Portrait d'Innocent III. — Ses origines. — Lothaire de Segni, étudiant et cardinal. — Le pessimisme chrétien et le traité sur la Misère de la condition humaine. — La succession de Célestin III. — L'élection de Lothaire. — Les cérémonies du Septizonium, du Latran et du Vatican. — La procession triomphale. — L'encyclique de l'avènement. — Les idées maîtresses d'Innocent III. Une figure ronde et juvénile, de grands yeux avec des sourcils bien arqués, un nez droit et une petite bouche. Sur la tête, une tiare en étoffe, simple bonnet pointu que terminent, en haut, une houppe, en bas, un cercle de métal. Sur le buste, l'insigne du haut sacerdoce, le pallium, bande de laine blanche semée de croix rouges. C'est ainsi que le fragment de mosaïque conservé dans la villa du duc Torlonia, à Poli, et la peinture de l'église souterraine du Sacro Speco, à Subiaco, représentent le pape Innocent III. L'histoire ajoute qu'il avait la taille petite, la physionomie agréable, la parole facile et la voix tellement sonore et bien timbrée que tout le monde l'entendait et le comprenait même quand il parlait à voix basse. Quand on suit la route de Rome à Naples, l'ancienne voie Latine, on débouche, vers le soixantième kilomètre, dans la vallée de la rivière Sacco. En haut des premiers sommets qui l'encadrent, à cinq ou six cents mètres, apparaissent, perchées sur l'assise éternelle de leurs murs cyclopéens, Segni, Anagni, Ferentino, Palestrina, les vieilles villes Herniques. Leurs églises ont pour base des substructions de temples païens. Saint-Pierre de Segni, Sainte-Marie d'Anagni, massives comme des forteresses, dominent encore les maisons de pierre et les remparts de leur cité. C'est là qu'était le patrimoine d'Innocent III. Les châtelains de Segni, une lignée d'origine lombarde, possédaient, depuis le dixième siècle, le comté de la Campagne romaine. Mais ce n'est qu'après Innocent III que, pourvus d'importantes propriétés à Rome et aux environs, et illustrés par leur grand pape, ils s'appelèrent comtes tout court, en italien conti. Telle fut l'origine de la puissante maison romaine des Conti, rivale des Orsini, des Colonna, des Savelli. Rien qu'au treizième siècle, elle devait fournir plusieurs papes au monde chrétien. Lotario ou Lothaire de Segni naquit, en 1160 ou en 1161, à Anagni ou à Gavignano. Latin par son père, Trasmondo de Segni, et romain par sa mère, Clarissa, issue de la famille des Scotti, le futur Innocent III était d'une race de nobles et d'hommes d'épée. Il lui en resta bien quelque chose : l'âpreté de l'ambition, l'énergie belliqueuse, les colères, les duretés. Mais l'éducation de l'Église tempéra, chez ce féodal, la combativité héréditaire. Voué au cléricat, il se montra d'une aptitude rare à s'instruire. Il étudia à Rome, à Paris et à Bologne, dit son biographe, ou plutôt son panégyriste, l'auteur des Gesta Innocentii tertii, et il surpassa tous ses contemporains par ses succès en philosophie, en théologie et en droit. On sait peu de chose de sa jeunesse. A Rome, son premier
maître fut Pierre Ismaël, dont il fit, par reconnaissance, un évêque de
Sutri. Les années qu'il passa dans la grande école internationale de Paris
lui laissèrent les meilleurs souvenirs. Il en sut toujours gré à la France et
aux Français : C'est à l'Université que je dois, par
la grâce de Dieu, tout ce que j'ai de science, écrit-il à
Philippe-Auguste. Pour son ancien professeur de Paris, le théologien Pierre
de Corbeil, il demande à Richard Cœur de Lion une prébende d'archidiacre : Maître Pierre, lettré et savant d'une renommée
universelle, devrait être dans notre cœur rien que pour ses mérites et ses
vertus, mais comment oublier que j'ai suivi ses leçons et qu'il m'a appris la
théologie ? Je ne rougis pas de le dire et même je m'en fais gloire. En
1199, il lui procure l'évêché de Cambrai. En 1200, il lui donne l'archevêché
de Sens, en dépit du roi de France et des chanoines, partisans d'un autre
candidat. Pierre de Corbeil fut traité d'intrus par son clergé. Mais Innocent
s'obstina : il gardait à ses anciens maîtres une affection qui primait tout. Elle n'allait pas cependant jusqu'à tolérer leurs actes
d'opposition. En 1203, Pierre de Corbeil tardant à exécuter les mesures de
rigueur que la cour de Rome avait prises contre un parent de
Philippe-Auguste, le comte d'Auxerre, Pierre de Courtenai, une lettre foudroyante
arriva du Latran. Quand nous t'avons nommé
archevêque, nous pensions faire œuvre utile à l'Église de Sens et à la France
entière. En élevant sur un candélabre la lumière qui était sous le boisseau,
nous nous imaginions avoir donné au troupeau de Dieu un pasteur, non un
mercenaire. Mais voilà que ta lampe va s'éteindre : ce n'est plus qu'un
lumignon fumeux. A peine as-tu aperçu le loup, que tu lâches tes ouailles et
t'enfuis : tu deviens comme le chien muet qui ne peut aboyer. L'archevêque
prit cette semonce tellement à cœur qu'Innocent se crut obligé de le consoler
: C'est justement parce qu'on sait que je t'aime
plus que les autres évêques de France que je t'ai choisi pour donner une
leçon à tout l'épiscopat. Maître Pierre dut s'incliner : mais le pape
était loin, le roi était près, et quand Philippe-Auguste devint, après
Bouvines, le maitre incontesté du pays, il fallut, avant tout, être
royaliste. En 1216, avec tous ses collègues, l'archevêque de Sens refusa
d'accepter l'excommunication lancée par Innocent contre le roi de France,
coupable d'avoir encouragé son fils à conquérir l'Angleterre. L'autorité
romaine prescrivit une enquête sur la désobéissance de Pierre de Corbeil.
Fâcheuses vicissitudes de la politique ! la mort seule, peut-être, empêcha
l'ancien écolier de Paris d'excommunier aussi son professeur. Innocent III n'en resta pas moins le protecteur de l'Université naissante et son véritable chef. Elle lui dut, encore plus qu'au roi, les premiers privilèges qui lui donnèrent l'indépendance. Soucieux de la bonne organisation de l'école où il avait vécu ; il lui impose, par l'intermédiaire de ses légats, des règlements de discipline morale et intellectuelle. Il la défend contre les abus de pouvoirs de l'évêque et du chancelier de Notre-Dame : De mon temps, écrit-il en 1212, je n'ai jamais vu que les écoliers de Paris fussent traités de cette façon. Et l'arrêt de 1213, rendu par les délégués qu'il chargeait de rétablir la paix entre l'Université et l'évêché, fut une victoire pour les maîtres et les étudiants. Sans doute sa politique l'amenait à enlever aux évêques les grandes associations scolaires pour en faire des instruments de la puissance romaine. Mais, dans ses rapports avec l'école de Paris, il s'inspira aussi des souvenirs de sa jeunesse et des sentiments de reconnaissance qu'il a toujours hautement proclamés. Grand admirateur de cette Université, qu'il voulait libre et florissante, il eut l'idée, après la fondation de l'empire latin de Constantinople, d'envoyer des professeurs de Paris sur le Bosphore pour y réformer les études. Bologne apprit au jeune Lothaire de Segni le droit civil et le droit canon, les deux sciences où il excella. Devenu pape, il n'oublia jamais non plus les canonistes qui furent ses maîtres ou ses compagnons d'études. Uguccio de Pise, l'évêque de Ferrare, un de ses correspondants habituels, Pierre Collivacino, son notaire, Bernard de Pavie, Sicard de Crémone reçurent des bénéfices, des évêchés, des titres cardinalices, des missions de confiance. La cour d'Innocent III regorgeait d'avocats et d'hommes de loi bolonais. Un docteur en droit canon, Grégoire, fut, à Bologne, le principal exécuteur de ses volontés. Et c'est dans cette cité de la jurisprudence, au corps des professeurs et des étudiants, qu'il adressa, en 1210, le recueil de ses décrétales, rédigé par Collivacino. Rentré à Rome, Lothaire avait tout ce qu'il fallait à un clerc pour avancer rapidement : la science acquise, les relations de famille et même la parenté avec certains cardinaux. De bonne heure, il fut pourvu d'une prébende dans le chapitre de Saint-Pierre de Rome. En 1187, le pape Grégoire VIII l'ordonna sous-diacre ; en 1190, Clément III le fit diacre et cardinal à vingt-neuf ans. Le siège de sa diaconie fut la petite église des Saints-Sergius-et-Bacchus, placée dans le Foro Romano, entre l'arc de Septime-Sévère et le Capitole. Dès lors et jusqu'au dernier jour du pontificat de Célestin III, Lothaire de Segni mena la vie affairée de tous les cardinaux, absorbé dans ses fonctions de juge et d'administrateur, s'occupant de reconstruire et d'embellir son église diaconale, gardant, au centre des intrigues de la curie, une attitude de juste milieu et des habitudes de désintéressement dont son ambition se trouva bien. Mais le brillant étudiant de Paris et de Bologne tenait à donner au monde une preuve de ses succès d'école. C'est avant son avènement à la papauté qu'il composa ses trois traités les plus importants. Il faut du courage pour les lire en entier, et la déception est forte. Le procédé ordinaire de la scolastique, l'accumulation des textes de l'Ecriture sainte ou des Pères, dépasse ici toute limite : un océan de citations, où surnagent de loin en loin quelques phrases qui expriment la pensée ou le jugement personnel de l'auteur. Dans les compilations d'Innocent III, traités ou sermons, on ne trouve à peu près rien d'Innocent III. Le pessimisme chrétien voit le monde en laid et le déprécie pour abaisser l'orgueil de l'homme. Il a inspiré le plus célèbre de ces opuscules, le De contemptu mundi ou De miseria conditionis humanæ, ouvrage dont la vogue fut extraordinaire, car on en retrouve de nombreuses copies dans toutes les bibliothèques de l'Europe. Le cardinal dit modestement, dans sa dédicace, que si on lui reconnaît quelque mérite, il faut le reporter à la grâce de Dieu. Le mérite consiste dans le découpage de l'Ancien et du Nouveau Testament, et l'adjonction de quelques lieux communs. Ce traité s'ouvre par la description du mal physique aux différents âges de la vie. Toutes les laideurs, tristesses et souffrances de l'humanité sont ici accumulées et grossies avec un parti pris vraiment curieux. L'enfant, par exemple, conçu dans la boue et le sang, fait de la matière la plus vile, que penser de ce petit être nu, pleurard, faible, sans défense, avec une intelligence qui diffère peu de celle de la brute ? Il est inférieur même aux animaux, car enfin, écrit le cardinal, quand les bêtes sont nées, elles marchent de suite, tandis que nous, faits pour nous tenir droits, nous ne sommes même pas capables d'aller à quatre pattes. Et les douleurs de l'enfantement, et les cris du misérable nouveau-né ! Lothaire nous apprend, en passant, que le garçon crie A, la fille E, et que le mot Ève n'est qu'une double interjection, Heu Ha. Quel est le premier vêtement de notre nudité ? Une pellicule sanguinolente ! Combien l'homme, né dans de telles conditions, est au-dessous des autres êtres créés ! Les végétaux produisent des fleurs et des fruits ; mais toi, homme, que produis-tu ? Des vers, du crachat, du fumier. Il est parlé, dans le même goût, des inconvénients de la vieillesse, de la vanité de la science et des occupations humaines, de la brièveté de la vie, de la misère du pauvre et du riche, du serf et du maître, du célibat et du mariage. Par exception, Lothaire a peint d'une touche assez vive la femme mariée, avec ses travers, ses caprices, son amour de la toilette et son caractère acariâtre. Quel malheur, conclut-il, qu'on ne sache jamais à quoi s'en tenir sur celle qu'on épouse ! Un cheval, un âne, un bœuf, un chien, un vêtement, un lit, un verre, un pot, tous ces objets, on les essaye avant de les acheter, mais une jeune fille ! c'est à peine si on la montre à l'épouseur pour voir si elle ne lui déplaît pas ; et quoi qu'elle devienne, par la suite, une fois le mariage fait, c'est pour la vie. Bref, l'homme ne cesse d'être tourmenté, quand il dort, par des cauchemars, quand il veille, par les soucis, les revers de fortune et les maladies. Une liste des maladies les plus douloureuses amène l'auteur à cette remarque que les hommes n'ont plus de santé et que leur nature se détériore. Enfin, pour nous laisser sur une impression encore plus sombre, il énumère les divers supplices qu'invente la cruauté humaine, et termine par la lugubre histoire, empruntée au Juif Josèphe, d'une mère qui a dévoré son enfant. Au second livre, c'est le mal moral qui apparaît, résultante des trois principaux vices de l'homme : cupidité, sensualité, ambition. A côté de quelques portraits à peine esquissés, l'ivrogne, le parvenu, l'orgueilleux, celui de l'intrigant ou de l'arriviste a plus de relief : le cardinal devait avoir cette espèce d'homme fréquemment sous les yeux. Au chapitre de la luxure, le clergé est pris à partie avec la crudité d'expressions propre aux moralistes de ce temps. Un dernier livre, très court, d'une théologie étroite et peu originale, démontre l'éternité des peines de l'enfer et l'irrévocable condamnation des réprouvés. Exercice d'écolier, thèse de théoricien frais émoulu de la scolastique ! Ce n'est pas là l'œuvre d'un homme qui connaîtrait, par expérience, les réalités de la vie. Et les historiens qui l'ont vantée comme le dernier mot de l'ascétisme du moyen âge ont été dupes d'une illusion. Dans sa préface, Lothaire se déclare prêt, si on le lui demande, à développer la thèse contraire. Je montrerai, avec la grâce du Christ, la grandeur de la condition humaine ; de sorte que si, par le présent ouvrage, l'orgueilleux est abattu, par le suivant, l'humble sera exalté. A-t-il écrit cette contrepartie ? En tout cas, nous n'avons plus que la thèse pessimiste, tellement poussée au noir que, s'il fallait prendre au sérieux les arguties de ce prélat de Rome, il ne resterait plus rien de la justice et de la bonté de l'Etre divin. Les deux autres traités, le Mystère sacré de l'autel et les Quatre Espèces de mariage, ne sont que des applications du symbolisme mystique, cher à tous les théologiens de ce temps. Ici Lothaire compare les unions figurées du Christ et de son Église, de Dieu et de l'âme du juste, du Verbe et de la nature humaine, avec le mariage charnel de l'homme et de sa femme légitime. Il pose et résout d'étranges problèmes, entre autres celui de savoir si le Christ doit être reconnu bigame. Là il interprète, par symboles, tous les éléments du sacrifice de la messe : paroles, gestes et mouvements de l'officiant, vêtements sacerdotaux et accessoires du culte. L'allégorie est partout, même dans la mitre de l'évêque. Les deux cornes sont les deux Testaments ; les deux bandelettes à frange, l'esprit et la lettre. La crosse, signe du pouvoir de correction que possède l'évêque, a un bout pointu, pour piquer les paresseux ; sa tige est droite, parce que l'évêque a le devoir de redresser les faibles ; elle est recourbée au sommet, parce qu'il est chargé de recueillir les âmes errantes. Ces œuvres de jeunesse d'Innocent III n'annoncent en rien le génie politique et la hauteur d'esprit d'un des plus grands papes du moyen âge. Mais les contemporains ne les jugeaient pas comme nous. Ils se plaisaient à cette rhétorique et s'extasiaient devant ces puérilités subtiles. Il faut bien croire, puisqu'ils le disent, que le prestige de Lothaire de Segni, comme théologien, moraliste et écrivain, n'a pas été étranger à son avènement. Vers la Noël de l'année 1197, le pape Célestin III, un nonagénaire, était tombé malade, et l'approche de la fin redoublait l'agitation des cardinaux. Le moins âgé d'entre eux, Lothaire, était le plus en vue : depuis longtemps un parti dévoué le désignait. C'est peut-être ce qui avait décidé Célestin à se chercher un autre successeur. Les vieillards n'aiment pas qu'on les remplace par de trop jeunes gens, et celui-ci était d'ailleurs de la race des Orsini, ennemie des parents de Lothaire. Il fit tout pour préparer l'avènement du cardinal de Sainte-Prisque, un Colonna. Il l'utilisait comme coadjuteur, insinuant qu'il abdiquerait volontiers, si l'on s'engageait à nommer son candidat. De tout temps il s'est trouvé des papes qui, par intérêt de famille ou pour éviter un schisme, ont essayé de choisir eux-mêmes leur successeur. Tout pouvoir établi visait alors à se perpétuer, soit par l'hérédité proprement dite, soit par une désignation anticipée. Mais les cardinaux repoussèrent à l'unanimité une combinaison qui annulait leur droit électoral. L'opinion de l'Église, peu favorable aux pratiques de cette espèce, répugnait à dénaturer le caractère de la plus haute fonction religieuse. Les recommandations que Célestin III, mourant, fit à son entourage n'eurent aucun succès. Les concurrents étaient nombreux. Le seigneur cardinal évêque d'Ostie, dit un contemporain, le chroniqueur Roger de Howden, travaillait à devenir pape lui-même, et aussi le seigneur cardinal évêque de Porto, et aussi le seigneur Jourdain de Fossanova, et aussi le seigneur Gratien. Et tous les autres cardinaux s'efforçaient, chacun pour son compte, d'atteindre le même but. Cet Anglais pourrait bien railler, ici, la cour de Rome. Le 8 janvier 1198, Célestin III était mort, et, le jour même, malgré l'abondance des candidatures, il était remplacé. L'élection se fit dans une ruine romaine que le moyen âge avait transformée en forteresse, le Septizonium, débris du magnifique monument à trois étages, bâti par Septime-Sévère au sud-est du Palatin, entre le cirque Maxime et le Colisée. Il appartenait aux moines de Saint-André, possesseurs de la montée du Celius, et son nom revient souvent dans les annales de la Rome médiévale. C'est là que le neveu de Grégoire VII s'était défendu contre l'empereur Henri IV, que Pascal II avait échappé à la poursuite des Allemands, et que Victor III avait été élu. On pouvait y délibérer sans crainte. Quand Lothaire et une partie de ses collègues eurent achevé la cérémonie des obsèques au Latran, ils se hâtèrent de rejoindre le reste du conclave, enfermé au Septizonium, et l'opération décisive commença. Après la messe du Saint-Esprit, les cardinaux se prosternent, puis se donnent les uns aux autres le baiser de paix. Ils nomment des scrutateurs qui recueillent les votes rédigés par écrit, et lisent leur rapport. Lothaire obtient le plus grand nombre de voix ; le cardinal Jean de Salerne en a dix ; deux autres cardinaux se partagent le reste. On discute alors sur ce résultat. La difficulté est l'âge de Lothaire : élire le plus jeune des membres de la curie ! faire un pape de trente-sept ans ! Mais ce candidat est lettré, de mœurs irréprochables, et enfin, raison péremptoire, la situation de l'Eglise exigeait un chef actif, vigoureux et militant. L'accord des électeurs se fait donc sur le nom de Lothaire de Segni. Jean de Salerne, lui-même, se rallie au choix de la majorité, et le vote final est unanime. Selon la tradition de l'humilité ecclésiastique, l'élu refuse d'abord l'honneur qu'on veut lui faire : il pleure et sanglote, puis il cède. Le plus ancien des cardinaux-diacres lui met sur les épaules le manteau de pourpre, et lui donne le nom d'Innocent III. Deux cardinaux-évêques le conduisent à l'autel où il prie, le front à terre, pendant que les chantres et tout le collège entonnent le Te Deum. Il s'asseoit ensuite derrière l'autel, et là, à tour de rôle, les cardinaux se présentent pour lui baiser le pied et la bouche. La première phase de l'avènement, l'élection, est terminée. Un fait aussi capital dans l'histoire du moyen âge, l'exaltation
d'Innocent III, pouvait-il se produire sans un signe de la volonté divine ?
Trois colombes voletaient dans la salle du conclave. Quand Lothaire se fut
assis pour recevoir l'hommage des cardinaux, un de ces oiseaux, d'une
blancheur immaculée, vint se poser à sa droite et ne bougea plus. L'élu avait
eu d'ailleurs une vision : on lui avait prédit qu'il épouserait sa mère, c'est-à-dire
l'Église romaine. D'autres révélations à son sujet
furent faites à de pieux personnages, mais nous les passerons sous silence,
car Innocent lui-même ne voulait pas qu'on en parlât. Depuis plus d'un siècle, le clergé inférieur et le peuple romain ne prenaient plus part à l'élection, dévolue aux seuls cardinaux, mais ils étaient loin de s'en désintéresser. La foule des clercs et des laïques attendait, au bas du Septizonium, le résultat du vote. Quand il fut annoncé, elle escorta l'élu, en l'acclamant, jusqu'à la basilique de Saint-Jean de Latran où il devait être intronisé. Le palais de Latran, contigu au sanctuaire, était le siège du gouvernement pontifical, le centre du monde chrétien. Il occupait la plus grande partie de cette place Saint-Jean, aujourd'hui vide, d'où la vue embrasse la ligne rouge des anciennes murailles, la campagne herbue et déserte, les aqueducs ruinés et, au dernier plan, les pentes violettes des monts Albains tranchant sur les neiges de la Sabine. Deux groupes de bâtiments contenaient, à l'ouest, la grande salle du concile appuyée sur ses demi-tourelles ; à l'est, les appartements privés des papes, le triclinium de Léon III où se donnaient les festins d'apparat, les oratoires de Saint-Sylvestre et de Saint-Laurent, les services de la chapelle et de la chancellerie. Le palais a disparu depuis Sixte V, mais la basilique de Saint-Jean subsiste encore sous une enveloppe moderne, avec son ancien baptistère et son cloître ; et c'est devant le portique qui alors précédait l'église, que le nouveau pape fut, tout d'abord, présenté au peuple romain. Les cardinaux installent Innocent III sur un siège de marbre sculpté, la sedes stercoraria, le siège au fumier, mise en action du verset de l'Écriture : Il a fait sortir le pauvre de la poussière et du fumier, pour qu'il siège avec les princes sur le trône de gloire. Le camérier qui se tient à côté du pape lui remet trois poignées de deniers, et celui-ci les jette à la foule massée sur la place, en disant : L'or et l'argent ne sont pas pour mon plaisir : ce que j'ai, je vous le donne. Cela fait, il est salué d'une nouvelle acclamation : Saint Pierre a élu le seigneur Innocent ! Suivi du prieur de Saint-Jean de Latran et des chanoines, il pénètre alors dans l'église et va s'asseoir, derrière l'autel, sur le trône pontifical. Puis il monte le grand escalier intérieur qui, de la basilique, conduit à la chapelle de Saint-Sylvestre où l'attendent d'autres cérémonies. Deux sièges curules de marbre rouge y sont disposés[1]. Innocent prend place d'abord sur celui de droite. Le prieur de Saint-Laurent, chef des clercs de la chapelle, lui met en main un bâton, ainsi que les clefs de l'église et du palais, signes de l'autorité sur le personnel et de la possession même de l'immeuble. Le nouveau maître s'asseoit ensuite sur le siège de gauche, et le prieur lui passe autour du corps une ceinture de soie rouge d'où pend une bourse de couleur écarlate ; elle contient douze sceaux de matière précieuse et un sachet de musc. Par là, Innocent est investi du trésor pontifical et des objets de prix qu'il renferme. Alors les officiers du palais lui sont présentés et admis au baiser. Nouvelle jetée de pièces d'argent à l'assistance avec ces mots : Il a dispersé ses trésors, il les a distribués aux pauvres, et sa justice demeurera éternelle. Enfin, de la chapelle Saint-Sylvestre, on conduit le pape à l'oratoire Saint-Laurent ou au Sancta Sanctorum, la seule partie aujourd'hui conservée de l'ancien palais. Innocent y fait une prière devant un autel spécial, puis il entre dans ses appartements privés. L'essentiel était fait. Après les cérémonies du Septizonium et du Latran, le pape, élu et installé, détient légalement le pouvoir. Restait la consécration ; mais il n'était pas nécessaire que ce troisième acte de l'avènement suivît immédiatement les deux premiers. Innocent n'étant que diacre, il fallut lui donner la prêtrise avant de le sacrer évêque. L'ordination eut lieu le 21 février 1198, six semaines après l'élection, et le lendemain dimanche, le jour même de la fête de la chaire de saint Pierre, on procéda à la consécration dans la basilique du Vatican. Protégée par l'enceinte fortifiée de la cité Léonine à laquelle le château Saint-Ange servait de bastion avancé, la célèbre église de Saint-Pierre de Rome offrait d'abord aux regards son campanile et la triple entrée de son portique. Ici, comme au Latran, le sanctuaire était précédé d'un atrium, vaste cour intérieure où les pèlerins s'arrêtaient devant le tombeau de l'empereur Otton II et buvaient à la gigantesque pomme de pin en bronze doré, la pigna, d'où l'eau coulait à profusion entre huit colonnes de porphyre. La façade de la basilique se dressait ensuite, avec ses fenêtres, ses cinq portes, et l'immense mosaïque qui figurait le Christ, assis entre saint Pierre et la Vierge, les évangélistes et leurs symboliques animaux. Au dedans, cinq nefs aboutissaient, comme dans la plupart des églises de Rome, à un transept droit et à une abside en demi-cercle. Au fond de cette abside, la chaire de saint Pierre ; entre les deux grandes arcades, au milieu du transept, la Confession, trésor inestimable. Le monde entier connaissait ses mosaïques d'or, son autel d'argent, son baldaquin doré que portaient quatre colonnes torses en albâtre d'Orient. Juste au-dessous de la Confession, un puits communiquait avec la chambre funéraire où une tradition constante plaçait les ossements de l'Apôtre. C'était là surtout que se pressait la foule, mais elle assiégeait aussi les nombreuses chapelles ouvertes sur les bas côtés. La grande nef, enfin, telle que la représente une curieuse miniature du peintre français, Jean Fouquet, avait un aspect imposant, avec sa double rangée de colonnes antiques et l'élégante balustrade de son pourtour. Une petite chapelle carrée, dédiée à saint Grégoire, en occupait, à gauche, l'extrémité. C'est dans cette chapelle, le 22 février 1198, qu'Innocent III est introduit par les chanoines de la basilique, pour y chausser les sandales d'apparat et revêtir les ornements pontificaux. Passant ensuite derrière le grand autel, il s'assied au bas des degrés qui conduisent au trône de saint Pierre. Là, évêques et cardinaux, tenant le rituel, font cercle autour de lui. Le consécrateur, l'évêque d'Ostie, lui pose un évangile sur la tête et tous, sans mot dire, étendent vers lui la main droite. La cérémonie de l'onction achevée, on lui passe l'anneau, le pallium ; on lui met l'évangile entre les mains. Il monte enfin et s'installe dans la chaire de l'Apôtre. A ce moment, au chant du Gloria in excelsis, recommence le défilé des assistants, qui lui rendent l'hommage accoutumé. Toujours assis, Innocent voit les diacres, les sous-diacres, les secrétaires et les juges pontificaux, vêtus de chapes rouges, se diviser en deux groupes. L'un crie : Ecoute, Christ ! L'autre répond : Longue vie à notre seigneur Innocent, souverain pontife et pape universel. Et le dialogue continue : Sauveur du monde ! — Viens-lui en aide. Et l'on invoque toute la série des grands saints de Rome : Gabriel, Raphaël, Jean-Baptiste, Pierre, Paul, André, Etienne, Léon, Grégoire, Benoît, Basile, Saba, Agnès, Cécile, Lucie. A chaque nom que prononce un chœur, l'autre répond : Viens-lui en aide. Un Kyrie eleison, chanté à l'unisson par les deux groupes, clôt la solennité. Quand le pape a dit la messe, prêché, communié, béni les fidèles, il se porte, entouré de la foule des clercs, à l'entrée de la basilique. Là, en vue des Romains criant le Kyrie eleison, le premier des cardinaux-diacres lui enlève la mitre épiscopale et le coiffe de la tiare, du regnum. Il est investi dès lors de la domination politique sur les églises et sur les peuples. Alors s'organise et se met en branle la grande procession. Le pape et son clergé doivent se rendre, par la voie triomphale, de Saint-Pierre de Rome à Saint-Jean de Latran. En tête du cortège, le cheval d'apparat du pontife, magnifiquement orné. Un sous-diacre portant la croix. Douze officiers de la milice avec des bannières rouges, et deux autres avec des lances que surmonte un chérubin doré. Puis les préfets maritimes, les notaires, les avocats, les juges, le chœur des chantres, les abbés étrangers à Rome, les évêques, les archevêques, les abbés romains, les cardinaux-prêtres, les cardinaux-diacres. Enfin, le pape lui-même apparaît, monté sur un cheval à housse écarlate. Un valet porte l'ombrelle au-dessus de sa tête. A ses côtés chevauchent les deux personnages les plus considérables de Rome, le sénateur et le préfet de la ville, suivis des nobles et des représentants des cités italiennes, amies ou sujettes de la papauté. La cavalcade a passé le Tibre au pont de Néron. Elle s'arrête au palais Massimo, au Campo dei Fiori, dominé alors par une forteresse, et à l'église Saint-Marc. Longeant les ruines des Forums impériaux, elle fait une nouvelle halte à l'église de Saint-Adrien, puis elle entre dans le Foro Romano, qu'elle traverse en longueur, selon le tracé de la voie Sacrée. Elle se déroule au nord du Colisée, côtoie l'église Saint-Laurent, et arrive enfin au palais pontifical par la rue de Saint-Jean-de-Latran. Sur tout ce parcours, les corporations (les scholæ), ou de riches particuliers ont dressé des arcs de verdure. A chaque coin de rue, le clergé des paroisses romaines s'est groupé, l'encensoir en main. Une foule énorme, portant des palmes et des fleurs, criant et lançant des flèches, acclame le souverain qui passe. Mais il faut qu'il paye sa bienvenue. L'argent dans ce triomphe tient une large place. A certaines stations de l'itinéraire, les gens du pape jettent de la menue monnaie au peuple. Pour chacun des arcs sous lesquels passe la procession, pour chacun des groupes de clercs qui affluent aux carrefours, la redevance est tarifée et le tarif inscrit dans le livre du cardinal Cencio, un rituel doublé d'un registre financier. Même les Juifs de Rome, tenus de se porter au pied de la tour du Campo dei Fiori et d'offrir au pape le livre de la loi, reçoivent une gratification. Chacun des grands et des petits fonctionnaires de la curie a droit à un repas, à une petite somme, à une fourniture de pain et de viande. Il n'est pas jusqu'aux autorités laïques de Rome, sénateur, préfet, juges, qui ne réclament leur part de victuailles ou d'argent. Rentré au palais, Innocent III s'asseoit de nouveau dans l'oratoire de Saint-Sylvestre, et tous les prélats viennent, l'un après l'autre, s'agenouiller devant lui, la mitre à la main. Un camérier en surplis, assisté du clerc de la chambre et de deux banquiers de la ville, se tient devant une grande table couverte de piles de monnaie, et remet au pape, sur une, coupe d'argent, la somme due à chaque personnage. Le soir, banquet d'apparat dans la grande salle à manger de Léon III, décorée de mosaïques, pavée de marbre, rafraîchie par le jet d'eau d'une énorme vasque de porphyre. La table du pape, plus haute que les autres, étincelante de vases d'or et d'argent, est desservie par les plus âgés et les plus nobles des assistants laïques. A la table de droite, prennent place les cardinaux-évêques et prêtres, à celle de gauche, les cardinaux-diacres ; plus loin sont assis les évêques et les nobles de la cité. On voudrait savoir quelle fut, dans ces cérémonies et ces fêtes, l'attitude d'Innocent III. L'histoire ne donne qu'un détail. Au moment de recevoir l'onction, il avait le cœur tellement contrit qu'il versa des larmes abondantes. C'était peut-être aussi une tradition. L'usage s'était établi que le nouveau pontife annonçât lui-même son avènement aux Églises et aux princes de la chrétienté. Innocent devait d'autant mieux s'y conformer qu'il avait presque à s'excuser de se trouver pape à trente-sept ans. Une encyclique, datée du lendemain même de l'élection, fit donc connaître à l'Europe ce qui s'était passé la veille au Septizonium. Le pape n'y parle pas du vote primitif qui avait réuni sur son nom seulement la majorité des voix : il s'en tient au vote de ralliement, où l'unanimité lui fut acquise. Tous ont dirigé leurs yeux sur notre insuffisance, se souvenant sans doute que c'était Benjamin qui avait trouvé, au fond du sac, la coupe d'argent. Plusieurs, cependant, auraient été, par l'âge, la situation et le mérite, plus dignes que nous d'un tel honneur. Pénétré de notre incapacité, nous avons d'abord refusé cette charge trop lourde pour nos faibles épaules : mais il a fallu se rendre aux instances de nos frères. En prolongeant la résistance, nous aurions pu ouvrir la porte à un schisme dangereux, ou paru nous opposer aux décrets de la volonté divine. Mais pourquoi cette préférence donnée au plus jeune ? Lui-même ne se l'explique pas bien : Les voies de Dieu sont mystérieuses et ses jugements incompréhensibles, et ce n'est pas sans surprise que nous voyons parfois, pour l'exercice de l'autorité suprême, les jeunes gens passer avant les hommes d'âge. Dans sa lettre au patriarche de Jérusalem, il insiste encore avec complaisance sur l'unanimité du vote, et fait remarquer que les cardinaux l'ont élu, contrairement à la règle, le jour même des obsèques de son prédécesseur. En dépit des formules de la modestie officielle, Lothaire de Segni, après avoir atteint le but suprême où pouvait tendre alors une ambition d'homme, se croyait prêt à porter l'énorme fardeau. Il avait voulu s'en charger avec la pleine conscience de ses devoirs et de ses droits. A peine intronisé, il saisit immédiatement l'occasion de dire au peuple romain et à toute l'Église ce qu'il pensait de sa fonction et de l'autorité qu'elle lui conférait. Le sermon qu'il prononça le jour de son sacre lui permit
déjà de justifier la prééminence du pouvoir papal. D'après lui, elle repose
sur la supériorité de l'apôtre Pierre attestée par le Tu es Petrus et par le récit évangélique sur la
barque de l'Apôtre. Sans doute, pour rester fidèle au devoir d'humilité que
l'Église prescrit à ses membres, Innocent se dit le serviteur des serviteurs
de Dieu, et appuie sur les obligations plutôt que sur les avantages de son
office. Mais, dans la phrase même où il parle de son indignité personnelle,
il définit, avec une sorte d'emportement d'orgueil, l'immense étendue de la
puissance dévolue au pape : Qui suis-je, moi, ou
qu'était la maison de mon père, pour que je sois admis à siéger au-dessus des
rois, à posséder le trône de gloire ? car c'est à moi que s'applique la
parole du prophète : Je t'ai établi au-dessus des peuples et des royaumes
pour que tu arraches et que tu détruises, et aussi pour que tu bâtisses et
que tu plantes. C'est à moi qu'il a été dit : Je te donnerai les clefs
du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le
ciel. Voyez donc ce qu'est ce serviteur qui commande à toute la famille.
C'est le vicaire de Jésus-Christ, le successeur de Pierre... Il tient le milieu entre Dieu et l'homme, moins grand que
Dieu, mais plus grand que l'homme. Quand il célèbre, l'année suivante (1199), la commémoration de son avènement, il traite encore,
sous une autre forme, le même sujet. Il est l'époux de l'Église romaine, et
l'évêque de Rome n'a d'autre supérieur que Dieu même. Mais comment expliquer (ici reparaît l'esprit de la scolastique) que
cet époux de l'Église romaine soit chargé de gouverner les autres églises ?
N'est-ce pas contraire aux lois du mariage, qui prohibent la pluralité des
femmes ? A cette objection, il répond qu'en fait, certains évêques ont deux
églises, par exemple l'évêque d'Ostie, qui est en même temps celui de
Velletri. Et d'ailleurs, l'Église romaine a le droit d'agir avec le pape,
comme la Sarah de la Bible qui introduit Agar dans la couche de son époux
Abraham. Rome amène au pape toutes les autres églises, ses sujettes. Pourtant,
Innocent s'aperçoit qu'il s'arrête un peu trop à cette argumentation d'école.
Par quels raisonnements peut-on justifier cette
atteinte apparente à la loi du mariage, cherchez-les, vous que ces problèmes
intéressent : moi, j'ai d'autres soucis qui ne m'en laissent pas le temps.
Ce qui ne l'empêche pas de continuer, par amour du symbole : L'Église romaine, que j'ai épousée, n'avait pas les mains
vides ; elle m'a apporté une dot : la plénitude du pouvoir spirituel et
l'étendue des possessions temporelles. Car l'apôtre Pierre est le seul qui
ait été appelé à jouir de la double autorité. J'ai reçu de Rome la mitre,
signe de ma fonction religieuse, et la tiare, qui me confère la domination
terrestre. Cette idée est souvent exprimée dans les sermons d'Innocent III. Pour lui, Rome a toujours occupé, et occupe toujours le premier rang dans l'univers. Elle règne sur les corps comme sur les âmes. Autrefois, elle ne possédait que le pouvoir temporel : elle y joint maintenant l'autorité spirituelle. Elle tient à la fois les clefs du ciel et le gouvernement de la terre. Qu'on ne se méprenne pas sur la pensée du pape : il considère que Rome, avec son double pouvoir, avec son double caractère de ville apostolique et impériale, est à lui, et quand il parle d'empire, il ne songe pas au souverain d'Allemagne. C'est lui qui est, à la fois, le pape et l'empereur. Il l'a affirmé positivement dans le sermon prononcé à l'occasion de la fête du pape Sylvestre. Là, il ne s'agit plus seulement de la supériorité de l'apôtre Pierre : le pouvoir pontifical repose encore sur un fait positif, qui s'est passé il y a quelques siècles. Comme tous ses prédécesseurs, Innocent accommode à son usage la fameuse légende de la donation de Constantin. Cet empereur excellent apprit d'une révélation céleste que le pape Sylvestre l'avait, à son baptême, délivré de la lèpre. Quand il s'établit à Byzance, il prit pour lui l'empire d'Orient, et céda au pape Rome, le sénat et tout l'empire d'Occident. Il voulut même lui mettre sur la tête sa propre couronne, mais Sylvestre refusa, se contentant de porter comme diadème le bonnet royal cerclé d'or. En vertu de son autorité religieuse, le pape nomme les patriarches, les primats, les métropolitains et les évêques ; en vertu de son pouvoir de roi, les sénateurs, les préfets, les juges et les notaires. Comme roi, il porte la tiare, comme évêque général, la mitre. De la mitre, il se sert partout et en tous temps ; de la tiare, il fait un moindre usage, car l'autorité spirituelle est plus ancienne, plus haute et plus étendue que l'autorité royale. Dans le peuple de Dieu, le sacerdoce passe avant l'empire. De cet enseignement fort clair découlera toute l'histoire du pontificat d'Innocent : on y trouve la trame essentielle de sa doctrine et de ses actes. Le pouvoir qu'il détient est à la fois évangélique et historique, de nature spirituelle et temporelle. Sans doute, comme tous les grands clercs du moyen âge, il croit que la puissance religieuse est très supérieure à l'autre ; mais il usera de l'une et de l'autre, et comme toutes les deux lui paraissent légitimes, il consumera sa vie à fortifier toutes les deux. Émis du haut de la chaire, au Vatican et au Latran, ces
principes sont proclamés avec autant de force dans la correspondance
qu'Innocent entretient avec les clergés et les souverains de l'Europe. Il
suffit de parcourir les lettres de la première année de son gouvernement pour
être frappé du nombre des passages où il est question de la nature et de
l'étendue du pouvoir pontifical. A chaque page reviennent des affirmations
comme celles-ci : Nous sommes établis par Dieu
au-dessus des peuples et des royaumes. — L'Église
romaine est la mère et la maîtresse de toutes les églises de l'univers.
— Nous tenons sur la terre la place du Christ, et, à
son exemple, nous devons et voulons ramener la paix parmi les hommes.
— Assis sur le trône de dignité, nous jugeons au
même titre que les rois eux-mêmes. — Rien de
ce qui se passe dans l'univers ne doit échapper à l'attention et au contrôle
du Souverain Pontife. Ecrivant au clergé de France, pour lui annoncer
l'arrivée de ses légats, il s'excuse, en quelque sorte, de ne pouvoir être
partout à la fois. Mais la nature humaine a ses limites, et force lui est
d'avoir recours à ses frères, c'est-à-dire aux cardinaux. Il semble d'ailleurs
le regretter. Si l'intérêt de l'Église le permettait,
j'aimerais mieux faire tout par moi-même. Ceci peint l'homme et cet
immense besoin d'activité qu'il voudra satisfaire pendant les dix-huit ans de
son pontificat. Deux de ces lettres de l'année 1198.attirent surtout
l'attention. A l'archevêque de Morreale, en Sicile, Innocent démontre, une
fois de plus, la thèse de la prééminence de l'apôtre Pierre, c'est-à-dire de
la suprématie de l'Église romaine et il affirme ce fait, historiquement faux,
que saint Pierre et ses successeurs ont établi par tout l'univers les
archevêchés et les évêchés, et divisé le monde chrétien en provinces et en
diocèses. La lettre aux recteurs de la Toscane débute par une comparaison
restée fameuse : Dieu, créateur du monde, a mis
au firmament deux grands astres pour l'éclairer : le soleil qui préside aux
jours, la lune qui commande aux nuits. De même, dans le firmament de l'Église
universelle, il a institué deux hautes dignités : la papauté, qui règne sur
les âmes, et la royauté qui domine les corps. Mais la première est très
supérieure à la seconde. Comme la lune reçoit sa lumière du soleil, qui
l'emporte de beaucoup sur elle, par la quantité et la qualité de son
rayonnement, ainsi le pouvoir royal tire tout son éclat et son prestige du
pouvoir pontifical. Or, les deux suprématies, les deux puissances, ont leur
siège en Italie. L'Italie, par un décret de la Providence, possède donc la
supériorité sur tous les pays de l'univers. C'est en Italie qu'est le
fondement de la religion chrétienne, et c'est dans la primauté du siège
apostolique que se confondent l'autorité de l'empire et du sacerdoce.
Ici encore, Innocent III semble ignorer l'empire germanique, et ses
prétentions à la domination du monde. Que cet homme ait l'orgueil de son titre et veuille pousser jusqu'à l'extrême limite l'usage de ses droits, de son autorité religieuse et terrestre, personne ne peut en douter, et lui-même ne le cache pas. Il concilie d'ailleurs l'expression très vive de ce premier enivrement du pouvoir avec les formules obligées de l'humilité sacerdotale. Sa plume ne ménage pas les mots d'indignité et d'insuffisance. En terminant son sermon sur la primauté apostolique, il dit aux fidèles réunis à Saint-Pierre de Rome : Élevez vos mains pures vers le ciel et demandez à Dieu, dans votre prière, qu'il me fasse remplir dignement cet office de la servitude pontificale, sous lequel fléchissent mes épaules ; qu'il me permette d'agir pour la gloire de son nom, pour le salut de mon âme, pour le profit de l'Église et le bonheur de tout le peuple chrétien. Sa fonction de juge et d'homme d'État l'absorbait, l'écrasait. Il ne cesse de s'en plaindre, dans sa correspondance comme dans chacune des préfaces de ses opuscules théologiques. Je suis englouti tout entier dans l'abîme de mes occupations multiples et des soucis que me cause le gouvernement du monde. Cela est au-dessus des forces humaines. — Enveloppé, écrit-il ailleurs, dans l'infini réseau des affaires, je suis tellement partagé que je me trouve forcément inférieur à chacune de mes tâches. On ne me laisse pas le temps de méditer, à peine celui de respirer. En proie aux intérêts d'autrui, je ne m'appartiens plus à moi-même. Cependant, pour ne pas négliger tout à fait le soin des choses de Dieu, pour qu'on ne dise pas que je me laisse accaparer par les affaires terrestres dont m'accable le malheur des temps, j'ai rédigé ces quelques sermons. Aveu significatif. Innocent III reconnaît qu'il est obligé de délaisser le spirituel pour le temporel, et il en rejette la faute sur la malignité des hommes. Il se reproche, évidemment, d'être emporté de la sorte dans le tourbillon du siècle. S'adressant à l'abbé et aux religieux de Cîteaux, il conjure ces moines d'intercéder pour lui auprès de Dieu. Vos saintes prières me donneront les forces qui me manquent. Que celui qui a secouru l'apôtre Pierre au moment de son naufrage me remette aussi dans la voie du salut ; qu'il fasse que je ne sois pas plongé, plus qu'il ne faut, dans les vanités d'en bas. Ce n'était pas là une formule banale, mais l'expression sincère d'un scrupule justifié. D'ailleurs, le nouveau pape ne perdit pas de temps à se débattre avec sa conscience. Dès le lendemain de son élection, on le vit agir, partout à la fois, avec une décision et une vigueur dont la papauté semblait avoir perdu l'habitude. Comme entrée de jeu, il avait entrepris de conquérir Rome sur le peuple et les nobles Romains et d'achever de soustraire l'Italie à la domination des Allemands. |
[1] L'un de ces sièges existe encore au musée du Vatican, l'autre au musée du Louvre. Celui-ci est placé sous l'escalier de la Victoire de Samothrace, dans la salle dite des Prisonniers barbares. Il est circulaire et échancré à son milieu. La provenance en est certaine : les deux sièges étaient jadis au Latran, puis au Vatican.