LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE PREMIER

 

CONSTITUTION DU CORPS COMMUNAL

 

 

De la constitution du corps communal. Le serment de commune ou de Bourgeoisie. — Dénominations de la commune et dos communiers. — Conditions requises pour être admis dans la commune. — Diverses catégories d'incapables. Lépreux, débiteurs, bâtards. — La question du servage dans les communes. — Le droit, d'entrée. — L'issue de commune. — Catégories de roturiers qui, par situation, ne font pas partie de la commune. — Les sujets seigneuriaux. — Les sergents d'Église. — Les clercs marchands. De la situation des nobles et des clercs dans la commune. — Ils restent en dehors de l'association. — Détermination de la part. qu'ils ont prise à la fondation de certaines communes. — Nobles qui, par exception, ont fait partie du corps communal.

 

On voudrait posséder le texte d'un de ces serments par lesquels les bourgeois des communes du nord se lièrent entre eux, pour la première fois, avec ou sans le consentement de leur seigneur, dans la période la plus ancienne de l'évolution communale. Il serait du plus haut intérêt pour l'historien de savoir exactement, comment on s'y prit, quelles paroles on prononça pour former ce que les contemporains appelaient une conjuration, une conspiration, une confédération. Aucun document, de cette nature et de cette époque primitive ne nous est parvenu. Plus tard, quand la conjuration fut devenue une association légale, une véritable commune, par la reconnaissance officielle qu'en fit le seigneur ou le roi, on inséra dans la charte communale une clause relative au serment que se prêtaient les habitants et aux devoirs de protection qu'ils se devaient mutuellement. Nous lisons, p ar exemple : dans la charte d'Amiens : Chacun gardera en toute occasion fidélité à son juré et lui prêtera aide et conseil ; dans les chartes de Soissons, de Compiègne, de Senlis : Dans les limites de la commune, tous les hommes s'aider ont mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en nulle manière que qui que ce soit enlève quelque chose ou fasse payer des tailles à l'un d'entre eux ; dans la charte d'Abbeville : Il a été établi et confirmé, sous la garantie du serment, que chacun des hommes de la commune gardera fidélité à son juré, viendra à son secours, lui prêtera aide et conseil selon ce qu'aura dicté la justice.

Ces clauses ne contiennent que la substance du serment qui est appelé par Guibert de Nogent serment de secours mutuel, mutui adjutorit conjuratio. La plupart des chartes le désignent sous le nom de serment de commune, sacramentum ou juramentum communis. Pour savoir avec précision comment prêtait serment le bourgeois qui entrait dans la commune, et pour trouver la teneur in extenso de ce serment, il faut descendre à une époque très postérieure. Le Livre des bourgeois de Noyon nous reporte au commencement du xive siècle ; mais il est vraisemblable que le serment dont il donne le texte était dans les usages du siècle précédent. Vous jurez par la foi de votre corps que la bourgeoisie que vous requérez, vous ne la demandez pas pour frauder personne, ni parce que vous êtes chargé de dettes, ni parce que vous sentez maladie sur vous ou sur votre femme, ni parce que vous êtes de condition servile. Vous jurez que vous êtes de condition libre, né de légitime mariage. Sachez que, si le contraire est démontré, votre bourgeoisie ne vaudra rien. Dans ces conditions, l'acceptez-vous ? Vous jurez par la foi de voire corps qu'en la bourgeoisie où vous entrez, vous serez prud'homme et loyal à l'égard de chaque membre de la communauté ; que vous ne conseillerez pas les étrangers contre les bourgeois ; que vous obéirez au maire ; que vous paierez votre part des dettes de la ville ; qu'enfin vous ferez bien et loyalement ce que comporte la bourgeoisie[1]. A Bayonne, commune constitutionnellement parente de celle de Rouen, la coutume de 1273 renferme aussi la formule du serment que prêtaient ceux qui voulaient acquérir le droit de voisinage, expression qui correspond à celle de droit de bourgeoisie dans la France du nord[2]. Le voisin, jurait fidélité au seigneur, qui était le roi d'Angleterre, au maire, aux jurés, à la commune : il promettait de procurer profit et honneur à la ville et aux habitants, de leur éviter tout dommage, et de ne jamais citer un voisin devant la juridiction d'un autre seigneur.

Le serment, était toujours prêté avec une certaine solennité dans l'assemblée de ceux qui composaient le corps municipal. La charte de Noyon est formelle sur ce point : quiconque voudra entrer dans la commune ne pourra en être reçu membre par un seul individu, mais en la présence des magistrats. A Bayonne le récipiendaire jurait sur le livre des Établissements qui contenait la charte de fondation et les statuts de la commune. Exigeait-on dans tous les cas le serment de bourgeoisie ? Il pouvait y avoir des exceptions. A Senlis, vers la fin du XIIIe siècle, les hommes qui s'étaient mariés avec des filles de jurés ne prêtaient pas le serment, quelle que fût leur situation. On considérait qu'ayant pris femme dans la ville et s'y étant établis sans esprit de retour, les gendres des bourgeois pouvaient être dispensés du serment et des frais qu'entraînait cette formalité[3]. Mais ce ne fut là qu'une dérogation à la règle, un privilège spécial accordé sur une autorisation particulière du maire, après entente préalable avec les membres du corps de ville.

L'ensemble des bourgeois assermentés constituait la commune. La commune s'appelait le plus souvent communia, niais aussi, avec des variantes de terminaison, communa, communio, communitas. A proprement parler et surtout à l'origine, le nom de commune était donné non pas à la ville, mais à l'association des habitants qui avaient prêté serment. On se servait aussi pour cette raison de l'expression : commune jurée. Plus tard l'acception du mot s'élargit il désigna la ville elle-même, considérée comme unité géographique. D'ailleurs la langue du moyen âge était si pauvre, ou, du moins, les chroniqueurs et les scribes se donnèrent si rarement la peine de chercher des mots distincts pour exprimer des idées différentes, que ce nom de communia indiqua aussi, par la suite, tantôt la milice communale, tantôt les simples membres de la commune, le peuple inférieur, par opposition à ceux qui occupaient les charges municipales. Certains synonymes du mot communia, tels que communia et communitas, n'avaient pas non plus toujours cette même signification. On les appliquait à des villes où le régime communal n'était pas établi, à l'ensemble des bourgeois habitant une localité quelconque. Pour accroître encore la confusion, les chroniqueurs ont pris quelquefois le mot communia dans ce sens général de communauté.

Les membres de la commune, ceux qui faisaient partie de l'association jurée, s'appelaient proprement jurés de la commune, jurati communie, ou, par abrégé, jurés, jurati. On les désignait aussi simplement par l'expression : les hommes de la commune, ou ceux qui sont de la commune, qui sont de communia. Ils s'intitulaient également bourgeois, burgenses, plus rarement bourgeois jurés ; quelquefois aussi voisins, vicini, ou même amis, amici, ce qui semble indiquer un lien de confrérie, plus étroit. que celui de la fédération communale. Ici encore il faut compter avec la pauvreté du vocabulaire et la diversité infinie des habitudes locales. Si le mot juré indique dans certaines villes — par exemple à Amiens, à Rouen, à Senlis — l'ensemble des membres de la commune, ailleurs — par exemple à Noyon — on lui donnait rarement cette signification étendue. Il n'avait que le sens restreint de magistrat communal ou de membre du corps de ville. Quant au mot bourgeois, le plus souvent synonyme de juré, on ne l'employait pas toujours avec cette acception. Tantôt il signifiait habitant d'un bourg, par opposition aux habitants des cités ou villes épiscopales, qu'on appelait cives ; tantôt on le prenait dans le sens d'habitant d'une ville simplement privilégiée ou prévôtale, dénuée de l'organisation communale. D'autre part, comme beaucoup de communes se trouvèrent établies dans les villes épiscopales, il s'ensuivit que le mot de citoyen fut employé plus d'une fois, comme exactement synonyme de bourgeois, pour désigner les membres d'une ville libre.

Il s'en faut que la lumière soit faite complètement sur la question de savoir quelles conditions étaient exigées de ceux qui entraient dans l'association communale, et à quelles classes de personnes l'accès de la bourgeoisie était Ouvert ou interdit. La variété des usages locaux, et surtout l'impossibilité de trouver des textes qui s'appliquent à la plus ancienne période de l'émancipation urbaine, embarrasseront toujours l'historien. Pour rencontrer en ces matières des documents clairs, développés et précis, il faut descendre, en général, à la fin du xmc siècle ou même au siècle suivant, c'est-à-dire à l'époque de la décadence du régime communal. Il serait téméraire de juger de ce qui se passait dans les communes au temps de Louis le Gros par les habitudes ou les règlements qui paraissent y être établis sous le règne de Philippe le Bel.

Dans la période primitive ou période de fondation, alors qu'il s'agissait de lutter contre la mauvaise volonté du seigneur et de propager par tous les moyens le mouvement insurrectionnel, les corps municipaux ne pouvaient pas se montrer, pour l'admission dans la commune, aussi scrupuleux, aussi exigeants qu'on le fut par la suite. Le serment des bourgeois de Noyon, cité plus haut, appartient à un temps où le régime communal était devenu une institution régulière, où le titre de bourgeois, tout en imposant de lourdes charges, procurait aussi des avantages de diverse nature. Or on voit, par ce serment, que les candidats à la bourgeoisie devaient être de condition libre, nés de légitime mariage, non endettés, et même exempts de maladie. En d'autres termes, il fallait que le bourgeois fût indépendant de toutes manières, et parfaitement sain de corps et d'esprit. Quelques-unes de ces exigences nous paraissent excessives : mais il est permis de supposer qu'à l'origine elles n'existaient pas ou étaient infiniment moins rigoureuses. Il faut reconnaître aussi que, dans une certaine mesure, elles peuvent s'expliquer et se justifier.

Le bourgeois ne devait pas être malade, c'est-à-dire, sans doute, atteint d'une maladie incurable et surtout d'une maladie contagieuse, comme la lèpre. On sait comment étaient• traités les lépreux, dans les villes libres comme dans les autres. Les règlements ordonnaient d'office leur séquestration dans les hôpitaux spéciaux ou maladreries, après les avoir obligés préalablement à abandonner leurs biens a la commune. Cette séquestration n'était cependant pas aussi absolue qu'on l'a dit : à Abbeville, par exemple, les lépreux paraissent autorisés à faire des quêtes'. De plus, il leur était défendu de se marier ; prohibition qui s'explique par la crainte de voir se propager la contagion et aussi s'augmenter les dépenses de la ville. On ne voulait pas que les maladreries fussent peuplées d'enfants infectés. Ceux qui ne pouvaient entrer dans les hôpitaux étaient généralement relégués hors de la commune. Les Amiénois les séquestraient à Riveri, village de la banlieue, et on les expulsait impitoyablement quand ils pénétraient dans l'enceinte contrairement à la loi.

Dans ces conditions, les personnes même simplement suspectes de lèpre ne pouvaient être, on le conçoit, admises à la bourgeoisie. Pour les maladies ordinaires, la précaution parait d'une sévérité exagérée. Il semblerait qu'on ne pût faire partie alors d'une commune sans produire un certificat de bonne santé, comme celui qu'exigent aujourd'hui les compagnies d'assurances sur la vie. À certains égards, la commune est en effet assimilable à une société d'assurances mais peut-être serait-il permis d'y voir aussi une société d'enterrement mutuel. Telle était, nous l'avons dit, la destination particulière de certaines confréries urbaines. La commune se chargeait probablement de pourvoir, en faveur de ceux de ses membres qui étaient déshérités de la fortune, aux frais du service funèbre et de l'ensevelissement. Il fallait donc prévoir le cas où un malade gravement atteint, demanderait à faire partie de l'association, en vue des avantages ou des honneurs funèbres attachés à la qualité de bourgeois. L'historien de Noyon a montré jusqu'où pouvaient aller, en pareille matière, les exigences de la corporation. La demande d'un candidat à la bourgeoisie fut ajournée, en 1425, parce que le chirurgien municipal avait déclaré qu'il avait un mal à la jambe[4].

Le droit communal excluait aussi les bâtards. En ce point il était d'accord avec le droit coutumier d'un très grand nombre de régions françaises. Au moyen âge, le bâtard était généralement considéré comme un être inférieur et incapable. Il ne pouvait hériter ab intestat c'e son père ni de sa mère. On ne lui permettait même pas de disposer de ses biens par testament. S'il n'avait pas d'enfants, sa succession était dévolue au seigneur ou au roi. Sans doute cette exclusion ne resta pas toujours aussi rigoureuse. A la fin du moyen fige, les idées et les mœurs s'étaient, à cet égard, profondément modifiées. Une ordonnance datée de 1411 défend de recevoir aux fonctions municipales, à titre d'échevin, de maire de bannière — c'est-à-dire de chef de corporation —, de procureur, de clerc ou de sergent, les gens de la commune d'Abbeville qui ne seraient pas nés de légitime mariage[5] : preuve manifeste que les enfants naturels pouvaient au moins faire partie du corps de bourgeoisie. Mais l'infériorité des bâtards resta longtemps marquée dans les usages comme clans la loi. On comprend que les gens de commune ne voulussent pas admettre dans leurs rangs des personnes frappées d'une telle incapacité.

Ils se refusaient, également à recevoir parmi eux les habitants grevés de dettes. La condition de débiteur constituait en effet une sorte de servitude. Il ne s'appartenait plus : ses biens devenaient la propriété du créancier, et il pouvait être emprisonné. Sur ce point le témoignage de la charte dite Établissements de Rouen ne laisse aucune place à l'équivoque : Le débiteur insolvable ou de mauvais vouloir verra ses biens saisis et abandonnés au créancier jusqu'à concurrence du montant de sa dette. Si ses biens sont insuffisants, il sera banni et ne pourra rentrer qu'en s'acquittant ; s'il rentre auparavant dans la ville, il sera emprisonné jusqu'à paiement d'une amende de cent sous et ensuite expulsé jusqu'à paiement intégral. Il y avait une seconde raison pour que le droit de bourgeoisie ne pût être accordé aux personnes endettées. Dans un certain nombre de communes, les bourgeois étaient solidaires des dettes contractées par l'un d'eux envers les gens du dehors[6].

A plus forte raison semble-t-il inadmissible que le serf fût appelé à bénéficier de la commune.

La question du servage urbain, dans ses rapports avec l'institution communale, est extrêmement obscure, délicate et complexe. Il est cependant deux faits sur lesquels l'affirmation est permise. On ne peut douter qu'à l'époque de la formation des communes, au début du XIIe siècle, il n'existât encore des serfs dans beaucoup de centres urbains. On tiendra aussi pour certain que le désir de faire disparaître ce servage a été l'un des principaux mobiles qui poussèrent les habitants à revendiquer l'indépendance. A Beauvais, à Senlis, à Soissons, un des articles les plus importants de la charte communale stipulait que toute personne résidant dans l'enceinte des murs et dans les faubourgs serait tenue de jurer la commune. Cette obligation devait s'étendre même aux personnes de condition servile. Il y eut donc, à l'origine, des villes où la vertu de l'association communale se manifesta tout d'abord par l'affranchissement des habitants non libres. Ceci est formellement exprimé dans la charte de Mantes : Les hommes de la commune restent libres eux et tous leurs biens, comme dans celle de Soissons : Les hommes de cette commune demeureront entièrement libres de leurs biens et de leur personne, Mais cet affranchissement fut-il, du premier coup, complet et absolu ? Nous ne le pensons pas. Les charges de la servitude furent diminuées : le lien qui rattachait les non-libres à leurs seigneurs respectifs se trouva en partie brisé : mais la servitude ne disparut pas totalement. Certaines chartes de commune, par exemple celle de Laon, nous montrent en effet les privilèges communaux accordés à toutes les personnes libres ou serves habitant le territoire de la commune.

Ce qui fut aboli tout d'abord, presque partout, c'était la charge la plus odieuse et la plus intolérable du servage : la mainmorte, qui enlevait aux serfs la liberté de disposer de leurs biens. Quand il fut question en 1153 de créer une commune à Compiègne, le roi Louis N'II fit procéder à une enquête auprès des habitants de Beauvais, pour savoir si le droit de mainmorte avait subsisté dans cette ville après la constitution de la commune. Les communiers de Beauvais répondirent négativement. La charte communale que Louis VI donna aux habitants de Laon en 1128 stipule formellement l'abolition complète de la mainmorte. Il est légitime de conjecturer quo là même où cette suppression ne fut pas mentionnée, elle n'en eut pas moins lieu en fait, comme à Beauvais. Cependant il faut constater qu'à Brai (en Picardie) le roi se réserva encore la mainmorte sur les gens de la commune. A Senlis, commune fondée par un acte de la volonté royale en 1173, si le roi ne comptait. plus de mainmortables, l'évêque en possédait encore. Il fallut que les Bourgeois lui achetassent son droit, de mainmorte, comme ils achetèrent aussi à un autre seigneur laïque de la ville son droit de suite ou de poursuite, grâce auquel il pouvait revendiquer en tous lieux le serf qui avait quitté le lieu de servitude. Ainsi les serfs seigneuriaux compris clans la commune n'arrivèrent pas partout sur-le-champ à la liberté : on fut obligé de la leur conférer graduellement.

Une autre charge de la servitude, presque aussi lourde que la mainmorte, la taille arbitraire, ou taille à merci, équivalait presque à la négation du droit de propriété, puisqu'à toute heure une réquisition seigneuriale pouvait arracher aux serfs une partie du produit de leur travail ou de leur épargne. Aussi l'abolition de cette taille parait avoir été l'une des premières conséquences de l'institution de la commune. Elle fut ou complètement supprimée et remplacée par un droit de commune annuellement payé au seigneur, comme à Dijon ; ou réglée de telle façon que le taux et les époques de perception étaient déterminés d'avance d'une manière immuable, comme à Laon ; ou simplement réduite aux sommes que le bon plaisir des habitants voulait bien accorder aux seigneurs, comme dans les villes régies par les Établissements de Rouen.

La suppression de la taille arbitraire et de la mainmorte représentait une amélioration considérable dans la condition des serfs qui avaient juré la commune. Mais ce n'était pas encore la liberté complète. L'affranchissement absolu ne pouvait s'obtenir que par l'abolition d'autres impôts, tels que le chevage ou capitation, cens personnel payé par chaque tête de serf, et le formariage, droit exigé toutes les fois que le serf voulait prendre femme hors de la famille servile. Ces impôts furent diminués, réglés, mais né disparurent pas dans toutes les communes. A Saint-Omer, le chevage fut aboli complètement en vertu de la charte de 1127, ce qui a permis à l'historien de cette ville d'affirmer qu'il n'y avait plus de serfs à Saint-Omer, sauf peut-être les domestiques et les servantes[7]. La capitation subsista au contraire à Laon, à Compiègne, à Senlis. Il est vrai que les chartes de ces villes déterminent soigneusement le taux de l'amende exigible par le seigneur en cas de retard dans le payement. Le formariage persista aussi nominalement, mais réduit, ou même à peu près aboli en fait. Ceux qui subissaient cette servitude étaient obligés de demander à leur seigneur la permission de mariage ; mais si le seigneur la refusait, ils pouvaient passer outre, moyennant le payement d'une amende de cinq sous.

En résumé, si, dans la première phase de l'évolution communale, il se trouva que des serfs firent partie du corps des bourgeois, leur condition fut, sinon brusquement changée, du moins sensiblement améliorée au bout d'un certain nombre d'années par le fait même de la constitution de la commune et des conventions particulières que les bourgeois conclurent peu à peu avec les seigneurs. Les caractères de la servitude se trouvèrent réduits à ce point que la participation des serfs à la bourgeoisie put être considérée comme un affranchissement définitif. Lorsque arriva le xrne siècle, la couche de population servile qui avait bénéficié des premières insurrections, ou des premières concessions de commune, s'était depuis longtemps transformée. Elle appartenait maintenant à la catégorie des bourgeois libres. Dès que la commune eut atteint la phase de l'existence légale et de l'organisation régulière, la qualité de bourgeois ou de juré équivalut à un certificat de liberté. La bourgeoisie fut considérée comme excluant le servage. Ainsi s'expliquent les exigences des bourgeois de Noyon à l'époque de Philippe le Bel. Mais il n'est même pas nécessaire de descendre si bas pour trouver des documents qui établissent d'une manière irréfragable l'incapacité où étaient les personnes complètement engagées dans le servage de faire partie d'un corps communal. Par une charte datée de 1129, c'est-à-dire postérieure seulement d'une année à la seconde fondation de la commune de Laon, Louis VI affranchit un certain nombre de paysans laonnais qu'il désigne nominativement, et ajoute : Les hommes et les femmes dont les noms suivent doivent être considérés comme nos serviteurs de condition libre : ils peuvent maintenant entrer clans le clergé, la milice ou la commune[8].

L'habitant qui réunissait les conditions légalement requises pour être admis à la bourgeoisie devait en outre payer un droit d'entrée. Ce droit est déjà mentionné dans la charte de Noyon, qui remonte aux premières années du XIIe siècle ; mais ce document n'indique rien sur le taux et le mode de versement : il stipule seulement que l'argent ainsi perçu devra être employé pour la commune utilité de la ville et non clans un intérêt particulier[9]. Un compte de la commune de Chauni, de 1260, nous montre un bourgeois payant 20 sous ; à Noyon, les textes du XIVe siècle permettent de constater que le droit d'entrée allait de 45 sous à 4 deniers. On payait quelquefois en nature. Évidemment le droit exigé variait avec la condition de fortune du postulant. A la Rochelle, en vertu du tarif fixé pour l'année 1457, les ouvriers et les petites gens payaient 3 écus ; les gens de condition moyenne, 6 écus ; la haute bourgeoisie et les gens riches, une somme supérieure, déterminée par ordonnance du corps de ville[10].

S'il n'était pas toujours aisé d'entrer dans un corps communal, on n'en sortait pas non plus aussi facilement qu'on pouvait le désirer. L'issue de commune exigeait l'accomplissement d'un certain nombre de formalités gênantes, parfois même onéreuses. Le cas est prévu dans la charte dite Établissements de Rouen. Lorsqu'un bourgeois veut cesser de faire partie de la commune, il faut qu'il déclare officiellement sa volonté au maire et aux autres magistrats municipaux. Il perd alors la jouissance de toutes les prérogatives de la bourgeoisie, et de plus il est obligé de sortir du territoire communal. Pour être de nouveau réintégré dans la bourgeoisie, il faut qu'il ait séjourné un an et un jour hors de ce même territoire. Il est admis alors à prêter un nouveau serment devant l'assemblée ou grand conseil des cent pairs. Mais on voit, par d'autres documents, que l'abandon de la commune entraînait des conséquences encore plus graves.

La commune est comme une société commerciale, dont les membres sont solidaires. Il ne s'agit pas seulement, pour ceux qui en font partie, de jouir des privilèges attachés au titre de bourgeois, il faut aussi supporter des charges, endosser une part de responsabilité pécuniaire. Le bourgeois qui sort de la commune est donc tenu d'acquitter sa part des dettes contractées par la municipalité[11]. Beaumanoir proclame ce principe dans sa Coutume de Beauvaisis. On le voit clairement appliqué dans un curieux procès que les communiers de Beauvais intentèrent, en [1289] à un certain Henri Aleaume qui voulait se soustraire à la juridiction municipale. Le maire et les pairs de Beauvais soutinrent qu'on ne pouvait sortir de la commune sans avoir donné avis aux magistrats, et sans avoir fourni bonnes et solides cautions parmi les justiciables de la municipalité ; qu'il fallait en outre, avant tout, avoir rendu ses comptes, s'il y avait eu gestion publique, et avoir payé les arrérages des tailles communales, si l'on se trouvait en retard ; que, de plus, il était nécessaire de faire taxer sa sortie par les administrateurs ; qu'à défaut de toutes ces formalités on restait bourgeois et soumis aux tailles communales[12].

Ainsi, il fallait payer pour devenir communier, et payer plus encore pour cesser de l'être. Le bourgeois était rivé à sa bourgeoisie.

 

Jusqu'ici nous n'avons examiné que la moitié du problème de la formation de la commune, en l'abordant par son côté général. Il reste à se demander si tout l'élément populaire qui existait dans la ville faisait partie du corps de bourgeoisie, et si la classe privilégiée, celle des nobles et des clercs, n'en était pas exclue.

Il existe des chartes communales d'après lesquelles la simple résidence dans l'enceinte des murs de la cité ou dans les faubourgs entraîne l'obligation d'appartenir à la commune ; telles sont celles de Beauvais, de Senlis, de Rouen. D'autres, comme celles de Noyon et de Soissons, stipulent expressément que la résidence ne suffit vas. Pour obtenir la bourgeoisie il faut encore posséder une maison dans la ville. A Laon il fallait que, dans l'année de sa réception, le bourgeois achetât une maison, un vignoble, ou du moins justifiât d'un avoir suffisant en valeurs mobilières. Tous ceux qui, dans ces localités, n'étaient pas propriétaires ne pouvaient faire partie de la commune : ils ne participaient ni aux charges, ni aux bénéfices de l'association.

Une seconde catégorie d'exclus comprenait la population flottante, les marchands venus pour trafiquer, en un mot les étrangers qui n'arrivaient pas dans la ville avec l'intention de s'y établir.

Certaines personnes domiciliées dans la commune pouvaient se trouver sujettes de seigneurs laïques et ecclésiastiques autres que celui contre qui ou par qui la commune avait été fondée. Ce dernier avait, de gré ou de force, renoncé à sa juridiction, à une grande partie de ses droits ; mais les autres ne s'étaient pas désistés. Quelle était la situation de ces sujets, censitaires, ou vassaux seigneuriaux — il s'agit ici des vassaux non nobles — ? Devaient-ils nécessairement jurer la commune et appartenir à l'association ? Relevaient-ils à la fois de la juridiction des magistrats municipaux et de celle de leur seigneur naturel ?

Ce fut là en effet, une réelle difficulté pour les contemporains. Si l'on se fiait uniquement au témoignage de certaines chartes communales, il semblerait qu'elle fût aisément résolue. L'article qui oblige tous ceux qui ont maison ou qui résident habituellement dans la ville, à jurer la commune et par suite à payer les tailles communales, parait s'appliquer sans exception à tout le territoire urbain et suburbain. Tous les habitants qui ne sont ni clercs ni nobles, de quelque seigneur qu'ils dépendent, sont enlevés, par le fait, à la juridiction seigneuriale pour tomber exclusivement sous celle de la municipalité. Non seulement l'obligation semble formelle, mais la sanction qui l'accompagne est des plus rigoureuses. A Rouen, à Senlis, à Beauvais, à Soissons et dans bien d'autres cités, ceux qui, contraints par situation de faire partie de la commune, s'y refusaient, pouvaient être arrêtés, enchaînés, emprisonnés, jusqu'à ce qu'ils se décidassent à prêter serment. Les jurés avaient le droit, en cas de résistance prolongée, de se saisir de leurs biens et de détruire leurs maisons.

On ne sera pas surpris qu'une semblable obligation n'ait pas été facilement acceptée, dans toutes les communes, par les seigneurs qui y possédaient, à titre de sujets, une partie de la population. La condition de ces sujets seigneuriaux varia suivant les localités. Plusieurs chartes communales, celles de Saint-Josse-sur-Mer, de Rue, de Roye, excluent d'une manière absolue ce qu'elles appellent les hommes de fief ou les vavasseurs. Cette exclusion est quelquefois limitée à une seigneurie nominativement désignée. Dans la charte de Compiègne, les censitaires du seigneur de Pierrefonds sont formellement exceptés. Les tenanciers de l'abbaye de Saint-Riquier étaient, de même, exclus de la commune de Feuquières. D'après la charte d'Hiermont-en-Ponthieu, les bourgeois pouvaient forcer les seigneurs à reprendre les maisons qu'ils avaient données à des censitaires dans la banlieue de la commune. Ailleurs prévalaient des tendances et des dispositions toutes contraires. On, admettait que les sujets seigneuriaux fissent partie de la commune. La charte donnée, en 1180, par Philippe Auguste à la commune de Corbie contient cette clause significative : Les habitants détenteurs de fiefs s'acquitteront de leurs services ordinaires envers leurs seigneurs immédiats, sans préjudice, pour le reste, de ce qui est dû au roi et à la commune.

Comment les obligations envers la municipalité pouvaient-elles se concilier avec les devoirs de la vassalité ? Les chartes sont rarement explicites sur ce point : elles n'indiquent d'ordinaire qu'une seule réserve. Les seigneurs qui permettaient à leurs hommes d'entrer dans la commune exigeaient que les contestations qu'ils pouvaient avoir avec ces mêmes hommes ne fussent pas soumises au jugement des bourgeois. A Villeroi-en-Ponthieu il fut entendu que les sujets du comte pourraient faire partie de la commune, mais n'auraient pas le droit de recourir à la commune contre le comte. Qu'arrivait-il si le bourgeois d'une commune se trouvait devenir possesseur d'un héritage ou d'un fief entraînant sujétion envers un seigneur ? Ce cas particulier a été prévu par la charte de Port, prés d'Abbeville. Elle établit, ti cet, égard, mie distinction qui tourne subtilité. Si le juré de Port devient possesseur de fief par héritage mi par mariage, il peut rester dans la commune, tout en faisant au seigneur le service féodal. S'il acquiert le fief autrement, par engagement ou par achat, il ne lui est pas permis de garder à la fois la commune et le fief. L'option entre les deux situations est obligatoire.

Dans les villes où la charte érigeait en règle absolue la nécessité pour tous les habitants d'appartenir à la commune, il se produisit, quant à la situation des sujets seigneuriaux, des réclamations et des résistances dont les municipalités n'ont pas toujours réussi à triompher. A Noyon, les sujets du seigneur de Canny ne voulaient pas faire partie du corps de bourgeoisie et prétendaient ne point payer de tailles pour les immeubles qu'ils possédaient dans la ville. Des faits de même nature se produisirent dans beaucoup de communes. De nombreux arrêts furent rendus, au xnie siècle, par le parlement de Paris, contre les tenanciers féodaux qui essayaient de se soustraire à la loi et aux obligations municipales.

Il existait une autre classe d'habitants dont la situation, fort ambiguë, donna lieu à des contestations interminables entre la commune et le pouvoir seigneurial : c'était celle qui comprenait les officiers, les sergents, les domestiques des nobles et surtout des seigneurs ecclésiastiques, évêques, chapitres ou abbés. Par leur origine et leur condition, ces gens appartenaient à l'élément populaire ; par leurs fonctions ils touchaient de très près au clergé. Comment leurs attaches avec le corps ecclésiastique se conciliaient-elles avec les charges qui leur incombaient comme englobés dans l'enceinte communale ? Une grande partie des émeutes, des guerres ou des procès qui agitèrent les républiques bourgeoises du XIIe et du XIIIe siècle eurent leur point de départ dans les tentatives faites par les communiers pour obliger les sergents des clercs à entrer dans la commune, à payer les tailles et à subir les arrêts de la municipalité. Si toutes les chartes de commune avaient été aussi explicites que celles de Brai et de Saint-Josse-sur-Mer, aucune de ces contestations n'aurait pu se produire. Les auteurs de la charte de Brai disent en effet : Tous ceux qui habiteront. à Brai feront partie de la commune, à l'exception des clercs, des religieux et de leurs domestiques. La charte de Saint-Josse-sur-Mer stipulait, en faveur du comte de Ponthieu et de l'abbé de Saint-Josse, que les officiers, les sergents ou les familiers de ces deux seigneurs ne seraient point soumis à la juridiction de la commune. On ne possède plus la charte de fondation de la commune de Corbie ; mais on sait qu'elle exemptait formellement les sergents de l'abbé de toute charge pécuniaire imposée par la municipalité. En 1170, le roi Louis VII se crut obligé de rappeler cette clause au maire et aux bourgeois de Corbie, qui l'avaient, paraît-il, oubliée.

De telles exceptions ne sont pas formulées d'ordinaire : le plus souvent la chose restait dans le doute. Aussi, peu de points d'histoire sont-ils d'une élucidation plus difficile. A Senlis et &Noyon, les sergents et les domestiques des clercs ne suivaient pas tous la même condition : les uns faisaient partie de la commune, les autres restaient en dehors ; il existait des sergents bourgeois et des sergents non bourgeois. Les gens de Senlis, au commencement du mua siècle, essayèrent de régler officiellement ce point litigieux. Il fut arrêté, par les conventions de. 1204 et de 1225, qu'on ne pourrait contraindre les officiers des chanoines à faire partie de la commune, à moins qu'ils ne se mariassent dans la ville, ou qu'ils ne fussent fils de bourgeois[13].

Ainsi, en dépit des apparences et malgré le caractère absolu de la règle établie pour obliger tous les habitants — ou du moins tous les possesseurs d'immeubles — à faire partie de l'association communale, il existait partout, à côté de la population bourgeoise, des catégories de roturiers qui, soit par incapacité personnelle, soit par privilège spécial, ne prenaient aucune pari à la vie municipale. Quelle était, à l'origine, la. proportion de cet élément non bourgeois ? Cette proportion a-t-elle changé dans la phase postérieure de l'évolution de nos cités libres ? Les progrès continus accomplis par l'association communale dans certaines villes n'ont-ils point eu pour conséquence l'extension de la condition de bourgeois à tous ceux qui s'y étaient soustraits dès l'abord ? Questions aussi intéressantes que difficiles à résoudre. Au total, si le peuple des cités ne réussit pas, autant qu'il l'eût voulu, à faire coïncider les limites de la fédération avec les bornes même de la ville et de sa banlieue, il n'en était pas moins maitre et souverain dans l'enceinte de la commune. Ses ordonnances et ses règlements étaient obligatoires pour tous. Il n'avait point à s'inquiéter et s'inquiéta rarement de la minorité d'étrangers qui vivait à ses côtés.

 

En dehors de l'élément populaire, il se trouvait encore, dans les villes libres, comme habitants et comme propriétaires, des membres de la classe privilégiée, des nobles et des gens d'Église. Il importerait de déterminer leur situation au milieu de la vaste association communale, et le caractère précis de leurs relations avec les bourgeois. Il faudrait savoir s'ils pouvaient faire partie de la commune, à quel titre il leur était donné d'y entrer, ou bien si, au contraire, ils s'en trouvaient, par leur condition même, absolument exclus.

Il y a longtemps que cette question a été agitée par les érudits. En 1769, dans ses Recherches sur les communes, Bréquigny essaya de la résoudre en invoquant trois textes précis empruntés à des chartes communales. Nous avons déjà cité la clause de la charte de Brai qui excepte de la commune les prêtres et les religieux. Suivant l'article 53 de la charte de Raye, si les habitants qui ne sont pas nobles, mais qui se prétendent libres et relevant féodalement d'un seigneur, ne veulent pas faire partie de la commune, il leur faudra quitter la ville. Cette réserve qui ne sont pas nobles indique que les nobles avaient le droit d'y résider sans appartenir à l'association. Enfin, on lit dans celte même charte : Les ecclésiastiques qui ne se comportent pas suivant leur état (ceux qui sont mariés, font le commerce ou prêtent à usure) ne seront pas considérés comme ecclésiastiques ; par suite ils seront de la commune et supporteront les mêmes charges que les bourgeois. Donc les clercs véritablement clercs ne faisaient pas partie du corps de bourgeoisie.

M. Lefranc[14] est arrivé récemment aux mêmes conclusions que Bréquigny, en alléguant le témoignage de la charte de Noyon et de celle de Saint-Quentin. L'article 2 de la première est formel : Tous ceux qui ont maison dans la ville, sauf les clercs et les chevaliers, doivent défendre la commune et payer les redevances municipales, ce qui revient à dire que les nobles et les clercs sont exemptés de l'obligation d'entrer dans le corps communal. Dans la seconde charte on voit les privilégiés désignés comme arbitres pour juger les différends qui viendraient à s'élever entre le seigneur de Saint-Quentin et la commune : preuve que la noblesse ne pouvait faire partie intégrante de la bourgeoisie, autrement elle eût été à la fois juge et partie.

Ces textes concordent d'ailleurs exactement avec les faits. On connaît l'attitude prise par les clercs et les nobles, en face des premières insurrections communales. A Laon, ceux qui habitaient la ville ont été, avec l'évêque, les ennemis irréconciliables du régime populaire. En thèse générale, c'est souvent malgré les privilégiés, et toujours aux dépens de leur autorité, que le peuple est parvenu à se donner une municipalité libre. Il paraît évident qu'ils ne peuvent appartenir à la commune, puisque la commune s'est faite contre eux, et que leurs privilèges sont d'ordinaire inconciliables avec les obligations et les charges de la bourgeoisie. Aussi, dans la plupart des chartes de Philippe Auguste qui ont pour objet la concession ou la confirmation d'une commune, figure cette réserve significative : sauf notre droit, celui des églises et celui des nobles. Le droit des privilégiés est opposé ici nettement au droit communal ; de part et d'autre, en effet, les situations différaient autant que les intérêts.

Les exceptions relatives aux ecclésiastiques qui faisaient le commerce, aux clercs marchands, constituent un autre genre de preuve. Au moyen âge, surtout à partir du XIIIe siècle, un grand nombre de personnes exerçant des professions lucratives trouvèrent avantageux de se faire affilier à la grande société ecclésiastique. Elles bénéficiaient ainsi d'une juridiction spéciale, et échappaient plus ou moins aux charges financières qui pesaient sur tous. Il suffisait d'avoir la tonsure, de porter l'habit, d'exercer une fonction quelconque dans un établissement d'Église. Que ce fût le clerc qui se fît marchand, ou le marchand qui se fit clerc, le résultat était invariable : confusion entre le monde laïque et le monde ecclésiastique, empiétement d'une société sur l'autre, ambiguïté dans la situation sociale, en somme perte et dommage pour les municipalités.

Les bourgeois ne laissèrent point facilement s'établir et se propager cet abus. Le parlement de Paris jugea de nombreux procès intentés par les communes aux clercs marchands. Ses arrêts furent presque constamment défavorables à ces derniers. En les condamnant à payer la taille communale, il semblait les considérer comme simples bourgeois, et les faire rentrer dans la société populaire. Il n'en subsista pas moins dans les villes — le fait a été établi au moins pour Noyon — un groupe de personnes ecclésiastiques activement mêlées au négoce, qui assistaient le maire et les jurés dans la répartition des tailles et exerçaient sur les affaires communales une certaine influence, tout en évitant les charges de la bourgeoisie. On a supposé qu'ils représentaient, auprès des autorités municipales, la classe des habitants non bourgeois. Quoi qu'il en soit, il ressort des textes relatifs aux clercs marchands que les clercs non mariés et non commerçants, ceux qui vivaient régulièrement et conformément à leur état, possédaient dans la commune une situation nette : ils ne faisaient pas partie de l'association.

On pourrait encore invoquer à l'appui de cette thèse les affirmations positives de Beaumanoir.

Tous ceux, dit-il, qui sont dans les villes de commune habitant et résidant, ne sont pas tenus de supporter la taille communale. Quelques personnes sont exceptées, par exemple : 1° celles qui ne sont pas de la commune — sans cloute les diverses catégories exclues qui ont été énumérées plus haut, les incapables, les pauvres, les étrangers, etc. — ; 2° les gentilshommes qui ne s'entremettent pas de marchander, mais vivent de leurs héritages, qu'ils tiennent eux franc-fief de seigneurs — il y avait donc des nobles qui, comme les clercs, se livraient au négoce — ; 3° les clercs qui ne font pas le commerce, mais vivent des fiefs qu'ils tiennent de leur patrimoine, ou des bénéfices qu'ils ont en Sainte Église ; 4° ceux qui sont au service du roi ; car ce service, en tant qu'ils le remplissent effectivement, a pour conséquence de les soustraire aux toiles et aux tailles[15].

Il faut noter cette dernière exception, que ne mentionnent pas les chartes des communes. On remarquera surtout que l'auteur des Coutumes de Beauvaisis ne dit pas que ces catégories de personnes exceptées n'appartiennent point à la commune[16], mais ne subissent point la taille communale. Nous supposons néanmoins que, dans la pensée du juriste, ces deux expressions sont équivalentes. Celui qui ne paye pas la taille communale ne peut avoir les mêmes droits, ni jouir des mêmes avantages que ceux qui supportent le poids de l'impôt. Ces gentilshommes et ces clercs non marchands, ces officiers royaux, que la taille n'atteint pas, ne sont pas réellement bourgeois. Aux yeux de Beaumanoir, la participation à l'association communale semble consister principalement dans l'obligation de payer les contributions. Il ne voit que les charges de la bourgeoisie, sans rien dire de ses privilèges. C'est qu'en effet, à l'époque où il composait son traité, vers 1284, la décadence du régime communal s'accentuait visiblement. La plupart des communes se trouvaient, au point de vue financier, dans la situation la plus déplorable, de sorte que les avantages attachés au titre de bourgeois disparaissaient devant les inconvénients et les charges.

Si les clercs et les nobles restaient en dehors de la commune, comment explique-t-on qu'ils aient pris, à la fondation de certaines municipalités libres, la part que les documents leur attribuent ? La commune a été constituée, à Noyon sur le conseil des clercs, des chevaliers et des bourgeois, à Mantes par le conseil commun des nobles et des bourgeois, à Laon par le serment mutuel du clergé, des grands et du peuple. A Compiègne et à Roye, les nobles et les clercs jurent la commune en même temps que les bourgeois. L'article 18 de la charte de Laon distingue les nobles qui sont de la commune, de Pace, de ceux qui n'en sont pas. Le préambule de la charte de Corbie nous apprend que, sur la demande des clercs, des nobles et dei bourgeois, Louis le Gros institua la commune dans laquelle ils étaient tenus d'être confédérés. Que faut-il entendre par ces expressions ?

On a répondu[17] qu'elles contenaient une équivoque facile à dissiper. Si les privilégiés juraient la commune, ce n'était pas pour promettre d'y entrer, mais de la maintenir, de ne point la combattre, d'en respecter l'organisation. C'était comme conseil, comme garant, comme protecteur, comme allié, non pas comme membre effectif participant aux avantages et aux obligations de la vie municipale, que le noble ou le clerc prêtait serment avec les bourgeois. Au même titre et dans les mêmes conditions, le roi ou l'évêque, le seigneur direct ou le haut suzerain s'engageaient envers la commune. La noblesse et le clergé local adhéraient, de gré ou de force, à la constitution du régime populaire ; ils étaient partie dans le contrat, mais avec une situation spéciale qui leur permettait de ne pas être encadrés dans la bourgeoisie proprement dite. Un passage de la charte de Compiègne, que les érudits ont oublié de citer, justifie pleinement cette explication, en indiquant la différence capitale qui existait entre le serment des privilégiés et celui des bourgeois. Le roi qui donne la commune aux habitants de Compiègne, Louis VII, dit en propres termes : Sur notre ordre, ont juré la commune, dans le palais de Compiègne, le bouteiller Gui de Senlis, etc. — suivent les noms de ceux qui représentent les différentes puissances féodales intéressées dans la constitution de la commune — et ensuite les hommes de Compiègne l'ont jurée entre eux et pour eux. Dans cette expression est le nœud de la question. Les bourgeois jurent la commune inter se et sibi, les nobles et les clercs la jurent aussi, mais ce n'est pas pour eux, el c'est le plus souvent malgré eux.

ll faut donc admettre, en thèse générale, que les nobles et les clercs, tout en jurant la commune, n'y entraient pas effectivement. Ce qu'on doit repousser, c'est l'allure de règle absolue, inviolable, qui a été donnée à cette opinion. Au moyen âge surtout, il n'y a pas de règle sans exception. La charte accordée en 1126 par l'abbé de Saint-Riquier, Anscher, aux bourgeois formant la commune de Saint-Riquier contient un article significatif et péremptoire : Il a été convenu, en la présence du soigneur roi, que Guillaume, comte de Ponthieu, sera éternellement hors de la commune, et que nul prince ayant château n'entrera dans la commune sans le consentement da roi et le nôtre, ni ne sera établi maire sur les bourgeois sans le consentement du roi et le nôtre ; et s'il l'est, il ne restera dans la mairie qu'autant que cela nous conviendra. Cette charte n'est, à proprement parler, qu'un traité de paix, survenant à la suite d'une véritable guerre civile, soutenue par les gens de la commune de Saint-Riquier contre leur abbé. Si l'abbé stipule que le comte de Ponthieu ne pourra pas faire partie de la commune et qu'aucun châtelain ne pourra en être maire sans son consentement, c'est que, selon toute apparence, la mairie avait été conférée au comte et que l'abbé ne voulait pas voir se renouveler un fait aussi contraire à ses intérêts. On pourrait équivoquer, à la rigueur, sur les expressions sera hors de la commune, n'entrera jamais dans la commune, et dire avec Bréquigny : Peut-être cela signifie-t-il seulement que ces seigneurs ne pouvaient entrer sur le territoire de la commune. Cette interprétation, forcée et un peu puérile, ne résiste pas à l'examen. Le sens est nettement indiqué par la phrase suivante : Aucun prince possédant château ne pourra être maire sans le consentement de l'abbé. Si un châtelain peul être maire, à plus forte raison peut-il être bourgeois. Donc la qualité de noble, et même de haut seigneur, n'était pas absolument incompatible avec celle de membre effectif d'une commune et même d'un corps municipal. A Saint-Riquier on ne semble pas s'âtre contenté du serment ordinaire prêté à la commune par la noblesse du lieu il y eut affiliation directe de certains nobles à la bourgeoisie.

L'exception constatée par l'acte de 1126 n'a pas été isolée et unique. En 1205 un noble du Ponthieu, Alaume, seigneur de Fontaine-sur-Somme et de Long, remplit les fonctions do maire à Abbeville[18]. Vers la même époque un haut baron, Enguerran de Coud, se faisait admettre comme citoyen dans la commune de Laon. Ce sont là des anomalies : mais on ne peut nier qu'elles se soient produites ; il est même facile de les expliquer. Quand un seigneur laïque d’un seigneur ecclésiastique se trouvaient en concurrence dans une localité, l'intérêt du premier, comte ou simple châtelain, lui commandait parfois de favoriser, contre son rival, la formation et le développement, des institutions bourgeoises. Le baron ne craignait pas, en certains cas, de prendre en main la direction du mouvement populaire destiné à limiter ou à détruire l'autorité du seigneur d'Église. Mais nous touchons ici à la grave question des rapports de la commune avec la féodalité laïque et avec le clergé : elle s'imposera plus tard spécialement à notre examen.

 

 

 



[1] Lefranc, Histoire de Noyon, 53.

[2] Giry, Etablissements de Rouen, I, 154.

[3] Flammermont, Histoire .les institutions municipales de Senlis, p. 7.

[4] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 53.

[5] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 233.

[6] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 233.

[7] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer et de ses institutions jusqu'au XVIe siècle (1877), p. 207.

[8] Luchaire, Louis VI le Gros, p. 205, n° 440.

[9] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 52.

[10] Giry, Établissements de Rouen, I, 84.

[11] Sur l'issue de commune, voir Aug. Thierry, Mon. inéd., III, 1i86, IV, 68, et Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, dans Giry, Documents sur les relations de la royauté avec les villes, p. 116.

[12] Giry, Documents, etc., p. 237 ; [Labande, Histoire de Beauvais, p. 106].

[13] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 5.

[14] Histoire de Noyon, p. 41

[15] Beaumanoir, dans Giry, Documents, etc., p. 123.

[16] Beaumanoir, dans Giry, Documents, etc., p. 123.

[17] Bréquigny, Recherches sur les communes (dans Leber, Collection des meilleures dissertations, p. 110, 118). — Lefranc Histoire de Noyon, p. 48-49.

[18] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 763.