I quand le pape s'est brouillé avec l'empereur Otton IV qu'il avait lui-même créé et couronné, ils ont pris parti pour l'empereur. Le comble fut qu'en 1213 Alexandrie se donna comme recteur un excommunié suspect d'hérésie. Au moins importait-il de rester en bons termes avec la capitale de la Lombardie, la grande cité de Milan. Dans les démêlés avec l'Empire, il fallait avoir en main cette clef des Alpes. Mais les Milanais eux-mêmes se dérobaient. Un certain Passaguerra, avocat et procureur à Milan, avait osé dire sans ambages, en pleine cour de Rome, qu'Innocent III grevait l'Église milanaise d'exactions iniques. Le pape écrivit, à son sujet, aux consuls de Milan et leur reprocha d'avoir dit de lui-même, eux aussi, des choses désagréables. Le fouet de votre langue ne nous épargne pas : vous ne devriez pas médire de nous, même par la pensée. (1198.) A plusieurs reprises, les consuls réclamèrent l'absolution de Passaguerra et affirmèrent qu'on l'avait excommunié pour des causes futiles. D'autre part le pape usait vainement son éloquence à empêcher les Milanais de guerroyer contre leurs voisins : il leur envoya, en 1201, le prieur des Camaldules pour leur faire conclure la paix avec Pavie. La ligue lombarde, dont ils étaient les chefs, ne leur servait qu'à persécuter les autres bourgeoisies. Eux aussi soutinrent Otton IV contre Innocent III. En 1212, ils osent chasser de leur ville les chanoines de la cathédrale et faire bon accueil aux prédicateurs d'hérésie. C'est aux confins de la plaine du Pô et de la région alpestre qu'on trouve le type de la commune incoercible, enragée de batailles, acharnée après les biens d'Eglise. Les bourgeois de Trévise ne cessent de ravager les diocèses des trois évêques voisins de Feltre, de Bellune et de Cénéda, de détruire leurs villes et leurs villages, et de saisir leurs sujets pour les ramener chez eux et en tirer rançon. A Trévise, l'interdit et l'excommunication sont l'état normal. Un jour, les Trévisans font semblant d'accepter la paix et de se rendre aux sommations des légats du pape Célestin III, mais c'est pour surprendre l'évêque de Bellune dans une embuscade. Il y est tué, et Trévise met garnison dans sa ville et dans ses châteaux. Innocent 1H hérita de l'énorme procès intenté à cette municipalité terrible. Malgré son énergie, il ne put empêcher les Trévisans de se jeter encore sur l'évêché de Cénéda, où ils brûlent les églises et la cathédrale, pillent les autels, enlèvent les reliques. L'évêque, dépouillé et dépossédé, prit la fuite, réduit à vivre misérablement hors de son diocèse. C'est en vain qu'Innocent III épuise contre les coupables tout l'arsenal des armes d'Église. Il était trop loin, et il ne trouvait pas là le bras séculier qui aurait exécuté ses arrêts. Ainsi, à l'époque même où un roi de France parvenait à dompter la féodalité, un pape luttait, en Italie, avec la même vigueur, contre les communes. Au delà comme en deçà des Alpes, papauté et royauté représentaient le même principe de pacification et de centralisation gouvernementales. Il s'agissait d'établir l'ordre et de supprimer l'anarchie au profit d'une puissance organisée. Mais Philippe-Auguste avait des moyens d'action dont Innocent III, malgré toute son activité et tout son or, ne put jamais disposer comme il aurait fallu. Les armes spirituelles, émoussées par la fréquence même des châtiments, n'effrayaient plus. Les armes temporelles, dans la mesure où il eût été nécessaire de s'en servir, faisaient défaut. Le plus malheureux, pour la cour de Rome, c'est que l'esprit municipal tendait partout à s'identifier avec l'esprit laïque. Les aspirations de la commune indépendante devenaient de plus en plus incompatibles avec la domination d'un chef religieux. |