LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

 

 

CONCLUSION.

 

 

Cherchant à fixer nos idées sur l’antiquité du royaume d’Égypte et les fondements de son histoire, nous avons considéré les dynasties de Manéthon d’abord en elles-mêmes, ensuite sous le rapport de la Chronologie et de l’Histoire. Comme la partie historique dans Manéthon est à peu près nulle, un seul article excepté, qui n’est pas même entré dans le tableau des dynasties, nous avons eu recours aux traditions Égyptiennes que les Auteurs Grecs nous ont transmises ; nous les avons examinées, autant seulement qu’il était nécessaire pour reconnaître, en les rapprochant de la chronologie des dynasties, et du peu de faits qui l'accompagnent, jusqu’à quel point ces traditions peuvent servir à remplir les vides de l’Histoire, et donner à la Chronologie une base et des appuis qui lui manquent. On peut apprécier maintenant le résultat de nos observations, et juger si l’Égypte des Pharaons offre réellement une chronologie aussi certaine qu’on le croit, et une histoire aussi authentique qu’on le suppose. En entrant dans la carrière que venait d’ouvrir la découverte d’un alphabet Égyptien, on pensa que le premier usage qu’on devait en faire, était de chercher, dans les monuments, des preuves de la réalité des dynasties de Manéthon et de l’exactitude de sa chronologie, qu’on supposait l’une et l’autre incontestables : nous avons eu souvent occasion de nous expliquer sur ce point, et de faire remarquer l’inconséquence de cette manière de procéder.

En effet, n’était-ce pas à l’aide, et seulement à l’aide des monuments, qu’on pouvait se flatter de vérifier le nombre des dynasties, la durée de chacune, et leur durée totale ? La marche naturelle était donc de s’assurer d’abord des notions que procurerait l’étude des monuments, pour les appliquer ensuite aux dynasties de Manéthon, admettre les unes, rejeter les autres, modifier celles qui en auraient besoin. Était-il prudent d’établir d’emblée la certitude de cette longue suite de règnes, embrassant un si grand nombre de siècles ? Était-on assuré qu'elle ne présentait et ne présenterait jamais aucune difficulté, qu'il fallût avant tout résoudre ? Cette infaillible autorité qu’on lui attribuait, n’eût-ce été que par provision ; cette loi que l’on s’imposait, de ramener les monuments eux-mêmes à l’ordre et aux époques des dynasties, exposait donc nécessairement à de grands mécomptes, et on les éprouve aujourd’hui. Les monuments de Thèbes ont confirmé l’existence de la XVIIIe dynastie ; mais, quand ils étaient seuls, donnaient-ils le moyen de reconnaître s’ils lui appartenaient exclusivement et auquel de ses rois appartenait chacun d’eux. La Table d’Abydos, ce secours inattendu et unique en son genre, est venue à propos montrer dans quel ordre il fallait les classer ; mais, en déterminant la chronologie particulière de cette dynastie, elle n’apprenait point quelle place avait occupé la dynastie elle-même dans l’ordre général des temps. C’est donc sur l’autorité seule des Listes de Manéthon qu’on en a fixé l’époque, et que l’on a placé son premier roi à l’an 1822 A.C., qui fit celui de la mort d’Abraham. C’est de là que l’on partira, pour régler la succession des dynasties et celle des règnes dans chaque dynastie, soit avant, soit après cette époque ; et l’on ne doute point que par cela même, chaque dynastie et chaque règne ne se trouvent à leurs véritables places.

Ne parlons point des dix-sept premières dynasties, dont la durée est manifestement insoutenable, et qui, de quelque manière qu’on en dispose, n’offriront jamais que confusion, qu’incertitude, pour ne rien dire de plus, sans qu’on puisse, par aucun point, les lier chronologiquement avec la dix-huitième. Réussira- t-on mieux quand on se tournera vers les dynasties suivantes ? Là, il est vrai, on trouvera des temps connus, des époques positives ; mais aussi, et par cette raison même, des bornes posées, dans lesquelles il faudra nécessairement se renfermer ; et si les dynasties dépassent ces bornes, ne sera-t-on pas obligé de les resserrer, en leur retranchant tout ce qu’elles auront d’excédant ? Que deviendra alors cette époque fixée avec tant d’assurance, isolée maintenant au milieu de la chronologie qui l’appuyait des deux côtés et qui lui manque des deux côtés à la fois ?

Il faudra bien l’abandonner, et, avec elle, tout le système chronologique dans lequel on s’est aventuré ; il faudra revenir aux monuments par lesquels on aurait dû commencer. Mais, en attendant, les recherches se poursuivent en Égypte ; on examine plus scrupuleusement les tableaux, on relève les inscriptions historiques, s’il y en a de telles ; on prend des dates dans les papyrus, peut-être copie-t-on des lambeaux d’histoire. On aura sans doute des matériaux précieux : mais ils auront été recueillis, ils seront interprétés et jugés, sous l’influence de ces mêmes idées d’une antiquité gigantesque qui ont trompé jusqu’ici, et que l’on proclamait encore en s’embarquant. Nous ne préjugeons rien sur les illusions qu’elles peuvent produire, nous dirons seulement qu’il serait à souhaiter qu’on les eut laissées en France. De la Chronologie on est venu à l’Histoire, confuse et discordante dans les Auteurs et qu’on s’est efforcé de débrouiller, toujours en la ramenant aux dynasties. N’était-ce pas encore une marche à contre-sens ? L’Histoire précède et domine la Chronologie ; c’est sur l’Histoire que celle-ci est ; fondée, c’est d’elle aussi qu’elle doit sortir. Il convenait donc de s’occuper d’abord des documents historiques que nous avons sur l’Égypte, de travailler à les mettre dans le meilleur ordre qu’il serait possible de leur donner, et de s’assurer ensuite si le corps d’histoire qu’on en aurait formé, cadrait exactement avec la table chronologique destinée à les recevoir ou s’il s’en éloignait d’une manière notable qui obligeât à chercher d’où provenait le défaut d’harmonie et par quel moyen on y remédierait.

Mais avant tout cela, il y avait une observation importante à faire, un préalable essentiel à remplir, auxquels on semble n’avoir pas même pensé. Il fallait examiner à fond cette histoire d’Égypte, reconnaître ce qu’elle est en elle-même, savoir enfin si ce que les Anciens nous ont transmis sous ce nom est véritablement une Histoire. Avant la singulière, mais très réelle découverte, dont on devine bien que nous voulons parler, il ne serait pas venu dans l’esprit d’exiger, de proposer même, une pareille condition.

L’opinion était établie, nul doute ne s’élevait ; on suivait en toute sécurité la route battue y se contentant d’écarter, avec réserve même et d’une main timide, quelques détails trop ridicules ou trop invraisemblables, quelques traits manifestement fabuleux. Nous ne sommes plus dans la même position : l’éveil est donné, l’histoire entière de l’ancienne Égypte est dénoncée comme une fabrication des temps postérieurs ; on explique comment elle s’est formée y on indique les sources d’où elle a été tirée, et les preuves développées sur chaque fût principal, dans toute l’étendue et avec tout le soin qu’on pouvait désirer, sont sous les yeux du public. Déjà les circonstances actuelles leur font donner plus d’attention, et à mesure que l’on s’occupera davantage des antiquités de l’Égypte, on deviendra plus curieux de savoir à quoi s’en tenir sur les antiques annales qu’on a respectées si longtemps, et qui lui sont aujourd’hui contestées.

Je dirais à ceux qui, écrivant en ce moment sur l’Égypte, semblent ne pas connaître l’état des choses à cet égard, ou n’avoir pas assez pesé l’obligation qu’il leur impose : Ignorez-vous que les récits d’Hérodote, de Manéthon, de Diodore de Sicile, aveuglément reçus autrefois, ont eu enfin des contradicteurs, armés de preuves assez graves pour les mettre au moins en question ; ou croiriez-vous que la question ait été jugée, lorsqu’elle n’a pas même été débattue ? Elle est encore tout entière ; et puisque vous la soulevez maintenant vous-mêmes, vous ne sauriez en décliner la discussion. Il faut entrer franchement dans cette discussion nécessaire ; il faut défendre ouvertement ces étranges récits, livrés aux Grecs par les Égyptiens, et transmis jusqu’à nous par les Grecs, puisque vous les adoptez. Le silence n’est plus permis ; il semblerait affecter le dédain, et ne montrerait que l’impuissance. Vous pouvez, quand vous le voudrez, connaître les raisons qu’on leur oppose ; l’Histoire véritable des temps fabuleux, reproduite aujourd’hui, est sous votre main et à la portée de tout le monde[1]. Si vous vous sentez en force pour la combattre si vous croyez pouvoir la réfuter, réfutez-la. Vous le devez au public qui a droit d’attendre de vous, sur les sujets que vous traitez devant lui, toutes les lumières dont il a besoin. Vous vous le devez à vous-même ; car il faudra bien en venir là tôt ou tard ; le progrès des connaissances journellement acquises, et l'intérêt toujours croissant qu’elles inspirent, rendront cette discussion inévitable, parce qu’elle est nécessaire à leur complément.

Nous opposera-t-on la savante inspection qui se fait en ce moment sur les lieux, et les nouvelles, nombreuses, irrécusables connaissances qui en seront immanquablement le résultat ? Mais d’abord, quelles que soient les connaissances que nous allons acquérir sur l’Égypte y et dussent-elles être aussi décisives qu’on se le persuade, comme elles n’existent encore qu’en espérance, il serait toujours vrai de dire, qu’il ne fallait pas se presser de refaire l’histoire d’Égypte avec les mêmes matériaux et sur les mêmes bases : qu’il ne fallait pas croire que, parce qu’on l’aurait purgée de ce qu’elle a d’évidemment inadmissible, ce qu’on en conserverait ne présenterait plus qu’une histoire fidèle et sûre ; quoique ce reste épuré pût n’offrir encore qu’un reste de contes, moins absurdes, si l’on veut, mais aussi mensongers que ceux qu’on aurait élagués. Il serait également vrai, qu’il fallait attendre les découvertes avant de prononcer sur la chronologie de Manéthon, et ne pas en faire une échelle invariable où leurs places soient déjà marquées, lorsqu’on ne sait pas encore si toutes pourront y trouver place ni quelle place chacune, devra occuper. Nous nous sommes expliqués ailleurs sur les résultats que l’on peut attendre des recherches actuelles : supposons maintenant les plus heureuses découvertes, et voyons ce qui en résulterait par rapport aux travestissements.

Le nom d’un Pharaon qui aura été jusqu’alors ignoré et que les monuments viendront révéler, ne prouvera rien en faveur des faits attribués à ce Pharaon par les Historiens, si ces faits peuvent être contestés ; il prouvera encore moins contre leur travestissement, si le travestissement a été bien et dument établi. L’effet le nom monumental mettra hors de doute l’existence du Pharaon : mais le travestissement ne perd rien pour cela de sa force ; il a détruit le témoignage de l’Historien, et placé pour toujours son récit au rang des fables. Nous en citerons un exemple parce qu’on a paru, dans cette circonstance, mettre de la valeur à la découverte inattendue d’un cartouche.

Après avoir démontré que le règne d’Amasis n’était qu’une longue suite ; de travestissements plus évidents les uns que les autres, Guérin du Rocher avait cru compléter sa preuve en donnant une étymologie de ce nom. Il ne réfléchissait pas que le nom d’Amasis, ou Amosis, comme l’écrit Manéthon, étant Égyptien, les auteurs du conte avaient pu le choisir à leur gré entre tant d’autres également connus ; qu’il put y avoir des rebellions en Égypte dans les derniers temps de l’empire Babylonien, et des chefs qui prirent le titre de rois, comme il y en eut sons l’empire des Perses ; qu’enfin, si l’un de ces chefs porta le nom d’Amasis ou adopta celui d’Amosis, les plagiaires purent s’en ressouvenir lorsqu’ils travaillèrent à cette partie de leurs prétendues annales. On a effectivement retrouvé la légende royale d’Amasis ou Amosis : le règne d’un prince de ce nom, quels que soient le temps et le lieu de la Basse-Égypte où il régna, l’étendue et la durée de son royaume, est donc certain ; son histoire en est-elle moins un conte avéré ? Y reconnaitra-t-on moins tous les traits du roi des Chaldéens, du Nabuchodonosor qui vainquit Apriès et subjugua l’Égypte ? Ce travestissement est de la même force que celui de Sésostris : mais, dans celui-ci, le nom même est travesti ; aussi ne le trouve-t-on que dans les dynasties et les historiens, et nulle part sur les monuments. On a pu en chercher et on en connaît l’étymologie.

Quant aux monuments, autres que ceux qui ne donnent que des cartouches et des noms, nous ne dirons pas ce qu’on y trouvera, mais nous croyons pouvoir dire ce qu’on n’y trouvera pas. Ainsi, déchiffrez les bas-reliefs, interprétez les hiéroglyphes des obélisques, tirez des catacombes, les plus vieux et les plus authentiques manuscrits, vous aurez l’histoire de quelques Pharaons, de tous, si vous voulez, et une histoire entière de la monarchie ; mais ce ne sera pas celle d’Hérodote, de Manéthon, de Diodore, et des Égyptiens de leur temps. Ce sera une tout autre Histoire ; et nous devrons à vos découvertes une preuve de plus, une dernière démonstration, de la réalité des travestissements qu’elles étaient destinées à combattre.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] L’Histoire véritable des temps fabuleux devenait rare avant même la révolution. Lorsque, après les grands troubles, les bons livres commencèrent à être recherchés, on ne la trouvait plus ; un dépôt, découvert an fond d’un magasin et produit dans les ventes, fut enlevé en un instant. C’est donc une heureuse idée qu’on a eue de la réimprimer en 1824, en y joignant l’ouvrage de l'abbé Chapelle, et celui de l’abbé Bonnaud, Hérodote historien du Peuple Hébreu, qui en sont d’utiles appendices.