LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE DEUXIÈME

 

LA FILIATION DES CHARTES COMMUNALES

 

 

Principaux types constitutionnels de la France du nord. — Erreurs commise au sujet de la filiation des chartes. — Pourquoi et continent elles se propageaient. — Modifications apportées à la charte type dans les villes affiliées. — Les chefs de sens. — Relations entre les communes.

 

Le phénomène de la filiation et de la propagation des chartes urbaines n'est pas particulier à l'histoire des communes il s'est produit aussi, et même avec plus d'intensité, dans le monde des villes assujetties ou villes de bourgeoisie.

On connaît la fortune extraordinaire de certains privilèges, comme celui de Lorris, qui fut adopté par quatre-vingt-trois villes ou villages de l'Orléanais, du Gâtinais, du Berri, et celui de Beaumont, donné en Champagne et en Lorraine, en France et en Belgique, à plus de cinq cents localités. Certains pactes communaux ont eu également l'honneur de servir de types pour la constitution des villes libres. Mais leur action n'a jamais été aussi étendue que celle des lois si populaires de Lorris et de Beaumont. La différence s'explique aisément. Le récent éditeur de la charte de Lorris, M. Prou, a très judicieusement attribué la diffusion de cette charte à ce fait qu'elle était également profitable aux habitants des petites villes qui la recevaient et aux seigneurs qui la concédaient. La même raison fait comprendre le succès de la charte de Beaumont. Œuvre d'un archevêque de Reims, elle fut accueillie avec faveur et se répandit dans les seigneuries ecclésiastiques comme dans les seigneuries laïques, parce que, tout en affranchissant pécuniairement les localités qu'elle régissait, tout en leur donnant une municipalité et même des magistratures électives, elle ne créait point de villes-seigneuries et laissait subsister intégralement, au point de vue politique, le lien qui subordonnait le bourgeois et le paysan à leur seigneur naturel. Le régime communal, au contraire, en constituant des bourgeoisies indépendantes qui, de sujettes, passaient au rang de vassales, amoindrissait réellement la féodalité. Celle-ci n'avait donc point intérêt, en général, à multiplier les villes libres. L'Église surtout, qui resta toujours hostile au mouvement communal, en arrêta, partout où elle le put, la propagation.

Reportons notre pensée à l'année de la mort de Philippe Auguste, en 1223, époque qu'on peut considérer comme marquant la limite extrême de la période de propagande communaliste : car, à partir de ce moment, il semble que les communes tendent à se transformer ou même à disparaître plutôt qu'à se multiplier. Si l'on se demande quel était, à cette date, le résultat de l'affiliation des communes et de la propagation des chartes, ou, en d'autres termes, comment se répartissaient, suivant les divers types constitutionnels qu'elles avaient adoptés, les communes de la France du nord, on pourra tracer un tableau dont voici les principaux éléments.

Abstraction faite des pays flamands et belges, qui, en très grande partie, n'appartenaient pas à la suzeraineté capétienne, on trouvera que les chartes communales de cette époque se ramènent à [quelques] types généraux caractérisant chacun une ou plusieurs régions géographiques [et dont les plus importants sont] :

Le type du Vexin, représenté par la charte de Mantes et par ses filiales, les chartes de Chaumont, de Pontoise, de Poissi, de Meulan, d'Andeli.

Le type du Laonnais, que représente la charte de Laon — l'institution de paix de 1128 —. Celle-ci a été prise comme modèle non seulement par les communes rurales de la région laonnaise, Bruyères, Cerni, Crépi-en-Laonnais, Grandelain, Anizi, etc., mais encore par certaines villes de Picardie, comme Montdidier, et par la commune éphémère que les habitants de Reims essayèrent d'instituer vers 1140, mais qui succomba [peu après] sous l'hostilité du roi de France, du pape et de l'archevêque de Reims.

Le type représenté par la charte de Saint-Quentin et par ses filiales les chartes d'Eu, de Ham, de Chauni, de Roye, de Gamaches, d'Airaines, etc. L'action de la charte de Saint-Quentin s'est donc exercée dans le Vermandois, la Picardie, le Vimeu et marne dans un coin de la Normandie.

Le type représenté par la charte de Péronne. Elle a servi de modèle pour un certain nombre de villes de Picardie et d'Artois : Cappi, Brai-sur-Somme, Athies, Fillièvre, Hesdin, Bapaume, Aire, Arras et même, dans la région du Hainaut, Tournai.

Le type représenté par les chartes d'Amiens et d'Abbeville. La constitution• de cette dernière ville a été adoptée dans tout le Ponthieu et dans une partie de la Picardie, notamment à Doullens.

Le type représenté par la charte de Soissons. Celle-ci, [apparentée elle-même à la charte de Beauvais,] s'est répandue non seulement dans le Soissonnais, parmi les communes rurales du pays, notamment à Vailli [et à Cys], mais encore dans les régions immédiatement voisines : [sur le domaine royal, à Compiègne] ; dans le Valois, à Crépi ; en Champagne, à Meaux, à Fismes [et à Écueil ; enfin jusqu'à Sens]. La constitution de Compiègne a servi de modèle à celle de Senlis [et celle-ci, à son tour], à une localité du Beauvaisis, la Neuville-le-Roi.

Le type représenté par la charte dite Établissements de Rouen. Cette charte a été le statut communal de presque toutes les villes de Normandie. On le sait avec certitude pour Falaise et Pont-Audemer ; le fait est probable pour Alençon, Caen, Domfront, Bayeux, Évreux, Fécamp, Montivilliers et Verneuil.

Parmi ces sept chartes modèles, deux seulement ont eu la fortune d'être exportées loin du pays d'origine celle de Soissons et celle de Rouen. La charte de Soissons est devenue, en 1183, celle de Dijon et, par suite, a servi de type constitutionnel pour tout le duché de Bourgogne. La charte de Rouen s'est propagée, dans le Poitou, dans la Saintonge et jusqu'aux limites mêmes de la région française. Poitiers, Niort, Cognac, Angoulême, Saint-Jean-d’Angély, la Rochelle, Saintes, les îles d'Oléron, de Ré et Bayonne ont reçu les Établissements de Rouen.

Ce tableau de l'affiliation des communes jurées ne donne la vérité que d'une manière approximative. Il est loin d'être complet, car, sans aucun doute, d'autres communes, dont on ne possède plus la charte, devaient appartenir à l'une de ces sept catégories, [et l'on trouve, en outre, des chartes communales d'un type différent et parfois unique]. La constitution de Noyon est restée propre à cette cité. Il est des villes qui, pour des raisons difficiles à fixer, ont échappé au mouvement de propagation constitutionnelle qui s'exerçait partout dans leur voisinage. Un exemple curieux de ce fait est celui de la ville de Rue, en Ponthieu, dont la charte, purement individuelle et locale, ne semble dériver ni de celle d'Abbeville ni de celle de Saint-Quentin.

Il n'est pas toujours facile de décider s'il s'est produit une affiliation directe, positive, entre les constitutions communales ou si l'on se trouve en présence de simples analogies. Dire que telle charte est formellement dérivée de telle autre et dire qu'elles sont apparentées ou similaires sont deux affirmations très différentes. Dans les diverses périodes de l'évolution communale, il a existé un fonds de principes politiques et de dispositions constitutionnelles dont le besoin était général, qui préoccupaient les esprits un peu partout, sorte de monnaie banale ayant cours dans toutes les régions. De ce que ces dispositions se trouvent insérées dans les chartes promulguées à la même époque, conclure que ces chartes se rattachaient les unes aux autres par un lien de dérivation ou de filiation, c'est dépasser la mesure et faire preuve de peu de critique. On peut signaler dans les constitutions de Saint-Quentin, de Noyon, de Beauvais, d'Amiens, de Soissons, de Laon un certain nombre de points communs, [qui parfois dénotent des emprunts directs[1], mais maintes fois aussi] prouvent simplement qu'elles ont été faites vers le même temps, sous l'influence des mêmes nécessités et des mêmes idées.

En matière de chartes communales, comme de privilèges de bourgeoisie, les historiens ont abusé de la filiation. Ils tendent à grossir démesurément le chiffre des chartes dérivées. Ainsi ils ont attribué à la charte de Saint-Quentin une influence qu'elle n'a pas eue en réalité. On a récemment démontré que les trente localités qui, au dire de différents auteurs, auraient emprunté la loi de Saint-Quentin, se réduisent, après examen, à six[2].

Plusieurs erreurs de ce genre ont été commises par les écrivains mêmes du moyen 0,,ge, contemporains du mouvement communal. Quand nous lisons dans une chronique, ou dans un document d'archives, pièce officielle, qu'une commune a été constituée sur le modèle d'une autre, nous sommes disposés à croire le chroniqueur ou le scribe et à reproduire simplement leur assertion. Or cette confiance nous expose à de graves mécomptes, et le plus sûr est toujours de faire abstraction des affirmations préalables, d'aller droit au texte même des chartes et de les comparer. D'après le préambule de la charte d'Abbeville, il semblerait que, pour la rédiger, le législateur ait été en droit de s'inspirer des règles en usage à Saint-Quentin et à Corbie ; car le comte de Ponthieu qui l'octroie dit formellement : Je leur ai accordé une commune qui doit être tenue suivant les droits et usages de la commune d'Amiens, ou de Corbie, ou de Saint-Quentin. En fait, la charte d'Abbeville dérive manifestement de celle d'Amiens et n'a rien emprunté aux deux autres. En 1247, un seigneur accorde aux habitants de Domart en Ponthieu une commune constituée, lit-on dans le préambule, suivant les us et coutumes de Saint-Quentin. Les historiens ont conclu de ce passage, après Augustin Thierry, que la charte de Domart n'était en effet qu'une reproduction au moins partielle de la charte de cette dernière ville. Il leur eût été plus profitable de comparer les deux chartes, article par article. M. Giry[3] exagère sans doute un peu en affirmant qu'il n'y a pas une seule des dispositions de la charte de Domart qui, soit pour le fond, soit pour la forme, rappelle la constitution de Saint-Quentin. Certaines similitudes ne sont pas niables ; mais il est hors de doute qu'il faut écarter ici toute idée d'emprunt direct.

Pour s'expliquer l'erreur apparente des gens du moyen âge, on peut supposer, à la rigueur, que les contemporains faisaient allusion, dans certains cas, à des chartes anciennes dont il n'est plus resté vestige. D'ailleurs, avec le temps, les constitutions municipales subissaient de profondes modifications. Une localité qui avait, au début du XIIe siècle, modelé sa charte sur celle d'une ville voisine, pouvait se trouver, à la fin du même siècle, avoir réglé sa constitution sur un type assez différent. L'organisation d'une commune variait suivant les besoins nouveaux, les affinités politiques et les alliances. Tandis que les choses changeaient en fait, les formules des actes écrits restaient parfois les mêmes, et les scribes, comme il arrivait souvent, les recopiaient indéfiniment, sans se préoccuper de mettre d'accord le formulaire, et notamment les préambules , avec la réalité. Le classement des chartes communales par familles est donc une œuvre scientifique des plus utiles ; mais elle demande une critique attentive et une longue habitude des documents relatifs à l'histoire municipale.

Quand on a constaté le fait de la répartition des chartes de commune entre certains types généraux, il est naturel de se demander pourquoi et comment ces phénomènes de filiation se sont produits.

Les causes les plus générales qui ont agi pour la propagation d'une charte sont d'ordre géographique et d'ordre politique.

Le centre de population le plus important d'une région impose d'ordinaire sa loi et sa constitution aux bourgs et aux villages qui l'environnent. D'autre part, il est arrivé Glue les villes soumises à une même domination politique, à une même seigneurie, ont accepté la même organisation constitutionnelle. Cette dernière observation explique pourquoi deux villes situées dans des pays très distincts, par la situation géographique comme par les destinées historiques, ont cependant des chartes semblables. C'est qu'elles se trouvent assujetties, par le hasard des successions ou des alliances, à un même gouvernement féodal. Ainsi la charte dite Établissements de Rouen a franchi les limites de la Normandie pour devenir le statut constitutionnel des principales villes du Poitou, de la Saintonge, et gagner même jusqu'à Bayonne, pays qui se trouvaient réunis, à la fin du XIIe siècle, sous le sceptre de la monarchie anglo-angevine. Cependant ce mouvement d'affiliation ne s'est pas étendu sans exception à tout le littoral de la France de l'ouest. La Guyenne et la Gascogne y ont échappé. Entre Poitiers et Bayonne, dotés de la charte normande, Bordeaux, gardant sa constitution indigène, celle des villes à jurade, a servi de type à de nombreuses localités de la vallée de la Garonne et de la région landaise. Dans ce dernier cas, l'ordre géographique et historique l'a emporté, sur l'ordre politique.

S'il est des filiations qui ont été imposées en quelque sorte par la nature des choses, il en est aussi qui ont eu exclusivement leur point de départ dans la préférence et le libre choix des seigneurs ou des populations. De même que, pour les villes de bourgeoisie, on peut expliquer la popularité et la diffusion étonnantes des chartes de Lorris et de Beaumont en constatant que ces deux constitutions donnaient aux villes la plus grande somme de libertés et de bien-être matériel, sans entamer le pouvoir féodal dans ses prérogatives essentielles : une raison analogue peut être invoquée, dans l'histoire des communes, pour nous faire comprendre la propagation rapide des Établissements de Rouen. Dans cette charte, c'est l'intérêt du pouvoir seigneurial qui, en somme, a prévalu. Contrairement à l'opinion d'Augustin Thierry, M. Giry a établi que le pacte de Rouen représentait le minimum, des droits politiques et judiciaires que pouvait posséder une ville ayant le titre de commune[4]. Les rois d'Angleterre, ducs de Normandie, se sont donc empressés de propager ce type constitutionnel dans tous leurs domaines. Il est moins aisé de justifier le succès particulier de la charte de Soissons.

La question de savoir comment s'opérait l'affiliation, quels procédés on employait pour emprunter à une ville sa loi constitutionnelle, reste encore obscure et même insoluble en bien des cas.

Lorsque les habitants de Dijon eurent obtenu du duc de Bourgogne, Hugue Ill, l'autorisation de s'organiser en commune, ils s'adressèrent directement aux habitants de Soissons pour avoir communication de leur constitution. Ceux-ci expédièrent à Dijon une sorte de résumé de leur loi constitutionnelle, sous forme de charte dûment légalisée par le sceau de la commune soissonnaise. Cette charte commençait par ces mots : Sachent tous, présents et à venir, que la commune de Soissons jouit des institutions et des coutumes qui suivent  ; elle était terminée par cette attestation : Pour que tout ce qui précède soit ratifié et considéré comme valable, la commune de Soissons a validé cette charte par l'apposition de son sceau. Ce mémorandum, non daté, mais d'une écriture qui reporte à la fin du XIIe siècle, est encore aujourd'hui conservé dans les archives de la ville de Dijon[5].

En 1196, les habitants de Tournai étaient engagés dans de graves difficultés avec le clergé de la ville. Pour y mettre fin, l'archevêque de Reims, Guillaume de Champagne, proposa aux Tournaisiens, avec l'approbation de Philippe Auguste, de choisir entre les six coutumes de Beauvais, Reims, Amiens, Noyon, Soissons et Senlis, et d'adopter ensuite pour l'avenir celle qui leur semblerait la meilleure. Les Tournaisiens envoyèrent à Senlis des commissaires représentant les deux parties belligérantes, la commune et le clergé[6]. Après une enquête approfondie, faite sur place, ils se décidèrent pour les coutumes de Senlis. L'évêque de cette dernière ville, les chanoines, le maire et les pairs de la commune de Senlis rédigèrent par écrit les coutumes qui les régissaient, et les envoyèrent à Tournai, où le texte en a été conservé. Certains érudits[7] ont cru qu'il s'agissait ici de toute la loi constitutionnelle de Senlis. L'erreur est singulière, car la charte de commune de Tournai lui avait été octroyée en 1187 par Philippe Auguste, et cette charte est entièrement calquée, non pas sur la loi de Senlis, mais sur celle de Péronne. Il est simplement question de ceux des usages de Senlis qui concernaient particulièrement les rapports de la commune avec le clergé. Ces rapports avaient été réglés en partie par la charte communale, en partie par des conventions postérieures destinées à la compléter.

En 1208, Gautier Tirel, seigneur de Poix, avait juré, comme on l'a vu précédemment, en faveur des habitants de Poix, une nouvelle charte de commune. Il leur permit de choisir, entre les chartes de Saint-Quentin, d'Abbeville et d'Amiens, telles dispositions qu'ils jugeraient convenable d'adopter. Les habitants s'en tinrent sans doute à la charte d'Amiens, dont celle d'Abbeville est dérivée, car on ne trouve dans l'acte do 1208 aucune référence positive à la charte communale de Saint-Quentin. Il résulte de ces faits que les seigneurs laissaient quelquefois aux villes émancipées le choix entre plusieurs constitutions ou plusieurs coutumes. Mais n'allons pas croire que cette faveur leur fût accordée dans tous les cas. D'ordinaire, l'autorité féodale envoyait (l'office aux habitants le texte de la loi municipale qu'elle voulait leur voir adopter. Au commencement du XIIIe siècle, Philippe Auguste adressa à certaines villes du domaine nouvellement conquis sur les Plantagenets le texte des Établissements de Rouen copié sur celui qu'il conservait dans le registre de sa chancellerie.

Il reste à examiner un côté du problème qui n'est pas le moins intéressant. Quel traitement subissait la charte empruntée dans les villes où l'avait introduite soit le libre choix des habitants, soit la volonté formelle du seigneur ? Cette charte-type, cette loi modèle était-elle adoptée, sans modification, dans toutes ses parties et jusque dans ses moindres détails ? L'imitation était-elle poussée jusqu'à l'identification ?

Comme la diversité des institutions était la loi du moyen âge et qu'il n'existait pas deux villes qui se trouvassent (huis une situation intérieure et extérieure exactement semblable, on peut supposer qu'en passant d'une localité à une autre, la charte communale devait subir des changements plus ou moins profonds. S'il s'agit d'une commune d'ordre inférieur établie dans une localité de minime importance, qui s'est émancipée à côté d'une grande cité voisine, la loi urbaine est d'ordinaire acceptée par la commune rurale, sans autres modifications que celles qu'exigeait absolument la différence des organes municipaux. Dans d'autres régions, la charte dérivée reproduit avec exactitude, pour les deux premiers tiers de la pièce, les articles de la charte-type ; à la fin seulement apparaissent les clauses non empruntées, celles qui sont d'intérêt local. Dans la charte de Doullens, composée de 32 articles, les 25 premiers ne sont que la reproduction des articles correspondants de la charte d'Abbeville ; les sept derniers règlent la situation particulière du comte de Ponthieu à l'égard des habitants de Doullens et déterminent les limites de la banlieue. On observe la même disposition dans la plupart des autres chartes du Ponthieu.

Les modifications introduites dans le texte même des chartes dérivées ont une importance plus ou moins grande. En 1182, Philippe Auguste donna à Chaumont-en-Vexin la constitution communale de Mantes. Les deux chartes sont en effet identiques pour les neuf premiers articles. Mais la charte de Chaumont contient quatre autres clauses qui lui sont particulières. Les articles 0, II et 12 ne font que reproduire une concession particulière faite par Louis VII aux habitants de Mantes, en 1158, relativement à la prescription des objets vendus ou engagés. Par la quatrième clause (l'article 13), la seule qui soit originale, le roi accorde aux habitants de Chaumont le privilège capital de ne point aller, pour le service militaire, au delà de la Seine et de l'Oise. Six ans plus tard, Philippe Auguste octroyait aussi, à la ville de Pontoise, la loi municipale de Mantes et de Chaumont. On retrouve dans la charte de Pontoise tous les articles de la charte de Chaumont, avec une disposition relative à la rente que les gens de Pontoise devaient servir au gouvernement royal. Mais la charte contient, en outre, une clause nouvelle d'une importance particulière. A Mantes et à Chaumont, l'organisation politique de la commune est rudimentaire. Il n'y a point de maire. Le chef de la commune est le prévôt du roi, assisté d'une assemblée de notables appelée pairs. Dans la charte de Pontoise, le prévôt a disparu et est remplacé par le maire : major et pares communitatis. En effet, l'article 15 de cette charte nous apprend que les gens de Pontoise ont acheté du roi la prévôté, comme l'ont fait beaucoup d'autres communes : opération financière accompagnée d'un gain politique. Remarquons, du reste, que dans les chartes communales appartenant au type du Vexin, le roi s'abstient d'indiquer, au début de l'acte, que la commune concédée a été constituée sur le modèle de celle de Mantes, ce qui est cependant la réalité.

On commettrait donc une erreur grave si l'on pensait que le texte des chartes empruntées est toujours la reproduction exacte de celui de la charte-type. Les dissemblances sont d'autant plus nombreuses et plus importantes que la filiation esi moins directe. En effet, l'emprunt peul, se faire ou immédiatement ou par intermédiaire. Dans l'exemple qui vient d'être cité, on voit que la charte de Chaumont diffère très peu de celle de Mantes ; l'emprunt a été direct. Mais la charte de Pontoise s'éloigne davantage du type, parce que, selon toute apparence, elle a été calquée non sur celle de Mantes, mais sur celle de Chaumont, dont elle renferme toutes les dispositions. La charte de Chaumont a servi ici d'intermédiaire.

Au lieu de considérer les textes, on peut envisager les faits, la réalité des choses : il importerait alors de savoir ce que sont devenues, dans les villes qui ont reçu leur charte municipale toute faite, les institutions mentionnées dans la loi modèle. C'est dans ce cas surtout que les différences apparaissent et qu'on arrive à constater combien il y a loin de la législation à l'application, de la théorie à la pratique. La charte-type est introduite et acceptée, mais il n'en résulte pas qu'elle soit appliquée dans toutes ses parties. Elle se trouve transplantée dans un milieu qui n'est pas le sien ; la localité où elle est importée est régie de temps immémorial par une coutume et des institutions qui peuvent être en opposition avec les dispositions de la loi d'emprunt. Alors une lutte s'engage entre la législation importée et les usages locaux. Comme la coutume locale est chose éminemment tenace, difficilement compressible, elle parvient souvent à triompher de la loi étrangère. La force de résistance des institutions indigènes, les changements qui surviennent fatalement dans les idées et dans les mœurs, la variation des nécessités politiques, toutes ces causes, agissant chacune à son tour ou simultanément, amènent ce résultat que la charte n'est appliquée que dans une mesure limitée. Plusieurs de ses dispositions, souvent même les plus importantes, restent lettre morte, à l'état de formules vides, qui ne correspondent à rien de réel. On voit ainsi se greffer, sur la constitution officielle et écrite d'une commune, les institutions les moins compatibles avec la lettre et avec l'esprit de la loi.

Telle est l'impression qui se dégage d'une étude attentive de la propagation de certaines chartes communales, notamment de la charte appelée Établissements de Rouen. On a pu dire avec raison, du livre de M. Giry, qu'il représentait non pas tant l'histoire de la charte normande que celle des modifications et des dérogations qu'elle a subies en voyageant.

Ces dérogations avaient leur importance, même quand l'emprunt était direct, à plus forte raison quand il s'était rait par intermédiaire. La Rochelle, Niort, Saint-Jean-d’Angély, Angoulême, Poitiers, ont tiré directement leur loi constitutive de la charte de Rouen, mais non sans la modifier. Or Saintes, Oléron et Bayonne, qui reçurent les établissements de Rouen par l'intermédiaire de la Rochelle, les ont adoptés avec les changements déjà introduits clans la constitution rochelaise. Les traits caractéristiques de la charte de Rouen sont les suivants : 1° le maire est choisi par l'autorité seigneuriale sur une liste de trois candidats élus par un corps qui se recrutait peut-être aristocratiquement, le collège des cent pairs ; 2° le seigneur, et non la commune, possède la haute justice de la ville ; 3° la commune est assujettie à un service militaire des plus rigoureux. Or ces trois institutions essentielles ont subi, suivant les localités, des modifications plus ou moins radicales. Ici le pouvoir féodal l'emporte sur le populaire ; alors, malgré les prescriptions de la loi, le maire est nommé directement par le seigneur, en dehors de toute liste de présentation par les habitants. Là au contraire, l'esprit municipal est puissant, les pouvoirs seigneuriaux limités ; alors la dérogation se fait en sens opposé ; c'est le collège des cent pairs, ou même l'assemblée générale des citoyens qui choisit le maire ; la haute justice est exercée par la commune aussi bien que la basse et la moyenne, et la rigueur du service militaire a été adoucie, quelquefois même jusqu'à l'exemption complète[8].

Ainsi, de ce qu'une commune a pris ou reçu, pour loi organique, la charte d'une autre ville libre, il ne faut pas se hâter de conclure qu'elle possède en réalité l'organisation de la métropole constitutionnelle. Elle peut être régie par le même lexie, sans jouir des mêmes institutions. Comme il s'agit du moyen âge, il est toujours prudent de se demander si la législation qui existe est appliquée, et de ne point s'étonner outre mesure quand on s'aperçoit que les institutions sont en opposition réelle avec la loi.

Le lien établi entre la métropole et la ville affiliée, par le fait de la communauté de la charte, est donc parfois peu consistant et simplement nominal. Heureusement que l’affiliation institue entre les villes d'autres rapports que ceux qui résultent de l'application d'une même loi. En général, la métropole joue à l'égard de la ville affiliée le rôle de chef de sens. Quand les habitants de la commune sont embarrassés sur la signification ou la portée d'un article de leur charte, ils s'adressent au lieu d'origine de la loi, pour obtenir les éclaircissements nécessaires. Ils vont interroger la métropole dans les cas difficiles. Cette nécessité de recourir à la commune-type, pour résoudre les questions relatives à l'application de la constitution, est souvent inscrite dans la charte même. Amiens était chef de sens par rapport à Abbeville ; Abbeville l'était à son tour pour les petites communes du Ponthieu. Arras a joué le même rôle par rapport à beaucoup de communes de la Picardie et de l'Artois. D'ailleurs, le recours au conseil d'autrui n'avait pas lieu uniquement entre les villes régies par la même charte. De ce qu'une commune reconnaissait une autre ville libre pour chef de sens, on ne pourrait inférer qu'elles avaient une constitution identique. La charte d'Abbeville porte que les habitants devront avoir recours, en cas de difficultés, non seulement à Amiens, leur métropole, mais encore à Corbie et à Saint-Quentin. De même, Brai-sur-Somme était tenue de recourir au conseil des magistrats de la commune de Saint-Quentin, avec laquelle elle n'avait aucun rapport constitutionnel.

Dans les relations entre communes il ne s'agit pas seulement de l'interprétation des chartes. Le chef de sens est encore un arbitre tout désigné pour juger et terminer à l'amiable les différends survenus entre une commune et son seigneur. La féodalité elle-même a fini par reconnaître et accepter l'arbitrage de ces corps d'échevins. En 1302, un conflit de juridiction s'éleva, à Abbeville, entre les magistrats municipaux et le chapitre de Saint-Wulfran. Les chanoines prétendaient être seuls compétents pour juger un meurtrier par la raison que le crime avait été commis le jour de la Trinité et que, ce jour-là le chapitre de Saint-Wulfran possédait toute justice à Abbeville. Les magistrats municipaux soutenaient que le meurtre n'avait eu lieu que le lendemain de la Trinité. Les deux parties acceptèrent, l'arbitrage d'un tribunal composé des échevinages de Corbie, d'Amiens et de Saint-Quentin. Les juges donnèrent raison à la commune[9]. On remettait parfois aussi aux chefs de sens le soin de décider dans les querelles intestines des communes, dans les démêlés graves survenus entre bourgeois. En 1231 il s'était formé, à Abbeville, deux partis ennemis, dont l'animosité allait jusqu'à ensanglanter les rues. Leur querelle fut portée devant les magistrats municipaux d'Amiens, qui condamnèrent certaines catégories de bourgeois, coupables d'avoir violé la paix publique[10].

Il ne faut pas s'imaginer que ces recours, ces consultations ou ces arbitrages entre communes fussent des faits exceptionnels. D'après les comptes financiers de la fin du XIIIe siècle, qui nous font connaître les recettes et les dépenses d'un certain nombre de communes du temps de saint Louis, on voit souvent le maire et les délégués de la commune obligés de faire des voyages et des stages auprès des villes voisines pour une consultation juridique ou pour un procès. Ces rapports continus entre villes libres n'avaient pas seulement pour objet le règlement des affaires de justice ou des litiges soulevés par l'interprétation de la charte ; ils prenaient aussi la forme d'alliances commerciales ou d'unions douanières.

Il est naturel de penser que des communes unies par la similitude de l'organisation constitutionnelle comme par l'aide réciproque qu'elles se prêtaient fréquemment, devaient être amenées à conclure de véritables traités d'alliance offensive et défensive. La confédération politique leur aurait permis d'opposer à leurs ennemis une plus grande force de résistance. Cependant les tentatives de cette nature eurent lieu rarement, au moins dans la société communale tië la France du nord, et n'ont jamais été poussées bien loin. Moins heureuses que leurs sœurs d'Allemagne ou d'Italie, les communes françaises n'ont pas su constituer entre elles ces ligues redoutables contre lesquelles vinrent souvent se briser, chez nos voisins, les attaques des empereurs comme celles de la féodalité locale. Elles sont restées isolées et sans force, sans doute parce qu'en France le développement précoce et rapide d'un pouvoir monarchique n'a pas permis la formation des fédérations de cités. Beaumanoir, dans sa Coutume de Beauvaisis, recommande instamment aux seigneurs de s'opposer, par tous les moyens, aux ligues que les villes pourraient être tentées de former entre elles. Son conseil n'a été que trop bien suivi. On verra que cet isolement des communes ne contribua pas médiocrement à précipiter leur décadence et à les faire tomber, dès le temps de saint Louis et de Philippe le Bel, sous la domination de la royauté[11].

 

 

 



[1] [Voir, entre autres, G. Bourgin, La commune de Soissons et le groupe communal soissonnais, p. III et p. 96 et suiv.].

[2] Giry, Études sur les origines de la commune de Saint-Quentin, p. 26.

[3] Giry, Études sur les origines de la commune de Saint-Quentin, p. 23.

[4] Giry, Établissements de Rouen, 1, 432.

[5] Garnier, Chartes de communes en Bourgogne, p. 15.

[6] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 4.

[7] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 62.

[8] Giry, Établissements de Rouen, I, 433.

[9] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 68.

[10] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 24.

[11] Sur la filiation des chartes communales, voir, outre les ouvrages déjà cités, ceux de Pauffin, Essai sur l'organisation et la juridiction municipale au moyen âge (Paris, 1886), et de Gross, [The Gild Merchant (Oxford, 1890), append E :] The affiliation of medieval Boroughs. [Y ajouter le livre récent de Georges Bourgin, La commune de Soissons et le groupe communal soissonnais, Paris, 1908, notamment p. III et suiv.]