LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE QUATRIÈME

 

LA COMMUNE ET LA FÉODALITÉ LAÏQUE

 

 

Pourquoi la féodalité laïque s'est montrée moins hostile que l'Eglise au mouvement communal. — Les communes et la noblesse locale. — Les nobles du Mans et de Laon. — Les châtelains. — Attitude des hauts barons en face du mouvement communal. — Les ducs de Normandie et les comtes de Champagne. — Politique des comtes de Ponthieu et des ducs de Bourgogne. — Un baron démagogue. Le comte de Nevers et les habitants de Vézelay.

 

A considérer l'ensemble des faits, la féodalité laïque s'est montrée moins défavorable à l'établissement et au développement du régime communal que la féodalité ecclésiastique. Cette vérité est difficilement contestable ; mais il ne suffira pas d'en donner la preuve : il faut en trouver encore la raison.

C'est dans les grands centres, dans les villes les plus peuplées et les plus riches, que la force politique et sociale d'où est issue la commune s'est manifestée, d'ordinaire, avec le plus d'intensité et d'énergie ; c'est là que la commune a obtenu ses résultats les plus décisifs, et remporté ses plus éclatantes victoires. Or la plupart de ces grandes villes : Laon, Beauvais, Noyon, Soissons, Tournai, Reims, Sens et tant d'autres, étaient des cités épiscopales. Le principal seigneur de ces cités, celui qu'il fallait combattre en premier lieu, l'ennemi, en un mot, c'était l'évêque. A côté de ces villes épiscopales, d'autres, comme Compiègne, Saint-Riquier, Vézelay, Châteauneuf-de-Tours, obéissaient à un abbé ou à un chapitre. Mais seigneurie épiscopale et seigneurie abbatiale ne différaient en rien quand il s'agissait d e lutter contre la société populaire. Le mouvement communal rencontra partout les mêmes principes hostiles et les mêmes résistances indéfiniment prolongées.

La féodalité laïque n'exerçait, en général, que sur les petites villes ou bourgs d'importance secondaire un pouvoir immédiat et réellement prépondérant dans les cités, l'autorité du comte était presque toujours éclipsée par celle du prélat. La grande ville capitale d'une seigneurie d'Église offrait le terrain le mieux préparé à l'esprit de révolte et aux tentatives populaires, parce que la force d'association pouvait y être plus efficace et qu'elle recélait, de toute ancienneté, des germes féconds d'organisation politique. Le mouvement communal fut donc essentiellement et primitivement un mouvement urbain plutôt que rural, anti-ecclésiastique plutôt qu'antiféodal. La nature des choses le voulait ainsi. Les communes qui sont parvenues à s'établir dans les villes d'Église sont celles où l'association bourgeoise a joui de l'indépendance la plus réelle et la plus large, où le pouvoir seigneurial a été le plus profondément atteint et entamé. La féodalité proprement dite a moins souffert que le clergé, parce que les communes sur lesquelles était établi son pouvoir direct n'étaient point assez fortes, et par suite assez hardies, pour briser tous les liens d'assujettissement. Dans les localités où le seigneur dominant était un laïque, l'émancipation fut moins radicale.

Il n'existait point d'ailleurs, entre la bourgeoisie et les baroris, cette sorte d'incompatibilité, véritable abîme creusé entre la commune et l'Église. Nous avons prouvé que certains seigneurs laïques avaient pu faire réellement partie d'une association communale, parfois même se faire nommer maires d'une ville libre. On chercherait vainement dans l'histoire un évêque ou un abbé qui ait consenti à prendre cette attitude, à occuper cette situation. D'autre part, les fondations de communes dues à l'initiative des barons sont infiniment plus nombreuses, au moins pour la période postérieure de l'évolution communale, que celles qu'on peut attribuer à la bienveillance spontanée ou réfléchie des prélats.

L'incompatibilité entre l'Église et la commune s'explique encore par une autre cause. Le commencement du XIIe siècle n'est pas seulement l'époque des premières tentatives communalistes : il coïncide aussi avec le début du premier éveil sérieux de la raison indépendante. Alors commence la réaction contre les doctrines et la constitution de la théocratie qui régit l'Europe latine. Les hérésies se multiplient ; l'esprit laïque naît et se développe. Cette tendance d'opposition à l'Église, si peu prononcée qu'elle soit dès cette époque, n'apparaît pas seulement chez les lettrés et les philosophes, elle s'insinue obscurément au sein des masses ignorantes. Le peuple des villes et des campagnes en subit inconsciemment l'influence. Il est amené à penser que l'assujettissement à une aristocratie militaire est plus tolérable ou plus rationnel que l'asservissement à une puissance d'ordre spirituel ; que la conscience humaine a moins de peine à subir le joug d'un soldat, que celui d'un prêtre, d'un moine ou d'un chanoine. Par là s'explique en partie la vivacité, l'âpreté de la lutte engagée par le populaire contre la domination ecclésiastique. Les rapports hostiles des communes avec l'aristocratie laïque n'ont point été empreints du même esprit. La féodalité défendit ses droits et son territoire contre les bourgeois, comme le clergé défendit les siens : mais, moins vivement attaquée, elle réussit mieux, tout en cédant sur le terrain des avantages matériels, à conserver sa situation politique.

Ce qui contribua encore à rendre la situation des barons très différente de celle des clercs, c'est que les premiers ne craignirent pas de s'associer avec les bourgeois pour dépouiller et diminuer les seconds. Bien avant les premières tentatives communalistes, la lutte ouverte entre le seigneur laïque et le seigneur ecclésiastique existait partout, dans toutes les localités où le comte et l'évêque, le châtelain et l'abbé, se partageaient la souveraineté, la propriété et les droits lucratifs attachés à l'une comme à l'autre. Cette rivalité est un fait quotidien et universel, un élément presque normal de la vie du moyen âge. La commune surgissant au milieu de ces démêlés, le baron s'empressa naturellement, malgré ses répugnances pour le vilain, d'utiliser contre l'ennemi commun, c'est-à-dire contre les seigneurs d'Église, cette force nouvelle, cet auxiliaire inattendu. La féodalité se fit ainsi, en maintes occasions, l'alliée de la bourgeoisie, l'aida à s'émanciper du joug et combattit avec elle. Ce fait, que les historiens n'ont pas assez mis en lumière, peut seul expliquer comment certaines communes ont réussi à- venir à bout de la résistance du clergé local. Réduites à leurs seules forces, elles n'auraient sans doute pas triomphé d'un adversaire redoutable qui pouvait employer toutes les armes : les soldats, l'argent et l'excommunication.

Les dominations laïques avec lesquelles les communes se sont trouvées en relation appartiennent à des catégories fort différentes. Il faut distinguer d'abord les seigneuries locales et les seigneuries générales.

Par seigneuries locales, nous entendons la féodalité inférieure, la petite noblesse qui habite la ville ou les environs immédiats. Parmi ces nobles, les uns ne sont que propriétaires dans la cité ; les autres y possèdent une pari de souveraineté, des droits de justice et d'impôts, et jouent un rôle officiel, soit comme puissance héréditaire et personnelle soit comme délégués d'une puissance plus générale et plus étendue. Tels sont le châtelain, le vicomte, le vidame, l'avoué, qui, à l'origine, n'étaient que de simples officiers représentant l'autorité supérieure d'un comte, d'un évêque, d'un abbé, mais qui ont fini, dans maintes localités, par ne plus représenter qu'eux-mêmes. La commune eut naturellement à compter avec les nobles' simples propriétaires, comme avec les nobles investis d'une fonction ou d'une délégation féodale. Il fallut, nous l'avons vu, qu'elle leur rachetât peu à peu leurs droits judiciaires et financiers, souvent même aussi leurs droits de propriété, sans lesquels elle n'aurait pu se développer ni affranchir son industrie ou son commerce. Les recherches des historiens semblent avoir prouvé que les seigneurs laïques opposèrent aux bourgeois une résistance moins arrêtée et moins longue que les gens d'Église[1]. Ils cédèrent plus facilement leurs droits, soit qu'ils fussent moins menacés par la puissance populaire, à laquelle ils étaient par conséquent moins hostile ; soit qu'ils eussent plus besoin d'argent.

Cette attitude relativement pacifique de la noblesse locale, qu'on peut constater, par exemple, à Senlis et à Abbeville, ne fut pas observée partout.

Lorsque la commune du Mans se fonda sous le règne de Guillaume le Conquérant, les seigneurs laïques de la localité suivirent des voies divergentes. Quelques-uns, surtout ceux de la ville, jurèrent la commune ; d'autres, principalement

eux de la campagne avoisinante, résistèrent. On sait que les belliqueux bourgeois du Mans, irrités de ce mauvais vouloir, se jetèrent sur les châteaux voisins, qu'ils livrèrent aux flammes, et coururent notamment avec une ardeur furibonde, dit la chronique, mettre le siège devant le château d'Hugue de Sillé, un des principaux barons du Maine. La trahison fut cause de leur échec ; mais, quelque temps après, ils prirent une revanche éclatante sur un autre baron du pays, Geoffroi de Mayenne. Les communiers du Mans auraient pu tenir tête à la noblesse locale. S'ils n'avaient eu à combattre que celle-ci, il est possible que leurs institutions eussent vécu et duré. Mais elles disparurent sans retour devant les attaques du haut suzerain qui, pour leur malheur, était duc de Normandie et roi d'Angleterre.

Dans la cité de Laon, l'hostilité de la chevalerie locale et de la bourgeoisie parait s'être donnée carrière longtemps avant l'établissement de la commune. Les nobles avaient l'habitude de se jeter sur les bourgeois, la nuit, parfois même en plein jour, et de les rançonner. Lorsque la commune se fonda, la noblesse s'allia avec le clergé contre le peuple. Aussi l'émeute de 1112 fut-elle dirigée aussi bien contre les chevaliers que contre les clercs. On vit les hôtels des nobles attaqués et pillés ; les nobles eux-mêmes égorgés' la plupart obligés de s'enfuir déguisés. Les bourgeoises, aussi ardentes que leurs maris, insultaient, frappaient à coups de poing, dépouillaient même de leurs riches vêtements les dames nobles qui avaient eu le malheur de tomber entre leurs mains. Il est vrai, que dans la réaction qui suivit, lorsque les bourgeois, meurtriers de leur évêque, furent à leur tour expulsés et traqués, les nobles se donnèrent largement le plaisir de la vengeance, enlevant jusqu'aux ferrements des portes des maisons bourgeoises, massacrant dans les rues, jusque dans les églises, les vilains qui n'avaient pu s'enfuir. Les passions conservèrent longtemps leur vivacité, au sein de cette rude population laonnaise. Ce sont les violences exercées, en 1294, contre deux chevaliers qui amenèrent Philippe le Bel à supprimer une première fois la commune.

Parmi les fonctionnaires féodaux qui exerçaient dans les villes un pouvoir plus ou moins contesté, le plus important était le châtelain. Il possédait ordinairement la grosse tour de la localité et, par suite, le commandement militaire de la ville et de la région suburbaine. Dans la plupart des cités, il s'était rendu héréditaire et, de fait, indépendant du comte qu'il était censé représenter. S'il y eut des châtelains hostiles, dès le début, à l'institution communale, d'autres, au contraire, l'ont acceptée et même défendue. Leur politique à l'égard des bourgeois dépendit essentiellement de la nature de leurs relations avec l'évêque.

A Amiens, où la commune fut, par exception, patronnée par l'évêché, la résistance du châtelain parait avoir été le principal obstacle que les bourgeois rencontrèrent et qu'il leur fallut briser. Le régime communal ne put s'y établir que lorsque la milice populaire eut emporté le Châtillon, c'est-à-dire le donjon du châtelain. L'histoire de la commune d'Amiens est d'ailleurs la seule où l'on puisse voir clairement l'attitude que prirent, en face de l'insurrection bourgeoise, les différentes puissances ayant autorité sur la ville : pour la commune, l'évêque et le vidame ; contre la commune, le châtelain et le comte. En se déclarant pour les bourgeois, le roi fit pencher la balance du côté des revendications populaires. Tandis qu'à Amiens le châtelain combattait la commune par haine de l'évêque, à Noyon il en favorisa le développement, pour la même raison. Là en effet, l'évêque et son chapitre étant hostiles aux institutions municipales, l'entente entre le châtelain et les bourgeois fut continue[2]. Pour Beauvais, il est assez difficile de savoir qui fut l'ennemi principal de la commune. Guizot pense que ce fut le châtelain[3] ; mais les raisons par lesquelles il justifie son opinion ne sont pas péremptoires : on peut croire, à certains indices, que la résistance vint surtout de l'évêché.

Dans les grands centres industriels de la région artésienne et flamande, les châtelains, généralement héréditaires dès la fin du XIe siècle, jouissaient d'une situation exceptionnelle. La plupart de ces villes — Saint-Orner, Valenciennes, Lille, Douai, Gand, Bruges — n'étaient pas sièges d'évêché ; les châtelains purent y accaparer de bonne heure tous les pouvoirs, aux dépens de l'autorité du haut suzerain, le comte de Flandre. Aussi les communes de cette région furent-elles conduites à combattre et à restreindre graduellement les droits du châtelain. Elles s'efforcèrent de rejeter cette domination locale, toujours gênante parce qu'elle était présente, pour ne reconnaître que le pouvoir plus éloigné et plus général du comte flamand. Les puissants échevinages de la France du nord et de la Belgique ne tardèrent pas à triompher presque partout des prétentions du châtelain. Attaqué à la fois par la commune et par le comte, celui-ci ne put que difficilement résister à cette coalition. Tantôt il en arriva à n'être plus, comme à Saint-Omer, qu'une sorte de magistrat urbain, dépouillé en grande partie de son ancien pouvoir militaire, chargé d'assigner près le tribunal des échevins et d'exécuter ses jugements. Tantôt, objet des justes défiances du comte, il fut peu à peu remplacé, nomme représentant ou comme délégué de l'autorité suzeraine, par un fonctionnaire plus dépendant, généralement amovible, le prévôt ou le bailli. Ces derniers officiers, n'étant pas héréditaires, ne formant pas lignée seigneuriale, n'exerçant qu'un pouvoir délégué, parurent moins dangereux aux municipalités, et au comte lui-même, dont ils défendirent les prérogatives et. surveillèrent activement les intérêts[4].

La politique des villes libres à l'égard des seigneuries laïques consista généralement à éliminer peu à peu les petites dominations locales pour se placer sous l'autorité directe du suzerain général, comte, duc ou roi. Au fond, la commune n'y gagna rien ; les vexations qu'elle subissait ou redoutait de la part de la noblesse urbaine étaient moins dangereuses pour son indépendance que la protection de l'autorité générale qui s'étendait à la province ou au royaume. Beaucoup de cités étaient de taille à lutter contre l'évêque ou le châtelain ; il leur fut plus difficile de résister aux empiétements et aux attaques d'un haut baron.

 

L'attitude des chefs ou suzerains des principaux groupes féodaux, duchés et comtés, en face du mouvement communal, fut essentiellement variable. [La plupart néanmoins, comprenant que ce mouvement était irrésistible, cherchèrent à le diriger dans le sens qui leur était le moins défavorable. Les plus puissants] réglèrent eux-mêmes, dès le début, l'organisation des cités libres, c'est-à-dire qu'ils ne leur accordèrent, au point de vue politique et judiciaire, qu'une indépendante limitée. D'autres, sans posséder dans leur comté ou leur duché un pouvoir particulièrement fort et solide, favorisèrent le mouvement communal par haine des seigneuries d'Église, ou même pour arriver à réduire plus sûrement la féodalité locale. Les ducs de Normandie et les comtes de Champagne représentent assez bien ceux qui surent se rendre maîtres du mouvement communal et l'organiser à leur profit. Les ducs de Bourgogne, les comtes de Ponthieu et les comtes de Nevers appartiennent au deuxième groupe, celui des hauts barons qui se firent des communes une arme contre leurs ennemis particuliers[5].

La Normandie [est, de tous les États féodaux, celui où l'autorité du haut suzerain fut le plus] profondément enracinée, malgré les révoltes fréquentes des barons normands. Bien avant la conquête de l'Angleterre, en 1066, la Normandie était le pays le plus centralisé, le mieux policé de la France. Le duc y disposait de tous les pouvoirs ; les villes et le clergé étaient clans sa main : il se trouvait plus roi dans son domaine que le Capétien dans son patrimoine. L'annexion du royaume anglais lui donna encore une force nouvelle. Dans de telles conditions, le mouvement communal ne pouvait pas avoir en Normandie l'importance qu'il prit dès le début clans la France proprement dite, la Picardie, la Flandre et l'Artois. Les communes s'y multiplièrent dès la fin du XIIe siècle, mais sous une forme particulière, qui ne pouvait porter ombrage au pouvoir ducal. La plupart des constitutions communales ont été établies par les ducs eux-mêmes, notamment par Henri II et Jean sans Terre, qui se sont placés surtout, pour émanciper leurs bourgeoisies, au point de vue de la défense du territoire[6]. Les communes normandes furent essentiellement, à leurs yeux, des villes vassales, militairement organisées, dont la fonction principale était de mettre obstacle à l'invasion de l'étranger et notamment du Français. Leur constitution fut copiée sur celle de Rouen. Or les chapitres précédents ont suffisamment édifié le lecteur sur le compte de la charte municipale appelée Établissements de Rouen. Il a vu en quoi cette charte était plus favorable qu'aucune autre au pouvoir seigneurial et comment elle n'attribuait, en réalité, aux villes qu'une demi-émancipation. Ainsi s'explique l'empressement que les souverains anglais mirent à la répandre dans leurs domaines même les plus éloignés. Lorsque Philippe Auguste s'empara des États continentaux des Plantagenets, il eut soin de conserver en Normandie, comme en Poitou et en Saintonge, une constitution municipale qui était infiniment moins gênante pour son pouvoir que celle des vieilles communes insurrectionnelles du Vermandois et de la Picardie.

Aucune assimilation n'est possible entre le comté de Champagne et le duché de Normandie, pour l'importance politique du fief, comme pour la puissance réelle de celui qui en était le chef. Cependant le mouvement communal parait n'avoir produit, en Champagne, que des résultats, sinon insignifiants, au moins peu proportionnés avec la richesse et l'activité commerciale des villes de cette région. Elles étaient, comme on sait, les plus grands marchés du commerce français. A cet égard, la Champagne ressemblait à la Flandre ; mais la similitude ne s'étendit pas aux institutions urbaines. Par l'habile politique des comtes champenois, ou pour d'autres raisons qui nous échappent, la plupart des bourgeoisies de Champagne n'atteignirent pas le dernier degré de l'indépendance municipale Les vraies communes, les cités absolument autonomes, n'y parurent qu'en petit nombre. Les historiens locaux et M. d'Arbois de Jubainville lui-même ont eu quelque peine à déterminer avec précision les caractères et l'extension du mouvement communal dans la province. Il n'est pas facile, en effet, de savoir au juste à quelle époque et dans quelles limites des villes comme Troyes, Meaux, Provins,, se trouvèrent pourvues de l'organisation des villes libres proprement dites. Il faut remarquer d'ailleurs que les évêchés puissants de la région, Reims, Châlons, Langres, étaient en dehors du fief champenois. Les villes qui y étaient comprises, n'ayant point à lutter contre une seigneurie ecclésiastique fortement constituée, n'eurent jamais en face d'elles que l'autorité des comtes et de leurs officiers.

Au contraire, dans d'autres provinces de la France capétienne, la féodalité ecclésiastique jouait un rôle prépondérant qui laissait dans l'ombre le haut baron laïque, chef nominal de la province. La politique suivie par celui-ci à l'égard des villes libres y revêtit donc un caractère particulier.

Le comté de Ponthieu, groupe féodal resserré entre les grands fiefs de Flandre, de Picardie et de Vermandois, peu important par lui-même, vu l'exiguïté de son territoire et le peu de grandes villes qui s'y trouvaient, est très intéressant à étudier au point de vue de l'histoire du tiers état. A la fin du XIIe siècle et au commencement du mue, les comtes de Ponthieu, après avoir accordé une commune à leur capitale, Abbeville, répandirent spontanément la même constitution municipale dans toute l'étendue de leur fief ; ils en dotèrent même, comme on l'a vu, les localités rurales les moins peuplées. Le besoin d'argent, l'espoir d'accroître la richesse des villes en étendant leurs libertés, peut-être même le désir de créer, comme l'avaient fait les ducs de Normandie, des centres militaires capables de défendre la province, ne suffisent pas à expliquer cette prodigalité d'institutions libres. Les comtes de Ponthieu ont agi évidemment sous l'empire de préoccupations d'un autre ordre. Il s'agissait aussi, pour eux, de soustraire les villes à la rapacité, aux exactions des châtelains locaux — c'est ce que dit expressément le comte Jean Il, dans le préambule de la charte d'Abbeville —. Il leur fallait surtout contre-balancer l'influence inquiétante des chapitres et des abbayes avec lesquels ils se trouvaient en perpétuelle rivalité. Le Ponthieu fut en effet l'un des pays où la révolution communale eut, au plus haut degré, une couleur anti-ecclésiastique. Les textes laissent entrevoir que les comtes jouèrent un rôle important dans la constitution de la commune de Saint-Riquier, à ce point qu'ils furent spécialement visés dans une charte que nous avons citée et par laquelle l'abbé de Saint-Riquier essaya, avec l'aide du roi, de fixer une limite aux empiétements de la bourgeoisie. Un siècle après, la commune de Saint-Josse-sur-Mer était établie par suite d'un accord conclu entre le comte de Ponthieu et l'abbé de Saint-Josse, les deux suzerains de la localité. Mais les coseigneurs ne s'entendirent pas, et il est visible que, si le comte de Ponthieu avait bénévolement concédé à Saint-Dosse le régime communal, l'abbé n'y avait adhéré que parce qu'il ne pouvait faire autrement. Lui-même dit ingénument, dans un acte de 1205, que la commune fut créée à Saint-Josse contre la volonté de l'Église[7]. On peut supposer qu'à Saint-Valeri-sur-Somme et ailleurs, les comtes ne favorisèrent l'introduction du régime nouveau que pour satisfaire leurs rancunes contre les seigneuries locales.

Le même mobile, [joint au désir de combler le déficit de leur trésor, obéré par les frais de guerre et de croisade, et de se procurer des ressources en vendant aux villes leurs libertés], contribua sans doute à faire accepter aux ducs de Bourgogne les institutions communales, qu'ils répandirent dans toute leur province, après en avoir doté Dijon, leur capitale, dès [1183]. Bien que calquée sur celle de Soissons, la constitution des communes bourguignonnes était cependant moins favorable à l'indépendance des bourgeois. Ils n'y furent jamais aussi complètement maîtres d'eux-mêmes que sur la terre classique de la révolution urbaine. Les ducs conservèrent les droits essentiels de la souveraineté, tout en réussissant à ruiner le pouvoir des vassaux inférieurs, qui entravaient partout leur autorité. D'autre part, la Bourgogne était peut-être, de tous les grands fiefs, celui où l'Église, représentée par les grandes abbayes de Tournus, de Cluni, de Cîteaux, de Clairvaux, de Molesme, par les évêchés indépendants de Mâcon, de Châlon, d'Autun, effaçait le plus complètement le pouvoir laïque. Les ducs auraient eu intérêt à leur opposer des seigneuries populaires ; mais ce fut la force, non l'intention, qui leur fit défaut. Ils essayèrent de fonder une commune à Châtillon-sur-Seine, ville qu'ils disputaient aux évêques de Langres. L'opposition énergique de ces derniers ne leur permit pas d'atteindre le but.

C'est dans la maison des comtes de Nevers, au XIIe siècle, que l'historien trouve le type le plus achevé de ces barons qui embrassèrent la cause populaire non par amour du peuple, mais par esprit d'opposition, dans le seul espoir de nuire aux églises rivales.

La capitale ecclésiastique de ce groupe féodal était Auxerre, évêché important, siège de plusieurs grandes abbayes. Dès que les habitants de cette ville manifestèrent leur intention de se donner une organisation indépendante, le comte de Nevers, saisissant cette occasion de faire tort à l'évêque, les poussa à réclamer l'aide de la royauté et à proclamer la commune. Il fallut les plus grands efforts et d'importants sacrifices d'argent pour que l'évêque d'Auxerre réussit à parer le coup que la féodalité voulait lui porter. A la même époque, les comtes de Nevers usaient du même procédé sur un autre point de leur domaine. Le récit éloquent d'Augustin Thierry et les travaux critiques de MM. de Bastard et Chérest ont mis en pleine lumière leurs longs et violents démêlés avec l'abbaye de Vézelay et la part qu'ils prirent à la tentative insurrectionnelle des manants de cette ville, lieu de pèlerinage célèbre et marché des plus fréquentés. Contentons-nous de rappeler ici un des passages les plus caractéristiques de la chronique d'Hugue de Poitiers, le discours adressé par le comte de Nevers aux hommes de Vézelay :

Ô hommes très illustres, très célèbres par une grande sagesse, très vaillants par votre force' et très riches enfin des richesses que vous a acquises votre propre mérite, je m'afflige profondément de la misérable condition où vous êtes réduits. Possesseurs de beaucoup de biens en apparence, dans la réalité vous n'êtes en effet maîtres d'aucun ; bien plus, vous ne jouissez même, en aucune façon, de votre liberté naturelle. En voyant ces beaux domaines, ces superbes vignobles, ces grandes rivières, ces pâturages abondants, ces champs fertiles, ces forêts épaisses, ces arbres chargés de fruits, ces brillantes maisons, toutes ces choses enfin qui, par leur situation même, sont dans l'étendue de votre ressort, sans que cependant il vous soit donné aucune possibilité d'en jouir, je ne puis me défendre d'éprouver pour vous la plus tendre compassion. Si je m'arrête à ces pensées, je m'étonne grandement, et me demande ce qu'est devenue, ou plutôt à quel accès de lâcheté est tombée en vous cette vigueur jadis si renommée, avec laquelle vous mites à mort votre seigneur, l'abbé Artaud. C'était un homme qui ne manquait ni de sagesse ni d'autres bonnes qualités, et tout le mal qu'il voulait vous faire consistait en une nouvelle taille imposée à deux maisons. Aujourd'hui vous souffrez sans mot dire l'excessive dureté de cet étranger (l'abbé de Vézelay Pons de Montboissier), de cet Auvergnat, si arrogant dans ses propos et si bas clans sa conduite, qui se permet non seulement des exactions sur vos biens, mais encore des violences contre vos personnes.... Séparez-vous de cet homme et liez-vous à moi par un pacte réciproque : si vous y consentez, je prends l'engagement de vous affranchir désormais de toute exaction, de toute redevance illégitime, et de vous défendre contre les maux qui s'apprêtent à fondre sur vous.

N'est-il pas curieux de voir ce noble baron jouer, auprès des bourgeois de Vézelay, le rôle d'un démagogue de bas étage qui excite les hommes du peuple contre leur seigneur naturel et attise violemment les haines sociales ! Il faut relire, à ce point de vue, l'histoire de la commune de Vézelay. Jamais la féodalité laïque n'identifia plus complètement sa cause avec celle de la bourgeoisie : nulle part n'apparaît avec plus d'évidence le dessein conçu par certains hauts seigneurs d'opposer les vilains aux clercs et de mettre à profit, pour la satisfaction de leurs intérêts et de leurs rancunes, l'explosion irrésistible des mécontentements et des aspirations populaires.

 

 

 



[1] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 3.

[2] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 120.

[3] Histoire de la civilisation en France, IV, 383.

[4] Giry, Histoire de Saint-Orner, p. 96, 100, 116

[5] [Les comtes de Flandre furent, au XIe et au XIIe siècle, parmi ceux qui favorisèrent le mouvement communal, pour des raisons qu'a bien dégagées M. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 3e éd., 1909, p. 193 et suiv. Le comte fut pour ses villes, comme il l'était déjà depuis le Xe siècle pour ses abbayes, une sorte d'avoué supérieur. II favorisa leur développement comme il avait favorisé jadis la réforme monastique de Gérard de Brogne ; il aplanit, pour ainsi dire, le chemin devant elles et les aida de toutes ses forces à fonder le droit nouveau qui leur était indispensable. En agissant ainsi, les comtes restaient dans leur rôle de gardiens de la paix et du droit, mais ils songeaient également à leur trésor. Les droits de tonlieu frappés sur le commerce fournissaient, en effet, une large part de leurs revenus et la prospérité du prince découlait forcément de la prospérité des villes. M. Pirenne ajoute, p. 197, que jamais les comtes de la maison d'Alsace (au XIIe siècle) ne séparèrent leur cause de celle des villes. Ils comprirent qu'il était impossible de gouverner contre les communes.... Ils virent très bien que, dans cette contrée de commerce et d'industrie qui leur était échue, il n'y avait, pour fonder solidement leur pouvoir, d'autre moyen que l'alliance intime avec la population urbaine. Ils adoptèrent pour se l'attacher une politique très habile. Ils firent place aux villes dans l'Etat flamand et réussirent à concilier avec l'autonomie municipale le maintien des droits souverains. Au lieu de se laisser arracher des concessions, ils allèrent au devant d'elles.]

[6] Giry, Établissements de Rouen, t. I, pp. 47, 107, 439.

[7] Aug. Thierry. Mon. inéd., t. IV, p. 634.