LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE QUATRIÈME

 

LES TROIS PÉRIODES

 

 

Différentes phases de la politique suivie par les Capétiens à l'égard des communes. — Première période. Louis VI et Louis VII. — Seconde période Philippe Auguste confirmateur et fondateur de communes. — Raisons d'ordre militaire, politique, financier, qui expliquent la faveur témoignée par ce roi au régime communal. — Troisième période. Saint Louis et ses successeurs. — Assujettissement et exploitation des villes libres. — La politique des rois et celle des baillis.

 

Nous venons d'étudier l'importante question des rapports de la royauté avec le mouvement communal par ses côtés généraux ; il faut aussi l'envisager dans ses particularités, en montrant qu'elle a plusieurs fois changé d'aspect et de caractère sous les différents princes qui se sont succédé du XIIe au XIVe siècle. Ici l'historien doit distinguer trois périodes, qui correspondent à autant de phases diverses de la politique suivie par les souverains :

1° Les règnes de Louis VI et de Louis VII : période de demi-hostilité ;

2° Le règne de Philippe Auguste et celui de Louis VIII, son annexe : période d'alliance ;

3° Les règnes de saint Louis, de Philippe le Hardi, de Philippe le Bel et de ses trois fils : période d'assujettissement et d'exploitation.

 

L'incohérence et les contradictions qui ont été signalées dans la politique royale se retrouvent à toutes les époques, mais elles caractérisent ; plus particulièrement, la période de début, celle qui comprend les règnes de Louis VI et de Louis VII. Surprise par l'explosion des révoltes populaires et la rapidité de leur propagation, partagée entre la protection qu'elle doit à l'Église et la mission de bienfaisance qu'il lui faut remplir envers le peuple, la royauté hésite et se délie. Elle n'est point encore assez sûre de sa propre force pour encourager ouvertement el avec suite un mouvement dont elle redoute l'extension à ses propres domaines. Au XIIe siècle surtout, le gouvernement capétien dépend étroitement du clergé, dans lequel il trouve son meilleur appui, au point de vue militaire comme au point de vue financier. Il lui est donc difficile de favoriser une révolution principalement dirigée contre les seigneuries d'Église. Ainsi s'explique l'attitude illogique de Louis VI et de Louis VII, qui révoquent les chartes communales après les avoir octroyées, détruisent les communes après les avoir fondées, ou, quand ils ne prennent pas de mesures aussi radicales, s'opposent énergiquement au développement des libertés bourgeoises, pour que leurs évêques et leurs abbés n'aient pas trop à en souffrir.

Les deux princes que nous venons de nommer n'ont pas eu, d'ailleurs, en face du mouvement communal, une attitude identique. Il existait entre eux une différence sensible d'humeur et de tempérament.

Louis VI ne fut pas un politique, mais un soldat, et un soldat très pénétré de ses devoirs. Il se considérait, avant tout, comme obligé de mettre hors d'état de nuire les persécuteurs des moines et des clercs. Les nombreux privilèges qu'il accorda et dont bénéficièrent surtout les paysans et les bourgeois des terres d'Église, étaient plutôt des actes de dévotion que des concessions réfléchies, fait& directement en vue de l'affranchissement populaire. Sans doute, il a sanctionné (le son approbation les chartes de communes que les évêques et les abbés avaient été contraints d'accorder t leurs sujets ; mais quand ces mêmes seigneurs ont manifesté ouvertement leur hostilité contre les institutions communales, il n'a pas hésité à les suivre sur ce terrain. Bien qu'il ait été lui-même plus d'une fois engagé dans de violents démêlés avec ses évêques, il ne paraît pas avoir employé contre eux cette tactique naturelle qui consistait à développer, à leur détriment, les libertés des cités et des bourgs. Ajoutons que ce soldat, à qui ses contemporains attribuent, d'un commun accord, une sorte de bonhomie candide, apparente en maintes occasions, était particulièrement sensible à l'appât du gain. A lui surtout s'applique le reproche d'avoir mis parfois à l'enchère l'existence et les libertés des communes.

Avec Louis VII, la conduite du gouvernement sembla moins naïvement subordonnée à l'intérêt pécuniaire ou à la nécessité de se concilier la faveur de l'Église. Elle se développa et s'accusa déjà dans un sens plus favorable aux revendications des classes inférieures. Louis le Jeune n'avait pas les qualités militaires qui donnèrent tant de prestige à son pare et il ne s'entendait guère mieux que lui à la politique ; son irrésolution, son imprévoyance, son manque d'initiative, sa crainte de toute responsabilité ont failli plus d'une fois mener le royaume à sa perte. Mais ce prince, faible et pusillanime, avait ce bon côté qu'il était naturellement porté à sympathiser avec les petits et les humbles, avec ceux qui étaient opprimés et qui souffraient. Malgré sa dévotion méticuleuse et son respect absolu pour l'Église, il a eu l'intelligence et la force d'âme de surmonter le préjugé ecclésiastique en accordant aux juifs une protection bienveillante qui parut incompréhensible aux contemporains. Un tel homme devait être enclin à encourager les tentatives du peuple dans la voie de l'affranchissement et du progrès. En effet, il a été prodigue de chartes bourgeoises ; il a contribué, plus qu'aucun souverain, à étendre le mouvement de fondation des villes neuves ; ses diplômes témoignent même d'une commisération particulière à l'égard de la classe servile. Enfin il est peut-être permis d'affirmer qu'il a suivi, dans ses rapports avec les communes, une ligne de conduite plus ferme et plus droite que celle de Louis le Gros.

Il parait, en tout cas, s'être mieux rendu compte de l'intérêt qu'avait le pouvoir royal à développer dans les cités les associations libres, pour les opposer à l'autorité des seigneurs d'Église. En maintes occasions il a usé du pouvoir temporaire que lui donnait la vacance des prélatures pour émanciper les populations urbaines et rurales qui avaient recours à son patronage. Sans doute il n'a ras toujours réussi à maintenir et à faire vivre les communes qu'il avait fondées ; devant les réclamations des clercs et des papes, il a souvent, manqué de persévérance et d'énergie ; il a faibli et s'est dérobé. On peut en accuser à la fois son tempérament et les nécessités de sa politique ecclésiastique, mais l'initiative qu'il a prise n'a pas toujours été infructueuse. Dans certains cas — on l'a vu dans l'affaire de la commune du Laonnais —, sa résistance à l'épiscopat a été plus durable et plus vigoureuse qu'on n'était en droit de s'y attendre. Bref, s'il est difficile de constater dans les documents relatifs à Louis VI l'indice d'une opinion réellement favorable à l'extension des institutions communales, on ne peut plus en dire autant de Louis VII. Cette opinion s'est fait jour sous son règne ; elle se manifeste dans les faits, et commence même à se produire théoriquement.

 

L'entente entre la bourgeoisie communale et la royauté, déjà appréciable sous Louis le Jeune, s'est établie définitivement, pour devenir même une véritable alliance, sous le règne de son successeur.

De tous les rois de France, Philippe Auguste est celui qui a confirmé ou créé le plus grand nombre de communes ; celui qui a mis le plus de bienveillance et de libéralisme dans ses rapports avec les gouvernements communaux. Guizot a depuis longtemps aperçu et révélé ce fait indiscutable, mais sans savoir au juste combien il était dans la vérité. Le tableau qu'il a donné des actes du gouvernement de Philippe relatifs aux communes est singulièrement incomplet. Il ne les connaissait guère que par le Recueil des Ordonnances ; mais ceux qui ont entre les mains l'inappréciable Catalogue de M. Léopold Delisle et les travaux récents consacrés à l'histoire des communes du nord peuvent en mesurer plus exactement l'importance. La faveur accordée par le vainqueur de Bouvines aux institutions communales est un des côtés caractéristiques de ce règne si bien rempli.

Dans ses nombreuses confirmations, Philippe a sanctionné de son autorité les chartes de communes qui avaient été octroyées, par son père et son grand-père, en faveur des localités domaniales proprement dites : Corbie, Soissons, Noyon, Beauvais, Compiègne, Saint-Riquier, Laon, Senlis, etc. De plus, il a reconnu et confirmé les communes établies, avant lui, dans les pays que sa politique ou ses armes ont annexés au patrimoine héréditaire. On le vit ainsi prendre à son compte les municipalités libres fondées par la féodalité du Vermandois, de la Flandre, du Ponthieu, et notamment celles que les Plantagenêts avaient instituées en grand nombre dans leurs États continentaux. Beaucoup de ces confirmations ne sont pas simplement la reproduction du premier acte d'octroi. Elles contiennent des articles additionnels destinés soit à introduire plus d'ordre et de régularité dans les rapports financiers du roi et de la ville, soit à accroître les prérogatives administratives et judiciaires des bourgeois associés.

Non content de confirmer les communes déjà fondées, Philippe Auguste a créé lui-même un grand nombre de villes libres, beaucoup plus qu'aucun de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Il a même véritablement prodigué, sur certains points, les institutions communales, non seulement dans les villes où son autorité rencontrait la concurrence d'un autre seigneur, mais dans son domaine particulier. Ce fait, qui implique une dérogation à la politique générale des Capétiens, peut trouver son explication.

La fondation d'une commune amenait toujours la diminution plus ou moins grande du pouvoir seigneurial, puisque le seigneur abdiquait, en faveur des bourgeois affranchis, une partie de ses droits politiques, administratifs et judiciaires. Quel intérêt eut donc Philippe à multiplier les communes quand il s'agissait de localités de son domaine, où il n'avait à combattre aucune influence -féodale, où il était le maître unique et obéi ? Les mobiles auxquels il parait avoir cédé, sont de différents ordres. Le principal est l'intérêt militaire. A côté des villes simplement privilégiées, fondées ou développées en vue de l'exploitation agricole et financière, situées généralement dans la région intérieure du domaine, Philippe Auguste voulut qu'il existât des villes de défense, des lieux fortifiés, organisés surtout pour la résistance, où l'esprit militaire pli s'entretenir et se transmettre de génération en génération. 1i ne s'agissait point d'accorder à ces localités des privilèges importants en matière de finance et de commerce ni d'y faire affluer les étrangers. Ou no voit pas, en effet, que Philippe ait jamais octroyé les franchises de Lorris à une commune proprement dite. L'essentiel était que la ville libre fût munie de solides remparts et d'une milice aguerrie, capable de résister aux agressions. La commune, ainsi comprise, devait être surtout placée dans les marches, c'est-à-dire dans la partie frontière du domaine, par exemple dans le Vexin, la Picardie, le Laonnais, le Soissonnais, provinces exposées plu› ; que d'autres aux incursions de l'Anglais et du Flamand. Or, on ne l'a pas assez remarqué, ce fut précisément dans c'cs régions que Philippe Auguste prodigua les constitution :- communales.

Sous ses prédécesseurs, l'histoire avait déjà fourni au moins un exemple de l'introduction du régime communal dans des villes de marches. Telle était la commune de Mantes, créée par Louis le Gros en 1110, renouvelée en 1150 par Louis VII. Les rois d'Angleterre, avaient appliqué le même principe dans le duché normand. Henri II et Jean sans Terre, en prodiguant les chartes communales aux villes de leurs domaines continentaux les plus exposées à l'hostilité des Français, avaient eu surtout pour objet de se créer une clientèle armée et des milices obéissantes. Il n'est donc point surprenant que Philippe Auguste, dont le règne fut essentiellement militaire, ait suivi la même tradition. C'était une nécessité de sa situation, dans la lutte à outrance qu'il devait soutenir contre ses redoutables voisins.

La raison militaire n'est d'ailleurs pas la seule qui ait déterminé Philippe à propager les institutions communales : il eut égard aussi à l'intérêt politique. On s'étonne au premier abord qu'il ait rétabli, en 1186, la commune de Sens, fondée puis abolie dans la première période du règne de Louis VIL Sens n'était pas un pays menacé : c'était une ville de séjour. Mais il faut songer que le pouvoir du roi, à Sens, était fortement contre-balancé par celui de l'archevêque et de l'abbé de Saint-Pierre-le-Vif. L'institution de la commune ne pouvait que favoriser l'extension de l'autorité royale aux dépens des souverainetés ecclésiastiques. D'ailleurs, accorder une charte communale aux bourgeois de Sens parut le seul moyen de pacifier la ville et de mettre fin à la guerre que les habitants et l'archevêque se faisaient depuis plus d'un demi-siècle. Enfin, à regarder de près cette charte de libertés, on s'aperçoit. qu'elle diffère de celles que Philippe Auguste accordait, à la même époque, aux villes fortifiées du Vexin, du Laonnais ou du Soissonnais. La préoccupation d'ordre militaire ne s'y décèle nulle part. On y trouve, au contraire, la plupart des stipulations qui conviennent particulièrement aux lieux de peuplement, aux centres agricoles et commerciaux.

Il faut tenir compte enfin de la raison financière, à laquelle Philippe Auguste n'était pas moins sensible que Louis le Gros. Dans la plupart des chartes communales accordées par ses prédécesseurs, il n'est pas question de la redevance exigée des bourgeois en retour de l'octroi de la commune. Au contraire, beaucoup de chartes de Philippe contiennent, comme article final, une disposition formelle sur la rente que la commune est tenue de servir au souverain. Ces stipulations pécuniaires ne doivent pas nous faire croire que Philippe exploitait ses communes comme ses villes de bourgeoisie. La rente exigée des villes libres était destinée à compenser la perte que faisait subir au roi l'abandon d'un certain nombre de ses prérogatives seigneuriales. Philippe l'a dit expressément dans un article de la charte de Sens : texte instructif, qui montre bien que le droit de commune était, dans une certaine mesure, l'équivalent de ce que le roi perdait en autorisant le lien communal.

On se ferait une idée insuffisante de l'activité de Philippe Auguste si l'on se bornait à constater les confirmations et les créations de communes dont la société populaire lui fut redevable. Une fois la commune reconnue ou fondée, il est intervenu souvent dans la vie intime de ces petites républiques, soit pour développer leurs institutions et compléter, en leur faveur, les dispositions de la charte communale, leurs privilèges financiers, judiciaires, administratifs ; soit pour y maintenir l'ordre et les protéger contre leurs propres excès ; soit enfin pour régler leurs rapports avec la féodalité et surtout avec l'Église. L'examen, même superficiel, de ces trois ordres de faits nous entraînerait au delà des limites que nous nous sommes tracées. H suffit de remarquer que c'est véritablement du règne de Philippe Auguste que date le patronage actif exercé par le gouvernement capétien sur les villes libres.

Sous son règne, cette tutelle n'était pas encore trop onéreuse : elle eut généralement un caractère libéral et bienfaisant. Philippe Auguste a cherché à bien tenir la balance égale entre les prétentions de la commune et celles du clergé local. On l'a vu déférer quelquefois aux réclamations et aux vœux des gens d'Église, mais, obligé de ménager son clergé et de faire respecter des droits établis el consacrés par l'opinion publique, il ne pouvait pas toujours suivre exactement sa ligne de conduite. Pour plaire aux prélats, ou dans un scrupule de dévotion — ce qui arriva surtout au moment de son départ pour la croisade —, il est allé jusqu'à mettre en doute l'existence légale de la commune de Corbie, jusqu'à détruire la commune déjà ancienne du Laonnais. Ce sont là des dérogations exceptionnelles à sa politique ; elles n'en altèrent pas le caractère général. Le règne de Philippe Auguste est bien réellement la période de l'alliance effective conclue entre le pouvoir monarchique et le régime communal, alliance fondée sur la sympathie mutuelle, comme sur la réciprocité des services rendus.

 

Après Philippe Auguste, l'attitude du gouvernement royal à l'égard des communes cesse d'être la même. A la politique de protection succède la politique d'assujettissement et d'exploitation.

Les deux grandes figures de saint Louis et de Philippe le Bel, qui dominent la troisième période, sont profondément dissemblables. Mais, à considérer l'ensemble des faits, les idées et la conduite personnelles des princes n'ont que médiocrement influé sur la direction et le développement de l'évolution communale. Avec les baillis et le Parlement, la machine monarchique est en possession de ses rouages essentiels ; elle fonctionne et ne s'arrêtera plus. En vain le roi essayerait d'en suspendre la marche ou de la diriger dans un autre sens : l'innombrable armée des agents de la couronne ne cesse d'être en mouvement pour détruire les juridictions rivales, supprimer les puissances gênantes, remplacer partout les dominations particulières par le pouvoir unique du souverain. A l'infinie diversité des libertés locales elle veut substituer la régularité des institutions, la centralisation dans l'ordre politique et administratif. De ce mouvement fatal, irrésistible, les communes ont été victimes aussi bien que la féodalité. Seigneuries indépendantes, elles ne pouvaient que porter ombrage au gouvernement central. La logique impitoyable des gens du roi exigea leur disparition en tant que puissances politiques ; on s'efforça de les faire rentrer dans le droit commun, c'est-à-dire dans la grande classe des bourgeoisies assujetties. La mainmise du pouvoir royal sur les communes, leur suppression ou leur transformation en villes d'obédience, tel est le fait capital qui caractérise la plus grande partie du XIIIe siècle et le début du XIVe. A l'avènement de Philippe de Valois, certaines communes subsisteront de nom et d'apparence ; elles jouiront encore d'un semblant d'institutions libres : en réalité la liberté aura disparu. Sauf leur étiquette trompeuse, elles sont devenues, comme toutes les autres, les bonnes villes du roi et ne s'appartiennent plus.

Par quels procédés la royauté est-elle arrivée à supprimer le régime communal, ou du moins à l'altérer de telle façon qu'il cessât absolument d'être lui-même ? L'assujettissement des communes s'est accompli par deux voies principales qui conduisaient le roi et ses agents au même but. Ils les ont atteintes politiquement et financièrement : politiquement, en s'attribuant, sous une forme plus ou moins directe, la nomination des magistrats municipaux, et en intervenant tous les jours, sous prétexte de rétablir l'ordre, dans les affaires et les démêlés des citoyens ; financièrement, en profitant de la mauvaise gestion des deniers municipaux pour imposer aux villes libres la tutelle et le contrôle de l'administration centrale.

Si les aristocraties bourgeoises, qui gouvernèrent si longtemps les communes, avaient pu rester en possession de l'autorité, il n'aurait pas été si facile au gouvernement royal de s'immiscer dans les affaires de ces petites républiques. Les prétextes lui auraient manqué pour imposer aux bourgeois une protection dont chaque marque nouvelle équivalait à une diminution d'indépendance. Mais les démêlés qui surgirent, dans la plupart des grandes villes, entre les familles riches et le commun peuple, amenèrent l'intervention fréquente du souverain, avec toutes ses conséquences. Les successeurs de saint Louis favorisèrent souvent, au détriment de l'antique constitution communale, le développement de la démocratie. Ils bénéficièrent tout au moins des luttes violentes qu'elle engagea avec les pouvoirs municipaux. Dans les moments de crise, au milieu des troubles que suscitait la nomination du maire et des magistrats, le Capétien désignait un maire de son choix, créait d'office une commission municipale, obligeait la bourgeoisie dominante à laisser au peuple une certaine part dans l'élection des fonctionnaires. En temps normal, il essayait d'amener les communes à cette forme de constitution dont le type était représenté par les Établissements de Rouen, charte qui lui laissait le droit de choisir lui-même le maire sur une liste de trois candidats présentés par la municipalité. Cette constitution qui, on l'a vu, ne conférait à la commune qu'une demi-indépendance, était celle que les Plantagenêts avaient propagée dans leurs États. Philippe Auguste après eux l'accepta et la confirma avec empressement, partout &I il l'avait trouvée établie. Saint Louis, par l'ordonnance de [1262], s'efforça de l'étendre d'abord à la Normandie entière et ensuite à tout le domaine royal.

La théorie qui énumère et précise les cas où la royauté s'arrogeait le droit de régler les affaires intérieures des communes se trouve toute faite dans Beaumanoir. Elle fut exactement et minutieusement appliquée par les baillis et les prévôts royaux, représentants permanents des intérêts monarchiques dans les villes libres.

La tache de ces officiers était double. Elle consistait d'abord à diminuer tout pouvoir seigneurial qui s'interposait entre le roi et la commune, de façon à transformer les bourgeois, vassaux de la féodalité ou de l'Église, en sujets immédiats de la couronne. L'autorité monarchique mise ainsi hors de pair, les agents du roi entamaient progressivement la juridiction des corps municipaux par les mêmes procédés qu'ils employaient pour empiéter sur les juridictions féodales et ecclésiastiques, en multipliant les cas royaux, les appels au Parlement, et en réformant les jugements des jurés et des échevins. Agissant avec un zèle infatigable dans cette double direction, les officiers de la couronne semblent. tous se conformer à des instructions précises et identiques. Est-il besoin de dire qu'en réalité il n'y a pas eu entre eux d'entente préalable ; qu'ils n'ont même probablement reçu aucun mot d'ordre du pouvoir central ? ils ne faisaient qu'obéir à leur instinct, à la fatalité de leur situation. Leur tendance à ne point tenir compte, dans les communes, des droits seigneuriaux et des droits municipaux, a été plus d'une fois condamnée par les rois eux-mêmes, surtout par saint Louis ; on essaya de l'enrayer par les arrêts formels du parlement de Paris. Mais, peu soucieux de se voir désapprouver et démentir, ils n'en poursuivaient pas moins leur œuvre destructive de tout privilège comme de toute liberté. Gr .ce à leur zèle, les juridictions municipales, à la fin du XIIIe siècle, n'existaient plus que nominalement.

C'est surtout dans l'ordre financier que l'action monarchique a été promptement et entièrement fatale à l'indépendance des communes. Nous avons déjà constaté que, sur ce terrain, les bourgeois donnèrent prise eux-mêmes à l'intervention du pouvoir central. L'imprévoyance, le désordre, l'immoralité de leur administration justifièrent trop souvent les faillites et les liquidations forcées, mal contagieux qui gagna peu à peu la plupart des villes libres. Saint Louis. est le seul roi qui, avant de profiter de la déplorable situation financière des communes, essaya de l'améliorer par des réformes. On a vu que son ordonnance de [1262] n'aboutit qu'à d'insignifiants résultats. La force des choses voulait que la royauté bénéficiât encore des fautes et des malheurs qui menaient partout les villes à leur ruine. Ce n'est point par leurs propres fonctionnaires, convaincus d'incapacité sinon de malhonnêteté, que les communes liquident leur dette, mais par le concours des gens du roi : ou bien elles se résignent à accepter pour toujours la tutelle financière du gouvernement royal, ou bien elles se dissolvent pour entrer dans la grande société des bourgeoisies- dépendantes, plus ou moins privilégiées.

La royauté n'a pas seulement exploité à son profit cette décadence du régime communal ; on doit reconnaître qu'elle l'a précipitée par tous les moyens. Il semble qu'elle ail voulu, de propos délibéré, entretenir dans les villes les désordres financiers dont elle s'autorisait ensuite pour imposer son intervention et son contrôle. Quand on voit Philippe le Bel accabler les communes d'amendes et de tailles exagérées, profiter du déficit pour supprimer les institutions libres, puis les revendre aux bourgeois avec un bénéfice considérable (comme il l'a fait à Rouen et à Amiens), on est tenté d'accuser la monarchie d'avoir systématiquement ruiné les villes libres, pour les amener à se dégoûter de leur indépendance et à se courber d'elles-mêmes sous le joug.