LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE PREMIER

 

LA COMMUNE RURALE

 

 

Le mouvement communal hors de la cité. — Les bourgeois forains. — La banlieue. — Précautions prises contre la propagande communaliste. Paysans attirés dans les communes urbaines. — Le droit d'attrait. -- Les institutions communales dans les campagnes. Nombreuses tentatives insurrectionnelles. — Comment s'explique la formation des communes rurales — Les fédérations de villages ou communes rurales collectives. — Les communes collectives du Ponthieu et du Laonnais.

 

On a vu comment se formaient, dans l'intérieur des cités, les associations bourgeoises, quelles catégories de personnes pouvaient et devaient s'y affilier. Il faut maintenant dépasser le mur d'enceinte de la ville libre et rechercher jusqu'à quel point les tendances et les institutions propres au régime communal ont pénétré, hors des remparts, dans les villages, au sein de ces populations laborieuses sur qui pesait le plus lourdement le joug de la féodalité.

Il n'était pas toujours nécessaire d'habiter effectivement la commune pour en faire partie. On constate parfois l'existence de bourgeois non résidents, qu'on appelait pour cette raison extérieurs ou forains, forenses. Quelques-uns pouvaient être établis dans une ville voisine, dénuée de l'organisation communale. Le titre de communier n'entraînait probablement pour ces personnes qu'une partie des charges qui incombaient aux bourgeois résidents. D'autre part, les forains ne devaient jouir des avantages appartenant à ces derniers que lorsqu'ils mettaient le pied sur le territoire de la commune. Les documents sont d'ailleurs peu explicites sur leurs droits et leurs obligations. En fait, ils n'ont jamais formé qu'une minorité insignifiante, presque une exception. La commune était, par ses racines, profondément attachée au sol les privilèges et les droits qu'elle conférait à ses membres avaient un caractère essentiellement territorial. Avant tout, on était bourgeois, parce qu'on se trouvait résider sur un territoire déterminé. Ce territoire était marqué d'abord par l'enceinte des murailles de la cité ou du bourg, ensuite par une limite d'un autre genre, qui enfermait la campagne immédiatement avoisinante, considérée comme une annexe inséparable de la ville, la banlieue.

La banlieue n'est que le prolongement circulaire de la commune urbaine. Dans les textes latins on l'appelle généralement banleuga, banliva : nom qui indique que le territoire s'étendant à une lieue autour de la ville était soumis au pouvoir, à la juridiction, au ban de la seigneurie communale. La banlieue était assimilée, à tous égards, au terrain privilégié que circonscrivaient les remparts mêmes de la cité. Cette annexe renfermait non seulement les faubourgs attenants à la ville, mais les villages situés tout autour, dans un rayon de plusieurs kilomètres : car, en dépit de l'étymologie du mot banlieue, ces dépendances étaient souvent situées à plus d'une lieue du centre de la municipalité. Un cas particulier, probablement exceptionnel, est celui de la commune de Poitiers. Avant le XIe siècle elle avait une banlieue s'étendant jusqu'à plus de dix kilomètres aux environs. Après le XIe siècle elle n'en a plus : ses limites coïncident presque avec le mur de la cité[1].

Il ne semble pas que la constitution du territoire de banlieue ait été une conséquence directe de l'établissement du régime communal. Antérieurement à la commune, la cité avait sans doute sa banlieue, et la possédait de toute ancienneté. Ces délimitations des territoires urbains sont, comme celles des anciens pays, peu susceptibles de changement. Elles ne suivent pas, en général, les variations de l'histoire administrative et politique. Ce qui est certain, c'est que la banlieue des communes, telle qu'on la trouve déterminée dans les documents du XIIe et du XIIIe siècle, est souvent restée de nos jours, à peu de chose près, ce qu'elle était déjà à cette époque reculée. Les moyens de comparaison ne font pas défaut ; car, dans beaucoup de chartes communales, a pris place un article spécial par lequel le seigneur qui concède la commune indique souvent, avec le plus grand détail, les limites mêmes de la banlieue. Il importait, en effet, aux gens de commune de faire constater dès l'origine, et dans le pacte fondamental de leur liberté, l'étendue de leurs dépendances. La banlieue n'étant que la commune hors les murs, les paysans qui l'habitent jouissent des mêmes droits, des mêmes privilèges, sont soumis aux mêmes charges que les bourgeois établis dans l'enceinte de la cité. Les personnes, marchands ou autres, qui ont pénétré dans la banlieue, sont atteintes, de ce fait, par la juridiction et les règlements de la commune, de même qu'elles bénéficient de sa sauvegarde. Ce qui caractérise le territoire de banlieue, d'après les stipulations formelles de maintes chartes communales, c'est que, ni le seigneur dominant, ni aucune autre puissance féodale n'a le droit d'y bâtir un château, d'y élever la moindre fortification. Les bourgeois seuls ont ce privilège ; du moins le seigneur ne peut faire de travaux de défense dans la campagne suburbaine sans leur consentement.

Bien que ce point important ait été souvent réglé dans la charte de fondation ou de reconnaissance légale de la commune, il n'est pas rare de voir les villes libres et leurs seigneurs entrer fréquemment en lutte au sujet des limites de la banlieue. Tantôt on a complètement oublié, à l'origine, de définit' ces limites ; tantôt il se trouve que cette détermination a été trop sommaire. Savoir jusqu'où s'étend la banlieue, ce qui y est compris ou ce qui en est exclu, fut pour les gens du moyen âge, une source de difficultés sans nombre et d'interminables litiges. Le seigneur avait autant d'intérêt à la restreindre que les bourgeois à la reculer : de sorte qu'on ne s'entendait jamais. Il suffit de citer, à cet égard, les démêlés des comtes de Ponthieu avec la commune d'Abbeville, et ceux de l'abbaye de Corbie avec la commune du même nom, au sujet du village de Fouit loi. Au XVIIe siècle, la question de savoir si le hameau de Montières faisait partie de la banlieue d'Amiens donnait encore matière à procès. Un arrêt de la cour royale, en 1654, fut rendu en faveur du hameau et de ses habitants. L'affaire était pour eux de conséquence : car, bien qu'on fat très éloigné alors du beau temps de l'indépendance communale, la ville d'Amiens avait encore conservé quelques débris de ses antiques franchises. Les bourgeois étaient exempts de tailles el tic gabelles. Les paysans de Montières prétendaient jouir du même privilège. Pour avoir obtenu gain de cause en pareille matière, il fallait qu'ils eussent dix fois raison[2].

Ainsi, par le fait même, de l'extension du régime communal aux villages immédiatement voisins de la cité, l'indépendance judiciaire et politique n'était pas exclusivement réservée à la population urbaine. Le paysan en profitait dans une certaine mesure. Or, comme la ligne de démarcation qui séparait la banlieue de la campagne avoisinante n'était pas constituée par une enceinte fortifiée, mais seulement par de simples bornes ou poteaux, on comprend que les campagnards, serfs Ou hôtes, qui habitaient de l'autre côté de la frontière, sur le terrain non privilégié, tendissent invinciblement à passer en terre communale, pour y trouver les franchises et la sécurité qui leur manquaient. La commune, de son côté, était naturellement tentée d'absorber en elle les campagnes voisines et les sujets seigneuriaux qui les habitaient : autant d'enlevé à l'autorité détestée de l'évêque ou du chapitre ; autant de gagné pour la puissance militaire et même pour les finances de la municipalité. Aussi, lorsque la féodalité, après une lutte plus ou moins vive avec les bourgeois des villes, se vit obligée de céder au gouvernement populaire la plus grande partie du territoire de la cité, elle n'en fut que plus attentive à conserver intactes ses possessions rurales. Il lui fallut prendre les précautions les plus minutieuses pour que ses paysans échappassent à la contagion.

La plupart des chartes communales contiennent en effet une clause qui interdit aux communiers de recevoir sur leur territoire, et par suite dans leur association, les censitaires des seigneurs laïques ou ecclésiastiques, sans le consentement de ces mêmes seigneurs. Le baron qui concède la commune ne se contente point toujours de cette prohibition générale. Il excepte nominativement certaines localités, dont la sujétion lui tient au cœur. Il est vrai que les bourgeois peuvent prétendre qu'ils ont reçu sans le savoir un sujet seigneurial : mais le cas est prévu. A Sens, si un homme réfugié dans la commune y reste un an et un jour sans être réclamé par son seigneur, il y a prescription, les jurés n'ont plus à répondre de lui. A Abbeville, la prescription est plus longue et la condition faite au seigneur moins désavantageuse. Le comte de Ponthieu a trois ans pour réclamer son hôte : le paysan ainsi revendiqué aura quarante jours, à dater de celui de la réclamation, pour mettre ordre à ses affaires et quitter la ville en toute sûreté. D'autres chartes, celles de Saint-Quentin, de Roye, de Saint-Riquier, ne prononcent point une interdiction aussi absolue. Elles admettent que le réfugié puisse rester dans la commune et garder en toute sûreté ce qu'il a apporté avec lui, mais à condition que la terre qu'il a délaissée demeure la propriété du seigneur et qu'il ait réglé ses affaires de manière à s'être acquitté envers lui des contributions qui lui sont dues.

En vertu même de leur constitution, jurée et garantie par le pouvoir seigneurial, certaines communes pouvaient donc être considérées comme de véritables lieux d'asile pour les paysans. Mais, ici encore, la féodalité n'a pas négligé de sauvegarder ses intérêts. Aux termes de plusieurs chartes, la commune n'a le droit d'introduire légalement dans son association que les personnes résidant dans les limites de banlieue. En fait, malgré les stipulations légales, les communes ont travaillé, dès le premier moment de leur existence, à recruter des adhérents dans la population des campagnes. Tout concourait à leur garantir le succès. Par la force des choses, elles ne cessèrent de se développer de cette façon aussi longtemps que les charges de la bourgeoisie ne furent pas assez onéreuses pour contre-balancer l'attrait des privilèges attachés au titre de communier.

Le XIIe siècle semble avoir été, par excellence, l'époque de la propagande communaliste. C'est alors surtout que les communes nous apparaissent comme autant de foyers d'une liberté contagieuse, que les seigneuries locales, soutenues plus ou moins irrégulièrement par le roi, s'efforcent en vain d'étouffer. On n'entend, dans le monde seigneurial, que récriminations amères sur les menées trop actives des gens de commune. A Soissons, en 1136, vingt ans après l'établissement de la municipalité libre, l'évêque adresse au roi Louis le Gros la liste interminable de ses griefs contre les habitants de la cité ; il se plaint notamment que les bourgeois de Soissons trouvent moyen d'attirer dans leur commune, en se mariant avec les sujets ou les sujettes des terres seigneuriales, ces mêmes hommes ou ces mêmes femmes ainsi enlevés à leur seigneur naturel. En 1137, l'abbé de Vézelay dénonce à l'indignation publique ses bourgeois de Vézelay qui, dit-il, ont formé une confédération contre lui et son église et ont osé faire entrer dans la conspiration les paysans de plusieurs villas abbatiales. En 1140, le roi Louis VII se croit obligé d'adresser une semonce énergique aux habitants de Reims, coupables du même méfait. Il nous est très pénible, leur écrit-il, de voir que vous faites ce qu'aucune autre commune n'a osé faire. — Ici le roi se trompait volontairement, car il n'ignorait pas que toutes les communes agissaient de même. — Vous excédez en tous points les bornes de la commune de Laon qui vous a été donnée pour modèle, et, ce que particulièrement nous vous avons défendu, savoir, de faire entrer dans votre commune les quartiers et les villages du dehors, vous le faites avec une audace que rien n'arrête. À Sens, Philippe Auguste rétablit le régime communal, qui avait été aboli, quarante ans auparavant, en punition du meurtre de l'abbé de Saint-Pierre-le-Vif, massacré par les bourgeois : mais ceux-ci furent obligés d'accepter une condition qui dut leur être singulièrement pénible. Il fut stipulé dans la nouvelle charte que les paysans et les paysannes de l'archevêque de Sens et des autres seigneurs ecclésiastiques de la cité ne feraient plus partie de la commune où ils s'étaient laissés volontairement englober, et seraient restitués à leurs maîtres respectifs.

Vaincue et réprimée sur certains points, la propagande communaliste renaissait ailleurs et triomphait de toutes les résistances. Il était bien difficile au seigneur d'empêcher les paysans voisins de la commune et de sa banlieue de s'incorporer à l'association privilégiée. Aussi, dans une période postérieure de l'évolution communale, la féodalité se résigna-t-elle à tolérer ce qu'elle interdisait inutilement, parfois même à laisser insérer formellement dans la constitution urbaine le droit que réclamaient les bourgeois. La plupart des chartes de la Bourgogne reconnaissent en faveur de la commune ce qu'on appelait l'attrait[3], c'est-à-dire le droit pour les habitants d'admettre parmi eux tout étranger qui viendrait chercher un refuge dans leurs murs. Ces chartes bourguignonnes émanaient, il est vrai, presque toutes, du haut suzerain de la province. C'était le duc qui les accordait. Aussi la féodalité locale, les petites seigneuries laïques et ecclésiastiques, qui souffraient plus que le duc du dépeuplement de leurs campagnes, s'alarmèrent-elles de l'extension donnée à celte institution de l'attrait qui était, pour elles, une cause de ruine. Elles obligèrent le pouvoir ducal, sinon à supprimer ce droit pour les communes, au moins à en limiter l'exercice.

Après tout, la population rurale avait un moyen plus direct de se procurer les bénéfices du régime communal : c'était de se donner à elle-même une organisation indépendante, analogue à celle des municipalités urbaines. H pouvait être difficile ou désavantageux, pour le paysan, de s'agréger simplement à la commune bourgeoise. La classe rustique et la classe urbaine n'étaient pas toujours animées l'une envers l'autre de sentiments fort bienveillants.

On connaît le tableau réaliste que Guibert de Nogent a tracé des mœurs des bourgeois de Laon, au commencement du XIe siècle. Ils avaient l'habitude de se jeter sur les paysans qui entraient dans la ville, et de les tenir emprisonnés jusqu'à ce qu'ils eussent payé rançon. Le paysan, ainsi maltraité, n'attendait qu'une occasion de se venger. Elle lui fut donnée, en 1114, lorsque les bourgeois de Laon, meurtriers de leur évêque, et redoutant, la colère du roi Louis le Gros qui s'avançait contre eux avec une armée, abandonnèrent presque tous leur ville, pour se réfugier dans les forteresses du seigneur de Marie. Les campagnards des environs de Laon envahirent alors en masse la cité, se ruèrent sur les maisons désertes et procédèrent à un pillage en règle qui dura plusieurs jours. On ne saurait conclure de ce fait particulier que les rapports entre bourgeois et paysans étaient généralement hostiles ; il suffit cependant à prouver qu'entre eux l'entente pouvait ne pas exister. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que la population rurale ait cherché à s'approprier pour son compte les procédés d'affranchissement qui avaient eu de si heureux effets dans les villes. On vit donc s'organiser, à côté des communes urbaines, des communes rurales, composées exclusivement de villageois.

Il est difficile de croire a priori que le régime communal ait pu s'implanter avec succès dans les campagnes ; qu'une population sans défense, à demi servile, habitant des hameaux ou des villages ouverts, ait réussi à obtenir les mêmes privilèges, les mêmes garanties d'indépendance pie les bourgeois des grandes cités ou des bourgades importantes. Le fait n'est cependant pas con testable. Des communes rurales se sont établies partout, et même en grand nombre dans certaines régions Au XIVe siècle, un petit pays féodal comme le comté de Ponthieu comptait jusqu'à trente-six communes. Quelques-unes s'étaient fondées dans des localités importantes, Abbeville, Montreuil, Doullens, Saint-Valery-sur-Somme. La plupart n'étaient que des villages ou même de minuscules hameaux le Translai n'a aujourd'hui que 300 habitants, Hiermont 400, Ergnies 280. Dans le duché de Bourgogne, à côté des grandes communes de Dijon, Semur, Beaune, Montbard, Nuits, de simples villages, comme Rouvres, avaient reçu la constitution communale, jouissaient de privilèges étendus, étaient représentés par un maire et des échevins. Il se peut que des localités qui font actuellement aucune importance fussent plus peuplées au moyen âge ; mais cette réserve n'est applicable qu'à un petit nombre de cas particuliers.

Nous sommes porté à croire que, dans le courant du XIIe et du XIIIe siècle, les paysans ont fait de nombreuses tentatives pour se constituer en commune ; mais que beaucoup de ces tentatives ne sont pas parvenues à notre connaissance ; par la raison qu'elles ont été si promptement, réprimées que toute trace en a été perdue.

Sous le règne de Philippe Auguste, le village de Maisnières, situé près de Garnaches et dépendant. de l'abbaye de Corbie, s'attribua de lui-même l'organisation communale, sans avoir demandé à l'abbé une autorisation qui, vraisemblablement, lui eût été refusée. L'abbé, averti, se rendit promptement dans la nouvelle commune, où l'on refusa de le recevoir. Ou l'en chassa même violemment. Les paysans émancipés annexèrent à leur commune le hameau voisin de Tilloi, le soumirent à la taille, puis saisirent un prêtre qui se trouvait sur leur territoire et le maltraitèrent. L'abbé de Corbie les assigna devant un tribunal d'arbitrage, composé (le dignitaires ecclésiastiques, qui, naturellement, donnèrent tort aux villageois. On prononça la dissolution de la commune ; les révoltés furent condamnés à une amende de cent marcs. Cet arrêt était rendu en 1219[4]. La même année, sur un tout, autre point du territoire français, la justice féodale, représentée par le comte de Champagne, sévissait contre un méfait du marne genre. Les habitants de Chablis, sujets du chapitre de Saint-Martin de Tours, avaient essayé aussi de former une commune. Ils s'étaient confédérés sous serinent et avaient levé des impôts. Les chanoines de Tours firent intervenir promptement les baillis de Philippe Auguste et du comte Thibaut IV. La commune de Chablis, étouffée dans son germe, ne reparut plus[5].

Ces deux faits significatifs se sont passés au même moment, dans deux régions très différentes. Les chroniques du temps n'ont pas fait connaître ces révoltes de villageois. Si le hasard ne nous avait pas transmis, entre des milliers de parchemins aujourd'hui perdus, deux chartes qui relatent, indirectement et en quelques lignes, les efforts malheureux des paysans de Maisnières et de Chablis, l'histoire n'en saurait absolument rien. ll n'est point interdit de supposer que beaucoup d'autres insurrections du même genre ont complètement échoué, et que celles dont on peut aujourd'hui attester le succès ne constituent que des exceptions.

Les communes rurales qui ont échappé, en petit nombre, à la destruction se sont généralement développées dans le voisinage des grandes communes urbaines, à l'ombre de ces puissantes et belliqueuses républiques, sans l'aide desquelles il leur eût été peut-être difficile de naître et de se maintenir. Parmi ces petites communes, il en est qui sont sorties, comme les grandes, d'une insurrection : il en est aussi (lui ont été créées bénévolement par les seigneurs. Les mobiles qui, dans ce dernier cas, ont déterminé la conduite du fondateur sont de nature très diverse. Tantôt il s'est agi, pour lui, d'établir dans les campagnes un poste fortifié, un centre de défense militaire ; tantôt il a donné par faveur l'organisation communale à de simples villages, peu dangereux pour son pouvoir, parce qu'ils étaient des lieux de résidence. Dans les localités rurales où le pouvoir était partagé, plus ou moins inégalement, entre un seigneur ecclésiastique et un laïque, celui-ci, pour diminuer l'autorité de son concurrent, n'a pas hésité à émanciper les villageois. L'espoir de nuire aux intérêts des puissantes abbayes de Saint-Riquier et de Corbie explique peut-être, en partie, la facilité- avec laquelle les comtes de Ponthieu ont multiplié sur leur domaine les constitutions communales.

D'ailleurs, il est arrivé que pour les petites localités, pour les villages de minime importance et pour les hameaux, la commune n'a été que le résultat d'une confédération. Chaque village, pris à part, n'aurait vraisemblablement pas réussi à se donner l'organisation communale. En s'associant avec les villages voisins, il constituait une force capable d'en imposer au seigneur.

La commune rurale apparaît en effet, dans plusieurs régions, sous la forme collective : nouvelle application à noter du principe d'association. Cette application est même ici à deux degrés : association assermentée de tous les membres d'un même village, et, en outre, confédération ou coalition permanente entre un certain nombre de communautés rustiques. Les éléments de ces confédérations varient, pour la qualité comme pour la quantité. Certaines communes rurales sont formées de villages aussi peu importants les uns que les autres ; d'autres sont constituées par un village plus peuplé, ou même par un bourg réunissant sous son hégémonie un certain nombre de hameaux. Ici l'association se compose de trois ou quatre éléments ; là au contraire, elle s'étend à une quinzaine de localités.

Ceux qui veulent étudier ces communes rurales formées par confédération, ces municipalités collectives, dans les documents trop peu nombreux qui les concernent, devront fixer leurs regards sur deux régions particulières de la France du Nord : le Ponthieu et le Laonnais. C'est autour d'Abbeville et de Laon que se sont formées surtout ces associations villageoises dont les constitutions étaient modelées sur celle de la grande commune urbaine qu'elles avoisinaient.

Dans le Ponthieu, les villages qui avaient, reçu l'organisation communale s'intitulaient villes, pour se distinguer des localités soumises aux conditions ordinaires. Parmi les confédérations rurales qui s'y étaient, formées, il faut citer la commune de Créci, Machi et Machiel ; celle de Crotoi, Mayoc et Bertaucourt ; enfin la commune dite de Marquenterre, qui comprenait les villages et hameaux situés entre la baie de la Somme et celle de l'Authie. Le centre de cette dernière commune était à Quend-le-Vieux, le plus important des villages confédérés. On connaît mal l'histoire de ces municipalités collectives, établies à la fin du mie siècle, peu de temps après la fondation d-e ta cornrmane d'Abbeville. Les seuls détails intéressants qui soient parvenus jusqu'à nous concernent la commune triple du Crotoi, de Mayoc et de Bertaucourt. A l'origine, le centre, la capitale de cette commune fédérative était Mayoc, qui aujourd'hui n'est plus qu'un hameau. Au XIIIe siècle, le siège du pouvoir et de l'administration communale se déplaça et fut fixé au Crotoi, dont l'importance ne fit que s'accroître.

Un curieux document prouve que, dans ces confédérations rurales, les associés ne réussissaient pas toujours à s'entendre. En 1283, les habitants des trois localités ne purent se mettre d'accord au sujet des élections municipales, et surtout de l'élection du maire, cause fréquente de litiges et de troubles pour les communes les plus importantes. Le sénéchal de Ponthieu constitua alors un gardien de la commune, c'est-à-dire une municipalité provisoire, et convoqua les habitants pour procéder au renouvellement de l'échevinage. Il ordonna que le maire et les échevins qui avaient été en charge l'année précédente nommeraient trois candidats pris dans chacune des trois localités. Parmi ces candidats, les habitants éliraient le maire ; en cas de désaccord, le maire et les échevins chargés de la présentation devaient nommer le nouveau maire parmi les trois candidats présentés[6].

Le Laonnais présente le même spectacle que le Ponthieu, avec quelque chose de plus caractéristique. Au sud de la commune de Laon, et (tans un rayon de quinze kilomètres à peine, se formèrent, quatre, confédérations communales, composées de paysans appartenant, pour la plupart, aux seigneuries ecclésiastiques de la cité. La première en date, fui la commune de Bruyères, Chéret, Vorges et Valbon, dont Bruyères était le chef-lieu. Les horunics (lui l'avaient constituée étaient sujets de trois seigneuries différentes : celles du roi, de l'évêque de Laon et de la famille féodale du Marché. Un an après la restauration de la commune de Laon, en 1129, ces trois seigneurs s'entendirent, pour donner, moyennant le payement d'une rente, la charte laonnaise aux villageois des quatre localités. Il se peut qu'ici la commune se soit établie pacifiquement, du moins il n'existe pas de document qui permette d'affirmer le contraire. Trente-cinq ans après, en 1174, le roi Louis VII, profitant d'une vacance du siège épiscopal, accordait une commune aux paysans de l'évêché de Laon, réunis en une confédération de dix-sept villages ou hameaux, à la tête desquels était un bourg, aujourd'hui chef-lieu de canton, Anizi-le-Château. Sous le règne, de Philippe Auguste, en 1184, une troisième agglomération rurale se forma un peu au sud de celle de Bruyères : la commune de Cerni-en-Laonnais, qui comprenait, outre ce village, ceux de Catourne, Baulne, Chivi, Cortone, Verneuil, Bourg el, Co-min. En 1196 vint se juxtaposer aux précédentes une quatrième confédération, constituée, avec le consentement du seigneur, par les hommes de l'abbaye de Saint-Jean-de-Laon, et composée des villages de Crandelain (chef-lieu), Truci, Courtecon, Malval, Colligis et Lierval.

Ainsi, sur un très petit espace, équivalant à peine à deux canions de moyenne étendue, se fondèrent quatre républiques fédératives de paysans dont les territoires se touchaient, toutes pourvues de la sanction de l'autorité royale, toutes possédant les mêmes libertés que la grande cité de Laon. La charte qui les régissait était en effet la même : l'institution de paix de 1128. Ces quatre républiques étaient voisines elles-mêmes de la commune de autre confédération rurale, composée des villages de Vailli (chef-lieu), Condé, Chavonnes, Celles, Pargni et Filain. Mais cette dernière commune, appartenant aux Soissonnais, avait reçu, dès le règne de Louis le Gros, la charte de la commune de Soissons.

Il serait singulièrement intéressant de savoir quelles ont été les relations de la grande commune urbaine avec les communes rurales qui gravitaient autour d'elle, et dans quelle mesure elle a contribué à leur formation et t leur développement. Le silence absolu des textes ne permet même pas l'hypothèse. A vrai dire, il n'y a qu'une seule de ces communes rurales sur laquelle on possède d'autres données que les chartes de fondation et les documents d'archives ; c'est la commune dite du Laonnais, dont l'histoire va nous occuper.

 

 

 



[1] Giry, Etablissements de Rouen, I, 417.

[2] Aug. Thierry, Mon. inéd., III, 90.

[3] Garnier, Chartes de communes en Bourgogne (1877), I, p. 12, note 1.

[4] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 690.

[5] Quantin, Recueil de pièces sur le XIIIe siècle, p. XXXIII (n° 238).

[6] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 680.