LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE TROISIÈME

 

LA MILICE

 

 

Le service militaire des roturiers. — Situation particulière des villes libres, au point de vue militaire. — Exceptions et réserves formulées dans les chartes. — La Prisée des sergents. — Les fortifications de la commune et le guet. — Du rôle joué par les milices communales dans l'armée capétienne. — Les communes à Bouvines. — Le service militaire des communes transformé en impôt. — L'ordonnance de 1317. -- La féodalité et les milices communales.

 

Nous avons décrit la structure et les organes du corps communal : tâche ingrate, œuvre d'abstraction, qui ne donne point la sensation de la réalité et de la vie. Il faudrait, pour l'obtenir, montrer comment l'institution fonctionnait dans la pratique, quelle était l'existence quotidienne de ces petites républiques disséminées au milieu des fiefs. Ici le champ d'études devient tellement vaste qu'il est nécessaire de faire un choix. Nous examinerons les trois manifestations les plus saillantes de l'activité des communes : leur vie militaire, leur gestion financière, les démêlés de leurs partis politiques.

 

Il est un principe général qu'il importe de rappeler, parce que certains historiens en ont nié imprudemment la vérité : c'est qu'au moyen âge, en vertu du droit féodal, le vilain, le non-noble, doit le service militaire aussi bien que l'ecclésiastique et que le noble. Ce n'est pas seulement la vassalité qui engendre les obligations militaires, car les vassaux ne sont pas seuls tenus aux grandes et aux petites expéditions, à l'ost et à la chevauchée. Tous les sujets du seigneur, à quelque condition qu'ils appartiennent, ont à remplir le même devoir. Bien que le paysan et le citadin n'aient pas le droit de porter les armes en temps normal, l'intérêt supérieur de la défense du fief exige que, dans les cas de nécessité, le seigneur puisse avoir recours à leurs services. En pareille matière, la théorie est pleinement confirmée par les faits.

Le droit militaire du seigneur est constaté dans la plupart des chartes qui, au XIe et au XIIe siècle, furent accordées aux villages et aux villes par l'autorité féodale. Mais, en même temps qu'il est consacré par le contrat, il est déterminé, délimité ou même restreint. La charte spécifie le cas où la convocation pour service militaire sera possible, la durée du service, la limite géographique au delà de laquelle les habitants ne pourront être transportés. C'est là que les privilèges et les exemptions se font jour. Telle localité ne doit le service que si l'expédition est conduite par le seigneur en personne ou par son sénéchal ; telle autre obtient que ses habitants ne soient pas obligés de quitter la province, ou même aient le droit de ne pas s'éloigner de la ville de plus d'une journée de marche. Par exception, certaines villes sont exemptées du service d'ost et de chevauchée pendant une période plus ou moins longue. L'exemption complète, absolue, est un fait de la plus grande rareté.

Les exceptions, ici, ne font que confirmer la règle. Cette règle s'appliqua, dès le début, .à la plupart des villes de bourgeoisie, simplement privilégiées. Leurs habitants devaient faire leur service sous la conduite du seigneur ou du prévôt seigneurial. La même obligation incomba, dans la période antérieure à l'établissement du régime communal, aux localités destinées à devenir des communes. Les habitants de Corbie, par exemple, dont la commune ne fut créée qu'en 1123, participèrent, sous la conduite de l'abbé de Corbie, leur seigneur, à certaines guerres dirigées par Philippe Ier et par le prince Louis, son fils, dans les dernières années du XIe siècle. Survint l'établissement de la commune. La situation de la localité, au point de vue militaire, cessa aussitôt d'être la même. Une première conséquence de l'institution du lien communal, c'est que la commune, devenant une seigneurie, entrant dans la hiérarchie féodale, dut à son seigneur le service militaire, comme le devaient les vassaux. D`après la règle la plus générale, au xue et au mue siècle, le vassal était tenu de faire le service, à ses frais, pendant quarante jours. Il est vrai que le droit féodal se trouva modifié, dans la pratique, par les stipulations expresses insérées dans le pacte fondamental.

La charte accordée, en 1215, par Philippe Auguste à Crépy-en-Valois est intéressante en ce qu'elle pose clairement le principe général de l'obligation du service militaire pour les villes libres. Selon l'article 32 de cette charte, la commune de Crépi doit au roi l'ost et la chevauchée comme les autres communes. Mais les autres communes n'étaient pas toutes astreintes au service dans les mêmes conditions. A Saint-Quentin, les habitants devaient marcher toutes les fois qu'il plairait au roi de les convoquer. La commune de Brai-sur-Somme n'était tenue au service que dans le cas de guerre générale ou d'expédition faite pour défendre les intérêts de la foi. Même dans ce cas, les habitants avaient le droit de ne pas aller au delà de Reims et de Châlons d'une part, de Tournai et de Paris, d'autre part. Si le roi veut les mener plus loin, les gens de Brai sont obligés de le suivre, mais le service cesse d'être à leurs frais. A Chaumont et à Pontoise, les communiers avaient obtenu le privilège de ne pas aller en armes au delà de la Seine ou de l'Oise.

Les articles 28 et 29 des Établissements de Rouen règlent encore avec plus de soin le service militaire, dû par tous les membres de la commune, sur la convocation du duc de Normandie. Les réfractaires et les déserteurs sont livrés à la justice seigneuriale et leurs maisons abattues. Pour la commune de Poitiers, organisée sur le modèle de celle de Rouen, une réserve est formulée : les habitants ont le droit de ne pas être conduits au nord de la Loire. A Bayonne, on ne sait au juste dans quelle mesure, les bourgeois étaient astreints au service envers le duc d'Aquitaine, roi d'Angleterre. Il semble même, dit M. Giry, que, par un accord tacite, le roi et la ville aient été bien aises de ne pas déterminer d'une manière positive, en cette matière, les droits et les devoirs réciproques. Généralement, à chaque expédition, le roi attestait que c'était à titre gracieux que les Bayonnais y prenaient part, et que le cas présent ne pourrait servir de précédent. En somme, si le service militaire est obligatoire pour toutes les communes, les conditions dans lesquelles il s'accomplit n'offrent point d'uniformité.

Sous quelle forme et dans quelle proportion le corps communal s'acquittait-il de ce service ? Il est hors de doute que tous les membres de la commune ne pouvaient être tenus de servir en personne : car l'équipement et l'entretien en temps de guerre, pendant quarante jours au moins, était une dépense assez lourde que les riches seuls pouvaient supporter. Les documents ne permettent pas facilement de savoir avec exactitude comment les charges militaires étaient réparties entre les habitants.

On a constaté que les communes du domaine capétien devaient au roi un chiffre déterminé d'hommes d'armes ou de sergents (c'est le mot consacré pour désigner les communiers servant en guerre) et de chariots destinés à porter les munitions eues bagages. [Un] texte précieux [de l'année 1194 ou du début de 1195] intitulé la Prisée des sergents[1], énumère le nombre des hommes et des voitures de transport que chaque commune devait envoyer à l'armée royale. Ce document prouve qu'il existait une certaine disproportion entre les. obligations des diverses communes. Les paysans de Bruyères, dont la commune collective était composée, comme on l'a vu, de la réunion de quatre petits villages du Laonnais, étaient taxés à cent vingt sergents et à [trois] chariots, tandis que Soissons, Pontoise, Noyon n'étaient pas astreints à beaucoup plus et que Senlis devait moins. [On remarque aussi que, dès cette époque, les] communes étaient autorisées à remplacer les soldats par une somme d'argent : [ainsi] Arras, au lieu de ses mille sergents, pouvait donner 3 000 livres ; Beauvais, au lieu de ses 500 sergents, 1 500 livres. D'ailleurs, les chiffres de la redevance militaire ne paraissent pas avoir été immuablement fixés : ils ont varié dans le cours du mue siècle. Dans la Prisée de [l'année I194], la commune de Corbie doit 200 sergents et 4 chariots : elle en donna 400 en 1253, sous le règne de saint Louis ; [entre ces deux dates], le contingent de Noyon varia, [lui aussi, de] 150 à 500 soldats.

La ville non organisée en commune fait le service militaire sous la conduite du prévôt seigneurial, tandis que la ville libre se rend à l'armée du seigneur sous la conduite de ses magistrats municipaux et particulièrement du maire, qui est le chef de la milice. En principe, la convocation adressée à la commune, autrement dit le ban, est faite par le seigneur dont la commune relève immédiatement. C'est sur son ordre que le maire réunit la milice : telle est la règle établie par l'article 28 des Établissements de Rouen. Dans le domaine capétien proprement dit, les rois de France ont cherché de bonne heure à exercer le droit de convocation, sans passer par l'intermédiaire du seigneur local. Le fait s'est produit notamment à Noyon, qui était sous la domination féodale de son évêque. Vers 1290, Philippe le Bel ayant adressé directement le ban ou sommation militaire au maire et aux jurés, l'évêque de Noyon en appela au Parlement. Les juges royaux furent obligés de convenir que la convocation devait être adressée à l'évêque, lequel était chargé de la transmettre à son tour aux magistrats municipaux[2].

En tous cas, ces magistrats, et le maire surtout, ont seuls le droit de réunir et de commander la milice urbaine. Dans beaucoup de communes, ce fut là le principal office du maire ; aussi était-il généralement représenté, sur le sceau communal, en costume de guerre, avec des attributs belliqueux. Il est des villes, comme Bayonne, où la mairie revêt un caractère particulièrement et presque exclusivement militaire. Au XIIe et au XIIIe siècle, la plupart des maires de Bayonne furent des hommes de guerre ou des marins de profession, qui portaient le titre de capitaine général de la cité[3]. A Poitiers, depuis la fin du XIIIe siècle, et probablement aussi dans d'autres communes, le commandement militaire du maire, en cas de convocation ou de ban seigneurial, ne s'appliquait pas seulement à la milice bourgeoise proprement dite. Les gens des abbayes de Poitiers et ceux de 41 paroisses des environs devaient venir se ranger sous la bannière communale. On les appelait les hommes de la suite du maire et de la commune[4].

Le rôle militaire de la ville libre n'est pas terminé, quand elle a envoyé son maire et ses sergents figurer dans l'ost du suzerain. La commune est une place de guerre, continuellement menacée, au dehors comme au dedans, par les ennemis nombreux et irréconciliables du régime communal. La force des choses voulait que l'organisation militaire y fût permanente, parce que les dangers aussi étaient permanents.

Il faut d'abord que les bourgeois travaillent sans cesse à l'entretien des fortifications, et veillent à ce que la ville soit toujours en état de défense. Dans la période des origines, ce travail est personnel ; plus tard seulement, cette espèce de corvée communale put être remplacée par une contribution pécuniaire. Un curieux document du XIVe siècle, relatif à Amiens, montre quel soin minutieux les gens des communes apportaient à l'entretien et à la protection de leurs remparts. On y trouve insérées les dispositions suivantes : 1° Tout homme qui sera commandé, soit de jour, soit de nuit, pour la garde des portes ou des créneaux, devra se rendre bien armé à son poste et y rester sans s'absenter, tout le temps qui lui sera prescrit, sous peine d'être déclaré ennemi du roi et de la commune.

2° Défense sous peine de prison, à toutes personnes, d'aller sur les remparts et autres ouvrages défensifs, au dedans ou au dehors de la ville, à quelque heure du jour que ce soit, exception faite seulement pour les ouvriers employés par la municipalité.

3° Sous peine d'amende et de prison, défense de traverser, de jour ou de nuit, les fossés de la place, d'escalader les palissades, de briser les portes, les fenêtres ou les serrures des tours et des guérites.

4° Tout batelier qui passera de nuit, sur la Somme, quelque personne que ce soit, pour amener dans la ville ou pour en faire sortir, sans l'autorisation du maire, sera puni comme ennemi de la ville.

5° il est ordonné à toutes personnes qui possèdent des barques sur la Somme de les rentrer, chaque nuit, avant le coucher du soleil, dans l'intérieur des fortifications, sous peine d'être punies comme ennemies de la ville et de perdre leurs barques[5].

Au service des fortifications et des portes s'ajoutait celui du guet et du contre-guet. A Rayonne, en 1315, tout homme marié était tenu de faire en personne, une fois par semaine, le service du guet, sous peine de la prison et d'une amende de vingt livres tournois. En cas d'infirmité, de maladie ou d'autre excuse valable, on était obligé de faire agréer son remplaçant par le maire. Les gens du guet devaient être armés comme en guerre : tant que durait la nuit, ils ne devaient pas sortir de l'enceinte de la ville. Le guet et le contre-guet devaient, circuler, nuit et jour, dans les rues et sur les remparts, sans faire aucun bruit, pour ne pas donner l'éve :1 aux ennemis ou aux malfaiteurs. Si le contre-guet trouvait le guet endormi, il pouvait, pour la première fois, lui enlever ses armes et les distribuer entre ses membres ; si la chose arrivait une seconde fois, il devait jeter les gens du guet du haut en bas des murailles ; une troisième fois, il devait les traduire devant le tribunal de l'échevinage[6].

La besogne militaire des communiers n'est pas uniquement défensive. Si le seigneur a ses guerres, auxquelles les bourgeois doivent participer, la commune aussi a les siennes. Les miliciens doivent, à la première réquisition du maire, se jeter sur les ennemis extérieurs de la ville ; de plus ils sont tenus de prêter main-forte à la municipalité, toutes les fois qu'une exécution judiciaire est commandée contre des citoyens récalcitrants.

Écoutons la charte communale de Noyon : Si la commune est violée, tous ceux qui l'auront jurée devront marcher pour sa défense ; nul ne pourra rester dans sa maison, à moins qu'il ne soit infirme, malade, ou tellement pauvre qu'il ait besoin de garder lui-même sa femme et ses enfants malades. D'après la charte de Beauvais, les gens de la commune jurent d'obéir et de prêter main-forte aux décisions du maire et des pairs. D'après celle de Saint-Quentin, les gens de la commune devront aider le maire à abattre la maison de quiconque refusera de subir la justice communale. Quand on songe à la vie agitée des villes libres, aux appels incessants que le seigneur et la municipalité adressaient aux habitants, on se demande comment ceux-ci trouvaient le loisir de vaquer à leurs occupations commerciales ou industrielles. Des obligations militaires si impérieuses semblent pouvoir à peine se concilier avec les nécessités de la vie normale et du travail quotidien.

Chaque bourgeois de commune est donc un soldat, et un soldat très occupé. Néanmoins on a exagéré l'importance du rôle joué au moyen âge par les milices communales qui étaient au service des rois de France. C'est là une question du plus haut intérêt, sur laquelle il importe de rétablir la vérité.

Les auteurs de précis historiques écrivent encore volontiers, et beaucoup de professeurs enseignent d'après eux, que les milices des communes ont été d'un puissant secours aux Capétiens du XIIe et du XIIIe siècle, dans les combats qu'ils ont livrés à la féodalité ou à l'ennemi national. Nos écoliers sont convaincus que les communes ont sauvé la France, en 1124, lorsqu'elles se groupèrent autour de Louis VI, pour repousser l'invasion allemande, et en 1214, sur le champ de bataille de Bouvines. C'est là une de ces traditions qui, transmises sans contrôle, de génération en génération, de manuel en manuel, sont entrées dans le courant des opinions reçues et finissent par s'imposer aux historiens. On comprendra que celle-ci .ait été acceptée de prime abord, si l'on songe que l'histoire de France, telle que l'avait conçue et renouvelée l'école libérale de la Restauration, reposait principalement sur la démonstration de ce fait : l'union étroite établie entre la royauté et le tiers état, aux dépens de la classe féodale. L'idée était juste et féconde, mais le tort de ceux qui l'ont propagée fut de ne pas distinguer suffisamment les époques ; de croire, ou de laisser croire que l'alliance de la monarchie avec les citoyens des communes avait été conclue et même avait déjà produit ses fruits durant le premier développement de l'institution communale ; d'attribuer enfin au mouvement d'émancipation d'où est issue la commune indépendante, plus d'importance, au point de vue politique comme au point de vue militaire, qu'il n'en avait en réalité.

La question de savoir quel a été l'appoint de force réelle apporté par les communiera à l'armée capétienne se résout simplement par le recours direct aux textes contemporains.

En ce qui concerne le règne de Louis le Gros, les chroniques n'offrent pas trace de l'existence de milices communales dans l'armée du roi. La plupart des expéditions de Louis VI, et les plus fructueuses, ont été faites à l'aide d'un petit nombre de chevaliers : ceux qui composaient ordinairement son entourage et d'autres qu'on attirait par l'appât d'une solde. Pour les campagnes en pays lointain, et lorsqu'un péril sérieux menaçait la monarchie, Louis le Gros convoquait les contingents, exigibles, en vertu de la loi-féodale, des seigneurs, des évêques et des abbés vassaux de la couronne. Ces troupes comprenaient sans doute un élément populaire, celui que fournissaient les villes, bourgs et villages relevant de chaque autorité seigneuriale : mais il ne s'agit jamais, à cette époque, que de soldats féodaux ou ecclésiastiques. Les communes n'apparurent même pas en 1124, lorsque l'invasion de l'empereur Henri V faillit compromettre l'existence de la dynastie. Le récit que Suger a consacré à cet épisode contient une énumération assez complète des contingents amenés, par les barons et les évêques, de tous les points du territoire français. Non seulement on n'y trouve mentionnée aucune commune ; mais les appellations ethniques employées par l'historien, quand il parle, par exemple, des Orléanais ou des Étampois, ne s'appliquent pas particulièrement aux troupes bourgeoises envoyées par les villes. Ce sont des expressions qui indiquent, d'une manière générale, la région ou le pays : elles désignent des contingents locaux de toute classe et de toute origine , les chevaliers et les clercs, aussi bien que les bourgeois.

A la fin du règne de Louis VII, les milices communales sont signalées, pour la première fois, comme intervenant dans une guerre faite par la royauté à l'un de ses vassaux celle qui éclata entre l'évêque de Laon, Roger de Rozoi, et la commune rurale du Laonnais, défendue par le roi de France. On a vu précédemment que le prévôt royal de Laon se mit alors à la tête des sergents de la ville, auxquels étaient venues se joindre les milices communales de Vailli et de Soissons.

C'est seulement à la fin du XIIe siècle, quand l'autorité royale parut suffisamment affermie dans le domaine capétien, que l'idée put venir au souverain d'exploiter, au point de vue militaire, les forces que recélaient les communes. Philippe Auguste était trop intelligent, trop pratique, trop constamment engagé dans des entreprises guerrières de toute nature, pour ne pas essayer d'en tirer parti. Mais il ne le fit pas, ainsi qu'on a semblé le croire, en utilisant les milices communales, comme troupes d'offensive, à titre de contingent régulier, destiné à donner dans toutes les expéditions et toutes les batailles, prêt à suppléer à l'insuffisance et à l'irrégularité des apports féodaux. Une telle conception serait absolument contraire, non seulement aux conditions d'existence des milices communales, mais à tout ce que nous savons de l'histoire militaire de Philippe Auguste. Bien que de très nombreux engagements aient été livrés pendant ce long règne de quarante-trois ans, les gens des communes ne sont que très rarement signalés parmi les soldats royaux. Il est vrai qu'on les voit paraître à Bouvines, dans la circonstance la plus critique de la vie de Philippe, et que, s'il faut en croire l'opinion reçue, les milices communales auraient alors décidé de la victoire et scellé glorieusement de leur sang le pacte conclu entre le tiers état naissant et la monarchie.

Mais, ici encore, l'opinion est peu d'accord avec l'histoire. Dans le récit très étendu et très explicite que nous a laissé de la bataille de Bouvines un témoin oculaire, tout à fait digne de foi, le chapelain même de Philippe Auguste, Guillaume le Breton, le passage relatif aux communes se compose à peine d'une douzaine de lignes[7]. Le chroniqueur, nommant les gens de Corbie, d'Amiens, de Beauvais, de Compiègne et d'Arras, nous montre ces fantassins rangés autour de l'étendard royal et immédiatement devant le roi. Mais ils n'y restent pas longtemps ; car la chevalerie allemande les attaque aussitôt, les repousse en désordre, les culbute, et atteint presque Philippe Auguste. Bref, les communiers n'apparaissent dans le combat que pour être battus. Après ce court épisode, auquel le chroniqueur semble n'attacher aucune importance, on ne les voit plus mentionnés une seule fois dans la suite du récit. Leur présence sur le champ de bataille a été si peu remarquée ; elle a si peu contribué au succès final, que, clans le onzième chant de sa Philippide, consacré tout entier à l'épisode de Bouvines, Guillaume le Breton n'a pas jugé à propos de développer .ou simplement de reproduire le passage de sa chronique en prose où il est question des communes[8].

Ce qui explique peut-être la formation de la légende, c'est qu'un document d'archives énumère les prisonniers que les différentes communes du nord remirent entre les mains du prévôt de Paris, peu de temps après la bataille[9]. On en a conclu que ces prisonniers étaient ceux que les milices communales avaient eu elles-mêmes l'honneur de capturer. Il n'en est rien : ce sont ceux que le roi avait simplement donnés à garder aux communes pour être dirigés postérieurement sur Paris et incarcérés soit au Louvre, soit au Châtelet. Dans cette conjoncture, ce ne sont pas les milices communales qui ont rendu service au roi, mais les communes elles-mêmes, considérées comme places de sûreté.

Telle était en effet, croyons-nous, la fonction que, dans l'esprit de Philippe Auguste, les communes étaient surtout appelées à remplir. C'est une idée que nous aurons à développer par la suite, quand il sera question des rapports du gouvernement de Philippe avec les communes. Bornons-nous à constater ici que les seules circonstances où les communes, sous ce règne, jouent un rôle militaire honorable ei avantageux au pouvoir royal, sont celles où on les voit, comme forteresses, chargées d'arrêter l'ennemi. En I185, le comte de Flandre Philippe d'Alsace étant venu assiéger Corbie, les Corbéiens coupèrent les ponts qui pouvaient donner passage à l'ennemi et opposèrent une si vive résistance que le roi de France eut le temps de leur envoyer des secours, et que Philippe d'Alsace fut contraint de se retirer. En 1188, Henri II, roi d'Angleterre, envahit le Vexin et essaya de surprendre Mantes, que Philippe Auguste, pressé de se rapprocher de Paris, avait laissée sans défense. Mais la milice de Mantes résista avec tant d'énergie aux efforts des chevaliers anglais, que le roi de France eut le temps d'être averti et d'accourir au secours de la vaillante commune.

Sous les règnes de saint Louis, de Philippe le Hardi et de Philippe le Bel, les détails relatifs à l'emploi des milices communales par le gouvernement capétien deviennent à la fois plus nombreux et plus précis. Les sergents des communes prennent part à toutes les expéditions militaires : on les convoque non seulement quand il s'agit de défendre le pays, mais encore pour aider à maintenir l'ordre à l'intérieur. La convocation de 1253 eut pour effet de faire lever dans les communes du nord une petite armée de 3.700 sergents ; celle de 1233 avait déjà permis à saint Louis de conduire les milices de 19 communes appelées à rétablir la paix dans la commune de Beauvais, que les séditions entre bourgeois avaient ensanglantée. En 1272, sous Philippe le Hardi, les communes prirent part à l'expédition de Foix ; en 1303, sous Philippe le Bel, à l'expédition de Flandre, etc. Mais, à la fin du XIIIe siècle, se produisit ou plutôt acheva de se produire, dans l'histoire militaire des communes, un fait des plus importants : la transformation du service militaire en impôt payé au roi. Au lieu d'envoyer leurs hommes d'armes, les communes et les villes privilégiées donnèrent de l'argent : ce qui amena peu à peu une modification radicale de l'organisation militaire et financière de la monarchie.

Les premières traces de cette révolution apparaissent sous le règne de Philippe Auguste. Plus on avance dans le XIIIe siècle, plus les convocations des milices communales deviennent fréquentes et onéreuses, plus les expéditions royales se font en pays lointain — ce qui arrive forcément puisque le domaine capétien ne cesse de s'étendre —, moins les communiers se soucient d'envoyer, aussi souvent et aussi loin, les membres de leur milice, les défenseurs de leur cité. Sous Philippe le Hardi et sous Philippe le .Bel, les guerres du roi se font aux extrémités du royaume, .dans les Pyrénées ou dans la Flandre. L'usage s'établit donc de faire payer aux communes l'équivalent du service militaire qu'on exigeait d'elles, pour les levées ordinaires comme pour les levées en masse[10]. C'est ainsi que la plupart des communes se rachetèrent de la guerre de Foix, en 1272. La royauté trouvait avantage à convertir le service militaire personnel en un impôt, qui prit bientôt, grâce aux tendances absolutistes du gouvernement et aux nécessités trop réelles qui l'accablaient, le caractère d'une contribution forcée et presque permanente. Il est vrai que le rachat ne fut jamais absolument général. Dans toutes les guerres du commencement du XIVe siècle, on trouve toujours un certain nombre de milices communales, conduites par leurs magistrats municipaux. Mais ce dernier privilège des communes ne tarda pas à leur être enlevé, comme leur avait été ravie aussi leur indépendance politique. L'ordonnance de Philippe le Long, de 1317, appliquée à l'Ile-de-France, à la Picardie, à la Normandie et à la Champagne, changea profondément, au point de vue militaire, la situation des villes libres.

Cette ordonnance prescrivait à chaque bailli royal de désigner, dans chaque ville ou château de leur ressort, sur l'avis des notables du lieu, certaines personnes chargées de faire le recensement des bourgeois capables d'équiper à leurs frais des gens d'armes avec leurs chevaux et de ceux qui ne pourraient qu'entretenir des gens de pied. Ce recensement fait, chacun devait être taxé à un chiffre déterminé d'armures de cavalier ou de fantassin, selon ses facultés et son état. En outre, pour empêcher que les bourgeois pauvres ne fussent tentés de vendre ou d'engager leurs armures, l'ordonnance portait que les armes seraient déposées en lieu sûr et gardées par des officiers royaux qui ne les délivreraient que quand la chose serait jugée convenable. Dans chaque cité, ces forces militaires devaient être commandées, non par les autorités municipales, mais par un capitaine expérimenté, qui serait nommé par le roi, prêterait à la commune serment de la défendre et maintenir en paix et recevrait des habitants le serment de concours loyal, aide et obéissance[11]. En somme, l'acte de 1317, comme l'a bien vu Augustin Thierry, dépouillait les magistrats municipaux de l’autorité militaire la milice tombait sous la tutelle du gouvernement royal. Ce qui est remarquable, c'est que ce furent les villes elles-mêmes qui, représentées par leurs députés convoqués à Paris, demandèrent cette transformation. L'intérêt de la sûreté publique et de la défense du royaume l'emportait ici sur le vieil attachement des communes à leurs libertés constitutionnelles.

Elles continuèrent à paraître sur les champs de bataille : mais le rôle qu'elles y jouèrent ne fut jamais bien glorieux à aucune époque. Sous Philippe Auguste comme sous Philippe le Bel, les milices urbaines pouvaient difficilement résister au choc impétueux de la chevalerie ennemie ; en général, elles se faisaient battre et enfoncer du premier coup. Ces bourgeois qu'on arrachait à leur commerce étaient d'ailleurs considérés comme de pauvres soldats : l'opinion des hautes classes leur était hostile. On a observé, que les chansons de geste et les romans de chevalerie parlent presque toujours de ces milices roturières en termes peu bienveillants. L'auteur du poème de Girard de Roussillon nous montre Girard confiant à des bourgeois la garde des remparts et leur ordonnant de se bien défendre, si le roi Charles venait les assaillir. A peine est-il parti que les bourgeois oublient leurs promesses et leur devoir, et quittent leur poste pour aller où l'amour les appelle. Il est vrai que ce poème est une épopée toute féodale, imprégnée des sentiments et des préjugés propres à la caste baronniale. Le poète est ici pleinement d'accord avec ces chevaliers français qui, à Courtrai et à Créci, jaloux de l'infanterie des archers et craignant qu'elle ne leur ravit l'honneur de la journée, lui passaient sur le corps pour se précipiter sur l'ennemi.

La féodalité fut certainement injuste pour les milices bourgeoises. Les communiers savaient très vaillamment défendre leurs murailles et résister à l'assaillant. Ils avaient moins de succès dans les expéditions lointaines, en bataille rangée ; là en effet, leur peu d'expérience et la défectuosité de leur armement les mettaient dans une situation inférieure. Il faut reconnaître les services que les communes, au point de vue militaire, ont, rendus à la monarchie, mais à condition de voir surtout en elles des forteresses, des postes stratégiques, destinés à entraver l'invasion étrangère ou les coalitions des barons révoltés[12].

 

 

 



[1] [Giry, Documents sur les relations de la royauté avec les villes, p. 43-46. Ce texte a été étudié de près par M. Borrelli de Serres, Recherches sur divers services publics du XIIIe au XVIIe siècle ; notices relatives au XIIIe siècle, Paris 1895, in-8°, p. 467-527].

[2] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 55.

[3] Giry, Établissements de Rouen, I, 147.

[4] Giry, Établissements de Rouen, I, 422.

[5] Aug. Thierry, Mon. inéd., I, 731.

[6] Giry, Établissements de Rouen, I, 147.

[7] Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, éd. Delaborde, t. I, p. 281-282.

[8] Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, éd. Delaborde, t. II, p. 328. Voir la note très judicieuse de M. Delaborde.

[9] Duchesne, Scriptores, t. V, p. 268. Cf. L. Delisle, Catalogue, n° 1521.

[10] [Borrelli de Serres, Recherches sur divers services publics... ; notices relatives au XIIIe siècle, 1895, p. 489 et suiv.]

[11] Aug. Thierry, Mon. inéd., I, 368.

[12] Boutaric, Instit. milit., p. 155 ; Léon Gautier, la Chevalerie, notes des pp. 742-744 ; Delpech, La tactique au XIIIe siècle, passim.