La question allemande. — Innocent III, défenseur de l'indépendance italienne contre l'Empire. — Le peuple romain et la papauté au douzième siècle. — La charte de 1188. — Premier contact d'Innocent avec la commune. — Le parti des libertés municipales : Pierleone et Capocci. — La guerre de Viterbe. Orsini et Scotti. — Le frère du pape et la succession de Poli. Innocent III expulsé de Rome. — Le schisme municipal et la guerre civile de 1204. — Défaite du parti de l'indépendance. — Le pape, les marchands et la populace. Innocent III pensait que le sacerdoce ne devait pas être séparé de l'Empire et que les deux puissances se confondaient en sa personne. S'il ne tenait pas compte, en théorie, des prétentions germaniques, c'est qu'en fait il prenait le gouvernement de l'Église au moment où l'Allemagne, divisée par le schisme impérial de 1198, ne se trouvait plus en état de les faire valoir. Pour les papes du douzième siècle, disputer Rome et l'Italie à la concurrence des Césars était la plus urgente, la plus impérieuse, mais aussi la plus lourde de toutes les tâches. Innocent, favorisé par une heureuse conjoncture, eut moins de, peine que d'autres à s'en acquitter. Mais il n'y avait pas longtemps que la papauté, menacée à son point vital, respirait enfin, après avoir échappé ail plus formidable péril. Jamais elle ne s'était vue aussi près de sa déchéance totale que sous le règne de l'empereur Henri VI. Ce vigoureux despote, dont les ambitions n'étaient pas toutes chimériques, avait réussi là où ses prédécesseurs, y compris Frédéric Barberousse, avaient échoué. Maître de la Sicile et du duché de Pouille et de Calabre, par son mariage avec l'héritière des anciens rois normands, Constance, il avait su conquérir et garder presque tout le reste de la Péninsule. De son frère, Philippe de Souabe, il avait fait un duc de Toscane. Ses soldats campaient partout, dans l'exarchat de Ravenne, la Romagne, la Marche d'Ancône, l'Ombrie, occupant les points fortifiés, appuyés sur une partie de la noblesse locale et sur les cités gibelines. En Lombardie, où Milan était guelfe et hostile à l'Allemagne, Crémone et Plaisance soutenaient la cause de l'Empire. Des deux puissances maritimes de l'Italie, Gênes et Pise, la dernière au moins était dévouée entièrement aux intérêts de Henri VI. A Rome même, le préfet de la ville recevait son investiture de l'empereur et lui jurait fidélité. Il est vrai que cette domination allemande, maintenue par la terreur, était plutôt subie qu'acceptée par les Italiens. Henri VI, maître très dur, avait imaginé, comme moyen de règne, d'envoyer ses otages d'Italie pourrir dans les prisons d'Allemagne, de leur faire crever les yeux, couper les mains et les pieds. Villes et nobles, livrés à la rapacité de ses fonctionnaires et de ses chefs de bande, n'osaient plus bouger. La Sicile, pourtant, ne se résigna pas. Quelques nobles de ce pays avaient comploté de tuer l'empereur et failli réussir (1196). L'année suivante, toute l'île était soulevée, même Palerme, où se fit un premier essai de vêpres siciliennes contre les Allemands. Henri, bloqué dans Messine avec une petite troupe de défenseurs, eut de la peine à se tirer d'affaire, mais il reprit l'avantage, et après s'être cruellement vengé, il se retrouva plus puissant que jamais. Que pouvaient contre un tel homme le pape et ses cardinaux ? Ils l'avaient excommunié. Par deux fois (1195 et 1196), Célestin III avait complètement rompu avec l'Empire ; il négociait contre lui avec les mécontents et s'alliait à l'empereur grec. Le marteau du monde, comme l'abbé Joachim de Floris appelait Henri VI, n'en continuait pas moins à germaniser l'Italie. Il fallut la disparition imprévue du terrible souverain (28 septembre 1197) pour qu'on vît se dessiner nettement, dans les diverses régions de la Péninsule, un mouvement hostile à l'étranger. Mais quand il eut commencé, il s'étendit vite, et la cour de Rome s'empressa de le favoriser. Attaqué par les Italiens, chargé de l'anathème pontifical, le duc de Toscane repasse précipitamment les Alpes. Des légats de Célestin III occupent Spolète et Ancône, et décident les villes de Toscane à se liguer pour l'expulsion des Allemands. La réaction éclate, encore plus violemment en Sicile, où l'impératrice Constance proscrit les officiers et les compatriotes de son mari. Élu pape au milieu de cette crise, Innocent III n'avait plus, pour en recueillir le profit, qu'à en précipiter le dénouement. S'agissait-il alors, comme l'ont cru certains historiens, d'un mouvement national, inspiré par l'idée de l'unité et de l'indépendance de l'Italie ? L'Italie du douzième siècle n'était pas une nation, mais une collection de cités. Leur unique idéal consistait à s'attribuer l'autonomie et à s'étendre aux dépens des villes voisines, de la féodalité locale et du haut suzerain. A la nouvelle de la mort de Henri VI, le premier acte des communes italiennes, dans le pays tout entier, fut de mettre la main sur les propriétés de l'Empire et de remplacer les fonctionnaires impériaux par des fonctionnaires municipaux. L'émancipation, pour elles, était d'abord et surtout un accroissement de profits. C'est seulement dans la correspondance d'Innocent III qu'on pourrait trouver l'expression encore vague d'un sentiment national italien. Ecrivant aux cités lombardes, il invoque l'intérêt de l'Italie tout entière. Il se félicite, dans une lettre aux habitants de Crémone que les succès du Saint-Siège aient dissipé le nuage de l'adversité et éclairé toute l'Italie. Quand il intervient en Sicile, c'est au nom de la dignité de l'Église romaine et de sa suzeraineté reconnue par les rois normands, mais aussi pour l'avantage de l'Italie entière. Jamais il ne néglige l'occasion de rappeler les méfaits des Allemands et d'insister sur tout ce qui les sépare des Italiens. Le Germain n'est pas seulement l'étranger, mais l'ennemi, race brutale, écrit-il aux gens de Spolète, dont vous ne connaissiez pas la langue. Aux Capouans, il rappelle de quelle façon les Allemands leur ont pris leur argent, avec quel cynisme ils ont violé toutes leurs promesses : Pas un seul d'entre vous qui n'ait été leur victime. Aux Siciliens, il ne manque jamais de remettre sous les yeux le tableau des rigueurs de Henri VI, exécutions capitales, mutilations, expropriations, transports de prisonniers en Allemagne. Quelques mois à peine après son avènement, lorsqu'il obtient de Philippe de Souabe la délivrance des otages italiens, il fait venir à Rome ceux à qui on avait coupé un membre ou crevé les yeux et les donne longuement en spectacle à toute la curie et à tous les étrangers. L'intérêt supérieur du Saint-Siège exigeait, en effet, que le pape se présentât et agît comme le libérateur de ses compatriotes, le champion de l'indépendance de l'Italie entière. Mais s'il la voulait libre de toute domination extérieure, c'était pour que sa souveraineté à lui pût s'y établir sans obstacle. Les villes italiennes l'ont bien compris, et c'est pourquoi, l'étranger une fois expulsé, elles ont refusé d'aliéner en faveur d'un autre maître, fût-il le chef de l'Église universelle, l'indépendance ainsi acquise. Elles n'admettront pas qu'un légat du pape intervienne dans leur vie publique, leur impose des contributions, et surtout les oblige à rester en paix avec leurs voisins. Un fait dit tout : la ville de saint Pierre, le centre du catholicisme et du gouvernement chrétien, Rome elle-même, ne sera pleinement assujettie par Innocent III qu'après une lutté de dix années. Qu'on se représente toutes les ruines antiques accommodées en citadelles, les églises et les monastères ceints de murs et crénelés, les maisons des nobles et des hauts bourgeois flanquées de ces tours carrées en briques qui symbolisaient alors la force. Tel était l'aspect de la Rome d'Innocent III. Hérissée de plus de deux cents donjons (à peine en reste-t-il aujourd'hui trois ou quatre), elle devait ressembler en grand à cette merveille de la Toscane, San Gimignano aux treize tours. Au dedans, une multitude turbulente : le bas peuple, qui vivait d'aumônes ; des marchands et des banquiers, exploiteurs du pèlerin ; des nobles d'humeur sauvage, ayant maison forte dans la ville et château dans les montagnes voisines. Ce peuple romain n'avait pas beaucoup changé, depuis la fameuse invective de saint Bernard : Race inquiète, factieuse, intraitable, respectueuse de l'autorité quand elle sait ne pouvoir la mettre à bas ! Elle est impie envers Dieu, irrévérencieuse des choses saintes, sans cesse en proie aux séditions, jalouse de ses voisines, féroce pour l'étranger. Toujours de grands mots à la bouche ; mais comme ses actes sont petits ! Depuis le début de l'âge féodal, le modus vivendi des papes avec leurs sujets de Rome était le conflit. Au dixième et au onzième siècle, alors que bourgeois et artisans ne comptaient pas encore, la noblesse s'entendit plus d'une fois avec les ennemis de la papauté pour jeter les papes hors de la ville. Au douzième, le mouvement communal atteignit Rome, comme toutes les cités d'Italie, et c'est par une insurrection formidable que la bourgeoisie entre en scène. Liguée avec les nobles contre le pape Innocent II, elle installe au Capitole, en 1143, une municipalité indépendante, le Sénat. La situation des papes n'était plus tenable. Entre leurs partisans et ceux du sénat ou de la commune, la bataille fit rage dans les rues de Rome et hors des murs. Lucius II veut en finir par tin coup de force : il tente l'assaut du Capitole, mais ses troupes sont repoussées. Sous Eugène III, les Romains saccagent et détruisent les maisons des clercs et des cardinaux ; ils assiègent Saint-Pierre, le Latran et massacrent les pèlerins. Adrien IV, plus énergique, réussit mieux à comprimer l'esprit municipal que surexcitaient pourtant les prédications d'Arnaud de Brescia. Il put même chasser le dangereux tribun. Mais, pour le malheur d'Alexandre III, la question romaine se compliqua de la lutte acharnée avec l'Empire. La populace du Tibre, passant en un clin d'œil de la soumission à la révolte, se faisait un jeu d'expulser ce pape après lui avoir fait fête. Quand on rapporta son cadavre de l'exil, elle alla au-devant du cortège jeter de la boue et des pierres sur la litière funèbre. Tout obéissait au pontife de Rome, excepté Rome. Lucius III, pape pendant quatre ans, y séjourna quatre mois. Urbain III et Grégoire VIII n'y entrèrent jamais. Cet état révolutionnaire lassa enfin les deux partis. Un régime d'apaisement, fruit de concessions mutuelles, s'établit sous Clément III. Par l'acte de 1188, charte fondamentale de la commune romaine, le peuple reconnaissait la souveraineté du pape sur le sénat et sur la ville. Il lui cédait le droit régalien par excellence : la monnaie publique. Chaque année, les sénateurs devaient lui jurer l'hommage et la fidélité, et s'engager à garantir la sécurité de sa personne, de ses cardinaux, de ses évêques, de sa cour, de tous les étrangers venus pour le voir. Ils promettaient d'accourir à son premier appel, pour défendre le patrimoine de l'Église. Les capitaines de la milice eurent l'ordre de lui prêter serment. Etait-ce le triomphe définitif du clerc sur le laïque, du principe d'autorité sur l'esprit de rébellion ? Sans doute les Romains renonçaient à l'indépendance absolue, leur rêve d'autrefois. Mais s'ils acceptaient la souveraineté du pape, le pape, à son tour, reconnaissait enfin l'existence légale de la commune, de son gouvernement et de ses assemblées. Lui aussi subissait les exigences de l'adversaire. Il consentait à laisser au sénat le tiers des produits de la monnaie, à gratifier des distributions d'argent habituelles les fonctionnaires municipaux, à prendre en partie à sa charge la réparation de la muraille romaine. S'il pouvait utiliser la milice, c'était à la condition de la solder. Il s'engageait même à prêter main-forte aux Romains pour l'extermination de leurs ennemis particuliers, les gens de Tusculum. Bref le successeur de saint Pierre, obligé de traiter avec la puissance nouvelle qui se dressait en face de lui et contre lui, au centre de sa domination, ne savait trop s'il était vainqueur ou vaincu. La forme même de l'acte de 1188 révèle les prétentions d'une bourgeoisie pleine d'orgueil, qui s'imaginait continuer l'ancienne république. Il est rédigé au nom du Senatus populusque romanus et daté, non pas du pontificat de Clément III, mais de la quarante-quatrième année de l'institution du sénat au Capitole, évocation directe de l'émeute d'où était sortie la commune. Ce n'est pas la papauté qui parle dans ce décret, mais le très magnifique ordre sénatorial et il dicte ses conditions en termes presque impératifs. Les formules de la fin montrent bien qu'il s'agit d'un contrat synallagmatique, discuté et accepté par deux autorités à peu près égales : Vous, pape, évêques et cardinaux de l'Église romaine, en votre nom et an nom de vos successeurs, vous promettez au sénat et au peuple romain d'observer perpétuellement ces conventions. Et nous, sénat et peuple romain tout entier, en notre nom et au nom de nos successeurs, nous vous faisons la même promesse. Une ère de tranquillité relative suivit ce concordat. Le sénat installé au Capitole comprenait cinquante-six membres, administrateurs et conseillers. Chacun des quatorze quartiers de la ville, les douze de la rive gauche du Tibre et les deux de la rive droite (le Transtevere et l'Isola Tiberina) élisait quatre représentants. Mais à cette organisation le peuple apportait, de temps à autre, un changement radical. Mécontent ou las du sénatoriat multiple, il concentrait parfois l'autorité entre les mains d'un seul sénateur. De 1191 à 1193, un certain Benoît Carushomo, ou Carosomo, assuma ainsi tous les pouvoirs. Cet homme, très expérimenté dans les choses du siècle, voyant que Rome était en proie aux brigandages, aux meurtres, à toutes sortes d'iniquités et de violences, réussit à obtenir du peuple le commandement de la ville entière. Il réprima d'abord énergiquement les malfaiteurs, les révoltés, et, en peu de temps, parvint à rétablir la sécurité à Rome et au dehors. Dans la Maremme et la Sabine, il remplaça les fonctionnaires du pape par des officiers de la ville, sans le moindre souci des droits de l'Église. Ce dictateur n'avait pas demandé au Latran l'investiture : son pouvoir, établi contre la papauté, dura malgré elle. Mais les Romains se fatiguèrent vite du chef qu'ils s'étaient donné. Trouvant qu'il jouait trop au souverain, ils l'assiégèrent dans le Capitole, et le jetèrent en prison. Ainsi, quelques années avant l'avènement d'Innocent III, la volonté populaire avait encore assez de force pour violer le pacte juré. Entre la papauté et la ville, les rapports étaient toujours tendus. Le successeur de Célestin III devait donc commencer par remettre la légalité en vigueur et rendre à l'Église ses avantages. Quelle attitude allait-il prendre devant les deux puissances urbaines, le sénat, organe de la commune, et le préfet de la ville, représentant de l'empereur ? On ne tarda pas à le savoir. Dans la procession triomphale du 22 février 1198, le chef de la municipalité, le sénateur, avait escorté le nouveau pape. Immédiatement après la cérémonie, Innocent l'obligea à donner sa démission. Il n'osa pas créer lui-même un autre magistrat, mais il désigna un intermédiaire, sorte de grand électeur, chargé de pourvoir au poste vacant. Tous les officiers établis à Rome et hors de Rome par l'ancien sénat furent révoqués et remplacés par des fonctionnaires pontificaux. Le 23 février, Pierre de Vico, le préfet de Rome, qui jusqu'ici avait tenu son office en fief de l'Empire, vint au Latran, et, en plein consistoire, prêta le serment de fidélité. Le château patrimonial des Vico se trouvait sur la pente du mont Fogliano, dans le massif Ciminien. Leur fief comprenait Civita-Vecchia, Vetralla, Carbognano, Caprarolla. Pierre de Vico avait été l'ennemi de la papauté et l'un des principaux partisans de Henri VI dans la Campagne romaine. C'est la mort de l'empereur et le recul de la puissance impériale en Italie qui amenaient à faire volte-face et à se soumettre au nouveau pape. Innocent III l'investit de la préfecture, non par l'épée, comme faisait l'empereur, mais par le manteau. Le préfet lui fit hommage lige pour tous les biens attachés à sa dignité, et le pape l'accepta en lui donnant une coupe d'argent. Le serment imposé à Pierre de Vico est d'une précision minutieuse. Rien n'y manque de ce qui pouvait garantir à Innocent l'entière dépendance de ce seigneur d'Empire, devenu l'agent de la papauté. Le même jour, deux barons romains, Odon de Palombara et Odon de Monticelli, se reconnurent aussi les hommes liges du pape et prêtèrent, avec les mêmes formalités, le même serment. Cette triple soumission du sénat, du préfet et des nobles semblait annoncer que Rome avait trouvé son maître. Un pareil début fit impression ; mais pour retenir à soi ce peuple toujours prêt à se cabrer et à s'échapper, il fallait des prodiges d'habileté et de patience. L'accord du pape et des Romains était précaire et dura peu. Le lendemain même de l'élection, ils avaient réclamé violemment le donativum, somme d'argent distribuée à tous les habitants de la ville. Innocent refusa de se plier à cette exigence avant d'avoir été consacré. Le sacre fini, la foule, avec des cris et des menaces, revint à la charge. Voyant que le pape tardait à s'exécuter, elle pilla les propriétés l'Église, ce qui fit excommunier quelques meneurs. Innocent, avant de céder, voulut savoir si les ressources de son trésor permettaient une aussi forte dépense. Il fit faire en secret, par paroisses, un recensement de tous les habitants de Rome. Chaque paroissien, admis à la répartition pécuniaire, ne reçut son argent qu'à la condition de prêter un serment de fidélité. Malgré les précautions prises, il y eut des fraudes. D'habiles citoyens trouvèrent sans doute le moyen de toucher deux fois ou plus que leur dû. Ce premier contact avec le peuple faisait mal augurer de l'avenir. Le biographe d'Innocent III s'afflige d'avoir à retracer la série des tribulations réservées à son héros. Mais il était nécessaire que sa vertu, comme un or pur, fût éprouvée à la pierre de touche de la persécution. Dieu a permis, pour exercer sa patience, qu'il restât, parmi ses concitoyens, comme une statue exposée aux injures et aux flèches des passants. Tout le mal vint de deux personnages, deux pécheurs en eau trouble, Jean Pierleone et Jean Capocci, issus de deux grandes familles de Rome. L'un et l'autre avaient été sénateurs après la dictature de Carosomo. Les Pierleoni avaient leur demeure principale dans le théâtre de Marcellus transformé par eux en forteresse. Capocci, surtout, était redoutable. Ses parents habitaient le quartier de la Suburre, sur les pentes de l'Esquilin, où leur donjon, voisin de Sainte-Marie-Majeure, est encore debout. Par deux fois, les gens de Pérouse demandèrent ce beau parleur, très aimé du peuple, pour en faire leur podestat. Avec Pierleone, il dirigeait le parti de l'indépendance. Tous deux essayèrent de faire comprendre à la commune que le pape la dépouillait de ses droits et de ses propriétés comme un faucon plume un petit oiseau. Innocent n'avait-il pas remis sous la main des clercs la Maremme et la Sabine ? Ne venait-il pas de confisquer le sénat ? Car enfin, s'il n'avait pas nommé lui-même le sénateur, il avait fait élire une de ses créatures qui accordait tout aux partisans de l'Eglise et rien aux autres. Bien que les faits ne fussent pas niables, les amis de la papauté présentèrent ces accusations comme des calomnies de démagogues. A les en croire, les chefs du parti populaire ne demandaient qu'à se vendre. Le pape ayant refusé de les acheter, ils formèrent une vaste conspiration où entrèrent la plupart des Romains. Quand survint la guerre de Viterbe (1199-1200), la situation d'Innocent III, déjà mauvaise, s'aggrava. On pense bien que Rome, terrain favorable aux passions farouches, n'était pas à l'abri des jalousies et des haines qui poussaient les villes d'Italie à s'entre-détruire. Le siècle dont la fin approchait avait vu la grande commune constamment aux prises avec les cités voisines. En 1143, elle avait assiégé et conquis Tivoli. En 1168, elle avait brûlé Albe. En 1191, avec l'aide du pape, elle se vengea si furieusement de Tusculum que cette ville disparut de l'histoire. Sur le sommet qu'elle occupait au-dessus de Frascati, on ne trouve plus que des ruines antiques ; pas le moindre vestige d'un monument civil ou d'une église du moyen âge. Les Romains avaient tué la plus grande partie des Tusculans ; ceux qui survivaient eurent les membres coupés ou les yeux crevés. C'était maintenant le tour de Viterbe. Mais le principe d'ordre et de paix, que personnifiait la papauté, répugnait à ces tragédies. Il s'agissait de savoir comment le nouveau pape se ferait agréer de la populace tout en réprimant ses instincts de conquête et de destruction. Viterbe était aussi une ville pontificale, mais son dévouement au Saint-Siège ne datait pas de loin. Lorsque Frédéric Barberousse assiégea Rome, elle prit fait et cause pour l'empereur contre le pape Alexandre. Sa milice participa au pillage de Saint-Pierre et rapporta chez elle, comme trophée, les portes de bronze de la basilique. Les Romains attendirent trente-deux ans l'occasion de la vengeance ; quand ils crurent la tenir, rien ne les arrêta (1199). Voisins redoutables, eux aussi, les Viterbois, après avoir détruit Ferento comme le sénat de Rome avait supprimé Tusculum, assiégeaient maintenant Vitorchiano, village et château situés à huit kilomètres de leur ville, sur la cime d'un roc, près de Montefiascone. Les assiégés se déclarèrent sujets des Romains et firent appel à leurs nouveaux maîtres. Viterbe ayant refusé de lâcher prise, Rome lui envoya le défi de guerre. C'était le moment qu'attendaient, pour le compromettre tout à fait, les adversaires d'Innocent III. Le raisonnement de Pierleone et de Capocci était simple. Si le pape ne se fait pas, dans cette circonstance, l'auxiliaire des Romains, quel grief et quelle colère ! S'il se déclare contre Viterbe, cette cité le désavouera comme suzerain et le traitera en ennemi. Échec dans les deux cas. Innocent III ne pouvait cependant, de gaieté de cœur, aider un ville de son patrimoine à en égorger une autre. D'autre part, les Romains, victorieux de Viterbe, seraient plus intraitables qu'auparavant. Il fallait donc, tout d'abord, empêcher les hostilités et obtenir des Viterbois l'abandon de leur entreprise. La lettre que le pape adressa à leur gouvernement, à la fin de 1199, laisse voir le but de son intervention. Il ne se décide à les menacer que parce que les Romains l'y obligent. La soumission de Vitorchiano au sénat de Rome s'est faite malgré lui, et il sera très fâché d'en venir contre Viterbe à des nécessités douloureuses. Au fond, il désapprouve les Romains et n'est pas dupe du prétexte dont ils couvrent leur appétit ou leur rancune. Force nous est, dit-il en terminant, de rendre justice à ceux qui nous la demandent, surtout quand les fidèles de la papauté se plaignent d'autres fidèles. Nous n'avons pas à juger des intentions secrètes, mais des faits publics, et nous ne voyons pas comment nous pourrions nous refuser à recevoir la plainte du peuple romain. Malgré tous les efforts du pape, la guerre s'ouvrit. Viterbe, qui s'était prudemment affiliée à la ligue des villes toscanes, réclame leur assistance, et les Toscans, pour la défendre, envoient leurs soldats jusqu'à Orvieto. Innocent représente à la ligue qu'elle a été constituée pour soutenir l'Église, non pour la combattre, et c'est à grand'peine qu'il la détermine à rappeler ses troupes. Dès qu'elles ont tourné le dos, les Romains se jettent sur Vitorchiano qu'ils délivrent et viennent camper sous les murs de Viterbe. Un combat peu décisif s'engage le soir même de leur arrivée. Le lendemain, trop peu nombreux pour tenter l'assaut, ils battent en retraite. Nouvel investissement de Vitorchiano par les gens de Viterbe. Le sénateur de Rome convoque alors tous les amis de la commune, et fixe le rendez-vous général de la milice aux Prati di Castello, près de la basilique de Saint-Pierre. Mais beaucoup de bonnes volontés manquaient à l'appel. Le sénateur n'osa s'avancer que jusqu'à moitié chemin de Viterbe, à Civita-Castellana. Décidés à une résistance énergique, les Viterbois avaient recruté des chevaliers, des archers, et pris comme podestat un des châtelains les plus aguerris de la région, le comte Ildebrandino. Ces préparatifs effrayèrent les Romains. La commune, à qui l'argent faisait défaut, en demandait vainement aux nobles de la ville : seul, le frère d'Innocent III, Richard de Segni, donna mille livres, ce qui permit d'amener du renfort. Le 6 janvier 1200, l'armée de Rome rencontra les forces de Viterbe sur la route de Vitorchiano. Déroute complète des Viterbois ; ils laissaient nombre de prisonniers, de blessés et de morts. Pendant ce temps, le pape Innocent célébrait l'Epiphanie à Saint-Pierre, et invitait les assistants à prier pour que Dieu donnât la victoire à ceux de leurs frères qui combattaient. Parmi les captifs ramenés à Rome se trouvaient deux personnages de marque : le protonotaire de Viterbe, et le vicomte de Campilia, Napoléon. On les entassa d'abord, avec les autres prisonniers, dans un cachot malsain, la Canaparia, où la mort se chargeait de faire le vide. Mais Innocent, qui tenait à ménager la cité vaincue, les enleva, non sans difficulté, de la prison communale, pour les garder dans son propre palais. Puis, craignant que les Romains, acharnés après Viterbe, n'essayassent de les reprendre, il les transféra dans une des forteresses de l'Église, au château de Lariano, près de Frascati. Il est clair que Rome lui obéissait mal et que, devant la colère du peuple, le Latran comme le Vatican n'étaient pas des asiles très sûrs. Pour empêcher les vainqueurs d'écraser l'ennemi battu, le pape s'empressa d'offrir son arbitrage et de diriger lui-même les négociations. Pendant qu'on discutait, le vicomte Napoléon s'échappa de Lariano. Les adversaires d'Innocent l'accusèrent d'avoir favorisé son évasion, ce qui faillit déchaîner l'émeute. Le pape avait tout le premier déploré l'incident, et il eut de la peine à calmer ses sujets. Enfin il les décida à signer la paix. Elle rétablissait les rapports entre les deux villes, sous réserve de la fidélité due à l'Église romaine et à son chef. Les captifs devaient être libérés. Les Viterbois restitueraient aux Romains les portes de Saint-Pierre, et remettraient en état la fontaine de l'atrium dont ils avaient enlevé certaines parties. Ils prêteraient le serment de fidélité au sénat romain, renonceraient à Vitorchiano et démoliraient une position fortifiée en avant de leur ville. L'orgueil de la grande commune recevait satisfaction, mais que lui rapportait le traité, en fait d'avantages positifs ? Viterbe conservait en somme son autonomie effective et son territoire ; elle n'avait pas à se plaindre du négociateur. Dans ces conjonctures difficiles, la diplomatie d'Innocent III obtenait juste ce qu'elle avait voulu. Les Viterbois étaient sauvés, et les Romains remerciaient le pape avec effusion de les avoir aidés à vaincre. Quand il écrivit, en 1201, à ses légats d'Allemagne, il ajouta ce post-scriptum : Je puis vous annoncer que, par la grâce de Dieu, la ville de Rome est complètement entre mes mains. C'était s'avancer beaucoup. Les amis de l'indépendance municipale ne cessaient pas d'aboyer après le pape. Mécontent de la solution donnée à l'affaire de Viterbe, ils lui reprochaient d'avoir dicté la paix uniquement dans son intérêt. Au moment où on la négociait, deux frères, deux châtelains de la Campagne romaine, les seigneurs de Varni et de Gabriano, furent inculpés, devant la justice pontificale, d'avoir pris et détenu injustement des terres qui appartenaient à la famille de Colmezzo. Cités plusieurs fois, ils refusèrent de comparaître et trouvèrent un biais ingénieux pour ne pas restituer le domaine volé. Par un contrat fictif, ils reconnurent le tenir en fief de Jean Pierleone et de Jean Capocci, les deux chefs de l'opposition. Ceux-ci demandèrent au pape qu'on laissât leurs vassaux tranquilles. Innocent, au lieu de céder, ordonna à son maréchal d'aller détruire les récoltes des voleurs, couper leurs arbres, raser leurs moulins et saisir leurs bestiaux. Aussitôt Pierleone et Capocci d'en appeler à la populace, criant qu'on violait ses privilèges, que ses libertés étaient perdues. Il fallut qu'Innocent vînt exposer les faits et se justifier devant l'assemblée générale de la commune. Les frères de Varni et de Gabriano durent renoncer à leur prétendu vasselage et s'en remettre à la décision du pape. Chaque jour, de nouveaux conflits surgissaient. Depuis longtemps les Orsini, parents de Célestin III, enrichis par lui des biens de l'Église, étaient en guerre avec les Scotti, la famille maternelle d'Innocent III. De crainte que le nouveau pape ne revînt sur les libéralités de son prédécesseur, ils soutenaient contre lui les meneurs de la commune. Dans l'automne de 1202, profitant da l'éloignement d'Innocent, qui séjournait à Velletri, ils font irruption dans les maisons des Scotti et les jettent dehors avec leurs femmes. Le pape rentre aussitôt à Rome ; il cite les agresseurs à sa cour. Intimidés, ils s'y présentent, et jurent de respecter l'accord que le tribunal voudra leur faire conclure. Mais le sénateur, Pandolfo de la Suburre, partisan décidé de l'Église, ne jugea pas que ce serment suffît à garantir la paix publique. Il oblige les deux factions à lui jurer fidélité ; il exige des cautions, prend possession de leurs forteresses, et, pour plus de sûreté, les fait sortir de Rome. Orsini et Scotti résideront aux deux extrémités de la ville, hors de l'enceinte, les uns près de Saint-Pierre, les autres près de Saint-Paul. Débarrassé d'eux, il procède alors, sans être dérangé, à la démolition de la tour des Orsini. Les Scotti ne se contentèrent pas de ce châtiment. Un jour que Téobaldo, le chef du parti adverse, se trouvait sur la route de Saint-Paul, il fut assailli et tué par les fils d'un parent d'Innocent III. Exaspérés, les Orsini rentrent dans Rome, soulèvent le peuple, s'emparent des deux tours du sénateur, et détruisent, à ras du sol, les maisons des Scotti. Puis ils promènent dans les rues le cadavre de Téobaldo. On eut de la peine à les empêcher de le porter sous les fenêtres du. Latran. Dans cette période de troubles, Innocent III eut pour principal soutien son frère, Richard de Segni, qu'il travaillait à rendre puissant et riche, en vue de sa propre défense. Nouveau grief exploité par ses adversaires, le népotisme ! Ils l'accusaient de faire la fortune de sa famille aux dépens du trésor et du domaine de la papauté. Richard, obligé, comme tous les nobles de Rome, d'avoir sa maison forte, construisit alors (avec l'argent d'Innocent III, disait-on) une tour gigantesque qui devait dominer tous les donjons de la ville. Elle s'éleva, comme pour narguer la commune, près du Capitole et du sénat. Ce fut la fameuse Torre dei Conti, une des curiosités de Rome au moyen âge, citadelle formidable, faite de trois énormes blocs superposés. On la voit encore, mais bien déchue, réduite au tiers de sa hauteur, masse rougeâtre et informe, percée de pauvres boutiques et de fenêtres étroites où pendent les loques de quelques ménages d'ouvriers. Le parti de l'indépendance ne pardonna pas à Innocent et à son frère la crainte que lui causait leur forteresse. L'émeute de 1203 tourna presque en révolution. Il y avait alors à Rome une famille de nobles ruinés, les seigneurs de Poli, dont le domaine (une ancienne terre de l'Église), criblé d'hypothèques, leur rapportait à peine de quoi vivre. Richard de Segni, qui visait à se constituer une grande propriété dans la Campagne romaine, voulut profiter de leur détresse. Il racheta les créances, les fiefs et les revenus engagés, et devenu à peu près maître de la seigneurie de Poli, il demanda au chef de cette maison, Odon, la main de sa fille pour son propre fils. Odon se prêta d'abord à ces ouvertures, mais, dès qu'il vit son patrimoine reconstitué et affranchi de toutes charges, il eut une forte envie d'y rentrer. Rompant les négociations, il cita Richard en justice, comme coupable de l'avoir exploité et dépossédé. Il s'agissait d'un fief du Saint-Siège ; le tribunal compétent était celui du pape. L'embarras d'Innocent fut extrême : rendre un arrêt pour son frère contre les Poli, c'était donner prise à la malveillance. Richard se déclara prêt à plaider devant toute juridiction, que ce fût celle du pape, des cardinaux, des juges de l'Église, ou même de la commune. Innocent, pour faire preuve d'une impartialité absolue, offrit à Odon de lui fournir l'argent nécessaire au procès. Mais loin d'être reconnaissants de cette attitude, les Poli, qui voulaient émouvoir le peuple et le gagner à leur cause, imaginèrent toute une mise en scène. On les vit parcourir, à moitié nus, les rues de Rome et, la croix en main, entrer dans toutes les églises pour appeler la colère de Dieu sur Richard, leur spoliateur. Le 8 avril 1203, le surlendemain de Pâques, ils ameutèrent la foule et envahirent la basilique de Saint-Pierre, criant et blasphémant, de manière à empêcher l'office. Comme nous nous en retournions, selon l'usage, la couronne en tête, écrit Innocent III lui-même, par les rues de la ville, ils se mirent en embuscade et nous firent, en public, de tels outrages que nous rougirions de les énumérer. Mais le biographe du pape le représente s'avançant, calme et la figure impassible, sous les huées de la populace. Cependant la commune, présidée par le sénateur, s'était réunie au Capitole. Les Poli, très habiles, lui présentèrent un écrit par lequel ils cédaient leurs domaines au sénat et au peuple romain. Innocent, pour parer à ce coup droit, convoqua à son tour l'assemblée ; des cardinaux y protestèrent, en son nom, coutre la cession abusive d'une terre dont la haute propriété appartenait à l'Église. Sous main, le pape donnait ordre à son frère de mettre les châteaux des Poli en état de défense. Ceci fit éclater l'orage. Furieux contre Pandolfo, le fidèle ami de la papauté, les Romains l'assiègent dans le Capitole, qui tient bon. Ils se portent alors sur la tour des Conti et commencent à y mettre le feu. Richard jugea prudent de ne pas résister et prit la fuite. La tour fut déclarée propriété communale, et les partisans des Segni mis hors la loi. Innocent III ne se trouvait plus en sûreté. Il se résigna, comme l'avaient fait tant de fois ses prédécesseurs, à quitter Rome. En mai 1203, il se transporta à Ferentino, et l'été venu, il installa sa cour à Anagni. Le plus autoritaire des papes réduit à l'impuissance, chassé de son palais et de sa capitale ! Innocent III, dont la santé était précaire, tomba malade. On le crut perdu et le bruit de sa mort courut dans Rome et par toute l'Europe. Cependant son départ ne fit qu'aggraver la crise. Que voulaient les meneurs de l'opposition ? La question des riches et des pauvres, de la démocratie et de l'oligarchie n'était pas en jeu. Il ne s'agissait même pas d'amener le peuple à rompre avec son souverain, à dénoncer le pacte de 1188. On ne se battait plus pour l'autonomie absolue. Les chefs de la commune se bornaient à condamner le régime du sénatoriat unique, dont le pape, disaient-ils, avait abusé pour livrer la ville à ses créatures. Ils voulaient maintenant le sénatoriat multiple, dans l'espoir que, sur les cinquante-six places de conseiller, les défenseurs de l'indépendance pourraient avoir la meilleure part. Tous les incidents survenus jusqu'ici n'avaient fourni que des prétextes aux agitateurs. Le fond du conflit était la question du sénat. Il fallait la régler de telle sorte que la papauté cessât de disposer, à son profit, des pouvoirs municipaux. A la fin de l'année 1203, lorsque le moment fut venu de renouveler le conseil, les cardinaux qui remplaçaient Innocent III, hors d'état de s'occuper d'affaires, désignèrent, selon la règle et à la demande du peuple, douze intermédiaires chargés d'élire les sénateurs nouveaux. Dès que ces électeurs furent connus, le parti populaire se saisit de la plupart d'entre eux et les enferma dans la maison de Jean de Stacio, située sur les ruines du cirque de Flaminius, près de l'église actuelle de Sainte-Catherine dei Funari. Là, il les contraignit de jurer qu'ils éliraient, chacun, deux sénateurs hostiles à Innocent III. Mais Pandolfo, le magistrat sortant de charge, indigné de cette façon de procéder, ne livra les clefs du Capitole qu'aux sénateurs de son parti. Protestation des indépendants. Ils poussent la commune à demander qu'avant de prendre une décision quelconque sur les points en litige, surtout sur l'affaire des Poli, on commence par mettre la ville en possession de leur territoire. Les pontificaux s'y refusent, et comme ils occupaient le Capitole, les sénateurs de l'opposition s'établissent dans le monastère de Madame Rosa, près de la demeure de Jean de Stacio. Deux sénats au lieu d'un, et la guerre civile en
perspective ! il n'en fallait pas tant pour amener une recrudescence de
meurtres et de brigandages. Le peuple se mit à murmurer, voyant que les crimes restaient
impunis, et à plusieurs reprises il envoya auprès d'Innocent demander son
retour à Rome. Le pape se fit prier : on conçoit qu'il hésitât. A la
fin, une ambassade, composée des notabilités de la ville, vint lui
transmettre le vœu général. Il rentra donc au Latran (mars 1204), acclamé
par ce peuple étrange, aussi prompt à la réparation qu'à l'offense. Comme il
était fort éloquent, il essaya, en parlant à l'assemblée communale avec
beaucoup de douceur et de mesure, de désarmer l'opposition. Que demandait-il ? Qu'on lui rendît justice comme il était prêt à le
faire aux autres. Et il prit une décision très politique. La majorité
des Romains paraissant hostile au sénatoriat des Cinquante-six, il convoqua
la commune et désigna, comme électeur du chef de la municipalité, son
adversaire, Jean Pierleone. A ce choix, qui ne pouvait être suspect, la foule
applaudit, et Jean Pierleone nomma à son tour, comme sénateur unique, son
parent Grégoire Pierleone, un honnête homme, estimé de tous, mais dont le
caractère un peu mou ne convenait guère à la situation. La faction intransigeante, que dirigeait Jean Capocci, n'avait pas approuvé ce qui venait de se passer. Elle repoussait tout accord avec le pape. Toujours postée au monastère de Rosa, elle déclara qu'Innocent III, ayant mal usé de son droit sur le sénat de Rome et violé ainsi le pacte de 1188, devait être déchu de son autorité. Elle créa donc elle-même un gouvernement, et pour montrer que cet organe nouveau n'avait plus le moindre rapport avec le conseil qui siégeait au Capitole, elle lui donna le nom, usité dans beaucoup de cités italiennes, de bons hommes ou notables du commun. Le schisme municipal était accompli. Entre les partisans des deux sénats commença la guerre civile, acharnée surtout dans les régions du Colisée, du Latran et de l'Esquilin. Pandolfo, Richard de Segni, les familles Annibaldi et Alessi, soutinrent la cause du pape ; Jean Capocci, les Baroncelli, les Fraiapani et les Pierleoni, celle de l'opposition. A Rome, comme dans toute l'Italie, ces guerres de nobles avaient un caractère spécial. On fortifiait tous les édifices un peu élevés ; on bâtissait à la hâte, fiévreusement, des tours en briques ou même en bois ; on louait des archers, des arbalétriers, des machines à battre les murs. Il s'agissait alors d'empêcher l'adversaire de construire sa tour, de le cribler de flèches et de pierres pendant qu'il y travaillait, et, s'il réussissait quand même, d'assiéger son fort, de le ruiner à coups de bélier et d'y mettre le feu. Ces tours, faites de matériaux peu résistants, tombaient ou brûlaient ; mais on les rebâtissait aussi vite, et la lutte, engagée un peu partout, s'éternisait. Tel est le spectacle qu'offrit Rome, de mai à octobre 1204, pendant qu'Innocent III, du palais de Latran, devenu aussi une forteresse, pouvait entendre les cris de bataille et voir s'allumer les incendies. Jean Capocci brûla, près du Latran, des maisons appartenant à Pandolfo. La guerre fut vive surtout entre ces deux hommes. Les pontificaux s'opposaient à la construction de l'énorme tour que Capocci ajoutait à sa demeure. Celui-ci s'obstina ; mais, de temps à autre, prenant l'offensive, il se ruait sur le donjon de Pandolfo, qui dominait l'Esquilin. De son côté, Pandolfo occupa un monument antique contigu à la maison de son ennemi et y fit une plate-forme très haute d'où ses frondeurs et ses archers lançaient leurs projectiles avec rage. Richard de Segni lui fournissait l'argent. Ce fut l'épisode principal, mais on se battait de tous les côtés. Les Fraiapani, qui avaient fait du Colisée un vaste bastion, s'attaquaient aux Annibaldi. Un partisan du pape, Gilido Carbonis, éleva, à lui seul, jusqu'à trois tours. A la fin, la fortune se déclara visiblement pour l'Église. Pierre Annibaldi, beau-frère d'Innocent III, repoussa l'attaque de Capocci, prit deux tours et une église fortifiée, tandis qu'un des chefs de l'opposition, Baroncello, eut le malheur de voir son fort, mal construit, s'écrouler de lui-même. Découragé par ce désastre, le parti de l'indépendance faiblit, et la populace l'abandonna. Impossible de lutter, dirent les adversaires d'Innocent III, l'argent du pape est contre nous. Les choses allaient si bien pour l'Église, qu'on dissuada le pape d'intervenir. Il suffisait de laisser Capocci et sa faction en proie à la haine de leurs ennemis. Mais la volonté d'Innocent, dit son biographe, était de rendre le bien pour le mal. Il proposa donc aux belligérants un accord dont voici la teneur. On nommera quatre arbitres, chargés de régler les différends survenus entre le pape, son frère et la ville de Rome. Leur sentence devra être rendue dans les six mois, à moins que les partis ne consentent d'eux-mêmes à faire la paix auparavant. Le jugement arbitral décidera avant tout de la constitution du sénat, mais il maintiendra intacte la convention conclue, sous Clément III, entre la ville et l'Église. Le pape, pour le bien de la paix, et par grâce spéciale, acceptera, cette année, la décision des quatre arbitres touchant l'organisation du sénat. La concession qu'Innocent faisait à ses adversaires était
mince. Il ne traitait que sur les bases du pacte de 1188 et ne renonçait que
pour l'année présente, par faveur extraordinaire, à son droit d'instituer le
sénat. Capocci ne s'y trompa pas : accepter ce règlement, c'était, pour le
parti de la liberté communale, une abdication. Il convoqua le peuple, lui lut
le projet de convention, et le commenta de quelques mots vifs. Dans ses démêlés
avec l'Église, dit-il, la ville de Rome n'a pas l'habitude
d'être vaincue. Elle a coutume au contraire de triompher, non en vertu d'un
arrêt de justice, mais par sa puissance propre. Or, si vous acceptez le
traité qu'on vous propose, c'est la défaite absolue. Ce traité maintient le
pape en possession de la terre de Poli, contrairement à un décret de la
commune ; il lui abandonne
l'investiture des sénateurs ; il lui livre le sénat. Si nous laissons faire,
nous qui sommes le nombre et la force, qui pourra désormais s'opposer aux
empiétements de l'Église ? Jamais paix si honteuse n'a été, proposée à la
ville, et jamais, quant à moi, je ne consentirai à l'agréer. Pierleone,
voyant que Capocci tâchait de ranimer l'esprit d'indépendance et de ressaisir
la popularité, ne voulut pas être en reste. Il combattit aussi ce projet et
la guerre continua. Le 9 octobre 1204, la convention n'était pas encore signée, et les adversaires du pape occupaient toujours la tour des Conti. Innocent III autorisa alors son frère à conserver la seigneurie de Poli jusqu'à ce qu'on l'eût dédommagé des dépenses qu'il y avait faites et des pertes subies au cours de la guerre. Vassal de l'Eglise romaine à qui elle appartient, il ne pourra l'aliéner sans y être autorisé par le pape, et, au cas où celui-ci la lui reprendrait, il recevra une indemnité pécuniaire ou un territoire de même valeur. Par cette concession soi-disant provisoire et conditionnelle, la famille d'Innocent III s'introduisait dans un des fiefs les plus importants de la Campagne de Rome. De fait elle n'en sortira plus. Quand on suit aujourd'hui le sentier de montagnes qui conduit de Tivoli à Palestrina, on aperçoit, au-dessus du petit village de Poli, les débris d'une forteresse. C'est l'ancienne demeure des seigneurs du lieu, devenue le château des Conti. En investissant Richard de la terre qu'on lui contestait, Innocent III faisait bon marché des prétentions de la ville de Rome. C'est que le parti de l'indépendance allait renoncer à la lutte. Le 26 octobre, il acceptait la formule de paix. Les quatre arbitres, nommés concurremment par l'Église et par la municipalité des bons hommes du commun, décidèrent que, pour constituer le sénat, le pape aurait le droit de choisir les électeurs du premier degré. Quand ceux-ci eurent élu les cinquante-six sénateurs, Innocent reçut leur serment de fidélité, et tout rentra peu à peu dans le calme. Mais le pape avait prédit qu'avec des conseillers aussi nombreux le gouvernement fonctionnerait mal. Crimes et désordres se multiplièrent au point que le peuple demanda lui-même un changement de régime. Cette fois, Innocent créa d'office un sénateur unique, homme d'énergie qui terrifia les malfaiteurs et les rebelles. Personne, écrit le biographe du pape, n'osa murmurer contre lui, tant le Souverain Pontife inspirait de crainte. Ce mot indique que la commune était domptée et que le pape avait reconquis Rome. Pendant les troubles, deux frères avaient bâti une tour en face du palais de Latran. Innocent exigea qu'elle lui fût livrée, la garda quelque temps, puis la fit démolir. Jean Pierleone avait profité de la guerre civile pour s'approprier un coin du territoire de Tusculum, qu'il disait avoir reçu du pape Célestin. Requis de montrer l'acte de donation, il refusa. Innocent menaça de l'excommunier. Pierleone protesta insolemment. Jamais le pape n'oserait le frapper d'anathème, et, s'il prenait contre lui une mesure devant laquelle avaient reculé ses prédécesseurs, il serait bien embarrassé de l'exécuter. Innocent III, un jour que le peuple célébrait à Saint-Pierre la fête de la Dédicace, lança l'excommunication. Et quand Pierleone, impénitent, fut sur le point de mourir, le pape déclara à ses héritiers que si l'Église ne recevait pas satisfaction, il ne permettrait pas d'ensevelir le corps en terre chrétienne. On en passa par où il voulut. A peine l'histoire signale-t-elle, en 1208, tille dernière velléité de résistance : le pape, désapprouvant le choix d'un sénateur, et quittant Rome ; les Romains, pris de repentir, le suppliant de rentrer et l'accueillant avec des cris de joie. L'épisode fut très court et n'eut pas de suites. Tant que vécut Innocent III, les partisans de la liberté n'osèrent plus rien : mais ils avaient lutté dix ans. Ce n'est pas seulement à l'ambition de quelques nobles démagogues que la théocratie s'était heurtée. L'idée de l'indépendance communale avait alors, dans toute l'Italie, une force tenace contre laquelle rien ne prévalut. A Rome même, l'immense autorité d'un pape comme Innocent faillit trouver sa limite et son écueil à quelques pas du palais de Latran. Mais ici la victoire resta à l'Église, parce que le peuple romain ne pouvait se passer d'elle. C'est la papauté qui le faisait vivre : il fallut bien subir sa loi. La bourgeoisie de Rome devait sa prospérité aux innombrables pèlerins qui, de toutes les parties de l'Europe, affluaient aux sanctuaires. On gagnait le ciel en visitant les Sept églises. Rien ne peut donner l'idée de la puissance du courant qui entraînait les chrétiens à Rome, alors que le sentiment religieux avait toute sa force et que le pape était devenu l'arbitre du monde. Source intarissable de bénéfices, ces plaideurs et ces dévots obligés de passer à Rome plusieurs mois et souvent une année entière ! Non seulement ils achetaient aux marchands de la ville les objets de première nécessité, mais ils leur empruntaient de l'argent, à n'importe quel taux, pour payer les dépenses, les cadeaux et les frais de justice. Créanciers des évêques et des abbés, les bourgeois de Rome prenaient hypothèque sur les revenus et les propriétés de leurs églises. C'est dire qu'ils avaient besoin du pape. L'autorité religieuse protégeait leurs opérations et leur facilitait les recouvrements. Au moment de l'exil d'Anagni, Innocent III essaya de se concilier la population commerçante, en patronnant huit marchands de Rome, créanciers de l'abbé de Saint-Edmond. Cet Anglais, à qui ils avaient prêté de l'argent pour aller en croisade, était mort sans s'être acquitté. Une lettre du pape (2 mars 1204) mit tous les bénéfices ecclésiastiques du défunt à la disposition des préteurs, jusqu'au solde complet de la dette, moins le gain usuraire. L'Église considérait alors comme usure tout prélèvement d'intérêts. Le pape ne pouvait officiellement tolérer cet abus, mais on croira sans peine que les marchands avaient le moyen de tourner la loi et de gagner gros. Cette ardeur persévérante d'Innocent III à défendre les intérêts de ses bourgeois était de bonne politique. Populaire dans la classe moyenne, il put mieux résister aux menaces de la noblesse et des chefs du parti de l'autonomie. Pour gagner les sympathies du bas peuple, il eut recours à d'autres moyens. Il était très charitable. Une famine des plus cruelles ayant sévi dans Rome en février 1202, il se hâta de quitter Anagni, où il séjournait, pour rentrer en ville et secourir les malheureux. Ceux qui n'osaient pas mendier reçurent, toutes les semaines, l'argent nécessaire à leur dépense. Les mendiants, au nombre de plus de huit mille, eurent tous les jours du pain et d'autres vivres. Ce qu'il a dépensé dans cette circonstance, dit son biographe, Dieu seul le sait. Le produit de l'offrande de Saint-Pierre et la dixième partie de ses revenus particuliers étaient affectés à l'aumône. Il donnait de quoi manger à ceux qui avaient faim, des vêtements à ceux qui étaient nus, et des dots aux jeunes filles pauvres. Son aumônier faisait des tournées dans la ville, pour y découvrir les gens tombés dans la misère et leur distribuer des bons sur le trésor pontifical. Tous les jours des enfants pauvres étaient admis à sa table, après les repas, et on leur partageait les restes. Cette question de l'aumône ne cessait de le préoccuper ; il y consacra un de ses opuscules. La charité, conclut-il, est bien supérieure à la prière et au jeûne et personne ne peut se dispenser de la faire. Sa réputation, à cet égard, était bien établie dans le monde entier. Un chroniqueur islandais a jugé innocent III en deux mots : Il avait l'esprit dominateur et la main généreuse. Héritière des Césars, la papauté était obligée de faire comme eux ; elle nourrissait les Romains, qui ne lui en furent pas toujours reconnaissants. Il lui fallait aussi guérir d'autres plaies sociales. Une des misères les plus navrantes du moyen, âge était l'abandon des nouveau-nés, l'infanticide. Sur les bords du Tibre, chaque année, des cadavres d'enfants pourrissaient par centaines. On raconte qu'un jour Innocent III priait dans son oratoire du Vatican, lorsqu'une voix se fit entendre : Innocent, lui dit-elle, va pécher dans le Tibre. Après avoir fait part de ce prodige aux cardinaux, il alla au fleuve, et, par son ordre, on jeta deux fois le filet. Au premier coup, le pêcheur ramena quatre-vingt-sept enfants, trois cent quarante au second. Très ému, le pape fit bâtir immédiatement un tour, et, en 1204, à l'endroit même où se trouvait une maison de refuge pour les pèlerins anglo-saxons, dans le bourg de Saint-Pierre, s'éleva un hôpital, appelé d'abord du nom de l'église voisine Sancta Maria in Saxis. Quelques années auparavant, il avait pris sous son patronage un ordre hospitalier fondé à Montpellier par le comte Gui, l'ordre du Saint-Esprit. Il donna son hôpital à cette congrégation nouvelle. Aujourd'hui encore la fondation d'Innocent III porte le nom d'hôpital du Saint-Esprit, San Spirito. Elle n'a fait que se développer à travers les âges, établissement immense et institution modèle, où toutes les misères humaines trouvent à la fois leur soulagement. Quatre mois à peine après son élection, Innocent recommandait à ses contemporains, par une circulaire de quelques lignes, une œuvre de haute charité que le moyen âge trouvait toute simple : celle qui consistait à prendre en légitime mariage les femmes vouées à la prostitution. C'est que l'idée d'empêcher l'infanticide et l'exposition des enfants était déjà dans son esprit. La règle donnée par Innocent III à son hôpital montre avec quelle largeur de conception les hommes de son temps entendaient l'assistance des pauvres. On ne se contente pas de recevoir les malades qui se présentent. Le pape veut qu'un jour par semaine, les gens de l'hôpital parcourent les rues et les places de Rome pour y recueillir tous les infirmes et les ramener à la maison de Dieu. L'hôpital du Saint-Esprit n'est pas seulement consacré aux malades. C'est une maternité pour les femmes enceintes, un hospice pour les vieillards et les mendiants, même une maison de refuge pour les pécheresses qui voudront, à certaines dates, s'y reposer dans la chasteté. Le biographe d'Innocent III s'arrête avec complaisance sur cette fondation : il y voit un des meilleurs titres de son héros à l'admiration et à la sympathie des hommes. Il suffit, dit-il, de visiter cette maison pour se rendre compte de la masse de propriétés, de revenus, d'ornements, de livres et de privilèges dont il l'a enrichie. Deux de ces privilèges ont un intérêt particulier. Par celui du 18 juin 1204, Innocent assigne, comme terrain de quête aux frères de l'hôpital, l'Italie, la Sicile, l'Angleterre et la Hongrie. Le 3 janvier 1208, il décrète que les chanoines de Saint-Pierre porteront, chaque année, à l'hôpital, en procession solennelle, la célèbre image du Christ, la Véronique. A cette occasion, les mille pauvres qui peuvent avoir accès dans la maison, et les trois cents personnes qui l'habitent recevront une somme d'argent et une indulgence d'une année entière. On ne connaissait alors que la charité pour remédier aux injustices de la vie sociale. Nourrie et hospitalisée par le pape, la populace de Rome renonça peu à peu à la liberté orageuse pour accepter la paix et l'ordre que lui donnait un maître bienfaisant. Mais quand celui-ci s'efforça d'étendre à l'Italie entière le régime d'assujettissement paternel qui lui avait réussi à Rome, il se trouva que les difficultés de l'entreprise dépassaient la puissance même d'un chef de religion. |