LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

 

CONCLUSION

 

 

Causes générales de la décadence des communes. — Objections aux théories de Guizot. — La disparition des communes n'a point suspendu le développement général du tiers état. — De la question de savoir si la chute du régime communal a été un mal ou un bien.

 

La commune a été une institution assez éphémère. En tant que seigneurie réellement indépendante, elle n'a guère duré plus de deux siècles. Les excès des communiers, leur mauvaise administration financière, leurs divisions intestines, l'hostilité de l'église, la protection onéreuse du haut suzerain et surtout du roi : telles ont été les causes immédiates de cette décadence rapide. Les communes ont péri victimes de leurs propres fautes, mais aussi de la haine des nombreux ennemis intéressés à leur perte.

Si l'on cherche les causes plus générales, plus éloignées, et si l'on établit une comparaison entre le sort des communes françaises et celui des cités libres des pays environnants, dont l'indépendance a été plus durable, on est conduit à examiner les raisons que Guizot a données, avec sa netteté et son autorité habituelles, pour expliquer la chute prématurée du régime communal.

L'éminent historien a exprimé d'abord l'idée que les communes étaient vouées d'avance à la tyrannie, àla licence effrénée et à l'anarchie ; que le gouvernement des municipalités libres fut un mauvais gouvernement et que. les gens du moyen âge ne trouvèrent, à aucune époque, le secret de concilier l'ordre avec la liberté. Il conclut que les populations devaient fatalement se dégoûter d'une indépendance aussi orageuse, aussi désordonnée, aussi périlleuse, et lui préférer l'ordre monarchique qui leur garantissait la tranquillité avec la sécurité complète pour les biens et les personnes.

Cette première explication n'est pas, à notre avis, absolument satisfaisante. D'abord elle ne résout pas la question de savoir pourquoi les communes belges, hollandaises, anglaises, italiennes, dont l'existence ne fut pas moins agitée que celle des communes françaises, ont conservé plus longtemps leur autonomie. Ensuite nous ne croyons pas à l'exactitude ou du moins à la généralité du fait affirmé par Guizot : Les bourgeois de la commune, voyant qu'après s'être soustraits aux exactions venues d'en haut par la conquête de leurs chartes, ils tombaient en proie au pillage et aux massacres d'en bas, cherchèrent un nouveau protecteur, une nouvelle intervention qui les sauvât de ce nouveau mal ; ils voulurent à tout prix un ordre politique qui leur donnât quelque sécurité, but essentiel et condition absolue de l'état social.

S'il y eut en effet, quelques communes qui demandèrent d'elles-mêmes, à la fin du XIIIe ou au commencement du XIVe siècle, la suppression de leur antique constitution, il y en eut un plus grand nombre qui subirent, parce qu'elles ne pouvaient pas lutter, la situation qui leur était faite par le gouvernement royal ou par le haut suzerain dont elles étaient devenues les sujettes. On ne voit pas qu'elles fussent si dégoûtées de la liberté, quelque agitation que cette liberté entraînât et entretînt dans les villes. Que la sécurité soit le but essentiel et la condition absolue de l'État social, cela peut être vrai pour nous modernes mais les gens du moyen âge, hommes de mœurs rudes et belliqueuses, étaient-ils aussi altérés de tranquillité et de bien-être ? Peut-être n'auraient-ils pas demandé mieux qu'on leur permit, de conserver les institutions libres pour lesquelles leurs ancêtres avaient fait de si grands sacrifices de sang et d'argent. Qu'on y regarde de près et qu'on examine attentivement les circonstances dans lesquelles se produisirent ces recours incessants à l'autorité royale, ces requêtes pour la suppression de l'autonomie, ces suicides de communes que des historiens représentent à tort comme un fait général. Quel parti demande la suppression de l'association communale ? Ce n'est presque jamais la classe éclairée des villes, la bourgeoisie dominante, qui avait fait la commune, qui l'administrait, qui usait de ses privilèges, qui était fière et jalouse de son indépendance : c'est la populace, le commun, la grande masse de ceux qui, n'ayant rien, espéraient gagner tout à un changement. La populace était indifférente à la commune, parce qu'elle n'en jouissait pas et n'y commandait pas. Mais les vrais bourgeois, qui savaient le prix de la liberté, ne demandaient qu'à conserver la commune. Ceux-là ne désiraient pas l'intervention d'un pouvoir fort et ne couraient pas au-devant de l'asservissement.

Les deux autres raisons invoquées par Guizot se réduisent, au fond, à une seule. Il est convaincu que les communes devaient succomber parce que, au lieu d'avoir seulement devant elles le seigneur immédiat de qui elles avaient obtenu leur liberté, avec qui elles étaient capables de lutter, elles se sont trouvées en présence de puissants souverains féodaux ou même du roi et qu'il leur était impossible soit de résister à de tels adversaires, soit de subir impunément la tutelle d'aussi redoutables protecteurs. Il ajoute que les communes françaises auraient peut-être soutenu la lutte avec plus d'avantage si elles avaient pu ou voulu se confédérer étroitement entre elles, comme l'avaient fait les communes lombardes en Italie. Mais elles périrent pour être restées avec leurs forces éparses, locales, individuelles, et s'être présentées l'une après l'autre au combat.

Il y a une grande part de vérité dans ces considérations. La principale cause de la chute prématurée du régime communal est sans aucun doute le développement considérable de la puissance monarchique en France à la fin du XIIIe siècle. La même force qui anéantit la féodalité, au profit de l'unité nationale, fut aussi celle qui fit disparaître promptement l'indépendance des seigneuries bourgeoises. Avec ses privilèges et son autonomie, la commune gênait l'action du Capétien. Ces républiques belliqueuses et remuantes n'avaient pas raison d'être, au milieu de la bourgeoisie paisible et obéissante sur laquelle la royauté avait mis la main. La commune fut donc sacrifiée à l'intérêt monarchique. En Italie et en Allemagne, les cités libres ont joui plus longtemps de leur indépendance, en raison de l'absence ou de la faiblesse du pouvoir central.

Aurait-il suffi aux communes françaises de former des ligues permanentes pour soutenir le choc de l'ennemi commun et conserver leurs libertés ? Sur ce point, il est permis de n'être point aussi affirmatif que Guizot. Il a cité l'exemple des communes flamandes, et montré que, si elles ont réussi à maintenir leur indépendance presque intacte, bien au delà du XIVe siècle, elles le doivent surtout à l'association durable des plus considérables d'entre elles. Gand et Bruges ont presque toujours agi de concert pour défendre avec énergie les libertés du peuple flamand. Mais ici il s'agit d'un petit pays et d'un petit souverain. Un roi de France comme saint Louis ou Philippe le Bel disposait d'une puissance telle que les ligues communales les plus solidement nouées n'auraient pas été capables d'arrêter, à elles seules, le progrès irrésistible du pouvoir monarchique. Il aurait fallu tout au moins que la noblesse joignît ses forces à celles des villes libres ; que barons et communes, convaincus de la solidarité de leurs intérêts, eussent conclu alliance et lutté côte à côte pour sauver les libertés locales. Cette entente ne s'est pas produite en France : les haines de classes étaient trop vives, les préjugés trop enracinés pour que le noble et le vilain pussent se décider à une action commune. La circonstance la plus favorable à une fédération de la féodalité et des villes s'est présentée au commencement du XIVe siècle, lorsque les nobles d'un certain nombre de provinces se liguèrent, pour la première fois, en vue de réagir contre le système absolutiste de Philippe le Bel. Mais la réaction féodale qui se manifesta sous Louis le Hutin avait peu de chances de réussir. D'abord, il était peut-être déjà trop tard ; ensuite, ces ligues de barons, qui s'étaient faites province par province, ont commis la faute d'agir séparément et de ne pas se souder en une ligue générale. Les confédérés de 1314 eurent l'idée de s'associer aux bourgeoisies : ils essayèrent même de la réaliser, mais les villes, toujours défiantes, toujours hostiles à la féodalité, ne s'y prêtèrent pas.

Le régime communal, dont la durée chez nous fut relativement si courte, n'a été qu'une des formes sous lesquelles s'est produite l'émancipation des classes populaires : forme particulièrement brillante et flatteuse pour la bourgeoisie, à qui elle donnait une certaine part de souveraineté et de puissance militaire. Mais il y en eut d'autres, moins éphémères et peut-être plus importantes, aux yeux de celui qui étudie l'évolution générale du tiers état et l'ensemble de ses destinées. Pendant que se fondait et s'agitait bruyamment la commune indépendante, la ville de bourgeoisie proprement dite acquérait silencieusement, par des efforts patients et soutenus, les libertés civiles, économiques, administratives, qui sont le vrai fondement des libertés politiques. La ville assujettie ou prévôtale existait antérieurement à la commune : elle lui survécut et ne cessa de grandir. Par elle les progrès de la classe populaire se sont manifestés dans tous les sens ; par elle le tiers état a réussi à s'imposer, comme puissance politique, à ceux qui possédaient l'autorité suprême. Il se développait, d'ailleurs, en même temps, par une autre voie.

Parmi ces nombreux agents du pouvoir central qui aidèrent la royauté à s'émanciper, puis à établir partout sa domination, on ne comptait pas seulement des clercs et des chevaliers : il y avait aussi beaucoup de bourgeois. Comme l'a fort bien dit Guizot, au moment où la bourgeoisie française perdait dans les communes une partie de ses libertés, à ce moment, par la main des parlements, des baillis, des prévôts, des juges et des administrateurs de tout genre, elle envahissait une large part du pouvoir. Ce sont des bourgeois surtout qui ont détruit en France les communes proprement dites : c'est par les bourgeois entrés au service du roi, et administrant ou jugeant pour lui, que l'indépendance et les chartes communales ont été le plus souvent attaquées et abolies. Mais, en même temps, ils agrandissaient, ils élevaient la bourgeoisie, ils lui faisaient acquérir de jour en jour plus de richesse, d'importance et de pouvoir dans l'État.

La chute du régime communal n'a donc pas eu pour effet, à vrai dire, d'arrêter le développement de la classe populaire. Ce développement se continuait parallèlement, sous d'autres formes, et la monarchie elle-même le favorisait. Mais il importerait de savoir si cette forme de l'émancipation du tiers état, qui est la seigneurie communale, n'était pas la meilleure de toutes, celle qui devait conduire le plus rapidement la société populaire au but marqué à son ambition. L'existence des libertés communales était-elle compatible avec la mission de la monarchie, chargée de fonder l'unité morale et politique de la nation ? La destruction de ces libertés a-t-elle été, à tout prendre, un mal ou un bien ?

Sur ce point, la pensée de nos historiens n'a jamais été nettement exprimée. Guizot affirme que si les libertés communales avaient pu subsister et s'adapter au cours des choses, les institutions, l'esprit politique de la France y auraient gagné. Deux pages plus loin, il se déclare convaincu que la centralisation qui caractérise notre histoire a valu à notre France beaucoup plus de prospérité et (le grandeur, des destinées plus heureuses et plus glorieuses qu'elle n'en eût obtenu si les institutions locales, les indépendances locales, les idées locales, y fussent demeurée-souveraines, ou seulement prépondérantes. Il y a une certaine contradiction entre ces deux affirmations. Au fond l'éminent historien est partisan plutôt de la centralisation que des libertés locales : mais il semble s'excuser de cette opinion, en niant que le régime communal ait été chez nous capable de vivre, de durer et de porter ses fruits.

Nous n'en sommes pas aussi certains. Il est difficile d'affirmer que ce régime ne pouvait s'adapter aux institutions générales de la France. Comment le savoir, en effet, puisque la centralisation monarchique ne lui a pas permis de vivre ? Elle l'a fait disparaître au moment où il commençait à se transformer, à prendre une direction plus libérale, plus favorable à l'intérêt du plus grand nombre ; au moment où les oligarchies bourgeoises, qui disposaient des communes, admettaient, de gré ou de force, la population ouvrière à prendre part à l'élection des magistratures et au gouvernement de la cité. Pourquoi la puissance communale, assise sur une base plus large et plus solide, grâce à cette réorganisation démocratique, n'aurait-elle pas assuré aux villes, malgré les manifestations bruyantes et l'agitation périodique qui accompagnent forcément l'exercice de la liberté, de longues années de prospérité et de grandeur ? Nous admettons qu'il fut impossible à la royauté capétienne de conserver aux villes libres ce caractère d'États indépendants et de puissances politiquement isolées qui aurai' fait obstacle à la grande œuvre de l'unité nationale ; nous supposons qu'elle n'aurait pu se dispenser de les rattacher, par certains liens, au gouvernement central et aux institutions générales du pays ; mais ne pouvait-elle leur laisser, dans l'ordre administratif et judiciaire, la plus grande partie de leur ancienne autonomie ?

Sans doute le régime communal avait ses défauts et même ses vices ; nous les avons montrés à maintes reprises ; ce sont les défauts et les vices inhérents à toutes les aristocraties. Mais on ne peut nier qu'il eut aussi d'excellents côtés. Il faisait du bourgeois un citoyen ; il développait chez lui l'esprit d'initiative, les instincts d'énergie que favorisent la vie militaire et la pratique quotidienne du danger, l'habitude de prendre sans hésitation les responsabilités et de les soutenir avec constance, enfin les sentiments de fierté et de dignité qu'inspirent à l'homme l'exercice d'un pouvoir indépendant, la disposition de soi-même, la gestion de ses propres affaires. A ce point de vue, il faut regretter que les communes françaises n'aient pas conservé plus longtemps une autonomie dont elles n'avaient pas toutes abusé. Si l'on est convaincu, comme semble l'être Guizot, que ces républiques n'étaient que des foyers de tyrannie oligarchique, d'anarchie et de guerres civiles, on conçoit qu'il est logique de leur préférer l'ordre, même acheté au prix de la liberté. Mais on ne peut affirmer que nos villes libres aient été placées rigoureusement dans la triste alternative de périr par leurs propres excès ou de se sauver par l'assujettissement. La situation n'était pas aussi désespérée on pouvait prendre un moyen terme et se tenir au juste milieu. Les rois et leurs agents ne l'ont pas voulu. C'est en quoi l'œuvre de la monarchie a été excessive. Nous croyons qu'elle aurait pu laisser vivre les communes, dans certaines conditions, sans danger pour son propre pouvoir, et peut-être avec grand profit pour l'éducation morale et politique de la nation.

 

FIN DE L'OUVRAGE