LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE PREMIER

 

ORIGINES DE LA COMMUNE

 

 

Théories sur l'origine des communes. Romanisme et germanisme. — Point de départ du mouvement communal. Définition de la commune. — L'insurrection urbaine n'est qu'un des aspects de la réaction provoquée par les excès du régime féodal. — Premières révoltes populaires. — Les abus féodaux attestés par le clergé et par la féodalité elle-même. — La littérature antiféodale du XIIIe et du XIVe siècle. — Renart le Contrefait, Jean de Meung, et les prud'hommes de Bayonne.

 

Si la science contemporaine a fait faire un progrès considérable à l'histoire du mouvement communal, c'est précisément parce qu'elle cherche moins à l'expliquer qu'à le connaître. Elle a compris qu'une théorie, si brillante et si ingénieuse qu'elle fût, sur l'origine de cette révolution ne valait pas une monographie bien faite, consacrée simplement à retracer, dans le détail, l'organisation et les destinées d'une seule commune.

Dans un livre élémentaire et synthétique comme celui-ci, on rie peut insister sur cette question [si controversée] des origines[1]. Il faut se résigner à constater un fait, contre lequel on ne peut rien : l'absence de documents relatifs à la constitution municipale des cités et des bourgs pendant quatre cents ans, du septième siècle au onzième. Selon toute apparence, cet énorme hiatus ne sera jamais comblé. Quelques brèves et sèches indications sur l'existence, clans les villes, d'un corps de population plus ou moins asservie ; sur l'intervention des bourgeois dans les élections épiscopales, la fondation d'un marché, l'érection d'une paroisse, la résistance opposée à l'invasion normande ou à la tyrannie d'un seigneur, voilà ce que nous offrent les chroniques, pour la période antérieure à Philippe Ier. Les chartes et les documents littéraires ne fournissent guère de données plus précises sur le régime des villes. Faute de faits, les érudits ont eu recours à la conjecture.

Quelques-uns d'entre eux ont supposé que les organes principaux des municipalités gallo-romaines s'étaient perpétués pendant, cette période. Au fond, leur hypothèse repose principalement sur des analogies de noms. Les écrivains ecclésiastiques de l'époque carolingienne, plus ou moins imprégnés des souvenirs de l'antiquité, ont employé des expressions comme cives, quæstores, prætores, forum, curia, senatus, libertas romana. Devons-nous en conclure la persistance du régime gallo-romain ? On sait que les chroniques du laie et du xuie siècle appellent encore consules les seigneurs et surtout les comtes de l'époque féodale. Rien de moins probant, cola va de soi, que ces archaïsmes volontaires.

En réalité, Dubos, Raynouard et leurs disciples ne sont pas arrivés à prouver la perpétuité des institutions romaines clans les villes du midi de la France : à plus forte raison ne saurait-il en être question pour celles du nord. C'est en vain que, dans un livre plein d'une érudition un peu confuse[2], Wauters a essayé de ramener l'attention sur le rôle de l'élément romain, notamment pour les principes essentiels du droit municipal et la constitution des biens communaux. Ses affirmations reposent tantôt sur une interprétation téméraire des ternies équivoques de la langue du moyen âge, tantôt sur une conception trop étroite de l'histoire de9 communautés urbaines, lesquelles ont leur racine dans un passé infiniment plus reculé que ne se le figure l'historien belge. La tradition romaine ne suffirait pas d'ailleurs à rendre compte de l'association militaire et civile fondée sur le serment et aboutissant à l'indépendance politique des citoyens confédérés. Quant aux emprunts nombreux que les chartes municipales du midi de la France ont faits au droit romain, ils dénotent la persistance de la coutume et des mœurs, non celle des institutions.

Au point de vue de la science positive, l'origine germanique des communes n'est pas plus facile à démontrer. Sans doute, certaines institutions de l'époque franque (par exemple, celle de la centaine et des juges nommés échevins) ont persisté jusqu'au xiie siècle et se sont trouvées englobées dans le régime communal. D'autre part, plusieurs articles de la législation civile, pénale et de procédure que renferment nos chartes urbaines dérivent manifestement du droit germanique. Mais tous les rapprochements qu'on a pu faire, quant au nombre, aux attributions, au mode d'élection des magistrats municipaux, à la constitution des assemblées, entre le régime des villes libres de l'époque capétienne et les institutions signalées chez les peuples germaniques, avant et après l'invasion, reposent encore sur des analogies probablement accidentelles. Les textes qui établiraient une dérivation certaine font toujours défaut. On se heurte au même obstacle, à cette nuit épaisse de quatre siècles qui sépare l'antiquité du moyen âge féodal.

Les germanistes ont donc exagéré dans leur sens autant que les romanistes dans le leur. Il est impossible d'admettre avec Coomans que le mouvement communal ait été plus ancien et plus étendu chez les Flamands germains que chez les Wallons celto-latins ; ou, avec Leo et Roth, que la commune germanique ait directement engendré la commune italienne. Tout au plus pourrait-on soutenir que la commune typique de la Picardie et de la Flandre, véritable seigneurie militaire, placée à son rang dans la hiérarchie féodale, est le produit de la tendance germaine, comme issue du même courant d'idées qui a donné naissance au régime des fiefs. Encore faudrait-il avoir démontré que la féodalité elle-même est un fait d'origine germanique.

Il est même douteux que l'élément essentiel de l'institution communale : la confédération formée par les habitants, sous la garantie du serment mutuel, appartienne exclusivement aux coutumes des Germains. La théorie d'Augustin Thierry, qui faisait de la commune une application particulière de la gilde scandinave, a été jugée trop étroite par les savants contemporains[3]. On lui a reproché avec raison d'avoir localisé une institution qui appartient à la race germanique tout entière. Mais le principe d'association, appliqué dans les villes, n'est pas un fait purement germain. Les corporations de marchands et d'ouvriers, les sociétés de secours mutuels contre le naufrage ou l'incendie, les confréries religieuses et charitables étaient tout aussi répandues dans le monde romain et gallo-romain. L'épigraphie latine abonde sur ce point en renseignements précis. Il est permis d'attribuer aux gildes une part d'influence sur la formation de nos communes dans l'extrême lisière de la France septentrionale, où l'on trouve à la fois le nom et la chose ; mais il serait périlleux d'étendre plus loin l'emprunt direct aux habitudes des tribus germaines. L'association est un fait qui n'est ni germanique ni romain : il est universel et se produit spontanément chez tous les peuples, dans boutes les classes sociales, quand les circonstances exigent et favorisent son apparition.

La commune est née, comme les autres formes de l'émancipation populaire, du besoin qu'avaient les habitants des villes de substituer l'exploitation limitée et réglée à l'exploitation arbitraire dont ils étaient victimes. Tel est le point de départ de l'institution. Il faut toujours en revenir à la définition donnée par Guibert de Nogent. [4]Elle est vraie pour le fond des choses, bien qu'elle n'embrasse pas tous les caractères de l'objet défini : Commune ! nom nouveau, nom détestable ! Par elle, les censitaires (capite censi) sont affranchis de tout servage moyennant une simple redevance annuelle ; par elle, ils ne sont condamnés, pour l'infraction aux lois, qu'à une amende légalement déterminée ; par elle, ils cessent d'être soumis aux autres charges pécuniaires dont les serfs sont accablés. Sur certains points, cette limitation de l'exploitation seigneuriale s'est faite à l'amiable, par une transaction pacifique survenue entre le seigneur et ses bourgeois. Ailleurs il a fallu, pour qu'elle eût lieu, une insurrection plus ou moins prolongée. Quand ce mouvement populaire a eu pour résultat, non seulement d'assurer au peuple les libertés de première nécessité qu'il réclamait, mais encore de diminuer à son profit la situation politique du maitre, en enlevant à celui-ci une partie de ses prérogatives seigneuriales, il n'en est pas seulement sorti une ville affranchie, mais une commune, seigneurie bourgeoise, investie d'un certain pouvoir judiciaire et politique.

Cette définition de la commune implique qu'à l'origine elle n'a pu s'établir autrement que par une pression exercée plus ou moins violemment sur l'autorité seigneuriale. Nous en avons la preuve directe pour quelques-unes de nos municipalités libres ; mais il est présumable que beaucoup d'autres communes, dont nous ne connaissons pas l'histoire primitive, ont dû également à la force le gain de leurs premières libertés. On verra plus tard ce qu'il faut penser des légendes qui se sont formées sur la prétendue spontanéité avec laquelle des seigneurs, et notamment des évêques, auraient favorisé l'établissement du régime communal. A priori, il est difficile d'admettre qu'un souverain féodal ait pu aliéner de gaieté de cœur, en faveur de ses bourgeois, une partie de sa propre souveraineté. Que l'appât d'une somme d'argent ou l'intérêt bien entendu l'aient amené à des concessions de franchises dans l'ordre civil, financier, commercial, industriel, il faut l'accorder. Mais il ne s'est point dessaisi, sans y être forcé, de prérogatives< judiciaires et politiques dont la perte, tout en l'amoindrissant, faisait d'une collection de vilains une puissance avec laquelle il se trouvait désormais obligé de traiter d'égal à égal.

Nous ne voulons pas dire que, dans la première période de l'histoire de l'émancipation urbaine, toutes les communes, sans exception, aient dû passer par la phase de l'insurrection ou de la résistance ouverte. Il en est qui ont profité — comme les villes de la région flamande en 1127 — d'un ensemble de circonstances exceptionnelles pour arriver sans coup férir à la liberté politique. Parmi ces circonstances, il faut mentionner en première ligne la vacance prolongée d'un siège épiscopal et la disparition d'un seigneur laïque mort sans héritier direct, laissant une succession disputée par de nombreux compétiteurs. Mais, d'ordinaire, l'avènement de la bourgeoisie au rang de puissance politique n'a pu avoir lieu pacifiquement. Ou bien le seigneur a lutté contre ses sujets rebelles, ou bien il a redouté la lutte et s'est incliné devant le fait accompli. Il a fallu, en tous cas, que le peuple eût conscience de sa force et imposât sa volonté. C'est ce que prouvent les épisodes dramatiques que les récits d'Augustin Thierry ont rendus à jamais célèbres ; l'énergie brutale avec laquelle nos Capétiens du XIIe siècle réprimèrent les tentatives communalistes faites sur certains points de leurs domaines ; enfin ce sentiment unanime de répulsion et de colère que l'apparition des premières communes souleva dans les rangs de la classe noble et du clergé.

Plus tard, au déclin du me siècle, l'opinion de la classe dominante cessa, il faut le reconnaître, d'être aussi hostile aux communes. Quand on eut acquis la conviction que le mouvement populaire était irrésistible, on le toléra ; on chercha même le meilleur moyen d'en tirer parti. L'Église resta toujours sur la défensive ; mais le roi et les hauts feudataires s'aperçurent qu'à certains égards la commune pouvait être un instrument utile. Ils acceptèrent donc l'organisation communale, et même ils en vinrent à la créer là où elle ne s'était pas spontanément établie. Mais il est facile de se convaincre que les communes de cette catégorie, celles qui durent leur création à la connivence ou à l'initiative même du seigneur, ne possédaient pas le même degré d'indépendance que les communes de l'époque primitive, fondées par l'insurrection.

En somme, la révolution communale n'a été qu'un des aspects du vaste mouvement de réaction sociale et politique qu'engendrèrent partout, du xte au mye siècle, les excès du régime féodal. Au lieu de discuter clans le vide la question des origines el, des influences lointaines, les historiens gagneraient peut-être à montrer que la commune ne fut pas un fait isolé ; qu'elle s'accordait non seulement avec d'autres faits similaires dont l'étude s'impose, mais encore avec les idées et les sentiments qui s'étaient répandus peu à peu dans la classe des paysans et des bourgeois. Ces idées et ces sentiments n'ont trouvé, il est vrai, leur expression claire et complète que dans la littérature du temps de saint Louis et de Philippe le Bel. Mais on ne saurait en nier l'existence dans l'époque qui précéda.

On connaît l'obscur document qui, sous le nom généralement adopté de poème satirique d'Adalbéron[5], appartient aux premières années du XIe siècle. Ce dialogue curieux entre un roi de France et un de ses évêques nous apprend quelles idées avaient cours dans la société privilégiée, celle des nobles et des clercs, sur la question sociale. L'évêque décrit les diverses conditions humaines et constate avec satisfaction que le monde est divisé en trois classes : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Mais cette répartition harmonieuse des hommes en trois castes bien définies, dont chacune avait sa fonction sociale, ne correspondait que très imparfaitement à la réalité. Au lieu de combattre pour protéger les autres, les nobles ne faisaient que se battre entre eux, piller les paysans, rançonner le marchand, pressurer odieusement l'ouvrier. Ils manquaient donc absolument à leur mission. Ceci est prouvé non seulement par les faits que rapportent les chroniqueurs, mais encore par les précautions que prenaient contre la féodalité ceux qui instituaient à la même époque la trêve de Dieu et les associations de paix.

Pendant que l'évêque Adalbéron préconisait, à son point de vue, en l'idéalisant, l'état de la société contemporaine, un autre évêque, Warin, de Beauvais, soumettait au roi Robert[6] le pacte de paix qu'il voulait, faire jurer aux seigneurs. On y lisait les clauses suivantes : Je n'enlèverai ni bœuf, ni vache, ni aucune autre bête de somme ; je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les marchands ; je ne prendrai point leurs deniers et je ne les obligerai point à se racheter. Je ne veux pas qu'ils perdent leur avoir à cause de la guerre de leur seigneur, et je ne les fouetterai point pour leur enlever leur subsistance. Depuis les calendes de mars jusqu'à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni jument, ni poulain clans les pâturages. Je ne démolirai ni n'incendierai les maisons ; je ne détruirai pas les moulins et je ne ravirai pas la farine qui s'y trouve, à moins qu'ils ne soient situés clans ma terre ou que je ne sois à Post ; je ne donnerai protection à aucun voleur.

On peut juger des habitudes de la classe seigneuriale par cette édifiante énumération de choses défendues. La phraséologie optimiste de l'évêque Adalbéron ne saurait nous faire illusion. En réalité, au début du xIe siècle, l'opinion ne reconnaissait que deux classes d'hommes celle des nobles et des clercs, qui dominait et exploitait les autres, et celle des serfs qui travaillaient pour nourrir et vêtir la noblesse et le clergé. Adalbéron. ne fait point de distinction en parlant de cette dernière couche de la société ; tous les travailleurs sont englobés sous le nom de serfs, parce qu'en effet le servage était encore à cette époque la condition de la grande majorité des populations urbaines et rurales. Quoi qu'en dise l'évêque, le sort de ces serfs était déplorable ; autrement on ne pourrait s'expliquer les exclamations de commisération profonde que l'auteur du poème a placées dans la bouche du roi Robert. Mais il est certain aussi que, dès cette époque, la classe populaire avait manifesté quelques velléités de secouer le joug. Des tentatives d'affranchissement ont eu lieu, puisque l'évêque ajoute mélancoliquement : Mais aujourd'hui les lois sont sans force, la tranquillité fuit de partout, les mœurs des hommes se corrompent, et. tout ordre s'intervertit.

Les seigneurs n'étaient plus tranquilles. Non seulement les artisans se remuaient dans les villes, mais les paysans eux-mêmes osaient lever la tête. Le poème dont nous venons de parler était écrit quelques années à peine après cet essai de révolte de la population des campagnes normandes qui fut si énergiquement réprimé par le duc Ricard II. Le récit de ce soulèvement, tel que nous le trouvons dans Guillaume de Jumièges, est singulièrement instructif[7] ; les historiens n'en ont pas toujours fait ressortir assez fortement le caractère et la portée.

L'insurrection normande fut générale et très étendue, puisque les assemblées des paysans eurent lieu dans plusieurs comtés de Normandie, sinon dans tous. Pour retrouver un fait similaire, l'émeute combinée dans une province entière, il faudrait descendre jusqu'au milieu du XIVe siècle, à l'époque de la Jacquerie. Il y eut confédération par serinent, tentative pour substituer une loi nouvelle à l'ancien droit, c'est-à-dire à la coutume féodale ; enfin application du système représentatif à l'insurrection, puisque chaque conventicule de révoltés envoya deux députés pour former l'assemblée générale. Ce soulèvement rural• annonçait, par des analogies singulièrement étroites, les insurrections communalistes qui éclatèrent au XIIe siècle parmi les paysans du Ponthieu et du Laonnais, et aboutirent à la formation de plusieurs communes collectives, fondées sur une fédération de villages et de hameaux. Ce sont les mêmes principes et les mêmes procédés. Rien, dans le texte de Guillaume de Jumièges, n'indique que la population des bourgs se soit jointe à celle des campagnes. Mais il est difficile de croire que l'insurrection eût pu gagner ainsi toute la Normandie, si quelques centres urbains n'y avaient participé.

Quoi qu'il en soit, l'explosion du mécontentement populaire se manifesta sur bien d'autres points : en Bretagne, où les paysans se concertèrent aussi pour une action commune ; dans la France du nord, où la Vie de saint Arnoul, évêque de Soissons, nous fait connaître les meurtres et les pillages commis par la populace exaspérée. Grâce à l'Histoire des seigneurs d'Ardres, on possède l'émouvant récit de la mort d'Arnoul II, attiré dans un piège et assassiné par ses propres sujets. Les chroniques du XIIe et du XIIIe siècle fournissent d'autres traits analogues. Un des plus curieux documents qu'on puisse citer à cet égard est, sans contredit, le Conte des Vilains de Verson[8], récit en vers de l'insurrection d'un village du Calvados qui avait voulu s'affranchir des corvées et des redevances auxquelles il était assujetti envers l'abbaye du mont Saint-Michel.

L'auteur de ce petit poème est évidemment hostile à la cause populaire. Les détails qu'il donne au début de la pièce sur la révolte et sur le principal meneur sont obscurs et insuffisants. Ce qui fait l'intérêt du récit, c'est la liste détaillée des servitudes dont les malheureux villageois sont accablés. Il semblerait que l'énumération de ces iniquités et des souffrances qu'elles entraînaient dût émouvoir celui qui nous en fait le tableau. Au contraire, il redouble d'indignation contre les vilains insurgés : Allez et faites-les payer. — Ils se doivent bien acquitter. — Allez et prenez leurs chevaux — prenez et vaches et veaux — car les vilains sont trop félons. — Sire, sachez que sous le firmament — je ne sais plus servile gent — que sont les vilains de Verson. La féodalité ne se contentait pas d'accabler le paysan : elle se vantait de ses propres excès et ne comprenait pas que la victime essayât de secouer le joug.

Le clergé, qui, en qualité de grand propriétaire féodal, bénéficiait aussi de la condition misérable faite à la classe populaire, fut de bonne heure obligé de prêcher l'obéissance à ces foules que l'esprit d'insubordination envahissait. Bonnes gens, leur disait, du haut de la chaire, Maurice de Sulli, rendez à votre seigneur terrien ce que vous lui devez. Vous devez croire et entendre qu'a votre seigneur terrien vous devez vos cens, tailles, forfaits, services, charrois et chevauchées. Rendez le tout, au lieu et au temps voulus, intégralement. Celui qui parle ainsi est, il est vrai, un évêque, un membre du clergé féodal. D'autres prédicateurs, au xii0 et au XIIIe siècle, songent moins à rappeler au peuple ses obligations, qu'à s'apitoyer sur ses souffrances, â dénoncer la cruauté des nobles et la lâcheté des clercs qui ne font rien pour protéger les opprimés. Ceux-là sont des moines. S'ils ne sortent point tous du peuple, ils sont en contact journalier avec lui ; ils ne craignent point de plaider sa cause auprès des puissants.

Les paysans qui travaillent pour tous, dit Geoffroi de Troyes, qui se fatiguent dans tous les temps, par toutes les saisons, qui se livrent à des œuvres serviles dédaignées par leurs maîtres, sont incessamment accablés, et cela pour suffire à la vie, aux vêtements, aux frivolités des autres.... On les poursuit par l'incendie, par la rapine, par le glaive ; on les jette dans les prisons et dans les fers, puis on les contraint de se racheter, ou bien on les tue violemment par la faim, on les livre à tous les genres de supplices.... Les pauvres crient, les veuves pleurent, les orphelins gémissent, les suppliciés répandent leur sang.

Voilà la féodalité jugée par le clergé monastique : il est vrai qu'elle finissait par porter sur elle-même un jugement tout aussi rigoureux. Les préambules des chartes que les rois ou les seigneurs accordent aux villes constituées en bourgeoisies privilégiées ou en communes contiennent, à cet égard, les aveux les plus significatifs. La charte de 1091 donnée par les comtes d'Amiens, Gui et Ive, débute comme il suit : Considérant combien misérablement le peuple de Dieu, dans le comté d'Amiens, était affligé par les vicomtes de souffrances nouvelles et inouïes, semblables à celles du peuple d'Israël, opprimé en Égypte par les exacteurs de Pharaon, nous avons été émus du zèle de la charité ; le cri des églises et le gémissement des fidèles nous ont touchés douloureusement. Louis VII confirme la commune de Mantes à cause de l'oppression excessive sous laquelle les pauvres gémissaient. Il accorde une commune aux habitants de Compiègne en raison des énormités commises par les clercs de cette ville. Les comtes de Ponthieu font de même pour les villes d'Abbeville et de Doullens, afin de les soustraire aux dommages et aux exactions que les bourgeois ne cessaient d'éprouver de la part des seigneurs du pays.

On pourrait multiplier ces citations. Elles ne prouveraient pas toujours que les auteurs des chartes fussent réellement émus des souffrances du peuple. Ceux qui accordaient de tels privilèges n'oubliaient pas de se les faire payer chèrement par les mêmes bourgeois dont ils déploraient la condition misérable. Ces chartes n'en attestent pas moins l'oppression intolérable dont souffraient la classe urbaine et la population rurale. Ainsi s'explique la nécessité où se trouvèrent les villes de se soustraire, par la force, quand elles ne pouvaient faire autrement, à une sujétion aussi ruineuse qu'humiliante, contre laquelle la raison populaire commençait déjà à se révolter.

En matière de soulèvements antiféodaux, la pratique précéda la théorie. La révolte éclata dans les villes et dans les campagnes bien avant que les idées des bourgeois et des paysans sur la malfaisance de la classe féodale et sur les droits du roturier eussent pris corps et trouvé leur expression définitive. On commença par s'insurger ; on essaya ensuite de raisonner l'insurrection et de la justifier. La littérature du moyen âge ne se fit donc qu'assez tardivement l'interprète des opinions, des sentiments, des espérances de la classe taillable et corvéable. Les historiens qui ont parlé de la révolte des paysans de Normandie, au lieu de la citer d'après Guillaume de Jumièges, se bornent d'ordinaire à reproduire le passage du Roman de flou où le poète Wace a évidemment amplifié, à sa manière, le récit du chroniqueur normand. Ils ont parlé de cette Marseillaise rustique que les paysans de l'an mil chantaient pour se donner du cœur et s'exciter à la résistance.

Il y a toute apparence qu'elle ne fut jamais chantée, surtout au commencement du XIe siècle. Les contemporains du roi Robert ne pouvaient tenir ce langage. On oublie qu'il ne s'agit ici que d'un développement poétique dû à un littérateur du siècle suivant, qui écrivait le Roman de Rou vers la fin du règne de Louis VII[9].

Alors seulement, en effet, commencent à apparaître, dans la littérature écrite en langue vulgaire, les idées et les sentiments de la population bourgeoise sur l'ensemble des questions politiques et sociales, que l'Église seule avait agitées jusqu'ici, pour les résoudre à son avantage. Mais c'est surtout dans les deux siècles suivants que les tendances antiféodales de cette littérature se donnent libre carrière.

Le développement des institutions municipales a déjà porté ses fruits. Les idées les plus hardies se font jour sur l'égalité originelle des hommes, sur l'inégalité des conditions sociales, sur la tyrannie des nobles, sur les droits du plébéien. Il faut voir jusqu'où peut aller la satire dans les différentes branches de cette immense épopée animale qu'on appelle le Roman de Renart et dans la partie du Roman de la Rose qui est l'œuvre de Jean de Meung. Mais le poème qu'on peut regarder, plus que tout autre, comme inspiré par la haine de la noblesse et le besoin de glorifier la bourgeoisie, c'est le roman de Renart le Contrefait, composé au mye siècle par un clerc de Troyes[10]. Le moyen âge n'a pas laissé d'ceuvre littéraire qui intéresse au même degré l'historien. C'est une encyclopédie désordonnée, mais bien vivante, où toutes les institutions dont souffraient le bourgeois et le paysan sont dénoncées et raillées comme étant le produit direct de la méchanceté humaine : l'hérédité de la noblesse, les guerres privées, les tailles, corvées, formariages, maint mortes et dîmes, les châteaux seigneuriaux, les justices d'église, le servage, la vénalité des charges. Rien n'échappe à cette verve impitoyable. Renart va même jusqu'à dire qu'il est injuste que le paysan qui récolte le blé n'en ait à manger que les épluchures ; et que rien n'est plus légitime au monde que de voler un gentilhomme ou un prêtre : le gentilhomme, parce qu'il a volé lui-même au pauvre tout ce qu'il possède ; le prêtre, parce qu'il l'a gagné en chantant des orémus.

Cependant le clerc qui flagellait ainsi le régime féodal au temps de Philippe de Valois, c'est-à-dire à l'époque où ce régime entrait à peine en décadence, n'est pas un démocrate convaincu. Ce n'est pas un représentant du menu peuple, des petites gens, de ces corporations ouvrières qui tendaient alors à dominer dans les cités populeuses et à substituer leur pouvoir à celui de la bourgeoisie riche. Ce qu'il admire, ce qu'il prône, c'est cette bourgeoisie même, la classe de ceux qu'il appelle les francs bourgeois, et qui régnaient en maîtres dans les communes du XIIIe siècle. Il les compare aux nobles, exprimant cette idée qu'après tout leur condition vaut bien la leur. C'est le meilleur de tous les états, dit-il ; ils vivent très noblement, peuvent porter vêtements de roi, faucons, autours et éperviers, beaux palefrois et beaux destriers. Quand les écuyers sont obligés d'aller à l'est, les bourgeois restent dans leur lit ; quand les écuyers vont se faire massacrer à la guerre, les bourgeois vont faire des parties de natation. Il regrette que dans la Champagne, son pays, il y ait trop de noblesse, de cette noblesse qui ne sert à rien qu'à faire du mal, et que la bourgeoisie n'y possède pas l'indépendance nécessaire pour se dérober à la taille et aux aides. Ce n'est point, ajoute-t-il, comme à Bruges, à Gand, à Douai ou à Saint-Omer. Ces villes étaient, en effet, aux yeux des gens du moyen âge, celles qui réalisaient le mieux le type de la cité indépendante et que regardaient, d'un œil d'envie les bourgeoisies moins favorisées.

On dira peut-être que ces idées et ces comparaisons, dont la hardiesse nous étonne, n'étaient qu'un divertissement littéraire ; qu'elles ne sortaient pas du cénacle des beaux esprits qui les exprimaient ; qu'elles avaient peu d'influence sur ceux qui s'occupaient de politique et d'affaires. C'est une erreur : il n'y a pas que les poètes et les satiriques qui parlent ainsi. Parmi toutes les opinions suscitées par le mouvement antiféodal et qui avaient cours dans le milieu populaire, il en est une dont la portée politique et sociale était considérable. C'était celle qui faisait du régime féodal, de la noblesse et de la royauté elle-même une création de la volonté du peuple. Jean de Meung l'a exprimée en termes hardis dans le passage bien connu où il nous montre les vilains élisant entre eux le premier roi pour s'en faire un protecteur. Mais une théorie analogue avait été déjà exposée, bien auparavant, dans une ville du midi qui avait reçu l'organisation de nos communes du nord et par ceux-là mêmes qui étaient chargés de rédiger la loi. On lit dans la préface de la coutume de Bayonne, écrite vers 1273[11] :

Les peuples sont antérieurs aux seigneurs ; ce sont les menus peuples, plus nombreux que les autres, qui, voulant vivre en paix, firent des seigneurs pour contenir et abattre les forts et pour maintenir chacun en droiture, de manière que chacun pût vivre dans sa condition, les pauvres avec leur pauvreté, les riches avec leurs richesses. Et pour assurer à cela la perpétuité, le peuple s'est soumis à un seigneur, lui a donné ce qu'il a, et a retenu ce qu'il possède lui-même. C'est en témoignage de cette origine que le seigneur doit prêter serment à son peuple avant le peuple à son seigneur ; et ce serment fait par le peuple à son seigneur ne vaut que si le seigneur tient le sien ; et si le seigneur le viole, le peuple n'est plus lié par le sien ; car ainsi le seigneur commet fausseté contre son peuple et non le peuple contre lui.

La conséquence directe de cette théorie, c'est que si le peuple a fait les seigneurs et a donné à la féodalité ce qu'elle possède, il peut, à la rigueur, défaire son œuvre et reprendre ce qu'il a donné. Les prud'hommes de Bayonne ne sont pas allés aussi loin que Jean de Meung, qui, en vertu du même principe, a proclamé ouvertement le droit à l'insurrection et au refus de l'impôt. Mais l'idée d'un contrat liant le seigneur à son peuple, et résiliable en cas d'abus de pouvoir était justement une de celles qu'on essaya d'appliquer dans la constitution du régime communal.

Cette idée allait faire son chemin dans le monde. Le moyen âge n'a su la réaliser qu'imparfaitement. C'est seulement dans l'histoire des temps modernes qu'elle devait porter tous ses fruits.

 

 

 



[1] [On a tenté d'indiquer plus haut, dans quelle mesure il semblait possible aujourd'hui d'apporter une réponse à cette question.]

[2] Wauters, les Libertés communales, 2 vol., 1876-1878.

[3] [Sur les théories des germanistes, voir Pirenne, L'origine des constitutions urbaines, dans la Revue historique, t. LIII, p. 63 et suiv.]

[4] De vita sua, liv. III, chap. VII, [ed. Bourgin, p. 156].

[5] Historiens de la France, t. X, et Migne, Patrologie latine, t. CXLI. [Édition critique avec traduction et commentaire par Hückel, Bibliothèque de la Faculté des lettres de Paris, fasc. 13].

[6] Pfister, Etudes-sur le règne de Robert le Pieux, p. 170 et LX.

[7] Guillaume de Jumièges, De gestis ducum Normannorum, liv. V, chap. II.

[8] Musée des Archives départementales, n° 97.

[9] Gaston Paris, la Littérature française au moyen âge, n° 93.

[10] Gaston Paris, la Littérature française au moyen âge, n° 84, 95. M. Gaston Paris a bien voulu nous communiquer une analyse manuscrite île ce curieux roman.

[11] Giry, Établissements de Rouen, t. I, p. 116.