LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE TROISIÈME

 

LES FINANCES

 

 

L'administration financière dans les communes. — Revenus municipaux. — La taille. — Les dépenses extraordinaires. — Exigences du gouvernement royal. — Dépenses ordinaires. — La dette communale et les emprunts. — Les communes en faillite. Liquidation de la commune de Noyon. — Causes générales et particulières de la triste situation des budgets communaux.

 

C'est grâce à leur esprit militaire et à leur énergie que les communes sont parvenues à naître et à se maintenir vivantes, au milieu d'une société hostile à leur principe. Mais si elles ont pu vivre et même grandir, il leur a été donné rarement de jouir en paix d'une indépendance conquise avec tant de peine. Leur existence fut constamment troublée par les difficultés d'organisation intérieure avec lesquelles elles se trouvèrent aux prises, dès le premier moment de leur établissement. Ces difficultés et ces obstacles, que les villes libres trouvaient en elles-mêmes, étaient de deux sortes : d'ordre financier et d'ordre politique. La question financière a eu malheureusement la plus grande influence sur les destinées du régime communal. Elle a singulièrement contribué à en précipiter la décadence. C'est le mauvais côté de l'institution.

La commune, constituée par insurrection ou par le libre consentement du seigneur, devait posséder, comme toute seigneurie, ses moyens particuliers d'existence. L'indépendance financière était, chez elle, étroitement connexe avec l'indépendance judiciaire et politique. Il fallait que les bourgeois trouvassent, dans leur association même, les ressources qui leur permettaient de vivre et de subvenir à tous leurs besoins, sans que le seigneur eût à intervenir dans la gestion de leurs intérêts. Du jour où la commune fut obligée, pour terminer ses embarras financiers, de recourir à l'aide du suzerain et surtout du roi, l'ère de l'indépendance fut close et la période d'assujettissement commença.

On examinera d'abord les ressources de la commune, pour étudier ensuite ses charges : les dépenses, après les recettes.

Les revenus ordinaires des villes libres appartiennent à quatre catégories 1° les propriétés ; 2° les revenus judiciaires ; 3° les impôts indirects ; 4° les impôts directs.

Les propriétés communales[1] ne paraissent pas avoir constitué une ressource abondante pour le trésor de l'association. Parmi ces biens de la commune, il en est qui sont d'usage collectif, des communaux proprement dits : bois, pâtures et marais. On ne .peut ni les diviser, ni les louer, ni les vendre ; leur exploitation est réservée aux seuls bourgeois, qui en usent dans des conditions déterminées. La ville possède- en outre, dans l'intérieur de l'enceinte, des maisons, des boutiques, des halles, qu'elle loue ou qu'elle donne à cens aux particuliers ou aux corporations. Ces immeubles constituent la censive de la seigneurie populaire. Mais ce domaine immobilier, surtout dans la période ancienne, n'est jamais bien considérable, puisqu'il ne dépasse pas les limites mêmes de la cité. Du reste, ces propriétés n'appartiennent pas toutes à la commune de temps immémorial. Sauf les communaux proprement dits, dont l'origine est fort ancienne, les immeubles de l'association ont été acquis graduellement, par de lourds sacrifices pécuniaires. Il a fallu que la commune achetât peu à peu, aux différents seigneurs qui possédaient primitivement- le sol et la justice de la ville, les propriétés dont elle se trouve nantie à la fin du XIIIe siècle. Un temps assez long dut s'écouler avant que les produits de la censive et des locations communales vinssent suffisamment compenser les sommes déboursées ou les rentes constituées en faveur de la féodalité locale.

Comme toute justice seigneuriale, la justice communale n'était pas seulement un service public, mais encore une source de revenus. Les amendes prononcées par les tribunaux municipaux entraient, au moins partiellement, dans le trésor de la ville. Seulement il faut remarquer que, dans beaucoup de communes, les crimes et les délits les plus graves, par conséquent les plus productifs, relevaient des tribunaux exclusivement seigneuriaux. On comprend dès lors l'âpreté que mirent les bourgeois à augmenter leur juridiction aux dépens des juridictions féodales : question de concurrence politique et, en même temps, véritable rivalité d'intérêts.

Les impôts indirects, péages, tonlieux, [assises] de toute espèce, constituaient, pour les communes populeuses et commerçantes, un revenu des plus appréciables. Il rie fut pas dès l'abord fort étendu, et ne devint vraiment productif que dans la période postérieure. En effet, la création de la commune n'eut pas pour résultat immédiat de transporter aux bourgeois le fruit des perceptions qui s'étaient faites exclusivement, jusque-là au profit des dominations féodales de la localité. La commune dut partager, au début, avec le seigneur dominant et avec les autres seigneurs de la ville, le revenu des octrois et des autres taxes de même nature. De même qu'elle ne devint propriétaire de son sol que par une série d'acquisitions graduellement faites, elle n'obtint que peu à peu, et en le payant chèrement, le droit d'être la première puissance péagère sur son propre domaine. On voit clairement par l'histoire de la commune d'Amiens, fort intéressante à cet égard, comment les impôts indirects, de seigneuriaux qu'ils étaient encore au commencement du XIIe siècle, se trouvèrent être municipaux à la fin du XIIIe. Cette transformation fut l’œuvre du temps et de l'argent.

Les impôts directs, que la commune prélevait sur ses membres, sont au nombre de deux : le droit d'entrée dans la commune ou droit de bourgeoisie, et la taille.

Il a déjà été question du droit d'entrée, impôt essentiellement variable, puisque la somme à payer était plus ou moins forte, suivant la condition et les moyens d'existence du nouveau bourgeois. Dans la plupart des communes, le taux en était fort peu élevé. Ce revenu ne peut donc être considéré comme une des ressources importantes de la ville libre.

On ne peut en dire autant, de la taille, qui, dans beaucoup de communes, constituait le plus clair des revenus municipaux.

Tout bourgeois membre de la commune était de droit assujetti à la taille. La répartition dé l'impôt était fondée sur la déclaration assermentée des imposables, tenus de faire connaître exactement à la municipalité leur situation de fortune mobilière et immobilière. Toute déclaration fausse entraînait la confiscation, au profit de la ville, de la partie du revenu passée sous silence par l'intéressé. Toute résistance aux collecteurs de la taille, tout refus de payer l'impôt était puni de peines graves qui variaient suivant les localités. On pouvait être emprisonné et banni de la ville, ou bien on s'exposait à voir sa maison privée de son toit.

On ne sait pas toujours exactement, pour la période ancienne, comment se faisaient la répartition et la collection de la taille municipale. Dans certaines villes, ce n'était pas la municipalité seule, le maire et les jurés, qui avaient la responsabilité de la répartition : ils s'adjoignaient, pour cette besogne importante, qui touchait aux intérêts les plus directs des habitants, un certain nombre de bourgeois et de clercs marchands étrangers à l'administration. Mais ailleurs c'était à l'aristocratie bourgeoise, qui détenait et se transmettait héréditairement les charges municipales, qu'incombait l'assise de la taille. L'impôt devait être recueilli, en principe, par les autorités mêmes qui l'avaient réparti ; en fait, les sergents de la ville étaient souvent chargés de le prélever à domicile et de le transmettre aux argentiers ou dépensiers.

Rien de fixe et de régulier pour la détermination du chiffre total de la taille à percevoir et du nombre des tailles à imposer. A ce double point de vue, la nécessité du moment faisait loi. On pouvait établir tantôt une taille par an, tantôt deux. Rarement une année se passait sans que les bourgeois fussent taillés. On distinguait les tailles générales et les tailles spéciales, assises en vue d'un besoin particulier, par exemple pour l'entretien des fortifications.

Si la répartition et la levée de l'impôt direct avaient toujours été faites dans les conditions prévues par les chartes et suivant la stricte équité, la perception de cette taxe, proportionnelle aux facultés de chaque membre de la commune, aurait peut-être suffi à assurer le fonctionnement régulier des institutions financières. Elle n'aurait soulevé, au sein de la ville, aucune difficulté grave. Or jamais matière ne donna lieu à plus d'injustices et de procès. En général, la taille était aussi mal assise que malaisément recouvrée. Cet impôt, qui constituait en réalité la ressource principale de la communauté, ne produisit nulle part ce qu'il devait produire ; le résultat fut désastreux.

En effet, plusieurs catégories d'habitants étaient exemptées de droit : les clercs, les nobles, les veuves, les croisés, les jeunes filles sans soutien. D'autres, nous l'avons vu, s'efforçaient de se soustraire à la taille les domestiques et les vassaux des différents seigneurs laïques et ecclésiastiques de la ville, ainsi que les clercs marchands, qui, sous prétexte de tonsure, entendaient faire de gros bénéfices, sans supporter aucune charge. De là une infinité de litiges, qui ne se terminaient pas toujours à l'avantage du trésor municipal. En second lieu, l'aristocratie urbaine, qui disposait. des fonctions et de tous les pouvoirs, abusait souvent de sa situation pour exempter ses membres et ses amis d'une partie des charges qu'ils auraient dû équitablement supporter. Elle fraudait sur les déclarations de fortune et aussi sur la répartition, de manière à la faire peser proportionnellement, sur les pauvres plus que sur les riches. Les collecteurs, de leur côté, n'étaient pas toujours fort honnêtes : on a la preuve que, dans certaines villes, ils portaient en compte, pour favoriser leurs amis, des sommes qu'ils n'avaient pas touchées et, ce qui était plus grave, ne mentionnaient pas toujours les sommes réellement perçues.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, ces abus étaient fréquents et notoires. Beaumanoir, bailli du roi, et, par suite, fort au courant de l'administration financière des communes, s'empresse de nous dévoiler la vérité, dans sa Coutume de Beauvaisis[2] : De nombreuses querelles surgissent, dit-il, dans les bonnes villes de commune, en raison des tailles, car il advient souvent que les riches hommes qui sont, gouverneurs des besognes de la ville imposent eux-mêmes à leurs parents moins qu'ils ne doivent, et favorisent les autres riches bourgeois, et qu'ainsi tout le poids court sur la communauté des pauvres hommes. Les iniquités commises dans la répartition et la perception de l'impôt direct eurent cette triste conséquence de mettre le bas peuple en défiance contre la haute bourgeoisie, de susciter les haines des pauvres contre les riches et d'amener partout ces émeutes sanglantes et ces guerres intestines dont les communes eurent tant à souffrir.

Même quand les choses se passaient dans les conditions, légales, la taille ne rentrait que difficilement. Les moyens de coercition dont les magistrats municipaux étaient armés ne suffisaient pas à venir à bout des résistances. La menace du bannissement ou de l'abatis de maison n'empêchait pas le refus de l'impôt. L'autorité n'osant pas toujours en venir à ces dures extrémités, l'impunité de quelques-uns était un encouragement pour beaucoup d'autres. Plus les tendances démocratiques s'accusèrent dans les villes, plus il fut difficile aux magistrats de déployer la rigueur voulue dans l'exercice de leur mandat. Il en résultait que, dans la plupart des communes, les habitants et, par suite, les collecteurs étaient toujours en retard pour le versement des tailles. Ces retards portaient souvent sur une période de trois ou quatre années, quelquefois sur une période de dix ans. Ils s'accumulaient, et la perception des tailles nouvelles s'opérait avec une difficulté d'autant plus grande que les anciennes n'étaient pas rentrées.

Ainsi les ressources des villes libres étaient, en somme, assez limitées et, de plus, la perception en était mauvaise.

Si des recettes on passe aux dépenses, l'état financier des communes apparaîtra sous un jour encore plus fâcheux.

Les charges qu'on pourrait appeler extramunicipales étaient celles que la commune avait à supporter par le fait de la dépendance ou de la vassalité qui la subordonnait aux différentes seigneuries laïques et ecclésiastiques de la cité.

La première dépense importante des bourgeois était celle qu'ils avaient dû faire pour obtenir le droit d'être indépendants. Que la concession de la commune par le seigneur dominant ait été forcée ou volontaire, il n'en est pas moins certain qu'au début la commune fut presque toujours achetée, et achetée souvent fort cher, de l'autorité féodale ou royale. Il s'en faut que nous connaissions le prix d'achat pour toutes les villes libres ; mais on le trouve quelquefois inscrit dans la charte communale. On sait, par exemple, que Philippe Auguste exigea des habitants de Neuville-le-Roi en Beauvaisis une rente de 100 livres parisis ; qu'à Roye, le droit de commune était de 111 livres ; à Crépy-en-Valois, de 370 livres ; à Sens, de 600 livres ; à Poix en Picardie, de 140 livres ; à Meaux, de 140 livres. La somme était moins importante pour les petites communes : Vailli ne devait au roi que 100 sous ; et Bruyères en Laonnais n'était soumis qu'à un tribut de 20 livres, que se partageaient le roi, l'évêque de Laon et le seigneur local. Dans certains cas, les communes ont été obligées de désintéresser, non seule.. ment leur seigneur direct, mais le suzerain général, le roi, dont l'approbation n'était pas gratuite. A chaque changement de seigneur ou de roi, la confirmation du droit communal par le nouveau titulaire ne s'obtenait que moyennant finance. Si les communes avaient toujours pu se libérer de ces lourdes charges par une somme une fois payée, le mal n'eût pas été sans remède ; mais l'autorité seigneuriale, exigeant le plus souvent une rente perpétuelle, grevait pour toujours le budget de la communauté.

S'il y eut des communes qui furent assez heureuses, dès l'origine, pour obtenir du seigneur une renonciation à peu près complète à l'exploitation financière dont il abusait, le plus grand nombre ne se trouvèrent pas dans cette condition. Elles restaient assujetties aux impôts indirects et même parfois à l'imiiôt direct, à la taille, prélevés pour le compte de la seigneurie. Il leur fallut, pour s'émanciper financièrement, racheter, droit par droit, pièce à pièce, toutes ces obligations, aussi humiliantes qu'onéreuses. La servitude la plus pénible disparut pour elles quand le seigneur ou le roi leur permit d'acheter la prévôté, c'est-à-dire l'ensemble des droits jadis affermés au prévôt seigneurial ou royal. En 1201, Mantes et, en 1205, Chaumont-en-Vexin rachetèrent de Philippe Auguste la prévôté ; en 1292, Amiens obtint le même avantage de Philippe le Bel. Mais ce rachat coûtait fort cher : Mantes dut se grever, au profit du roi, d'une renie de 1100 livres ; Chaumont, d'une rente de 300 livres ; Amiens, d'une rente de 690 livres. Si encore cette rente eût représenté simplement le revenu annuel de la prévôté ou le prix du fermage — car les prévôtés étaient l'ordinaire affermées —, les bourgeois n'eussent, en somme, rien perdu à l'opération. Mais on sait pertinemment que, pour Amiens, la rente payée au roi dépassait en réalité de 290 livres le prix du fermage. Il y avait donc là de la part de la commune, un véritable sacrifice. L'opération était moins mauvaise qu'elle ne parait, en ce sens que la prévôté ne représentait pas seulement un revenu financier, mais des droits politiques et judiciaires dont la commune se trouvait investie à la place du seigneur. Le budget communal n'en restait pas moins atteint et compromis gravement pour l'avenir.

Quand la commune était arrivée à être l'unique propriétaire de son sol et des impôts directs et indirects, elle restait toujours attachée à l'autorité seigneuriale ou royale par les liens de la vassalité. Il lui fallait supporter les charges communes à tous les vassaux, et ce poids devint de plus en plus lourd, sous l'administration monarchique, à partir du milieu du XIIIe siècle. La taille du suzerain s'ajoutait, en certains cas, à la taille municipale. Les bourgeois durent payer pour chaque grande expédition militaire et dans tous les besoins urgents de la royauté. Ces contributions prenaient souvent la forme de prêts volontaires, mais l'argent prêté au roi par ses bonnes villes n'était pas toujours rendu ou n'était rendu qu'à moitié. Elles faisaient abandon du reste pour se concilier les bonnes grâces de l'emprunteur. Aux dons gratuits, aux prêts, aux aides légales s'ajoutaient les présents ou pots de vin offerts par les communes aux officiers royaux, notamment aux baillis, et à tous les grands personnages qui passaient par la ville. Sur ces différents points, la simple lecture d'un compte comme celui des dépenses de la ville de Noyon en 1260 nous en dira plus long que toute espèce de commentaire.

Quand le roi — c'était alors saint Louis — alla outre mer, nous lui donnâmes 1500 livres ; et quand il fut outremer, la reine nous ayant fait entendre que le roi avait besoin d'argent, nous lui donnâmes 500 livres. Quand le roi revint d'outre mer, nous lui prêtâmes 600 livres ; mais nous n'en recouvrâmes que 500 et lui finies abandon du reste. Et quand le roi fit sa paix avec le roi d'Angleterre, nous lui en donnâmes 1.200. Et chaque année nous devons au roi 200 livres tournois pour le fait de la commune que nous tenons de lui. Et chaque année nos présents aux allants et venants nous coûtent bien 100 livres et plus. Et quand le comte d'Anjou (un frère du roi) fut en Hainaut, on nous fit savoir qu'il avait besoin de vin ; nous lui en envoyâmes dix tonneaux, qui nous coûtèrent 100 livres, avec les frais de transport. Après, il nous fit savoir qu'il avait besoin de sergents pour garder son fief : nous lui en envoyâmes 500, qui nous contèrent 500 livres et plus. Et quand le comte fut à Saint-Quentin, il manda la commune de Noyon, et elle y alla pour garder son corps, ce qui nous coûta bien 600 livres. Après, quand l'armée royale partit, on nous fit savoir que le comte avait besoin d'argent et qu'il aurait vilenie, si nous ne venions à son aide. Nous lui prêtâmes 1200 livres, sur lesquelles nous lui en avons abandonné 300 pour avoir le reçu scellé des 900 autres[3].

Voilà comment le roi et la famille royale exploitaient les villes indépendantes. Il faut tenir compte, en outre, des dépenses faites pour le seigneur local, pour l'évêque ou le châtelain, pour le bailli du roi. Mais ce n'était pas seulement sous cette forme directe que la royauté bénéficiait de la commune. Elle était justiciable du parlement de Paris. Or tout retard dans le payement des rentes dues au roi, toutes erreurs dans la distribution de la justice communale, tout mauvais jugement rendu par les maires, jurés et échevins et réformé par les juges royaux, baillis et conseillers du Parlement, tout procès perdu contre les autorités féodales de la localité, tout excès et toute sédition populaire condamnée par la justice royale, entraînaient, pour la commune, le payement d'une forte amende. Ces amendes, infligées aux bourgeois par le bailli ou le Parlement, montaient souvent à des sommes considérables. En 1305, Philippe le Bel condamna la commune de Beauvais à une amende de 10.000 livres, c'est-à-dire de plus d'un million de notre monnaie.

Telles sont seulement les dépenses que nous avons appelées extra-municipales. Il faut, de plus, que la commune subvienne à ses besoins particuliers : qu'elle paye les gages des magistrats et officiers municipaux ; qu'elle défraye de leurs voyages le maire et les autres délégués ; qu'elle entretienne les rues, fortifications et propriétés communales ; qu'elle fasse les frais des solennités et des banquets auxquels nos pères ne renonçaient jamais, même quand l'économie était chose urgente et impérieuse.

Le résultat est aisé à prévoir : les recettes des communes sont insuffisantes à couvrir les dépenses ; l'équilibre financier n'existe pas. Les gens des communes ne connaissaient pas le budget, c'est-à-dire le calcul anticipé, la balance approximative des recettes et des dépenses ; ils recevaient et dépensaient au jour le jour.

Pour parer au déficit, pour vivre et faire honneur à leurs engagements, les municipalités contractaient des emprunts. Mais ici le remède était pire que le mal ; elles recevaient l'argent des particuliers moyennant le payement d'un intérêt qui allait souvent jusqu'à 10 et 15 pour 100. La commune de Senlis emprunta même, dans certains cas, au taux de 25 pour 100. Souvent, au lieu de payer simplement intérêt au créancier, la commune constituait en sa faveur une rente viagère. Les maires et les corps municipaux recouraient à l'emprunt aven une facilité qui était plus que de l'imprudence, sans se faire le moindre scrupule de grever indéfiniment l'avenir au profit du présent. D'autre part, la nécessité de compléter l'émancipation de la ville et de racheter la multitude des droits et exactions qui l'opprimaient, avait amené les bourgeois à multiplier, en faveur des seigneurs et du roi, les concessions de rentes viagères et même perpétuelles. Cette imprévoyance et l'absence de fonds de réserve destinés à l'amortissement de la dette, l'accroissement constant des dépenses extraordinaires, la multiplication des emprunts à gros intérêt, produisirent bientôt leur conséquence naturelle : l'augmentation rapide de la dette. Les communes se trouvèrent bientôt hors d'état de satisfaire leurs créanciers.

L'obération des communes fut un fait général qui se manifesta, au même moment sur tous les points de la France capétienne. A la fin du règne de saint Louis, la déplorable situation des villes libres apparaît en toute évidence dans les comptes municipaux adressés par les communes au gouvernement royal. On a supposé que ces comptes n'étaient pas tous absolument sincères ; que les communes, dans un intérêt facile à comprendre, avaient cherché à grossir le chiffre de leurs dépenses et de leurs dettes, et à diminuer, au contraire, celui de leurs revenus, se faisant plus pauvres qu'elles n'étaient réellement. Leurs évaluations ne pouvaient pas, dans tous les cas, s'éloigner beaucoup de la vérité : les nombreuses catastrophes financières qui ont suivi de près la reddition de ces comptes en fournissent la meilleure preuve. Or le déficit est constaté partout ; les dettes provenant soit des rentes, soit des emprunts usuraires, soit des dépôts sans intérêt faits par les particuliers, mais immédiatement exigibles, sont hors de proportion avec les ressources. La commune de Noyon devait 16.000 livres en 1278 ; Amiens, 7.800 livres en 1260 ; Soissons, [7.450] livres en 1262 ; les autres communes à l'avenant. En [1259] Rouen avait 7.000 livres de dettes, dont 4.000 dues au roi, 3.000 aux usuriers et aux Lombards.

Le gouvernement royal, il faut lui rendre cette justice, avait d'abord essayé de mettre un terme aux abus qui se commettaient dans les villes, et de rappeler les municipalités à l'économie. L'ordonnance de [1262] défendait aux villes de faire des emprunts sans le consentement du roi, et interdisait les présents coûteux, ne permettant que les pots de vin, clans le sens propre de cette expression. Elle obligeait les villes à restreindre le nombre de leurs envoyés à la cour du roi et au Parlement. Les maires ne devaient prendre avec eux que deux compagnons, le clerc de la ville et, si cela était nécessaire, un avocat. Leurs voyages devaient se faire dans les mêmes conditions de simplicité que s'il se fût agi de leurs affaires particulières. Enfin saint Louis essayait de prévenir les malversations des trésoriers municipaux, en leur défendant d'avoir entre les mains plus de vingt livres à la fois[4]. Toutes ces sages prescriptions prouvent que la royauté connaissait à merveille les côtés faibles de l'administration communale. Mais on a déjà constaté que l'ordonnance de saint Louis fut très mal exécutée. Le remède sui lequel comptait la royauté ne produisit presque rien. Les dépenses des villes et leur dette continuèrent à grossir démesurément ; il arriva un moment où la ressource même de l'emprunt cessa d'être praticable. De toutes parts les faillites devinrent imminentes ; on dut en venir à la liquidation.

Les liquidations communales étaient un fait tellement commun, à la fin du XIIIe siècle, que Beaumanoir consacre tout un paragraphe de sa Coutume de Beauvaisis à discuter la question de savoir comment on devait y procéder[5]. L'opération prit d'ailleurs les formes les plus différentes, suivant la situation des villes et le chiffre de la dette. A. Amiens, où la liquidation eut lieu vers 1316, la commune évita la faillite en émettant un nouvel emprunt payable au moyen de rentes viagères ce qui prouve qu'elle n'était pas dénuée de tout crédit et que sa dette n'avait pas encore atteint un chiffre exorbitant. A Roye et à Saint-Quentin, la commune se tira d'embarras en soumettant tous ses membres, et même les habitants privilégiés, comme les clercs, à une taille générale et extraordinaire.

A Senlis, la liquidation eut la plus grave conséquence politique. Elle aboutit à la suppression de la commune. En 1320, la situation financière était désespérée la ville venait d'être frappée coup sur coup, par la justice royale, d'amendes énormes. Le parti populaire, furieux de voir que les résultats désastreux de l'administration municipale pesaient sur la cité entière, rendit responsable du malheur commun la haute bourgeoisie, qui détenait le pouvoir. La royauté profita de ces divisions pour faire disparaître le régime communal. La grande majorité des habitants déclara que ce régime n'était pas seulement inutile, mais dangereux[6].

A Noyon[7], où les passions sans doute étaient moins vives, on n'osa pas en venir à un procédé aussi radical. Devant la faillite imminente, en 1278, les bourgeois proposèrent à la royauté de liquider la dette au moyen d'une imposition extraordinaire, sorte de faille permanente, qui aurait permis à la ville de faire honneur à ses engagements. Les habitants devaient payer annuellement 6.000 livres jusqu'à complet remboursement de la dette. La répartition et la perception des tailles devaient être opérées non par les officiers municipaux, qui n'inspiraient plus confiance, mais par les propres agents du roi. Le refus de payer la taille entraînait de droit la prison. Il était absolument interdit au maire et aux bourgeois de contracter un nouvel emprunt avant que l'ancienne dette eût été payée. Les clercs devaient payer, pour les héritages provenant de leurs parents, les mêmes contributions que ceux-ci acquittaient de leur vivant.

Tel était le programme de liquidation que les Noyonnais soumirent .au gouvernement royal en 1278. Le roi attendit quatorze ans pour donner sa réponse. En 1291 parut enfin l'ordonnance de liquidation. Elle écartait le projet financier des bourgeois, sans doute comme impraticable ou improductif, et décrétait purement et simplement... la faillite. En fait, la ville ne payait plus depuis 1278. Les dispositions de l'ordonnance peuvent se résumer ainsi :

1° Les créanciers seront appelés deux fois ; ceux qui ne répondront pas à l'appel seront déchus de leurs droits. Ceux qui se présenteront seront tenus de renoncer à la partie usuraire, ou soupçonnée de l'être, de leur créance. On les invitera, de plus, à abandonner une partie du reste, à titre gracieux.

2° Les magistrats municipaux, étant les principaux auteurs de ce désastre financier, seront pécuniairement responsables des dommages qu'ils ont causés.

3° Les personnes qui ont acheté des rentes à vie sur la commune ne seront remboursées que d'une partie du capital prêté.

4° Pour trouver le reste de la somme nécessaire à la liquidation, on vendra les immeubles et on saisira les meubles de tous les membres de la commune, dans une proportion correspondant aux facultés de chacun, jusqu'à complète extinction de la dette.

Rien n'est plus clair : la liquidation de la commune de Noyon, à la fin du XIIIe siècle, aboutit à la banqueroute. Au même moment, sous le coup d'un désastre semblable et par l'effet de la même ordonnance royale, une commune voisine succombait financièrement : celle de Ham, en Picardie.

L'institution communale se ressentit profondément de ces désordres et de ces catastrophes. Le discrédit des communes, ruinées et en faillite, ne tarda pas à s'étendre au régime qui les avait fait naître et se développer. On oublia peu à peu tout ce que le peuple des villes devait à la liberté. L'exemple de Senlis fut imité par un certain nombre de communes, qui, renonçant à la gestion de leurs propres finances, et même à leur administration autonome, abdiquèrent leur indépendance. D'autres villes libres, comme Noyon, conservèrent, pour la forme, leur ancienne organisation, mais ne tardèrent pas à la voir modifiée profondément par l'ingérence de plus en plus fréquente des officiers royaux et du Parlement dans la conduite de leurs affaires. Les communes qui subsistèrent politiquement tombèrent financièrement sous la tutelle du Capétien.

A qui incombe la responsabilité de la situation financière des communes et des malheurs qui en ont été la conséquence ?

La mauvaise administration des finances n'est pas un fait particulier aux villes, et aux villes dotées du régime communal. On peut dire que ce fut une maladie générale au moyen âge, le vice constitutionnel de tous les États féodaux, grands et petits l'Église elle-même n'y put échapper. Il serait facile de citer, au XIIe et au XIIIe siècle, nombre d'établissements religieux, surtout des abbayes, que l'accumulation des dettes a conduits à la faillite. La royauté fut atteinte comme l'Église. Les gens du moyen âge ignoraient ou méconnaissaient tous absolument les lois économiques auxquelles les seigneuries sont assujetties aussi bien que les particuliers. Seulement la féodalité, l'Église et la royauté trouvaient, pour réparer incessamment leurs pertes, des moyens qui n'étaient point à la portée des communes. Ces seigneuries populaires ne pouvaient se développer territorialement que dans des limites extrêmement restreintes. D'autre part, lés nécessités de leur vie agitée et toute militaire étaient, pour quelques-unes d'entre elles, un obstacle permanent aux progrès du commerce et de l'industrie, qui seuls auraient pu contre-balancer les effets du désordre financier et prévenir le déficit. Enfin, s'il s'agissait de contraindre ses propres membres à remplir leurs obligations pécuniaires, la commune pouvait difficilement user de violence, et appliquer les lois et règlements dans toute leur rigueur.

Telles sont les causes générales et profondes des malheurs financiers éprouvés par les communes. Mais il en est de particulières, qui contribuèrent à précipiter le dénouement.

Sans aucun doute l'aristocratie bourgeoise, qui possédait, presque partout, les pouvoirs municipaux, a violé plus d'une fois les principes les plus élémentaires d'une bonne administration. On vit des municipalités égoïstes et exclusives n'administrer que pour elles et sans contrôle. Elles se sont montrées dépensières à l'excès et partiales dans la répartition des charges. Quelquefois même, il y a eu, de leur part, malversations, fraudes, manque de sincérité et de probité ; elles ont donc mérité, dans une certaine mesure, les reproches que leur adressaient le bas peuple des villes et le gouvernement royal. Mais il faut avouer que les rois et leurs agents avaient mauvaise grâce à se plaindre des désordres financiers des communes : car ils ont tout fait pour les entretenir et en accroître la gravité. Si les communes se sont ruinées, si le déficit était permanent, si la banqueroute est survenue, ce ne sont Pas les dépenses ordinaires, d'intérêt purement municipal, qui ont amené ce triste résultat : ce sont les dépenses extraordinaires, celles que nécessitaient les exigences de la royauté et le payement des amendes infligées par son Parlement. La plus grosse part du déficit, dans les budgets communaux, reste imputable à la monarchie.

 

 

 



[1] [Cf. Des Marez, Étude sur la propriété foncière dans les villes du moyen âge, p. 120-137, et surtout Espinas, Les finances de la commune de Douai, p. 148-202.]

[2] Beaumanoir, dans Giry, Documents, etc., p. 122.

[3] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 223.

[4] Giry, Documents, p. 85 ; [cf. Borrelli de Serres, Recherches sur divers services, t. I, p. 95].

[5] Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, I, 12, [éd. Salmon, t. II, n° 1627].

[6] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 52.

[7] Sur la liquidation de Noyon, voir Boislisle, Une liquidation communale, dans Annuaire-bulletin de la Soc. de l'histoire de France, année 1872, et Lefranc, Histoire de Noyon, p. 160 et suiv.