LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE QUATRIÈME

 

L'ÉGLISE ET LE MOUVEMENT COMMUNAL

 

 

Hostilité constante témoignée aux communes par l'Église. — Rareté et insignifiance des exceptions. — Attitude du clergé inférieur. — Les curés laonnais en 1236. — Opinion des ecclésiastiques du ni° siècle sur les communes. — Le sermon de Jacques de Vitry. — Caractère violent de la répression ecclésiastique. — Comment l'Église empêcha la formation et le développement des gouvernements communaux. — Politique suivie par les papes à l'égard des communes.

 

L'Église a fait une guerre implacable aux communes ; si les circonstances l'ont obligée parfois à désarmer, elle est restée toujours méfiante, malveillante, à l'affût des occasions qui lui permettaient de reprendre l'offensive et de ressaisir les avantages perdus. Cette antipathie prononcée et constante que les seigneurs ecclésiastiques éprouvaient pour les libertés bourgeoises ne s'est pas seulement manifestée dans les faits, par l'âpreté même de la lutte et la cruauté des répressions : elle s'est accusée ouvertement, violemment, par la parole, dans la bouche même des chroniqueurs monastiques qui faisaient l'histoire, des évêques qui dénonçaient les tentatives populaires, des prédicateurs qui, du haut de la chaire, flétrissaient le régime communal.

Il y eut des exceptions à cette règle, mais moins nombreuses et moins probantes qu'on ne l'a dit. Certains historiens ont trop facilement jugé de l'attitude du clergé par celle de l'évêque du Mans et des prêtres des paroisses de cette ville, qu'on voit marcher avec croix et bannière, en tête de l'armée communale[1], ou par celle de Geoffroi, évêque d'Amiens, qui, uni aux bourgeois contre les dominations laïques, contribua puissamment à la fondation de la commune dans sa cité. Ils ont invoqué l'exemple d'une ville, comme Metz, où le chapitre de la cathédrale, à la fin du xiie siècle, célébrait solennellement, toutes les semaines, une messe pour la conservation de la cité et une autre pour le salut du peuple[2]. Ils ont fait de l'évêque Baudri, qui accorda la commune de Noyon, vers 1108, un prélat particulièrement favorable aux aspirations populaires, et, de la ville de Noyon, le type de ces communes anciennes qui auraient dû leur régime privilégié à la gracieuse libéralité du clergé. Ils ont allégué enfin tous les préambules des chartes communales où se trouve formellement mentionnée la participation d'un évêque ou d'un abbé à la fondation de la ville libre.

Mais la question est de savoir (ce que les textes officiels ne disent pas) si cette participation du clergé local a été bénévole et volontaire, ou si elle ne fut pas un aveu d'impuissance devant le fait accompli. Il nous semble fOrt douteux qu'un abbé de Corbie, au début du XIIe siècle, ait établi sciemment et de son plein gré la commune contre laquelle ses successeurs allaient soutenir une lutte opiniâtre de plus de deux cents ans. Qu'on prenne garde aussi à ne pas confondre la légende avec l'histoire. Des recherches récentes ont révoqué en doute la spontanéité de la faveur témoignée par l'évêque Baudri aux tentatives communalistes des Noyonnais. A Noyon même, ville pleine d'établissements religieux et paisible de mœurs, des troubles et des séditions coïncidèrent, s'il faut en croire certains indices, avec l'établissement du régime communal. On n'a en somme aucune raison d'attribuer à Baudri un tempérament débonnaire qu'on ne rencontre pas d'habitude chez les autres évêques ses contemporains[3].

Quelques prélats, surpris par l'explosion de la force populaire, par la rapidité du mouvement d'insurrection, ont pu s'incliner devant les faits, accepter même de prêter serment au nouveau régime, et s'employer à le faire consacrer par l'approbation royale. Pour un petit nombre de seigneurs ecclésiastiques, que l'intérêt pécuniaire ou la contrainte paraissent avoir amenés à subir les conséquences de la révolution bourgeoise, combien d'autres ont préféré la lutte ? La persévérance et l'ardeur de leur opposition montrent clairement que l'Église considérait le maintien de ses droits comme incompatible avec le développement des libertés urbaines. D'ailleurs, les rares évêques et abbés qui se sont prêtés, au premier moment, à l'émancipation des bourgeoisies n'ont pas tardé à revenir sur les concessions faites et se sont retrouvés les ennemis les plus acharnés du régime qu'ils avaient d'abord accepté. Le clergé avait ses raisons, sans doute, pour ne point aimer le régime communal, mais l'hostilité qu'il lui témoigna ne peut être niée, en dépit des exceptions apparentes. Elle est le fait qui domine toute l'histoire de nos cités libres pendant la durée entière du moyen âge.

Les historiens n'ont pas remarqué que certains documents fournissent l'indice d'une division, d'une divergence d'opinion et de conduite, qui se serait manifestée, au sujet du mouvement communal, entre les diverses catégories de gens d'Église, et particulièrement entre le haut et le bas clergé. Au moyen âge, les simples curés des paroisses urbaines et rurales, souvent exploités et durement par les hauts seigneurs d'Église, archidiacres, chapitres, évêques et abbés, ne se montrèrent pas toujours disposés à partager les défiances et, les rancunes de leurs chefs. L'attitude de ce clergé inférieur en face du mouvement communal n'a-t-elle pas été différente de celle de l'épiscopat ? A priori, il semble qu'on puisse répondre affirmativement ; mais les faits qu'on pourrait citer ne sont pas nombreux.

Lorsque les bourgeois de Laon firent, en 1110, une première tentative pour se constituer en commune, Guibert de Nogent laisse entrevoir que l'Église laonnaise ne fut pas tout entière hostile. Il dit expressément[4] qu'une partie du clergé et de la noblesse locale s'unit aux bourgeois par un lien d'association mutuelle, pendant une absence de l'évêque. Ces clercs et ces nobles, il est vrai, en poussant le peuple à faire la commune, ne songeaient qu'à se faire chèrement payer leur concours. Mais quel que fût le motif, il ressort nettement du récit de l'historien que la commune de Laon fut fondée avec l'aide d'une partie du clergé et dirigée contre l'évêque. Celui-ci, ajoute-t-il, fortement irrité contre les auteurs de cette nouveauté, resta quelque temps sans entrer dans la cité. Quel était ce clergé qui collabora ainsi avec la bourgeoisie ? Il est possible que le chapitre cathédral de Notre-Darne, souvent en rivalité et même en lutte ouverte avec l'évêque, fût entré momentanément dans la conjuration, car Guibert y comprend les archidiacres. Mais on ne se tromperait guère en supposant que le clergé des différentes paroisses de la ville y adhéra surtout avec empressement.

A Reims, au témoignage de Jean de Salisbury, pendant une certaine période de la lutte engagée entre l'archevêque Henri de France et la commune, une partie du clergé rémois fit cause commune avec la bourgeoisie contre la domination tyrannique de l'épiscopat.

Au siècle suivant, en 1236, il se passa, à Laon, un épisode qui tend à prouver que le clergé inférieur n'avait pas toujours pour la commune autant d'antipathie que les prélats. Le maire et les jurés de Laon avaient fait emprisonner trois hommes que le chapitre de Notre-Dame revendiquait pour sa justice. Ils refusèrent de céder et furent excommuniés par les chanoines. Ceux-ci envoyèrent la sentence d'anathème à tous les curés pour qu'ils la publiassent dans leurs paroisses. Les curés s'y refusèrent, soit qu'ils voulussent se conserver à tout prix la bienveillance de la municipalité, soit qu'à leurs yeux la sentence d'excommunication fût réellement injuste. Une telle résistance était chose rare au moyen âge. Le doyen du chapitre contraignit les curés récalcitrants à comparaître devant les chanoines assemblés. Là on les fit mettre à genoux ; on les condamna à donner satisfaction et à publier la sentence le dimanche suivant. Un de ces curés, celui de Saint-Michel, sentant plub profondément que les autres l'humiliation que le chapitre lui avait infligée, refusa de porter, selon l'usage, le texte de l'évangile àla procession des Rameaux. Pour ce fait, on le suspendit de ses fonctions, et comme il résista encore, il fut à son tour excommunié. Mais il ne tarda pas à trouver une occasion de vengeance. Quelques années après, les chanoines furent eux-mêmes excommuniés par des commissaires du Saint-Siège. Le curé de Saint-Michel entra dans l'église cathédrale pendant les vêpres, un cierge allumé à la main, et, prononçant à haute voix la sentence lancée contre le chapitre, renversa son cierge et l'éteignit, formalité qui accompagnait toujours l'anathème[5].

Faut-il donc croire que le mouvement communal n'a pas eu contre lui l'unanimité de l'opinion ecclésiastique et que ceux des membres du clergé qui, par origine et par situation, touchaient de plus près au peuple, n'étaient point aussi opposés que les autres aux revendications populaires ? Dans l'état présent de la science, cette conclusion reste hypothétique. Ce qui est certain au contraire, c'est qu'il s'est produit, dans tous les rangs de l'Église, à toutes les époques du moyen âge, un concert de réprobation dont les échos ; bien qu'affaiblis, sont parvenus jusqu'à nous.

La première note de ce concert semble avoir été donnée par le célèbre Ive de Chartres. Dans la lettre qu'il adressa, en 1099, au doyen et aux chanoines de l'église de Beauvais[6], Ive parle de la commune de Beauvais comme récemment fondée, mais il la traite de conspiration turbulente et affirme que l'évêque de Beauvais n'est nullement obligé de tenir compte du serment que se sont prêté les bourgeois, pas plus que de celui qu'il a prêté lui-même quand il a juré de respecter les coutumes de la cité. De tels pactes, ajoute-t-il, n'engagent personne et sont nuls, parce qu'ils sont contraires aux lois canoniques et aux décisions des saints Pères. Le mouvement communal fut donc condamné dès le début, comme contraire aux canons, par un évêque qui passait aux yeux de ses contemporains, pour être un des représentants les plus autorisés de la science et de la religion.

Les hommes d'Église du XIIe siècle n'ont fait qu'appliquer le principe posé par Ive de Chartres et endosser son opinion. Il suffit de citer : l'abbé Guibert de Nogent, à qui le seul nom de commune inspire une sainte horreur exprimée par ces mots : Commune, nom nouveau, nom détestable[7] ; l'historien des évêques du Mans, qui ne voit dans la commune qu'une audacieuse conspiration signalée par d'abominables excès[8] ; l'évêque de Châlons-sur-Marne, qui se réjouit de constater que la fraternité frauduleuse des bourgeois de sa cité n'a eu qu'une existence éphémère[9]. Pour l'Église, la commune n'est et ne peut être qu'une conspiration — c'est le mot partout employé —, une manifestation illégale, factieuse, tendant à détruire les bases mêmes de l'ordre social. L'évêque de Laon, Gaudri, après avoir successivement juré et abjuré .la commune, en parle avec autant d'antipathie que de mépris. Que peuvent faire ces gens-là, dit-il à Guibert de Nogent, que peuvent-ils faire avec leur turbulence ? Si Jean, mon nègre, saisissait par le nez le plus redoutable de ces bourgeois, il n'oserait même pas faire un grognement. Ce qu'ils appelaient hier leur commune, je les ai obligés à y renoncer, au moins tant que je vivrai. L'évêque ne se doutait pas que ces manants craintifs allaient l'assassiner quelques jours après.

Quand on s'aperçut que l'audace des communiers pouvait aller jusque-là le clergé redoubla d'anathèmes. L'archevêque de Reims, Raoul le Vert, venant à Laon, en 1112, après la sanglante révolution, pour réconcilier, c'est-à-dire .pour purifier l'Église, dirigea son sermon contre ces exécrables communes par lesquelles les serfs essayent, contre tout droit et toute justice, de rejeter violemment la domination de leur seigneur : Serfs, a dit l'apôtre, soyez soumis en tous temps à vos maîtres. Et que les serfs ne viennent pas prendre comme prétexte la dureté ou la cupidité de leurs maîtres. Restez soumis, a dit l'apôtre, non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais même à ceux qui ne le sont pas. Les canons de l'Église déclarent anathèmes ceux qui poussent les serfs à ne point obéir, à user de subterfuges, à plus forte raison ceux qui leur enseignent la résistance ouverte. C'est pour cela qu'il est interdit d’admettre dans les rangs du clergé, à la prêtrise, et même à la vie monastique, celui qui est engagé dans les liens de la servitude : car les seigneurs ont toujours le droit, de ressaisir leurs serfs, même s'ils sont devenus clercs. Guibert de Nogent ajoute que ce sermon contre les communes n'a pas été prononcé dans cette seule circonstance : que l'archevêque de Reims a prêché maintes fois, sur ce thème, dans les assemblées royales et dans beaucoup d'autres réunions.

Sermons et anathèmes n'empêchèrent pas les bourgeois de réaliser leur idéal. Les conspirations factieuses du début aboutirent à l'organisation d'un régime qui prit régulièrement sa place dans la société. Forcée de subir les communes et même d'entrer en rapports quotidiens avec leurs gouvernements, l'Église n'en resta pas moins hostile aux villes libres, qu'elle continua à traiter avec mépris, dans lesquelles elle affecta de ne voir qu'une réunion d'agités, dangereux pour leurs voisins, et d'usuriers malhonnêtes qui trafiquaient de tout avec impudence.

Un chanoine de Cambrai, Lambert de Waterlos, qui écrivait à la fin du XIIe siècle, a fait, dans sa chronique, le procès de la commune de Cambrai[10]. Au début, dit-il, elle fut accueillie avec faveur, parce qu'elle avait été instituée par les hommes les plus considérés, des hommes dont la vie était juste, simple, intègre, et qui n'étaient point cupides. Chacun se contentait de ce qu'il avait : la justice et la concorde régnaient chez eux ; l'avarice y était chose rare. Le citoyen respectait le citoyen, le riche ne méprisait pas le pauvre ; ils avaient la plus grande répugnance pour les rixes, les discordes et les procès : ils ne rivalisaient que pour l'honneur et la justice. Quel changement a subi la commune, comment est-elle devenue tout à coup malhonnête, comment d'aussi beaux commencements ont-ils abouti à un tel état de perversité et de honte on ne le voit quo trop clairement. Les citoyens se sont engourdis peu à peu dans la prospérité ; ils se sont insurgés les uns contre les autres ; ils ont laissé impunis les crimes des scélérats ; chacun n'a plus songé qu'à s'enrichir par les moyens les moins honnêtes.... Peu à peu les grands se sont mis à opprimer les petits par le mensonge, le parjure et la force ouverte : droit, équité, honneur, ont disparu : la puissance même de la commune s'est évanouie.

Pour être moins sérieusement exprimée que celle de Lambert de Waterlos, l'opinion d'Étienne de Tournai sur les communes n'est pas moins caractéristique. On l'a souvent citée : Il y a en ce monde trois troupes criardes et une quatrième qu'on ne fait pas taire aisément : c'est une commune de manants qui veulent faire les seigneurs, des femmes qui se disputent, un troupeau de porcs qui grognent et des chanoines qui ne s'entendent pas. Nous nous moquons de la seconde ; nous méprisons la troisième, mais, Seigneur, délivrez-nous de la première et de la dernière !

Au XIIIe siècle, l'autorité ecclésiastique ne cessa pas de fulminer contre le régime communal. On l'attaquait jusque dans les conciles. Le synode de Paris de 1213 dénonça au mépris public ces synagogues — c'est-à-dire ces associations — que des usuriers et des exacteurs ont constituées dans presque toutes les cités, villes et villages de la France, appelées vulgairement communes, qui ont établi des usages diaboliques, contraires à l'organisation ecclésiastique et tendant au renversement presque complet de la juridiction de l'Église.

Le réquisitoire le plus virulent et le plus développé qui ait été prononcé contre les communes se trouve dans les sermons de Jacques de Vitry, successivement curé, chanoine, moine, évêque et cardinal sous le règne de saint Louis. Voici des extraits du deuxième sermon, adressé aux Bourgeois.

Ne sont-ce pas des cités de confusion, ces communautés ou plutôt ces conspirations, qui sont comme des fagots d'épines entrelacées, ces bourgeois vaniteux qui, se fiant sur leur multitude, oppriment leurs voisins et les assujettissent par la violence ? Si l'on force les voleurs et les usuriers à rendre gorge, comment ne devrait-on pas obliger à la restitution des droits volés ces communes brutales et empestées qui ne se bornent pas à accabler les nobles de leur voisinage, mais qui usurpent les droits de l'Église, détruisent et absorbent, par d'iniques constitutions, la liberté ecclésiastique, au mépris des plus saints canons ? Jamais on n'a permis aux laïques, si religieux qu'ils fussent, de s'attribuer les biens d'Église ; le devoir des laïques est d'obéir : ils n'ont pas le droit de commander. Comme l'excommunication a été prononcée contre ceux qui oppriment, par d'injustes décrets, la liberté ecclésiastique, qu'on juge du petit nombre de ceux qui, dans ces cités de Babylone, échappent encore à l'anathème. Cette détestable race d'hommes court tout entière à sa perte : nuls parmi eux, ou bien peu, seront sauvés ; tous marchent à grands pas vers l'enfer. Comment, en effet, pourraient-ils jamais expier les iniquités et les violences dont ils se sont rendus coupables ?

Nous les voyons tous, brûlés déjà du feu d'enfer, aspirer à la perte de leurs voisins, détruire les cités et les autres communes qu'ils persécutent, et se réjouir de la mort d'autrui.... La plupart des communes se font une guerre acharnée : tous, hommes et femmes, sont heureux de la ruine de. leurs ennemis.... On ne voit pas seulement les communiers attaquer leurs pareils ; mais ils s'en prennent encore aux étrangers et aux pèlerins, gens sans défense, qu'ils accablent de péages illicites et rançonnent de toutes façons.... La commune est comme le lion dont parle l'Écriture, qui déchire brutalement, et aussi comme le dragon qui se cache dans la mer et vous guette pour vous dévorer. C'est un animal dont la queue se termine en pointe pour nuire au voisin et à l'étranger, mais dont les têtes multiples se dressent l'une contre l'autre : car, dans la même commune, ils ne font que s'envier, se calomnier, se supplanter, se tromper, se harceler, s'écraser mutuellement. Au dehors la guerre, au dedans la terreur.... Mais ce qu'il y a pardessus tout de détestable dans ces Babylones modernes, c'est qu'il n'existe pas de communes où l'hérésie ne trouve ses fauteurs, ses receleurs, ses défenseurs, ses croyants. Les uns, grassement payés par l'hérétique, le protègent par cupidité ; ils favorisent les ennemis de Dieu, les renégats de la foi, les traîtres au crucifix. Les autres adhèrent aux fausses doctrines, parce qu'elles leur permettent de ne point restituer le produit de leurs vols et de leur usure ; parce que la seule imposition des mains, sans qu'ils aient aucune satisfaction A donner, suffit à leur garantir le salut. Les efféminés et les luxurieux s'empressent d'accepter cette morale de lâcheté et d'énervement, que suivent de trop nombreux disciples[11].

Dans le sermon adressé aux marchands et aux changeurs, Jacques de Vitry revient, avec vivacité, sur le reproche d'usure : Les bourgeois prêtent à usure l'argent de la commune ; mais leurs consciences sont tellement obscurcies qu'ils s'imaginent que l'ensemble des citoyens, que la commune seule est coupable ; et que chacun de ses membres, pris en particulier, est innocent. De là vient qu'au moment de la mort aucun d'eux ne fait pénitence et ne se confesse. Mais si la commune entière est damnée, comment les membres de la commune échapperaient-ils à la damnation ? Si la commune va en enfer, les communiers pourront-ils rester en dehors du gouffre qui les attend ?[12]

Dans cette violente apostrophe, la vérité côtoie l'exagération. On y trouve des reproches injustes ; mais il en est aussi de mérités. La diatribe est longue (encore l'avons-nous écourtée) ; mais il importait de la citer presque en entier. Elle nous apprend ce que l'Église pensait encore, au commencement du xine siècle, du régime communal et de ceux qui en bénéficiaient.

Telle est la théorie ecclésiastique sur les communes. L'histoire du moyen âge prouve surabondamment que les gens d'Église conformèrent, leurs actes à leur opinion La guerre déclarée aux communes par le clergé : fut générale. Il serait impossible d'énumérer tous les points du territoire où l'on vit un évêque, tin abbé, un chapitre en lutte avec les bourgeois des cités ou les paysans des villages. La plupart de cee ; épisodes se ressemblent par le détail : du côté du peuple, les refus d'impôts et h.s émeutes ; du côté du seigneur ecclésiastique, l'excommunication, l'appel à la féodalité ou au roi. Des deux parts, usage alternatif de la violence et de la ruse ; cruauté dans l'attaque comme dans la répression, perpétuelles violations de la foi j urée.

Les évêques du moyen âge sont des barons qui ont la main rude, surtout quand il s'agit de combattre des serfs en révolte ou des bourgeois mutinés. La guerre de l'évêque de Cambrai et de ses bourgeois, qui se prolongea, avec des intermittences, pendant tout le moyen âge, du Xe siècle au XIVe, abonde en épisodes dramatiques. Il y eut des actes d'une sauvagerie sans exemple. Un évêque de Cambrai, irrité contre un bourgeois qui se refusait à lui révéler le nom de ceux qui avaient juré l'association communale, le fait battre de verges, lui fait arracher la langue, crever les yeux, ordonne enfin qu'on l'achève à coups d'épée. A la suite d'une autre révolte générale, l'évêque se présente devant sa ville avec une nombreuse armée d'Allemands et de Flamands, feint d'entrer en composition avec ses sujets, puis, la commune une fois dissoute, livre la ville à ses soldats. Les bourgeois de Cambrai, attaqués à l'improviste, sont massacrés dans les places, dans les rues, dans les églises ; les mieux traités sont ceux à qui l'on coupe les pieds et les mains, à qui l'un crève les yeux ou dont le front est marqué d'un fer rouge. A Beauvais, en 1305, l'évêque Simon de Nesle ne se contente pas d'excommunier les bourgeois : il introduit clans la ville des bandes armées qui blessent, tuent, pillent, incendient et ne respectent même pas les terres d'Église[13]. Le lecteur n'a pas oublié, sans doute, le belliqueux évêque de Laon, Roger de Rosoi, et le massacre de Comporté. L'archevêque de Reims, Henri de France, frère de Louis VII, est par excellence le type de ces prélats intransigeants, que les tentatives de la bourgeoisie mettent hors d'eux-mêmes, et qui aiment mieux voir leurs sujets exterminés qu'affranchis[14].

S'il est des communes que la résistance du clergé local ne put empêcher de se fonder, de s'organiser et de vivre, d'autres (on l'a vu par l'exemple de Châteauneuf-de-Tours) s'épuisèrent vainement à revendiquer leur indépendance. La haine que le seigneur ecclésiastique portait aux institutions libres était aussi persistante et aussi active que l'amour du peuple pour la liberté : elle triompha souvent de toutes les révoltes. Les abbés de Vézelay ne mirent pas deux cents ans, comme les chanoines de Saint-Martin de Tours, à venir à bout des velléités communalistes de leurs bourgeois. Ils eurent cependant à repousser les attaques incessantes du haut baron de la localité, associé au peuple, et se virent fort mal soutenus par les évêques et les abbés de la région bourguignonne. A Reims, les archevêques finirent aussi par remporter l'avantage. Après avoir résisté avec acharnement, pendant la fin du XIIe siècle, les bourgeois acceptèrent de Guillaume de Champagne la célèbre charte de libertés de 1182, dans laquelle le mot de commune n'était pas une seule fois prononcé. Augustin Thierry pense que cette omission fut l'effet du hasard[15] ; nous avons quelque peine à le croire. Il est vrai que, si la cité rémoise ne put obtenir le titre de commune, elle en avait l'organisation, la turbulence et la force. Les archevêques expièrent amplement, par une lutte de plusieurs siècles, l'habileté de Guillaume aux Blanches-Mains.

Il y eut des villes importantes et riches où l'hostilité de l'Église ne permit pas l'établissement du régime communal ; on peut juger par là de la force de résistance que les seigneuries ecclésiastiques opposèrent aux, tentatives des populations rurales. On a vu que la plupart des communes établies par les paysans furent renversées aussitôt que fondées. S'il fallut plus de temps aux évêques de Laon pour venir à bout de celle des serfs du Laonnais, c'est que la cause de ces malheureux fut longtemps soutenue par la royauté.

Partout où l'Église fut impuissante à empêcher l'établissement définitif du régime communal, elle travailla avec persévérance à en entraver le fonctionnement, à en arrêter le développement et la propagande. Certaines communes, comme Beauvais, réussirent à traverser tout le moyen âge, en dépit de leurs démêlés quotidiens avec les seigneuries ecclésiastiques. D'autres, comme Corbie et Laon, tombèrent, au commencement du XIVe siècle, victimes de l'hostilité du clergé local. Ailleurs, la malveillance de l'Église ne fut que la cause indirecte de la disparition des institutions communales. Les différends des communes avec l'évêque ou le chapitre aboutissaient à des procès en cour du roi. Les bourgeois furent souvent condamnés, de ce fait, à des amendes que leur mauvaise organisation financière ne leur permettait pas de payer intégralement. De là le déficit, et, même, sur certains points, la suppression du régime communal. Des communes comme celle de Noyon, après avoir joui d'une indépendance réelle et traité d'égal à égal avec la seigneurie ecclésiastique, pendant le premier siècle de leur existence, ont fini, tout en conservant leur titre de ville libre, par retomber en réalité sous la domination de l'épiscopat[16].

Les succès remportés par l'Église dans sa lutte contre les libertés bourgeoises et principalement contre les institutions communales, objet de son antipathie particulière, ne sont pas dus uniquement à l'habileté ou à la constance des prélats. La tâche du clergé aurait été infiniment moins aisée s'il n'avait été soutenu, dans son œuvre de réaction, par les deux puissances générales de l'époque celle du roi pour le temporel, celle du pape pour le spirituel.

Les chefs de l'Église ne pouvaient que partager l'opinion qui avait cours, parmi les clercs, sur le caractère odieux du nouveau régime urbain et sur les conséquences qu'entraînait l'établissement des libertés municipales. On vit donc les papes déployer leurs efforts pour défendre évêques et abbés contre les tentatives communalistes, exciter les rois à prendre les armes, excommunier eux-mêmes les bourgeois.

A l'apparition de la commune de Reims, en 1139, le pape Innocent II menace de l'anathème ecclésiastique ceux qui veulent introduire dans la cité les institutions nouvelles[17]. Il pousse Louis VII à user de la force pour châtier les bourgeois rebelles Puisque Dieu a voulu, lui dit-il, que tu fusses élu et sacré roi pour défendre son épouse, c'est-à-dire la sainte Église rachetée de son propre sang, et maintenir ses libertés sans atteintes, nous te mandons, par cette lettre apostolique, et t'enjoignons, pour la rémission de tes péchés, de dissiper, par ta puissance royale, les coupables associations des Rémois, qu'ils nomment compagnies, et de ramener l'Église et la ville en l'état et liberté où elles étaient au temps de ton père d'excellente mémoire[18]. Dès lors l'exemple est donné. La cour de Rome ne cessera d'intervenir dans les démêlés du clergé avec les bourgeois rebelles et condamnera impitoyablement les revendications populaires.

Eugène III engage Louis VII à révoquer la charte communale qu'il a accordée aux bourgeois de Paris, et invite la commune de Douai à obéir à son évêque. Adrien IV écrit au roi de France qu'il doit contraindre les bourgeois de Vézelay à abjurer la commune qu'ils ont établie et à rentrer sous la sujétion de leur abbé. Il lui enjoint d'exercer sur les auteurs de tes troubles une telle vindicte que leur postérité n'ose plus dorénavant lever la tête contre son seigneur ni commettre un pareil attentat contre le sanctuaire de Dieu. Lucius III abolit la conjuration, des habitants de Châteauneuf. Innocent III excommunie les bourgeois de Saint-Orner qui inquiétaient l'abbaye de Saint-Bertin. Grégoire IX s'élève avec indignation contre les bourgeois de Reims, qui dit-il, n'ont point rougi de s'insurger en ennemis contre leurs parents, foulant aux pieds, d'une manière damnable, leur mère, l'Église de Reims, et, après avoir chassé leur père, l'archevêque, s'approprient son héritage, en quoi ils ont outrepassé la férocité des vipères. Il mande au clergé de Reims de publier solennellement, les jours de dimanche et de fête, cloches sonnantes et flambeaux allumés, la sentence d'excommunication prononcée contre les bourgeois. Tant que ceux-ci persisteront à demeurer sous le coup de l'anathème, leurs revenus, créances et autres biens, dans les foires et partout où on pourra les saisir, nonobstant toute foi donnée et tout engagement pris par leur débiteur, seront séquestrés par l'autorité ecclésiastique. — S'il en est besoin, ajoute-t-il en s'adressant aux clercs, vous requerrez, pour réprimer leur obstination, le secours du bras séculier. Le même pape, quelques années plus tard, excommuniait les bourgeois de Corbie.

Le fougueux Boniface VIII n'eut garde de manquer, dans les circonstances analogues, à la tradition de ses prédécesseurs. En 1295, à la suite du démêlé survenu entre le chapitre de Laon et les bourgeois, il engagea Philippe le Bel à venger d'une manière éclatante l'injure de l'Église laonnaise, non seulement. en punissant les rebelles dans leurs corps et dans leurs biens, mais en abolissant cette constitution de la cité qui permettait aux bourgeois de commettre de pareils excès au cri de : Commune ! commune ![19] Il alla jusqu'à rappeler — ce qui était remonter un peu loin — le crime commis, deux cents ans auparavant, par les ancêtres des bourgeois actuels, ces meurtriers sacrilèges qui avaient scellé du sang d'un évêque la fondation de la commune de Laon.

On pourrait multiplier ces exemples. Ils suffisent à prouver que la cour de Rome accueillit le plus souvent avec défaveur les soulèvements et les revendications de la bourgeoisie. Cependant on ne peut dire que l'hostilité des papes se soit manifestée d'une manière continue et qu'ils aient toujours cherché avec empressement les occasions de sévir contre la société populaire. La souplesse de la politique romaine ne comporta jamais l'application absolue des principes. On vit des souverains pontifes, sinon donner ouvertement tort au clergé local, ce qui était difficile, du moins résister à son appel et soutenir même, quelque temps, la cause des gens de commune. Le pape Alexandre III, en 1164, parait avoir protégé les bourgeois de Châteauneuf de Tours contre le chapitre de Saint-Martin[20]. En 1185, le pape Lucius III défendit au chapitre de Noyon de lancer l'interdit sur la ville, ce qui arrivait toutes les fois que les chanoines se prétendaient lésés par la commune. Dans leurs démêlés avec les seigneurs ecclésiastiques, les bourgeois ne craignaient pas toujours de faire appel à la justice pontificale. Ainsi agirent les communiers de Laon en 1214. Les bourgeois de la Rochelle obtinrent du pape Honorius III la réforme d'une certaine coutume en matière matrimoniale. Un autre pape, au commencement du XIIIe siècle, confia à l'évêque d'Arras la conservation des privilèges du maire et des échevins de la ville de Laon.

De tels faits sont exceptionnels et ne prouvent rien contre les habitudes constantes de la curie romaine, attestées par tant de documents et de bulles pontificales hostiles aux communes. Les anathèmes lancés par Boniface VIII et par ses prédécesseurs contre les libertés urbaines restèrent dans la mémoire des peuples. Lorsque en 1303 Philippe le Bel engagea, contre la papauté, cette lutte redoutable qui pouvait compromettre à tout jamais son trône et sa dynastie, et fit solennellement appel à la nation, les communes ne furent pas les moins empressées à se serrer autour du souverain. On possède encore les lettres par lesquelles les communes de Laon et de Beauvais déclarèrent en appeler au futur concile et reconnaître les accusations dont les légistes royaux chargeaient le représentant de la chrétienté[21]. Les bourgeois se vengeaient ainsi de la haine que leur portait l'Église et des répressions sanglantes auxquelles son chef s'était plus d'une fois associé.

 

 

 



[1] Actus pontificum Cenomannis in orbe degentium, dans les Hist. de Fr., t. XII, p. 540 ; [éd. Busson et Ledru, p. 378].

[2] Wauters, les Libertés communales. t. II, p. 619.

[3] Lefranc, Histoire de Noyon. p. 31-35.

[4] Historiens de France, t. XII, p. 250 ; [éd. Bourgin, p. 157].

[5] Melleville, Histoire de Laon, II, 216.

[6] Historiens de France, XV, 105.

[7] Historiens de France, t. XII, p. 250 ; [éd. Bourgin, p. 156].

[8] Historiens de France, t. XII, p. 540 ; [éd. Busson et Ledru, p. 378].

[9] Historiens de France, t. XVI, p. 88.

[10] Historiens de France, XIII, 499-500.

[11] Giry, Documents sur les relations de la royauté avec les villes, 58-62.

[12] Giry, Documents sur les relations de la royauté avec les villes, 62.

[13] [Labande, Histoire de Beauvais et de ses institutions, p. 80 et suiv.] ; Giry, Documents, p. 161 et suiv.

[14] Aug. Thierry, Lettre XX, p. 356 et suiv.

[15] Aug. Thierry, Lettre XX, p. 359.

[16] Lefranc, Histoire de Noyon, pp. 40. 102.

[17] Varin, Archives administrative de Reims, t. I, p. 300.

[18] Historiens de France, t. XV, p. 394.

[19] Giry, Documents, etc., 146-147.

[20] Giry, les Établissements de Rouen, I, 192-193.

[21] Giry, Documents, 159-160.