LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE DEUXIÈME

 

OBJET DE LA CHARTE DE COMMUNE

 

 

Difficulté de définir la charte communale. — Diversité des stipulations. —Définition de la charte communale d'après Guizot. — Les clauses de droit civil et criminel ou clauses coutumières- — Les dispositions relatives à l'organisation de la commune. Pourquoi elles sont incomplètes. — Les clauses qui ont, pour objet la juridiction et les privilèges financiers de la commune. — Les réserves. — Conclusion.

 

Considérée, non plus dans ses caractères extrinsèques, mais en elle-même, comme ensemble de dispositions législatives, la charte communale est difficile à définir. Il n'est pas de sujet sur lequel il soit plus malaisé d'arriver à des conclusions générales, parce que rien n'est plus varié, plus complexe et ne se prête moins à la synthèse.

La comparaison, même superficielle, de quelques-uns de ces documents suffit à montrer combien ils diffèrent par leur objet, comme par la nature et la quantité des matières qui y sont traitées. Au point de vue de la quantité, on remarquera tout d'abord qu'il est impossible d'établir un parallèle entre une charte comme celle de Rouen, qui comprend cinquante-cinq articles, et celle de Corbie, qui n'en contient que sept. Quant aux clauses dont l'énumération constitue la charte, elles appartiennent à un certain nombre de catégories très différentes : fixation des limites de la commune et de sa banlieue, organisation intérieure de la commune, détermination de la juridiction communale, obligations des bourgeois envers le seigneur, exemptions et privilèges de ces mêmes bourgeois, dispositions de droit criminel et de droit ci vil, règlement de la condition des tenanciers féodaux, des serviteurs de la noblesse et du clergé. La proportion suivant laquelle ces diverses catégories sont représentées dans les chartes est. essentiellement variable ; il s'en faut que toutes figurent à la fois dans le même document ; et d'autre part, telle série de stipulations qui occupe une large place dans une charte ne donnera lieu, dans une autre, qu'à une mention de quelques lignes.

Ces différences tiennent évidemment à la diversité même des conditions au milieu desquelles s'est formée chaque commune particulière et des circonstances qui ont donné directement naissance à l'acte seigneurial ou au contrat. Il est des chartes qui ont l'apparence de constitutions véritables, visant à régler tous les rapports des habitants entre eux et avec l'autorité féodale ; d'autres ne sont que des concessions de détail destinées à résoudre quelques questions litigieuses, omettant par suite ce qui n'est pas sujet à contestation ou ce que des contrats antérieurs, non parvenus jusqu'à nous, avaient établi d'une manière définitive. Ici les bourgeois ont fait insérer dans l'acte un fragment de la coutume qui régit la localité de temps immémorial ; ailleurs il ne s'agit que des conventions spéciales qu'ils ont conclues avec leurs seigneurs. Certaines chartes nous font connaître les rouages de l'organisation municipale ; d'autres nous laissent à cet égard dans la plus complète ignorance.

Tantôt la charte est rédigée sous une forme impersonnelle qui en laisse la provenance douteuse ; tantôt elle apparaît comme écrite au nom des bourgeois. Elle insiste alors particulièrement sur leurs privilèges, sur le fonctionnement de leurs magistratures, sur les lois pénales et civiles auxquelles la ville est soumise. Parfois aussi elle a le caractère d'une simple concession d'un seigneur, dont la personnalité se manifeste au début et à la fin du texte ; dans ce cas, elle relègue au second plan la constitution municipale et développe particulièrement ce qui a trait aux relations du peuple avec la seigneurie, à la situation des tenanciers seigneuriaux, au partage qui s'est fait, entre la ville et le pouvoir féodal, de la juridiction et de l'impôt. Enfin une charte de commune peut n'être en réalité qu'un traité de paix survenant après une insurrection ou destiné à clore une période de luttes violentes ; alors il y est question d'amnistie et, de mesures propres à maintenir la tranquillité générale ; telle autre charte est, au contraire, une concession bénévole, résultat de négociations pacifiques, quelquefois même une institution spontanément établie, dans une vue intéressée, par un haut baron ou par le roi.

Ainsi s'expliquent l'infinie diversité de ces documents et la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, de les comprendre sous une même définition.

Si de la comparaison des chartes promulguées dans des régions et à des époques différentes, on passe à l'examen des in.atières contenues dans une .seule charte prise à part, les obstacles auxquels se heurte l'historien ne sont pas moindres. Il est malaisé de dire au juste, quand on vient de lire un contrat communal, quel est l'objet essentiel de l'acte, le but auquel tendaient principalement ceux qui ont réclamé la concession et en ont bénéficié. Les documents de cette catégorie se présentent tous sous la forme d'une énumération désordonnée d'articles portant sur les objets les plus divers. Où sont les stipulations essentielles ? pourquoi accorder ce caractère à celles-ci plutôt qu'a celles-là ?

Dans sa dix-septième leçon sur l'histoire de la civilisation en France[1], Guizot, après avoir lu à ses auditeurs la charte de la commune de Laon, l'institution de paix de 1128, divisée en vingt-neuf articles, affirme que l'objet principal de cette charte a été de régler l'organisation sociale tout entière, de donner à la ville, dans le domaine de la législation criminelle et civile, des règles écrites destinées à maintenir l'ordre. Telle est la vaste tâche qui a préoccupé ses auteurs. L'intérêt d'une charte communale consisterait donc surtout, pour l'éminent historien, dans ces fragments de la coutume locale, dans ces règles de droit criminel et de droit civil, que rappellent en effet un certain nombre de pactes municipaux. Mais ces clauses de droit privé ne se rencontrent pas dans toutes les chartes : il en est qui en sont absolument dépourvues. Là même où ces fragments coutumiers se trouvent insérés, ils sont loin de représenter la partie essentielle du droit en usage dans la localité.

S'agit-il, pour prendre quelques exemples et donner plus de précision à noire objection, de la législation civile ? La première charte de Saint-Orner n'en offre pas trace, non plus que celle de Corbie. Elle n'est représentée, dans la charte de Laon, que par l'article 13, où il s'agit uniquement de la succession des époux. L'article 10 a trait, il est vrai, au mariage des hommes de la commune ; niais cette question du mariage n'est agitée qu'en tant qu'elle intéresse les relations des communiers avec les seigneuries féodales ou ecclésiastiques du pays ; elle ne touche qu'indirectement au droit civil proprement dit. Dans la charte de Rouen, on ne rencontre que deux dispositions de droit privé : elles sont relatives à la situation du débiteur insolvable. Des deux chartes anciennes de la commune de Beauvais, la première, celle de 1144, ne contient aucune clause de droit ; la seconde, celle de 1182, offre l'article 17 par lequel la prescription est déclarée de droit en faveur de l'acheteur après un an et un jour de possession de l'objet vendu. Dans le même ordre d'idées, on ne peut citer de la charte de Noyon qu'une seule disposition, l'article 11, qui établit que les croisés, les veuves sans enfants adultes et les jeunes filles sans soutien ne seront pas soumis à l'impôt. En revanche, il est des chartes où le droit civil tient une place plus considérable, comme celle d'Amiens, confirmée, une première fois., par Philippe Auguste, en 1185[2]. On y trouve en effet dix-sept articles relatifs au douaire, à la situation de la veuve restée avec des enfants mineurs, au partage des acquêts, à la prescription. Mais de cette charte, pas plus que des autres, on ne saurait conclure, comme l'a fait Guizot de celle de Laon, que l'auteur de la concession a voulu donner aux bourgeois non seulement l'organisation communale, mais encore un code civil. Nous ne voyons là qu'un emprunt minime fait à la coutume locale ; encore ne s'applique-t-il pas aux dispositions les plus importantes, et semble-t-il, sinon fait au hasard, au moins déterminé par une raison qui nous échappe.

Si, au lieu d'examiner les clauses de droit civil insérées dans ces chartes, on étudie les fragments de législation criminelle et de procédure qui y sont également contenus, la conclusion ne sera pas sensiblement différente. Les dispositions pénales y sont souvent plus nombreuses, mais elles s'y trouvent aussi jetées pêle-mêle, sans plus d'ordre et sans plus de choix. Elles ne constituent pas, comme l'a dit encore Guizot, un code pénal. On ne peut admettre que les auteurs des chartes de communes aient eu l'idée préconçue de légiférer, d'organiser la société communale en lui imposant un ensemble plus ou moins complet et raisonné d'articles de loi. C'est là une conception fausse, que les faits ne justifient pas et qui se concilie même difficilement avec les habitudes du moyen tige. Rien de plus incomplet, de plus fragmentaire et qui témoigne moins d'un dessein arrêté, que ces lambeaux de coutume introduits dans les chartes communales du rue siècle. Mais alors comment s'explique lour insertion et quel principe a-t-on suivi pour faire un choix ?

Cette question restera toujours partiellement insoluble, car personne ne peut se flatter d'arriver à connaître les actes, et encore moins les intentions, de ceux qui ont accordé ou fait rédiger à leur profit les chartes de commune. Ici il ne s'agit pas de preuves, mais de présomptions plus ou moins spécieuses. Ces dispositions juridiques, qui semblent avoir été insérées presque au hasard, sont probablement ou bien des points contestés et douteux de la coutume locale, qu'on a voulu éclaircir et fixer ; ou bien des dispositions empruntées à d'autres coutumes, et qu'on tenait i. introduire dans l'usage et dans la loi de la localité affranchie ; ou bien encore des règles nouvelles, fruit de l'expérience et des réflexions personnelles des contractants, par lesquelles seigneurs et bourgeois ont essayé de modifier la coutume pour l'améliorer et la mettre en harmonie avec les institutions communales.

Une vérité incontestable, que Guizot n'a pas reconnue ou du moins n'a pas énoncée, c'est qu'il y a eu deux phases distinctes dans l'habitude qu'on prit d'adjoindre des fragments de la coutume aux pactes solennels qui reliaient la commune à son seigneur. Cette tendance a été très peu accusée à l'origine, dans la première période du mouvement communal, au commencement du XIIe siècle ; mais elle s'est considérablement développée et accentuée par la suite des temps. Sans arriver jamais à être des codes, dans le sens que nous donnons à cette expression, les chartes du XIIIe et du XIVe siècle sont, à cet égard comme à tous les aigres, beaucoup plus compréhensives que celles de l'époque précédente. Un exemple suffira. La première charte communale ou keure de Saint-Omer, celle de 1127, n'offre, avons-nous dit, aucune disposition de droit civil : celle de 1128, octroyée par un autre comté, en présente déjà plusieurs ; celle de 1168 contient plus de vingt-cinq articles ajoutés à ceux des deux chartes précédentes, sur des matières de législation civile et criminelle. Les bourgeois des communes ont fini par comprendre qu'ils avaient intérêt à faire sanctionner par l'autorité seigneuriale certaines parties de leur coutume locale, afin de la fixer ; mais cette idée n'était pas tout d'abord très claire et très arrêtée dans leur esprit : ils ne, l'ont réalisée que progressivement. C'est sur le tard qu'ils ont manifesté nettement l'intention de faire œuvre de législateurs.

Ces dispositions coutumières, portant sur le droit civil et criminel, rares dans les chartes du début de l'évolution communale, nombreuses et développées dans celles de la fin, constituent un côté tout à fait particulier de la charte de commune. Ce n'est point là qu'il faut chercher la raison originelle et essentielle du pacte conclu entre les communes et .leurs seigneurs. L'autre côté, la partie importante et développée dans les chartes anciennes, comprend toutes les stipulations spéciales qui ont pour objet : 1° la constitution et l'organisation intérieure de la commune ; 2° la détermination de ses pouvoirs et surtout de ses pouvoirs judiciaires ; 3° le règlement de ses relations avec le seigneur dominant, auteur de la convention, et avec les autres seigneuries laïques et ecclésiastiques établies dans la ville.

Telles sont les trois séries de clauses qui intéressèrent d'abord le plus vivement les parties contractantes. Mais on éprouverait une singulière déception si l'on s'imaginait que, pour ces trois catégories d'idées et d'institutions, les chartes communales donnent pleine satisfaction à ceux qui les lisent. Ce qui a été dit du caractère fragmentaire et incomplet de la partie coutumière de ces documents s'applique aussi — dans une moindre mesure, il est vrai —, à l'autre partie. Si la charte de commune n'est pas un code, elle n'est pas non plus une constitution. Elle n'offre, en général, sur l'organisation de la seigneurie populaire, que des renseignements dénués de précision, insuffisants, rédigés d'ailleurs toujours sans aucun ordre. Elle passe souvent sous silence ou n'indique que par hasard, indirectement, les points essentiels, ce qu'il importerait le plus de savoir. Des lacunes, et des lacunes énormes, incompréhensibles, des contradictions, des incohérences, des répétitions, rien qui indique une œuvre réfléchie, ni la moindre unité de vues et de conceptions voilà l'impression que laisse presque toujours la lecture d'une charte de commune.

Parmi les diverses catégories de dispositions spéciales qui composent la partie non coutumière de ces chartes, la plus défectueuse, sans contredit, celle où les lacunes sont particulièrement nombreuses et graves, c'est la série des clauses relatives à la création même de la commune et aux magistratures communales. La plupart des chartes anciennes mentionnent, d'ordinaire, au début, la nécessité du serment, qui est l'élément constitutif de l'association ; elles proclament le principe de l'assistance mutuelle que se doivent les jurés ; mais, à peu d'exceptions près, elles sont muettes sur les conditions et formalités requises pour entrer dans la bourgeoisie, comme pour en sortir. Dans les chartes du type d'Amiens, de Laon, de Mantes, de Soissons, de Saint-Quentin, les magistratures de la cité, le maire, les jurés ou pairs, les échevins, ne sont point l'objet d'articles spéciaux destinés à faire connaître le mode de leur nomination, les conditions de leur recrutement, la définition de leurs fonctions respectives. Ces organes essentiels de la vie municipale ne sont nommés qu'en passant, et de la manière la plus indirecte. La charte ne les institue pas elle les suppose existant et fonctionnant.

C'est seulement dans les concessions appartenant à la fin du XIIe siècle qu'on commence à trouver des détails instructifs sur l'organisation des pouvoirs municipaux, par exemple dans les Établissements de Rouen et dans les chartes du type de Péronne. Encore cette affirmation est-elle sujette à bien des réserves. Si les auteurs de la charte de Rouen décrivent avec assez de précision les attributions des pairs, corps municipal composé de cent membres, en qui résidaient tous les pouvoirs et qui élisait les autres magistrats de la commune, sauf le maire, ils ont oublié de nous renseigner sur le point le plus important[3]. On cherche vainement dans cette charte l'article qui nous apprendrait comment était recruté, composé et nommé ce conseil des cent pairs dont dépendait tout le reste de l'organisation municipale. De même la charte de Péronne, très explicite sur bien des points, ne permet que d'entrevoir confusément et obscurément le détail essentiel que la plupart des autres documents de ce genre laissent tout à fait dans l'ombre, c'est-à-dire la part faite aux corps de métiers dans l'organisation de la municipalité.

Comment expliquer ces lacunes ? Pourquoi les chartes nous renseignent-elles si peu ou si mal sur la nature et le fonctionnement des organes de la cité libre ? La réponse à cette question doit être forcément complexe : dans l'état de nos connaissances, on ne peut la donner que très incomplètement. Une première observation à présenter, c'est que, beaucoup de ces chartes ayant, avant tout, le caractère d'un contrat passé entre les bourgeois et le seigneur, les dispositions qui y ont trouvé place sont principalement celles qui intéressaient à la fois les deux parties contractantes. Une fois que le seigneur avait admis le principe même de l'association communale, tout ce qui concernait les applications diverses de ce principe, l'organisation intérieure de la cité, le recrutement et le fonctionnement des magistratures, était l'affaire des bourgeois et ne le regardait plus directement. D'autre part, on verra que les organes de la communauté affranchie n'avaient pas tous été créés pour les besoins du corps nouvellement établi ; que certains d'entre eux existaient dans la ville antérieurement à l'octroi de la constitution. A ceux-là il n'est pas surprenant que les chartes de commune ne consacrent pas de dispositions spéciales. Le régime nouveau n'avait pas à les créer, puisqu'ils existaient déjà : il lui suffisait de se les approprier. Il n'était pas nécessaire de décrire le fonctionnement de ces institutions dans le pacte fondamental, puisqu'elles étaient depuis longtemps en vigueur et connues de tous.

La partie essentielle de la charte de commune, qui ne se trouve pas dans les dispositions de droit coutumier, ne réside pas non plus, selon nous, dans la série des articles qui traitent de la constitution et de l'organisation de la municipalité. La seule clause vraiment importante à cet égard, surtout quand on se place au point de vue de l'autorité qui concède la charte — et c'est le vrai point de vue pour beaucoup de chartes anciennes —, est celle qui autorise ou établit le lien communal entre les bourgeois. De ce point de départ dérive tout ce qui a trait à l'organisation intérieure de la cité. En dehors de ce fait fondamental, où donc est le nœud, l'essence de la charte de commune ? Dans les deux catégories de dispositions qu'il faut maintenant examiner : celles qui ont trait à la juridiction de la commune, et celles qui règlent les rapports financiers entre le seigneur et les bourgeois. On remarquera que, dans les chartes de la période primitive, ce sont précisément, ces deux séries de dispositions qui sont traitées avec le plus de précision et de développement.

L'existence de la commune comme corps politique, comme seigneurie, tient précisément à ce qu'elle est mise en possession d'une juridiction, et d'une juridiction criminelle. La commune ne l'a pas toujours complète et absolue : il est des délits et des crimes dont l'autorité féodale se réserve la connaissance. Mais, plus ou moins limitée, la juridiction communale existe, et avec elle l'indépendance, c'est-à-dire une part de souveraineté pour les bourgeois.. Définir celte juridiction ; montrer sous quelle forme et par quels organes elle s'exerce sur les membres du corps communal, dans les principaux genres d'infractions à la paix publique, et particulièrement quand il s'agit de faits attentatoires à l'existence et à la sécurité même de la commune ; indiquer les cas où cette juridiction atteint ceux qui ne sont pas de la commune, les non-jurés, les étrangers ou les serviteurs des classes privilégiées ; fixer les limites de cette juridiction et lui faire sa part sur tous les points où elle peut entrer en concurrence avec les juridictions féodales et ecclésiastiques que la formation de la commune n'a pas anéanties : tel est l'objet d'un grand nombre de clauses et des clauses les mieux étudiées.

L'importance de ces dispositions s'explique d'elle-même. Elles ne tendent à rien moins, en effet, qu'à consacrer les pertes subies par l'autorité seigneuriale et les conquêtes équivalentes de la collectivité bourgeoise. Par elles on voit s'opérer le partage de la souveraineté entre les vilains et leur seigneur. Elles ont encore un autre résultat. L'attribution de la juridiction à la commune n'est pas seulement un gain politique : c'est aussi, pour les communiers, un avantage pécuniaire. Justice et revenus de justice, c'est tout un pour les gens du moyen âge. La commune bénéficie désormais de ce qui entrait autrefois dans le trésor du seigneur ou dans la bourse de ses agents.

On aurait tort d'affirmer néanmoins que cette question capitale de la juridiction de la commune est traitée, dans les chartes, avec tous les développements et toute la précision qu'elle comporte. Sur ce point les lacunes sont moindres, mais il en existe toujours. Les chartes ne sont jamais assez claires ni assez complètes ; aussi arrive-t-il que dans les confirmations ou dans les concessions partielles que les villes obtiennent du seigneur après l'octroi du pacte fondamental, les clauses relatives à la juridiction communale se retrouvent sans cesse éclaircies, expliquées ou développées. D'un autre côté, il est certain que la plupart des malentendus, des procès, des émeutes, des guerres qui sont venus quotidiennement troubler la paix des cités libres, ont eu pour origine des conflits de juridiction entre les bourgeois et les pouvoirs seigneuriaux.

Pour qui veut aller au fond des choses, ces clauses relatives à la juridiction de la commune ne sont pas encore les plus importantes. Il est une catégorie de dispositions qui touchent plus vivement, plus intimement les bourgeois, parce qu'elles s'adressent à leurs intérêts matériels et modifient directement leurs conditions d'existence : ce sont celles qui règlent' la situation pécuniaire de la cité vis-à-vis du seigneur concédant.

Quand nous avons considéré le mouvement communal dans ses origines, nous avons dit que les communes étaient sorties du même besoin qui poussait les autres villes à obtenir simplement du seigneur une charte de privilège ou de bourgeoisie. La commune et la ville assujettie poursuivaient originairement le même but, qui était de limiter et de régulariser l'exercice de l'exploitation seigneuriale en matière de contributions. Obtenir exemption ou diminution d'impôts ; ne donner leur argent au seigneur que le moins souvent possible et dans des cas légalement déterminés ; garder intact le fruit du travail et de l'épargne pour le transmettre à leurs enfants, voilà ce que voulurent, avant tout les habitants des communes comme ceux des villes seigneuriales, les gens de Laon et d'Amiens comme les gens de Paris et d'Orléans. C'était la première, la plus impérieuse de toutes les nécessités. Les privilèges d'ordre politique et judiciaire qui constituaient la seigneurie communale ne firent que s'ajouter, par surcroît, aux libertés financières, les plus précieuses de toutes aux yeux du peuple émancipé.

Ce qui vient d'être dit sur la charte de commune en général ne serait pas complet si l'on n'ajoutait que les articles compris dans ces documents ne sont pas tous la constatation des conquêtes de la bourgeoisie. N'oublions pas que le pacte communal est un contrat et que, si la féodalité fait des concessions, elle n'abdique pas. A côté des clauses favorables se trouvent les clauses défavorables ; à côté des concessions, les réserves. Certaines dispositions particulières mentionnent ce que le seigneur entend garder pour lui en fait de droits politiques, judiciaires et financiers. D'autres prohibent la propagande communaliste et fixent à la bourgeoisie : la limite qu'il lui est interdit de franchir. Enfin, à partir de la fin du XIIe siècle, il est peu de chartes communales qui ne présentent ce qu'on appelle les clauses générales de réserve sauf notre droit, dit le seigneur qui concède ou le roi qui confirme, sauf notre fidélité, sauf nos coutumes, sauf le droit de la noblesse et des églises. Au fond, ces clauses sont en contradiction avec le dispositif même de la charte, puisque les libertés communales ne peuvent s'établir qu'aux dépens des pouvoirs seigneuriaux. On retrouve ici l'esprit du moyen lige, qui tient à conserver toujours, au moins dans la forme, les droits et coutumes des anciens temps et en stipule l'intégrité au moment même où il y porte atteinte pour obéir à des nécessités nouvelles. Ces formules ont d'ailleurs une autre raison d'être. Le seigneur pouvait s'en servir au besoin pour justifier un changement de politique à l'égard de la commune et revenir sur les concessions faites. Il lui suffisait d'alléguer qu'elles lui paraissaient incompatibles avec ses droits.

En résumé, la charte de commune, résultat d'une convention passée entre le seigneur et ses bourgeois, est un ensemble complexe de dispositions qui sanctionnent l'institution du lien communal et la création d'un gouvernement libre, fixent certains points de la coutume civile et criminelle, mais ont pour objet principal de déterminer la situation de la commune à l'égard du seigneur, en ce qui touche la juridiction et l'impôt. On ne peut dire qu'elle soit exclusivement un code civil, un code criminel, une constitution politique, un privilège d'exemption : elle est un peu tout cela à la fois. Il faut y voir surtout le signe matériel, le gage, la garantie du partage de la souveraineté, accompli judiciairement et financièrement, entre le seigneur et ses anciens sujets devenus ses vassaux. Si l'on considère sa forme, la charte communale n'est qu'une énumération désordonnée, où le rédacteur aborde les matières les plus diverses sans jamais les traiter d'une manière complète ; où abondent les obscurités, les lacunes, parfois même les contradictions. A aucun point de vue, la charte communale n'est une constitution raisonnée et faite de toutes pièces, mais un contrat disparate, où les parties règlent le plus souvent des points litigieux, éclaircissent les matières douteuses, consacrent d'anciennes institutions, signalent enfin, avec les innovations exigées par les circonstances, les modifications apportées à la coutume par le temps et le progrès.

En dépit de leurs lacunes, on pourrait même dire de leurs difformités, ces curieux documents n'en restent pas moins une des sources les plus anciennes de notre droit privé et public et le premier fondement de nos libertés.

 

 

 



[1] Guizot, IV, 47 et suiv.

[2] Voir sur cette date Giry, Documents, etc., n° IV (des Additions).

[3] Giry, Établissements de Rouen, I, 432.