LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE PREMIER

 

LA COMMUNE COLLECTIVE DU LAONNAIS

 

 

Comment se forma la commune du Laonnais. — L'évêque de Laon, Roger de Rozoi, et ses selfs. — La bataille de Comporté. — Le procès de l'évêque de Laon. — Philippe Auguste et les paysans du Laonnais. — Exodes des serfs épiscopaux. — Le jugement de Comporté. -- Tentative communaliste des habitants d'Anizi. — La charte d'Anizi.

 

Jusqu'ici les historiens n'ont point accordé une attention suffisante à la commune rurale, et surtout à la municipalité collective, cette manifestation si originale du mouvement communaliste.

Rien de plus intéressant cependant que le spectacle de ces villages et de ces hameaux mettant leurs destinées en commun pour mieux résister à leurs seigneurs, et finissant par leur arracher les mêmes concessions, les mêmes privilèges que ceux dont bénéficiaient les grands centres urbains. En général, les chroniqueurs ne disent rien des communes rurales, qu'ils semblent ne pas connaître ; mais, par exception, ils ont parlé de la commune du Laonnais. Non pas que l'opinion du moyen âge se soit émue des malheurs éprouvés par les paysans et les serfs de l'évêque de Laon : elle n'y aurait fait nulle attention si la lutte de ces vilains contre leur seigneur n'avait pris de bonne heure la tournure d'un grave événement politique où intervinrent de puissants personnages : le comte de Hainaut, le roi de France et le pape. On peut donc étudier+ dans la commune du Laonnais le type de la commune rurale fédérative, et clans son histoire l'exemple le plus instructif des efforts persévérants et énergiques par lesquels la population des campagnes essaya, elle aussi, d'arriver à la liberté. Cette étude est d'autant plus utile qu'Augustin Thierry et Guizot ont confondu, après bien d'autres, la commune rurale du Laonnais avec la commune urbaine de Laon, et que le seul érudit qui se soit véritablement occupé de la première, Melleville[1], a commis plusieurs erreurs graves, tout en ajoutant aux faits certains détails de fantaisie que l'histoire scientifique est tenue d'écarter.

Pour qui n'y regardait pas de très prés, la commune de Laon — communia Lauduni, communia Laudunensis — et la commune du Laonnais — communia Laudunesii ou de Lauclunesio — pouvaient être en effet facilement prises l'une pour l'autre. La différence cependant était grande. On donnait en particulier le nom de Laonnais (Laudunesium) à l'ensemble des domaines ruraux qui appartenaient spécialement à l'évêché de Laon. Ces domaines formaient un territoire d'environ 24 kilomètres carrés, situé au sud-ouest de Laon et s'étendant jusqu'à la frontière du Soissonnais. On y comptait, avons-nous dit, dix-sept villages, qui se rattachaient à Anizi-le-Château, comme à leur centre politique. Sous le règne de Louis VII, les habitants de ces villages étaient encore dans l'état de servage, s'il faut prendre à la lettre l'expression de serfs de l'évêque que leur applique un des deux chroniqueurs qui ont mentionné la commune du Laonnais. En admettant qu'il y eût parmi eux, surtout à Anizi, des villageois de condition libre ou demi-libre, leur dépendance de l'évêque de Laon et les charges qui les accablaient leur paraissaient tellement intolérables qu'ils ne cherchaient, qu'une occasion de s'y soustraire et d'imiter leurs voisins, les confédérés de Bruyères, lesquels, depuis plus de trente ans déjà vivaient sous le régime de la charte de Laon.

L'occasion si impatiemment attendue se présenta dans l'été de l'année 1174, quand eut lieu l'abdication de l'évêque de Laon, Gautier II de Mortagne. Pendant les vingt années de son administration, cet homme entier et dur n'avait jamais voulu rien relâcher de ses droits. A peine eut-il disparu, que les mécontentements accumulés firent explosion. La vacance d'un évêché comme celui de Laon avait cette conséquence immédiate que tout le temporel épiscopal, domaines et châteaux, tombait entre les mains du roi, qui était chargé de l'administrer jusqu'au moment de l'élection et de la consécration d'un nouveau titulaire. Par le fait, le roi Louis VII se trouva seigneur direct du Laonnais pendant toute la fin de l'année 1174 et une grande partie de l’année suivante. Cette circonstance — dont, l'importance a échappé à Motteville — permit, aux paysans de l'évêché de donner suite à leur projet. Sans perdre de temps, ils forment leur confédération, vont trouver le roi de France et obtiennent de lui une charte communale toute semblable à celle qui régissait les bourgeois de Laon et les communes rurales déjà existantes dans le pays.

Cette charte, dont le texte nous est parvenu, ne différait que par des modifications peu importantes de l'institution de paix de 1128. Elle permettait notamment aux paysans confédérés de recevoir parmi eux tous les sujets royaux du Laonnais qui voudraient s'affilier à leur commune ; elle leur donnait liberté de marier leurs fils et leurs filles dans les autres communes royales. Le roi y déterminait soigneusement les limites de la confédération communale. Il laissait pourtant en dehors, on ne sait pourquoi, un des dix-sept villages épiscopaux, Jumigni, et excluait formellement trois autres villages, Montarcène, Montbavin et Chaillevois, qui géographiquement auraient dû faire partie de l'association. Malheureusement pour eux, leurs habitants étaient les sujets, non pas de l'évêché, mais du chapitre de Notre-Dame de Laon : on ne pouvait donc les incorporer à la commune. Ils restaient à l'état d'enclave servile au milieu du territoire affranchi, bizarrerie comme on en comptait par milliers au moyen âge. D'ailleurs, Louis VII, ne voulant pas paraître abuser démesurément du pouvoir que lui conférait sa seigneurie temporaire, eut soin de stipuler que chaque famille de paysans confédérés payerait annuellement à l'évêque, en dédommagement de la perte que lui faisait éprouver l'établissement de la commune, une somme de trois sous, en monnaie de Laon, payables en trois termes, à la Toussaint, à Pâques et à la Saint-Jean.

En profitant ainsi de la vacance du siège épiscopal pour affranchir de sa propre autorité les paysans de l'évêché, le roi n'ignorait pas qu'il outrepassait son droit et empiétait sur celui du futur évêque de Laon. Mais, depuis le milieu du XIIe siècle, la politique du gouvernement capétien tendait visiblement à favoriser, par les moyens les plus divers, l'émancipation et le développement des classes inférieures. Louis VII, prince des plus médiocres en politique, apparaît déjà, par certains côtés, le roi des petites gens, secourable à tous les déshérités du monde féodal. A Laon particulièrement, t'où son autorité était en concurrence avec celle de l'évêque, il n'était pas fâché sans doute de diminuer le pouvoir épiscopal, en gagnant pour lui-même la clientèle d'une nouvelle commune. Du reste, comme son prédécesseur Louis le Gros, et comme Philippe Auguste son successeur, il aimait l'argent, et il est certain que les confédérés du Laonnais, connaissant le faible de la curie capétienne, commencèrent par lui en offrir.

Le roi et les paysans n'eurent donc aucune peine à se mettre d'accord. La victime de cette entente était l'évêque de Laon et, à défaut de l'évêque, le chapitre cathédral de Notre-Dame, au sein duquel les évêques se recrutaient par élection. Cette communauté de chanoines constituait, elle aussi, une seigneurie collective qui avait ses propriétés et ses sujets. Les villages appartenant au chapitre s'entremêlaient, nous l'avons vu, avec ceux de l'évêché, et l'affranchissement des serfs épiscopaux était un exemple des plus dangereux donné aux serfs capitulaires. Se sentant directement touchés par l'établissement de la commune du Laonnais, craignant la contagion pour leurs propres domaines, les chanoines de Laon se décidèrent à suivre la politique indiquée par les circonstances : c'était de mettre fin à la vacance du siège et d'élire au plus tôt un prélat capable de défendre les droits de l'évêché. Le difficile pour eux, comme pour beaucoup de chapitres en pareil cas, était de s'entendre sur le choix. Il se forma cependant une majorité pour élire le trésorier du chapitre, neveu du précédent évêque, nominé Gau ior comme lui. Malheureusement, ce candidat mourut au retour du voyage qu'il avait fait à Rome pour faire confirmer sa nomination par le pape. Il fallut une seconde élection, ce qui entraîna de nouveaux délais. Pendant ce temps, le roi restait le maître de l'évêché, administrait ses biens, percevait à son profil tous les revenus ; pendant ce temps, la commune du Laonnais achevait de s'organiser et de se fortifier.

Enfin, le choix des chanoines se fixa définitivement, après une vacance d'une année entière, sur Roger de Rozoi, frère de Renaud, seigneur de Rozoi-sur-Serre, une des châtellenies les plus importantes du pays. Les Rozoi étaient apparentés aux plus puissants chefs féodaux de la région flamande, notamment aux seigneurs d'Avesnes et aux comtes de Hainaut. La nomination de Roger fut même due, en majeure partie, à l'influence alors décisive du souverain du Hainaut, son cousin Baudouin V. L'élection d'un tel personnage était significative. Roger de Rozoi, comme beaucoup de cadets de grande famille engagés dans la vie ecclésiastique, n'avait de l'évêque que le costume. C'était un chevalier, vivant magnifiquement, ardent pour la chasse comme pour tous les exercices du corps, de tempérament agité et d'humeur peu endurante. Fier de son origine et de ses hautes alliances, attaché profondément aux droits et aux privilèges de sa caste, Roger se trouvait l'homme qu'il fallait pour tenir tête aux ennemis de l'Église de Laon, et réparer les pertes qu'elle avait subies. La fondation de la commune du. Laonnais, établie, sans autorisation épiscopale, par un pouvoir laïque, lui avait toujours paru un attentat monstrueux aux droits comme à la dignité de l'Église laonnaise. La détruire et restituer L l'évêché la propriété de ses serfs rebelles fut pour lui l'idée fixe qui allait inspirer tous ses actes, l'obligation impérieuse qui s'imposait tout d'abord à sa conscience d'évêque et à sa volonté d'administrateur.

Mais la tâche était malaisée, parce que derrière les paysans se trouvait le roi. Roger recourut d'abord aux procédés pacifiques. Il fit demander à Louis VII, par ses amis, la suppression de la commune du Laonnais ; il alla lui-même trouver le roi, qui resta insensible à sa prière. L'évêque et les chanoines tentèrent alors de s'adresser au pape Alexandre III. Une somme de 500 marcs d'argent fut mise par le chapitre à la disposition de Roger, pour que celui-ci se chargeât d'obtenir de la cour de Rome la suppression de la commune. Rome était, en principe, défavorable au mouvement communal ; l'argent aidant, il semblait que le pape dût se prêter facilement aux projets de l'Église laonnaise. Cependant, soit que la politique pontificale du moment ne permît pas de mécontenter le roi de France, soit que l'évêque de Laon eût peu de confiance dans le résultat d'une négociation avec la curie romaine, l'argent donné par les chanoines ne reçut pas la destination qu'on avait prévue. Roger, décidé à en finir au plus vite avec la commune, en sa qualité d'évêque de combat et de chevalier peu patient, avait résolu de recourir à la force. Les paysans du Laonnais apprirent, au commencement de l'année 1177, qu'un orage formidable s'amassait contre eux.

Comme il s'agissait d'écraser des serfs insurgés contre leur seigneur légitime, la féodalité ne se fit pas prier. L'évêque de Laon se vit bientôt à la tête d'une véritable armée, où entrèrent, avec son frère, le seigneur de Rozoi, le comte de Rethel, Jacques d'Avesnes ; le comte de Rouci et Hugue, châtelain de Pierrepont. Les paysans menacés ne perdirent pas courage ; ils appelèrent à leur aide, en vertu de cette solidarité dont on vit alors maints exemples, les milices communales de Crépi et de et d'autres que les chroniqueurs n'ont pas nommées. Sur l'ordre du roi, le prévôt royal de Laon, Geoffroi de Senlis, convoqua de son côté les communes de Laon, de Soissons et les hommes de l'abbaye de Saint-Médard de Soissons. L'armée communaliste était massée, dans le territoire même de la commune du Laonnais, entre Anisi et Pinon, sur les boras d'un petit cours d'eau appelé l'Ailette, prés du moulin de Comporté, qui appartenait à l'abbaye de Saint-Martin de Laon. Le 14 mars 1177, l'armée féodale apparut et l'action s'engagea. Elle ne fut pas de longue durée. Les paysans avaient d'abord mal choisi leur terrain, une vaste prairie où il leur était difficile de résister à des cavaliers ; ils étaient, de plus, mal équipés et peu habitués aux opérations de guerre. S'il faut en croire un chroniqueur, la vue seule de la chevalerie ennemie les fit se sauver en désordre. A vrai dire, ce ne fut qu'une effroyable boucherie. Ceux qui échappèrent au massacre furent pris, ou se noyèrent en voulant passer l'Ailette. De fait, la commune du Laonnais cessait d'exister et les rancunes de l'évêque de Laon recevaient pleine satisfaction.

Cette catastrophe eut un grand retentissement. On était au déclin du XIIe siècle, à une époque où la classe populaire, souvent victorieuse dans ses revendications, commençait à compter dans l'opinion et devenait une véritable puissance. D'autre part, le prestige de l'autorité royale se trous ail gravement compromis. Louis VII, humilié par un de ses évêques, se décida — un peu tard, comme toujours — à prendre une mesure énergique. Dans l'été de 1177, il marche sur Laon, s'empare des territoires épiscopaux, menace les domaines de Renaud de Rozoi, de Jacques d'Avesnes, de Hugue de Pierrepont, et arrive jusqu'à Nizi-le-Comte, château appartenant aux comtes de Rouci. Il y reçoit la soumission de Renaud de Rozoi, qu'il oblige à lui faire hommage. Pendant ce temps l'évêque Roger, dépouillé de ses revenus et de ses domaines, s'enfuyait jusqu'aux confins de la Bourgogne, où il demandait asile à l'évêque de Langres. La royauté reprenait l'avantage. On ne sait jusqu'où se serait portée sa vengeance, si le puissant comte de Hainaut, allié et, parent de l'évêque ainsi que des autres seigneurs poursuivis par l'armée royale, ne fût à son tour entré en scène pour les défendre.

La situation changeait de face et devenait grave. Il ne s'agissait plus de la commune rurale du Laonnais, point de départ de toute cette affaire. Le comte de Hainaut était un des barons souverains qui avaient pris parti pour le roi d'Angleterre, Henri II, contre son rival, le roi de France. Il marcha sur Louis VII avec une armée composée d'une chevalerie d'élite et d'un grand nombre de gens de pied. La guerre du Laonnais devenait un épisode de la grande querelle engagée depuis longtemps entre Capétiens et Plantagenets. Mais il n'était ni dans l'intention ni au pouvoir de Louis VII de s'engager dans une voie aussi périlleuse. Ne se sentant pas en force, il battit prudemment en retraite, comme il l'avait fait tant de fois déjà devant le roi Henri II. Le comte de Hainaut, de son côté, n'insista pas. Le roi se déclara satisfait de la soumission de Roger de Rozoi, et se contenta de rester en possession de l'évêché de Laon, dont l'accès fut interdit à l'évêque. La cour capétienne espérait que celui-ci, accusé devant la cour de Rome, finirait par être condamné et suspendu de ses fonctions.

A partir de ce moment, en effet, l'affaire du Laonnais entrait dans la phase diplomatique et judiciaire. Les ennemis de Roger traduisirent, en 1179, auprès du pape, l'auteur du massacre de Comporté, comme coupable d'avoir trempé ses mains dans le sang de ses sujets, ce qui le rendait, par suite, incapable d'administrer un diocèse. Alexandre Ill délégua pour le juger trois commissaires : les évêques de Cambrai, d'Arras et de Noyon. Ce choix indiquait suffisamment combien la cour de Rome était favorable à l'accusé. La sentence devait être rendue à Meaux. Le résultat du procès ne semblait pas douteux : la question était de savoir si le roi accepterait le jugement et si l'évêque de Laon pourrait encore trouver grâce auprès de lui. Roger de Rozoi crut donc nécessaire, avant de se rendre à Meaux, de faire venir son cousin, le comte de Hainaut, et de se présenter avec lui devant Louis VII et la reine Adèle de Champagne. L'accueil qu'ils en reçurent ne fut pas si désagréable qu'on était en droit de le prévoir. Le roi eut même un mot aimable pour le comte et autorisa le prélat à prouver son innocence devant les délégués pontificaux.

Melleville affirme, bien que les textes n'en disent rien, que Roger se présenta à Meaux avec l'assurance d'un homme certain de gagner sa cause ; qu'il se tira d'affaire en jurant que personnellement il n'avait pas répandu le sang ; qu'enfin, sans que les commissaires aient fait aucune enquête, ni entendu aucun témoin, il fut déchargé de toute accusation et renvoyé absous. Les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. Le chroniqueur Gilbert de Mons nous apprend, au contraire, que l'évêque fut condamné à donner satisfaction ; mais l'expiation fut légère sans doute, comme l'exigeait la qualité du coupable. Revenu à Paris, toujours accompagné du comte de Hainaut, Roger de Rozoi eut une seconde entrevue avec le roi. Louis VII parut avoir oublié tout ce qui s'était passé. Il leva la saisie du temporel de l'évêque de Laon et lui permit de rentrer dans sa ville épiscopale. Bien mieux, sur les instances du pape Alexandre III (et ici le récit de Melleville est en opposition complète avec la vérité), le roi de France n'hésita pas à prononcer la dissolution de cette commune du Laonnais qu'il avait fondée et défendue. Pourquoi ce revirement inattendu ? A la même époque, à la tin de l'année 1179, l'héritier présomptif de la couronne capétienne, le futur Philippe Auguste, épousait la fille unique du comte de Hainaut, qui lui apportait comme dot une partie notable de la Flandre. La rentrée en grâce de l'évêque de Laon était, probablement une des conditions du traité. Ce fui Roger de Rozoi en personne qui, en 1180, célébra à Bapaume le mariage du fils de Louis VII.

Nous voici en pleine histoire capétienne, loin de notre point de départ et de ces malheureux villageois du Laon nais qui, après avoir été exterminés par milliers, se trouvaient maintenant sacrifiés aux nécessités de la politique royale. Au règne de Louis VII succède celui de Philippe Auguste. Le roi a changé ; l'évêque de Laon est toujours le même ; la commune n'existe plus. Les paysans du Laonnais sont de nouveau soumis à tous les caprices de leur seigneur ; ils sont redevenus taillables et corvéables à merci. L'évêque reste d'autant plus impitoyable qu'il leur garde toujours rancune de leur indépendance passée. En 1185, cependant, les rigueurs et les exactions deviennent à ce point intolérables que les paysans se décident à porter plainte au roi. Philippe Auguste intervient ; de là un acte de médiation — dont les clauses ont été fort inexactement rapportées par Melleville —, qui constituait une amélioration notable dans le sort des villageois opprimés.

Le roi fixe le chiffre des tailles que l'évêque est autorisé à percevoir sur ses sujets ; il détermine également le taux des redevances auxquelles les habitants sont assujettis envers le vidame du Laonnais et le prévôt épiscopal. A défaut de l'organisation communale, il donne aux paysans une garantie réelle de sécurité et de justice : il institue douze échevins pris parmi eux, chargés de répartir les tailles et de juger tous les différends qui pourront s'élever entre eux ou avec l'évêque. Ces magistrats seront nommés par le roi ; on ne pourra appeler de leurs arrêts que devant la justice royale[2]. Chacune de ces stipulations était sans aucun doute une défaite pour l'évêque. L'institution des douze échevins suffit d'ailleurs à prouver, contre Melleville, qu'en 1185 les paysans du Laonnais ne possédaient plus leur commune. Mais, grâce à l'intervention de Philippe Auguste, ils se trouvaient engagés de nouveau dans la voie qui pouvait les mener à une indépendance plus complète. L'échevinage de création royale n'était qu'une étape vers l’échevinage libre, d'origine populaire. Que se passa-t-il de 1185 à 1190 ? Les textes font défaut ; ce qui est certain, c'est qu'en 1190 la commune du Laonnais était de nouveau officiellement rétablie. A force de ténacité, les paysans se trouvaient revenus à peu près au même point qu'en 1177.

On ne saurait dire comment cette restauration s'était faite. Le gouvernement capétien s'était-il laissé émouvoir par les prières des confédérés ? avait-il quelque sujet de mécontentement contre Roger de Rozoi ? Cette dernière hypothèse est la plus vraisemblable. En effet, de 1184 à 1186, de graves événements agitèrent toute la France du nord ; le gouvernement de Philippe Auguste avait surmonté une crise des plus redoutables. Une coalition féodale, à la tête de laquelle s'était placé le comte de Flandre, Philippe d'Alsace, s'était formée flamands et Français en étaient venus aux mains, et l'on sait que, par sa parenté, ses alliances et ses préférences intimes, l'évêque de Laon était plus flamand que français. Il avait pris parti pour Philippe d'Alsace contre son légitime souverain, le roi de France. On ne s'étonnera donc pas que le jeune roi, sorti victorieux de cette première épreuve, se soit empressé de se venger de l'évêque en donnant, pour la seconde fois, l'existence légale à la confédération rurale du Laonnais.

La preuve que la commune existait en 1190, c'est que, cette même année, dans un acte royal des plus authentiques, il était question de la supprimer. Nouveau revirement, nouveau caprice de la politique royale. Cette fois, ce n'est plus la colère qui est le mobile de cette politique, c'est le sentiment religieux, la crainte de Dieu et de son Église.

En 1190, Philippe Auguste se préparait à la troisième croisade ; il allait partir pour ce long et périlleux voyage d'où l'on n'était jamais certain de revenir une de ces circonstances, graves pour les rois comme pour leurs plus humbles sujets, qui permettaient au clergé de ressaisir les consciences et de reprendre l'avantage sur ses ennemis. Philippe Auguste fit donc son testament religieux comme il faisait au même moment son testament politique. Par une charte datée de Paris, il promettait de terminer L'éternel procès pendant entre la commune du Laonnais et ses ennemis naturels, le chapitre et l'évêque de Laon, dans l'année qui suivrait son retour de Jérusalem. Il ajoutait que, s'il venait à mourir au cours de son pèlerinage, il accordait, pour la rémission de ses péchés, que la commune fût définitivement cassée et ne pût jamais être rétablie[3]. Cela fait, il s'embarqua pour la Sicile, sa première étape, la cou-science tranquille, en homme persuadé qu'il avait fait. un sacrifice suffisant à Dieu el à ceux qui le représentaient

Après tout, cet acte n'était qu'une promesse et une promesse conditionnelle. L'Église de Laon voulait davantage. Les sollicitations répétées de l'évêque et du chapitre poursuivirent Philippe Auguste jusqu'en Sicile. Pour assurer l'heureux succès de son grand voyage, il se décida à leur accorder pleine satisfaction. Les malheureux confédérés du Laonnais étaient loin, et leurs plaintes ne pouvaient plus arriver jusqu'à lui. Il se trouvait à Messine, lorsqu'il déclara devant ses barons assemblés que, sur la prière de l'évêque et du chapitre de Laon, sur les instances de maître Michel, doyen de Meaux, et de maître Gilbert, pour éviter le péril de son âme et pourvoir à son salut comme à celui de ses parents ; par amour de Dieu, de la sainte Vierge et de la justice, comme aussi pour assurer le succès de son expédition dans la Terre-Sainte, il cassait la commune du Laonnais, établie contre les droits et la liberté de l'Église de Laon, et défendait, .par l'autorité royale, que personne fût assez audacieux pour tenter=de la rétablir jamais[4].

L'arrêt était définitif ; la commune du Laonnais tomba pour ne plus se relever. Moins favorisée que les autres confédérations rurales du pays, elle avait subi, pour son malheur, le contre-coup de tous les événements politiques. Elle était détruite une seconde fois par cette même royauté qui l'avait fondée et rétablie. Mais l'esprit de résistance à l'oppression, qui animait ses habitants, n'était pas anéanti ; il survécut ; chez eux à la perte de l'indépendance. La ténacité du paysan, qui voulait s'affranchir, égalait au moins celle du clergé, qui entendait rester le maitre. L'histoire du Laonnais devient moins intéressante ; elle n'est pas close. Si les chroniqueurs se taisent, les pièces d'archives nous révèlent encore des faits dignes de notre attention.

Retombés sous le joug seigneurial, les paysans des dix-sept villages expièrent cruellement, sans aucun doute, leur seconde tentative communaliste. Au commencement du mile siècle, la mesure se trouva comble de nouveau. On ne pouvait plus compter sur l'intervention royale ; de ce côté les déceptions avaient été trop nombreuses et trop profondes. 11 ne restait plus aux habitants du Laonnais qu'un parti à prendre : l'émigration dans une seigneurie étrangère. Ils s'y résignèrent en 1204. Un grand nombre de serfs épiscopaux se transportèrent sur le territoire d'Enguerran III de Couci, seigneur jeune et entreprenant, qui avait concédé déjà plusieurs communes dans ses Mats. Les réfugiés furent naturellement bien accueillis. Mais l'évêque de Laon protesta. Le droit en usage au moyen âge lui donnait raison. Un seigneur ne pouvait recevoir chez lui les hommes d'un autre seigneur que si les deux seigneuries s'étaient engagées au préalable, par contrat synallagmatique, à accueillir mutuellement leurs serfs réfugiés. C'est ce qu'on appelait un traité de parcours ou d'entrecours (intercursus). L'évêque de Laon prouva facilement qu'il n'avait jamais contracté d'entrecours avec les seigneurs de Couci. Les paysans durent réintégrer le territoire épiscopal.

Ils prirent leur revanche deux ans après. En 1206, Roger de Rozoi se trouva brouillé avec son chapitre. Les deux puissances ecclésiastiques de Laon, l'évêque et les chanoines, ne s'entendaient plus. On ignore la cause de leur querelle ; mais elle fut vive : le chapitre alla jusqu'à excommunier le propre frère de l'évêque, le seigneur de Rozoi. Les paysans du Laonnais songèrent à tirer parti de cette situation nouvelle. Chose difficile à croire après tout ce qu'on avait vu : les chanoines se firent contre l'évêque les protecteurs des serfs épiscopaux, les avocats de la cause populaire. Ils accusèrent Roger de maltraiter ses sujets et de les accabler de tailles illégitimes. U y eut procès, et ce procès fut débattu non pas devant le roi, mais devant le chapitre métropolitain de Reims, constitué en tribunal d'arbitrage. Les juges donnèrent raison aux chanoines de Laon, leurs collègues, el aux villageois du Laonnais, pour lesquels les chanoines avaient pris fait et, cause. L'arrêt, qui rut, rendu était un désastre pour l'évêque. Il remettait, les choses en l'état où elles se trouvaient en 1185 ; il faisait revivre la décision de Philippe Auguste, imposait à l'évêque un maximum pour les tailles à prélever sur les Laonnais, enfin établissait qu'en cas de mésintelligence entre l'évêque et ses paysans, le jugement du démêlé appartiendrait au chapitre. C'était, comme l'a bien dit Melleville, soumettre l'évêque à la tutelle de ses chanoines. Profondément humilié, Roger de Rozoi tomba malade et mourut quelque temps après.

Les paysans du Laonnais, débarrassés de leur plus grand ennemi, n'en furent pas plus heureux. Les successeurs de Roger héritèrent de sa situation, et les mêmes nécessités leur tirent prendre la même attitude à l'égard des serfs du domaine épiscopal. On ne sait ce qui se passa, dans le Laonnais, de 1206 à 1258 : les documents font encore défaut. Mais à l'époque où saint Louis revint de la croisade, une nouvelle révolution s'accomplit. Les hommes du Laonnais se disposèrent encore une fois à quitter le territoire épiscopal pour émigrer sur les terres du comte de Soissons, Jean de Nesle.

Cet exode n'eut lieu que partiellement. Il était toujours facile aux seigneurs de trouver, dans l'arsenal inépuisable des droits féodaux, le moyen d'empêcher une population servile de passer impunément d'un fief dans un autre. L'évêque de Laon ne pouvait employer la violence pour s'opposer au départ de ses paysans, mais il prétendit avoir le droit de saisir les biens meubles et immeubles de ceux qui émigraient, en les assimilant à des étrangers décédés sur sa terre. Ce droit, invoqué si à propos, s'appelait le droit d'extrahière (extraheria). Le comte de Soissons prit d'abord avec zèle la défense de ses nouveaux sujets : il nia le droit de l'évêque et lui intenta même, devant la cour du roi, un procès en restitution des propriétés saisies. La justice royale commença, suivant la règle, par mettre sous le séquestre les objets en litige. Tout à coup les gens du Laonnais apprirent qu'ils étaient une fois de plus abandonnés et trahis par cette féodalité en qui ils avaient mis toute leur confiance. Pousse par on ne sait : quel mobile, le comte de Soissons avait signé un traité en forme avec l'évêque, renoncé à sa poursuite, et reconnu le droit d'extrahière. Il s'était même engagé formellement à ne plus recevoir sur sa terre les hommes appartenant à l'Église de Laon.

L'indignation et la colère furent vives parmi les paysans. Beaucoup d'entre eux se décidèrent même à quitter le territoire du comte de Soissons et à se replacer volontairement sous la domination de leur ancien maître. Ils allèrent donc trouver l'évêque, lui demandèrent à rentrer clans le domaine épiscopal et le prièrent de leur restituer les meubles et immeubles qu'il avait saisis. L'évêque déclara qu'il consentait à les recevoir, mais qu'il ne leur rendrait rien, attendu que le comte de Soissons avait formellement reconnu son droit, et qu'ils auraient dû se soumettre, non pas après, mais avant le désistement du comte et la conclusion du traité. Les paysans insistèrent, soutenant que beaucoup d'entre eux étaient revenus à la domination épiscopale avant que le comte eût donné gain de cause à l'évêque. Celui-ci répliqua qu'il était certain du contraire et que, pour lui, c'était le nœud de la question. Le litige, réduit à ce point, fut porté devant la cour du roi. Or, sous le règne de saint Louis, si les principes, les traditions et les actes des officiers royaux tendaient constamment à la diminution et à la ruine des pouvoirs féodaux, le roi, personnellement et par conscience, entendait que les droits constatés des seigneurs laïques et ecclésiastiques fussent partout respectés. Il ordonna donc à son, prévôt de Laon de faire une enquête et de s'assurer si réellement la soumission des hommes du Laonnais avait précédé ou suivi le traité conclu avec le comte de Soissons. Dans ce dernier cas, les paysans devaient être déboutés de leur demande.

L'enquête se fit, en effet, et, coïncidence curieuse, elle eut lieu dans cette même plaine de Comporté qui avait été, quatre-vingts ans auparavant, le théâtre de l'extermination des malheureux serfs de l'évêque. Le prévôt, assisté d'un tribunal où n'entraient que des ecclésiastiques et des chevaliers, demanda à chacun des paysans s'il était vrai que sa soumission à l'évêque eût précédé le traité conclu avec le comte de Soissons. La majorité ayant répondu négativement, les gens du roi déclarèrent que l'évêque avait légitimement usé du droit d'extrahière, et le maintinrent en possession des objets et immeubles saisis.

Il semble que ce nouveau malheur dût terminer définitivement celte longue histoire des tribulations subies par la population de l'évêché. Après tant de cruels déboires, que pouvait-elle espérer, et quelle preuve d'énergie avait-elle encore à donner ? Quand il s'agit de se soustraire à l'oppression, de revendiquer des libertés perdues, la persévérance humaine est inépuisable. En 1259, un an à peine après s'être vu condamner par la justice royale, les hommes du Laonnais faisaient une suprême tentative, non pas tous, non pas les serfs des hameaux et des fermes rurales que tant de calamités avaient dépeuplés, mais les habitants de la principale localité du pays, Anizi-le-Château. Ils s'entendirent pour se donner un maire et des échevins et, se fabriquer un sceau, c'est-à-dire pour se constituer en commune. Il ne s'agissait plus d'une confédération des dix-sept villages et d'une commune collective la résistance s'était concentrée dans une seule localité. Les hommes d'Anizi n'avaient, comme toujours, oublié qu'un point : c'était de demander le consentement de l'évêque de Laon, Itier de Mauni. Ce dernier, heureusement, était d'humeur moins belliqueuse que son prédécesseur Roger de Rozoi. S'il en eût été autrement, l'histoire sanglante de Comporté aurait peut-être eu son pendant sous le règne de saint Louis. Mieux avisés, le prélat et les paysans, au lieu de se battre, s'accommodèrent. Des deux parts on se fil d'es concessions. Le résultat de l'entente fut la charte accordée en 1259 aux habitants d'Anizi.

Cette charte, il faut le reconnaître, favorisait le maître plus que les sujets. Ceux-ci conservaient un maire et des échevins, mais ces magistrats étaient nominés par l'évêque, non par les habitants. L'appel des jugements prononcés par la municipalité allait à l'évêque, non au roi ; cette organisation était donc moins libérale que celle qu'avait constituée le décret de 1185. La mainmorte et le formariage disparaissaient, mais pour laisser subsister la capitation, les corvées et la chevauchée. Les habitants n'avaient plus le droit d'avoir un sceau, et, dans la charte, le mot de commune, bien à dessein évidemment, n'est pas une seule fois prononcé.

Ainsi les péripéties parfois tragiques par lesquelles avait passé toute la population du territoire épiscopal aboutis saient à une demi-liberté accordée à un seul village. Anisi n'était même pas une commune, mais un bourg simplement privilégié qui restait sous la domination politique et judiciaire de son évêque. Telle était l'issue de la lutte presque séculaire soutenue par le paysan du Laonnais contre la féodalité.

 

 

 



[1] Melleville, Histoire de la commune du Laonnais, 1853.

[2] L. Delisle, Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 133.

[3] L. Delisle, Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 312.

[4] L. Delisle, Catalogue des actes de Philippe Auguste, n° 331.