L’historien Josèphe
n’est pas le seul parmi les Anciens qui ait reconnu dans les Pasteurs de
Manéthon le Peuple Hébreu habitant en Égypte ; et plusieurs Savants, parmi
les Modernes, ont cru en voir de bonnes preuves. — État de la question
aujourd’hui. — Rapprochement de l’Histoire des deux Peuples. — En quel sens
le patriarche Joseph disait à ses frères, que les pasteurs de brebis étaient
odieux, en abomination, aux yeux des Égyptiens. — La seconde histoire de
Manéthon, des Pasteurs qui rentrent en Égypte pour secourir les lépreux
Égyptiens, n’est qu’une suite de la première, que celle des Hébreux au temps
de Moïse, et jusqu’à celui de leur départ sous la conduite de ce chef.
Nous
arrivons aux dynasties des Pasteurs ou des rois Pasteurs, comme on les
appelle ; et peut-être y trouverons-nous, avec la confirmation des points de
chronologie que nous avons fixés, la solution d’autres difficultés qui nous
restent à éclaircir. M.
Champollion ne voit dans ces tribus de Pasteurs que les épouvantables Hyksos,
les dévastateurs de l’Égypte, l’horreur des Égyptiens, dont il retrace
fidèlement, d’après Manéthon, les cruautés, les ravages, les combats, leur
histoire enfin dans tous ses détails, jusqu’à leur expulsion totale. M.
Champollion-Figeac remarque bien que l’historien Josèphe en a fait les
ancêtres de sa nation, et que les anciens chronologistes Chrétiens ne sont
pas éloignés de ce sentiment : mais il ne voit dans Josèphe que le désir de
relever l’antiquité du Peuple Juif, et dans les autres que l’esprit de
système ; il ne lui vient pas dans l’idée que des Écrivains, après tout
raisonnables, n’avaient pu embrasser une pareille opinion, sans y être amenés
par quelques considérations au moins spécieuses, et capables de pallier
l’erreur à leurs yeux. Ont-ils ignoré l’un et l’autre, que des savants distingués
parmi les Modernes ont cru aussi reconnaître, dans les rois Pasteurs de
Manéthon, des traits caractéristiques des Pasteurs Hébreux en Égypte ? On ne
reprochera certainement pas à Boivin, à Périzonius, de n’avoir eu en vue que
de donner au Peuple Hébreu une ancienneté, qui n'atteint même pas celle dont
ils trouvaient la preuve dans ses propres Annales, Livres sacrés pour nous
comme pour lui. Quel esprit de système peut-on leur supposer ? N’ont-ils pas
rendu compte de leur opinion ? N’en ont-ils pas déduit les motifs, qu’il
fallait avant tout discuter, et, si on le pouvait, réfuter ? Nous ne
citons que ceux de nos savants qui se sont le plus attachés au développement
de cette opinion et de ses preuves ; d’autres, qui n’en parlent
qu’occasionnellement, ne montrent pas moins qu’ils souscrivent aux preuves et
adoptent l’opinion[1]. La
principale difficulté qu’on a toujours opposée à l’opinion dont il s’agit, et
qui forçait à fermer les yeux sur ses vraisemblances, quand on en aurait été le
plus vivement frappé, est qu’il n’y a point de rapport entre l’état des
Israélites en Égypte, tel que Moïse le représente, et ce que l’histoire nous
dit des rois Pasteurs qui l’envahissent et la ravagent, qui règnent et
oppriment[2] : il faut convenir que les deux
tableaux se ressemblent peu, et qu’il n'était pas aisé de les rapporter à un
même objet, de retrouver dans l’Écriture les mêmes hommes dépeints dans
Manéthon sous des couleurs si différentes. Mais aujourd’hui la difficulté est
levée. On a prouvé que le récit de Manéthon n’était qu’un travestissement de
celui de Moïse ; et que tous les traits de l’un sortaient des traits de l’autre,
et n’en étaient que des copies étrangement défigurées, mais toujours très reconnaissables.
On a fait voir de quelle manière ils en avaient été tirés, et comment les plus
grandes différences qui se trouvent entre eux, deviennent les preuves les
plus fortes de la transformation qu’a subie l’un des deux. La question n’est
donc plus la même. Il ne s’agit pas de savoir si les Hébreux ont fait en
Égypte ce que l’on dit des rois Pasteurs, mais de savoir si les faits
attribués aux rois Pasteurs ont été imaginés d’après ce que Moïse a dit des
Hébreux ; C’est sous ce point de vue qu’elle est traitée dans l’ouvrage de
Guérin du Rocher ; et c’était là qu’il fallait l’étudier, avant de parler des
Hyksos. Josèphe,
citant le texte de Manéthon, ne fait aucun doute que ce ne soit de sa nation
que l’Auteur Égyptien ait parlé ; il énonce simplement la chose ; et ne se
met pas en peine de la prouver : était-ce une opinion reçue parmi les siens ?
Il remarque les deux interprétations que Manéthon donnait du mot Hyksos, rois
Pasteurs ou Pasteurs-captifs. Il les trouve justes l’une et l’autre, quoiqu’il
préfère la seconde, comme plus vraisemblable et plus conforme à l’ancienne
Histoire du Peuple Hébreu ; ce qui paraîtrait annoncer qu’il ne tenait pas
beaucoup à cette qualité de rois. « Nos premiers pères, a dit-il,
nourrissaient des troupeaux, et menaient la vie de pasteurs : d’un autre
côté, les Livres sacrés des Égyptiens n’ont pas tort de les appeler des
captifs ; c’est le nom que Joseph, l’un de nos ancêtres, se donne à lui-même,
quand il paraît devant Pharaon[3]. » Eusèbe
n’admet qu’une dynastie de rois, appelés en Égypte Pasteurs, et il la place
immédiatement avant la grande dynastie Thébaine, C’est la XVe de Manéthon,
dont il fait sa dix- septième ; et le motif de la transposition est visible.
Eusèbe pensait, comme l’Historien Juif, que les rois Pasteurs de Manéthon
étaient Joseph même et ses frères établis en Égypte[4]. Deux autres dynasties de
Pasteurs, avant d’arriver à la dynastie Thébaine, où l’on plaçait Moïse et la
sortie d’Égypte, devenaient alors embarrassantes ; il n’y avait pas d’autre
parti à prendre que de les supprimer. Si l’on avait fait cette observation,
on n’aurait pas cru pouvoir, sur l’autorité d’Eusèbe, ni contester à Jules
Africain la XVIe et la XVIIe dynastie de Pasteurs, qu’il ajoute à celle des
six rois, et qu’il tirait bien évidemment de Manéthon même, ni faire changer
de place à celle-ci, qui est nécessairement la première des trois, et par
conséquent la quinzième dans l’ordre général. Le texte cité par Josèphe, sur le
long séjour des Pasteurs en Égypte après leurs premiers rois, ne permettrait
aucun doute à cet égard. Périzonius avait remarqué et discuté avec soin les
traits les plus frappants de ressemblance entre le récit de Manéthon et celui
de Moïse : L’Historien des temps
fabuleux y ajoute de nouveaux traits qui renforcent la preuve, et des
développements dont l’esprit est de plus en plus frappé. Comme l’ouvrage du
premier n’est pas à la portée de tout le monde, et que dans l’ouvrage du
second, le sujet est traité par parties séparées, et entremêlé d’ailleurs de
remarques analogues, il est vrai, et toujours utiles, mais qui rompent le fil
de la discussion et la rendent moins facile à suivre, nous pensons que le
lecteur ne sera pas fâché de trouver ici un simple et rapide aperçu de ces
faits divers, dont le rapprochement fera mieux sentir la force. Les
Hyksos étaient des pasteurs : — Telle était la profession des Hébreux, et ils
le déclarent eux-mêmes au Pharaon. Ce
premier rapprochement mérite une attention particulière ; il fixe
irrévocablement le caractère du récit de Manéthon. Sans lui, en effet,
comment expliquerait-on la qualité de Pasteurs, donnée aux féroces
envahisseurs de l’Égypte ? Comment aurait-on imaginé qu’un peuple qui sort de
son pays, bien armé et prêt à combattre, assez hardi pour attaquer une nation
puissante, assez fort pour la vaincre et la subjuguer tout entière et du
premier choc, n’eût été jusque-là qu’un peuple d’hommes paisibles, jouissant
loin du bruit des armes, des douceurs de la vie pastorale, ne connaissant que
ses troupeaux et ne s’occupant que des soins qu’ils demandent ? Le contraste
entre deux états si peu compatibles du même peuple, n’est-il pas une preuve
évidente que les Hyksos de Manéthon n’ont reçu le nom de Pasteurs, que parce
que les pasteurs de Moïse ont été transformés en Hyksos ? Les
Hyksos venaient de l’Orient, et selon quelques-uns, dit Manéthon, ils étaient
Arabes ; dans Jules Africain ils sont Phéniciens : — Tout cela convenait aux
Hébreux, qui venaient du pays de Chanaan. On les
disait Phéniciens et frères, suivant Eusèbe : — Les Hébreux étaient tous fils
du même père, et les chefs de famille étaient les frères de Joseph ; le pays
qu'ils avaient habile se confondait avec la Phénicie. C’était
un peuple ignoble : — Tels étaient les pasteurs aux yeux des Égyptiens ;
Joseph en prévient lui-même ses frères. Ils
passaient pour avoir été des captifs ou des esclaves : — Joseph avait été
l’un et l’autre avant son élévation, et son peuple entier finit par être
réduit à la plus dure servitude. Ils
s’établissent à l’orient du Nil, vers l’entrée de l’Égypte : C’est la
situation de la Terre de Gessen, où le Pharaon plaça Jacob et sa famille. Ils
se rendirent maîtres de l’Égypte sans éprouver de résistance y sans combats à
soutenir : — C’est ainsi que s’établit la puissance de Joseph, et qu’il
devint en un moment, sans peine et sans efforts, maître de toute l’Égypte. Ils
régnèrent, ils eurent des rois : — Joseph régna comme s’il eût été le roi
lui-même : le prince ne s’était réservé que le trône, et lui en avait
abandonné tout le pouvoir. Joseph eut le titre de Prince dans la terre
d’Égypte, princeps, Shalit[5] ; d’où les mémoires que copiait
Manéthon avaient formé le nom du premier roi de la dynastie des Pasteurs,
Salathis. Joseph fut donc ce premier roi, et les cinq successeurs qu’on lui
donnait furent créés de la même manière : c’est toujours Joseph qui leur
fournit des noms, tirés des qualités que l’Écriture lui attribue, de ses noms
Égyptiens qu’elle exprime, ou d’autres noms qui se trouvent mêlés au sien. Le roi
des Pasteurs s’établit à Memphis, et rendit tributaire les contrées
supérieures et inférieures : — Memphis était la résidence du Pharaon, et
devint par conséquent celle de son ministre, qui de là gouvernait les deux
parties du royaume au-dessus et au-dessous du Delta. Il
bâtit à l’orient du fleuve Bubastite une ville qui, dans l’ancienne Langue
sacrée, s’appelait Avaris ou Abaris ; il l’entoura de murs très-forts, et y
mit pour la garder une armée de 240 mille hommes. Quelques savants, et
d’Anville lui-même, se sont donné beaucoup de peine pour retrouver la
position de cette grande ville ; M. Champollion l’a reconnue et indiquée sans
hésiter, par le nom qu’elle porte encore. Cependant
la manière dont Manéthon s’exprime ici et dans un autre endroit, ne semble
pas annoncer un nom vulgaire et connu de tous, mais un nom mystérieux, dont
la connaissance appartenait aux dépositaires de la Langue sacrée ; et dès
lors comment se flatter de le retrouver dans celui que porterait aujourd’hui
quelque lieu obscur de la Basse-Égypte ? D’ailleurs l’Histoire a-t-elle
jamais parlé d’une grande ville d’Abaris, comme subsistante en Égypte, ou de
ses restes, comme attestant son ancienne existence ? Ce n’était pas peu de
chose qu’une ville dont la garnison seule aurait rempli une immense cité, et
qui, en lui supposant une population proportionnée, eût à peine reconnu pour
rivales Memphis et Thèbes dans leurs plus beaux jours. Laissons les chimères,
et revenons à la réalité : — Il s’agit ici des pasteurs Hébreux, Habrim : le
pays qu’ils habitaient en Égypte, était donc le pays des Hébreux ; quand les
prêtres ont voulu faire de ce pays une ville, ils ont dû l’appeler la ville
des Hébreux. De là, cette ville d’Abaris, qui n’a jamais existé que dans
leurs mémoires mensongers, et qui n'est au fond que cette Terre de Gessen,
que le Pharaon avait donnée aux Hébreux pour demeure, et où ils se
multiplièrent assez pendant leur séjour, pour former à leur sortie une armée
de 600 mille hommes portant les armes. Tous
les ans, pendant l’été, le roi Salathis se rendait dans ce pays pour faire la
distribution des blés, et pourvoir à la subsistance de ses troupes : — Qui ne
reconnaît là le ministre de Pharaon, qui, dans les années d’abondance,
ordonne le partage des blés après la moisson, et recueille la portion qui
doit être mise en réserve pour les années de famine ? Les
ravages de ces impitoyables Hyksos, qu’on nous retrace encore aujourd’hui
avec un sentiment profond, tantôt de douleur, tantôt d’indignation, on devine
déjà ce que c’était : — Les Égyptiens, se représentant les Hébreux comme des
barbares qui avaient autrefois envahi leur pays, durent se figurer les maux
qu’ils en avaient soufferts, sous l’image de ceux qui accompagnent ces
malheureuses conjonctures ; il leur était permis de charger le tableau. Remarquons
cependant que nous nous bornons uniquement ici à ce qui concerne les rois
Pasteurs de Manéthon. Les dix plaies de l’Égypte reviennent, sous des formes
plus distinctes et mieux caractérisées, dans plusieurs autres endroits de
l’histoire de ce pays. Il en est de même de Joseph, dont la vie, pour ainsi
dire tout entière, se trouve répandue dans divers travestissements. Il en est
de même encore de Moïse, qui a fourni seul des noms pour plusieurs rois et
une multitude de faits pour leur, règne. Le
dernier trait des Pasteurs est le plus frappant, et confirme tous les autres.
Attaqués et battus par les forces réunies de la Haute et de la Basse-Égypte,
les Pasteurs se renferment dans leur ville d’Abaris, et ne consentent enfin à
en sortir et à quitter l’Égypte, que sous la condition de se retirer où bon
leur semblera sans éprouver aucun dommage, « emmenant avec eux toutes leurs
familles et tout ce qu'ils possédaient. » — Lisons l’Écriture : Pharaon avait
consenti au départ des Enfants d’Israël, demandant seulement qu’ils
laissassent leurs troupeaux de gros et de menu bétail ; et sur la réponse de
Moïse : « Tous nos troupeaux marcheront avec nous, et il ne demeurera
pas seulement un ongle de leur pied ; » Pharaon s’était obstiné à les
retenir. Après la mort des premiers-nés il ne refuse plus rien : «
Retirez-vous promptement, » dit-il à Moïse et à Aaron, d’avec mon peuple,
vous et les Enfants d’Israël, et allez sacrifier au Seigneur, comme vous me
l’avez proposé. Menez avec vous vos troupeaux de gros et de menu bétail,
selon que vous me l’avez demandé[6]. » Quelle
route prirent les Pasteurs ? Ils marchèrent par le Désert vers la Syrie. Où
s’arrêtèrent-ils ? « Craignant les Assyriens, qui alors dominaient en
Asie, ils s’arrêtèrent, dit Manéthon, dans le pays que nous appelons la
Judée, et y bâtirent une ville capable de contenir leurs 240 mille hommes, à
laquelle ils donnèrent le nom de Jérusalem. » Guérin
du Rocher a eu raison de dire que ce seul trait était décisif ; j’ajoute,
qu’il prouve évidemment que Manéthon n’ignorait pas que ces Hyksos n’étaient
autres que les Hébreux mêmes, connus de son temps sous le nom de Juifs, et
dont le pays ne l’était plus que sous le nom de Judée : comment ceux qui font
profession de lui donner une confiance entière sur tout ce qui regarde
l’Égypte, récuseraient-ils son témoignage sur un des points précisément dont
il pouvait être le mieux instruit ? Ce ne serait pas reconnaître que
l’histoire des rois Pasteurs est véritablement celle des Hébreux pendant leur
séjour en Égypte, comme le supposait sans doute Manéthon ; mais on se
trouverait sur la voie pour rechercher d’où est venue l’idée, si mal conçue
d’ailleurs, de ces hideux Hyksos, et comment on a pu l’appliquer aux pacifiques
Enfants de Jacob. Comparant alors ce que l’Écriture nous apprend des uns,
avec ce que les Égyptiens racontaient des autres, on découvrirait par quelles
altérations du Texte sacré cette singulière métamorphose s’est opérée ; et il
ne resterait de la fable des rois Pasteurs qu’une preuve, inattendue mais concluante,
que l’époque où les Égyptiens la plaçaient dans leur histoire, est l’époque
où il faut y placer la demeure des Hébreux en Égypte. On voit maintenant
combien est éloignée de la vérité la conjecture des Interprètes sur le
passage de la Genèse, où Joseph recommande à ses frères de déclarer au
Pharaon qu’ils sont pasteurs de profession, eux et leurs pères ; ajoutant qu’ils
doivent le dire « pour demeurer dans la Terre de Gessen, parce que les
Égyptiens ont en abomination tous les pasteurs de brebis[7]. » Quand on a reçu comme toute
autre et admis sans méfiance, l’histoire des Hyksos, il est assez naturel de
penser à eux en lisant ces paroles, dont ils semblent offrir une explication
heureuse. Il n’en est plus de même quand on sait ce que sont les Pasteurs de
Manéthon ; ce n’est plus d’eux que le Patriarche a pu parler. Il faut donc
trouver un autre sens à ses paroles, ou donner un autre objet aux sentiments
hostiles qu’elles supposent dans les Égyptiens, et prévenir ainsi l’argument
qu’on tirerait contre nous d’un si imposant témoignage. Nous ferons voir que
l’application qu’on en fait aux Hyksos n’est point nécessaire ; qu’elle est
même loin d’être aussi juste et aussi satisfaisante qu’on a paru le croire. Jugée
par son propre mérite, et abstraction faite de l’invincible difficulté qu’on
lui opposerait aujourd’hui, l’interprétation donnée aux paroles de Joseph,
quelque simple qu’elle parût, ne laissait pas que d’embarrasser, lorsqu’on
voulait l’approfondir, et les plus habiles parmi ceux qui l’ont adoptée ne se
le dissimulaient pas. Calmet observe que les brebis étaient en vénération
dans toute l’Égypte, et qu’on n’en immolait nulle part, le seul nome de
Nitris excepté ; que les pasteurs de chèvres étaient honorés dans celui de
Mendès, comme les chèvres mêmes ; et sans doute qu’il en était ainsi pour les
bœufs et les pasteurs de bœufs, partout où l’on adorait le dieu Apis. Calmet
en infère que les Égyptiens ne devaient pas regarder avec horreur ceux qui
paissaient les animaux pour lesquels ils avaient tant de respect. En cela il
a parfaitement raison : mais, quand il croit trouver dans le souvenir des
Hyksos la vraie cause de la haine des Égyptiens envers les Pasteurs, il
oublie de concilier ce sentiment de haine avec les sentiments plus doux que,
de son aveu, leurs fonctions devaient inspirer. Il ne devait pas non plus
oublier les marques de bienveillance et de confiance que le Pharaon donne aux
Hébreux, en leur qualité de pasteurs. On a
cherché d’autres motifs à l’aversion des Égyptiens pour les pasteurs de
troupeaux. On a dit qu’ils se nourrissaient de la chair de leurs brebis ; ce
que ne faisaient pas les autres Égyptiens, qui n’en prenaient que le lait. Ce
motif serait bien léger, surtout si l’abstinence des Égyptiens n’était qu’une
affaire d’économie, et n’avait pour objet que de conserver les troupeaux et
de prévenir la destruction des espèces : la cause ne paraîtrait pas
proportionnée à l’étendue et à la gravité de l’effet qu’on lui attribue. On a
dit, relativement aux Hébreux, que ce n’était pas la qualité de pasteurs qui
révoltait les Égyptiens, mais celle d’étrangers : cependant Joseph garde le
silence sur la qualité d’étrangers, et ne parle que de la profession de
pasteurs. Au lieu
donc de recourir à des faits particuliers, à des détails de mœurs et
d’usages, la plupart, après tout, très-incertains quand on les rapporte à des
temps si reculés, pour rendre raison de l’aversion des Égyptiens pour l’état
et la personne des pasteurs de troupeaux, n’en trouverait-on pas une cause
suffisante et plus sûre, dans le système des castes, qui a régné parmi les
peuples de l’Orient, qui n’a pas été étranger à l’Égypte, et dont on connait
l’esprit ? Les pâtres devaient en former la dernière classe ; et quand on la
mettrait, comme le fait Hérodote, avant celle des marchands, on n’en
concevrait pas moins que la nature de ses occupations qui la séparaient de la
société des hommes, et la condamnaient à n’avoir que celle des animaux dont
le soin lui était confié y l’eût rendue particulièrement vile et méprisable,
odieuse même, comme impure et souillée, aux yeux des classes supérieures.
L’expression dont se sert Joseph convient proprement à ce genre d'affection
morale ; elle n’emporte point les idées de ressentiment, de haine,
d’inimitié, qu’il faudrait y trouver, si on l’appliquait aux Hyksos. Il y a
plus encore ; toutes les circonstances du fait, toute la conduite du
Patriarche, démontrent que son discours à ses frères, N’avait et ne pouvait,
en aucune manière, avoir trait aux Pasteurs de Manéthon. Joseph voulait
établir ses frères dans la Terre de Gessen, où ils auraient vécu séparés des
Égyptiens, et moins exposés à en prendre les superstitions ou en contracter
les vices : mais il savait que ce pays faisait partie des états du Pharaon,
qu’ils ne pouvaient par conséquent s’y établir qu’avec son consentement, et y
vivre que sous sa protection. Était-ce le moyen d’obtenir l’une et l’autre
faveur, que de s’annoncer hautement comme pasteurs de troupeaux, comme
l’ayant toujours été, ainsi que leurs pères, et voulant toujours l’être ?
Croyaient-ils s’en faire un titre de recommandation, eux surtout qui venaient
des mêmes contrées d’où étaient sortis autrefois, et qu’habitaient encore
après y être rentrés, ces redoutables Pasteurs qui avaient fait tant de mal à
l’Égypte : eux, qu’on pouvait justement soupçonner de n’être qu’une horde de
cette nation détestée, des espions qu’elle envoyait pour explorer le pays, et
préparer les voies à une nouvelle invasion ? Car le nom de Pasteurs,
Phéniciens ou Arabes, qu’on pouvait également leur donner, réveillait tous
les souvenirs du passé, et faisait naître toutes les craintes pour l’avenir.
Après cette imprudente révélation, Joseph et sa famille eussent dû s’estimer
heureux que le Pharaon se contentât de leur faire quitter au plus vite son
royaume, et qu'il les laissât retourner tranquillement chez eux. Si
Joseph n’a pas craint d’annoncer ses frères comme des pasteurs venus du pays
de Chanaan, c’est donc qu’il ne craignait pas que cette qualité et cette
origine les rendissent suspects aux Égyptiens, et les fissent regarder comme
des ennemis ; ce n’était donc point du souvenir des Hyksos que provenait
l’éloignement des Égyptiens pour les pasteurs de brebis, et ce n’était point
à ces anciens dévastateurs de l’Égypte que Joseph faisait allusion dans
l’avertissement qu’il donnait à ses frères. Ne négligeons pas une autre
conséquence, remarquable et également nécessaire : les Hyksos n’étaient donc
pas même connus en Égypte au temps du Patriarche ; leur désastreuse invasion
n’aurait donc pas eu lieu avant son époque. Mais alors on ne pourrait la
placer qu’après la sortie des Hébreux : nous ne croyons pas qu’on veuille
faire revivre cette imagination de Newton. Manéthon
avait une autre histoire de Pasteurs Hébreux mêlés à des Lépreux Égyptiens,
que Josèphe rapporte également ; mais en observait qu’elle n'était pas tirée,
comme celle des rois Pasteurs, des livres authentiques des Égyptiens, que
Manéthon en convenait, et qu’il l’avait prise de quelqu’un de ces auteurs
inconnus et sans autorité, qui ne savent que débiter des fables. Josèphe va
plus loin, et parait disposé à croire que le récit est de l’invention de
Manéthon même, qui a voulu calomnier les Juifs et les faire passer pour un
peuple de lépreux. Il semble que c’était dans sa pensée, quelque chose de
plus qu’un soupçon ; il y revient à deux fois différentes, et l’on ne voit
pas trop ce qu’il manquerait à la seconde surtout, pour devenir une
accusation formelle[8]. Il se trompait cependant en
cela. Manéthon n’avait pas plus inventé l’une que l’autre de ces deux
histoires ; il les lisait toutes les deux dans diverses parties peut-être de
ses annales sacrées, et il les avait copiées telles qu’il les y trouvait. Quant
à la première, à la dynastie des Pasteurs, Josèphe avait aisément reconnu le
rapport du récit de Manéthon avec celui de Moïse, et y voyait par conséquent
les mêmes faits que racontaient chacun de son côté et chacun à sa manière,
les Historiens des deux nations, sans se douter qu’une narration eût pu être
formée sur l’autre. L’histoire des lépreux, au contraire, ne pouvant être
qu’une imposture à ses yeux, il aurait fallu avoir une idée de ce genre de
métamorphose, pour découvrir les traits défigurés du récit de Moïse auxquels
elle se rapporte ; il a dû croire que tout était imaginaire et de pure
invention. Il ne s’est donc attache qu’à combattre le récit de Manéthon, à
venger, dit-il, l’honneur de sa nation, compromis par les mensonges des
Égyptiens ; et il le fait avec habileté, suivant le récit dans tous ses
détails, et en montrant d’une manière claire et précise, tantôt l’absurdité,
tantôt les contradictions ou les inconséquences. Mais
nous avons une autre tâche à remplir. Nous devons faire voir comment ce
nouveau conte de Pasteurs qui rentrent en Égypte pour secourir des Lépreux,
avec lesquels ils en sont bientôt chassés pour la seconde et dernière fois,
se lie intimement avec celui des premiers Pasteurs, des Pasteurs rois. Nous
devons prouver qu’il vient de la même source, et porte le même caractère ;
qu'il en est même le complément, n’étant formé que de traits qui
appartenaient l’autre, et auraient pu y être compris. Un roi
Aménophis, désirant voir les dieux comme les avait vus le roi Horus, apprend
qu'il doit commencer par purger le pays des lépreux et autres hommes impurs
qui le souillent. Il fait donc rassembler de toutes les parties de ses États
ce qu’il y avait d’hommes affectés de semblables maladies. Il s’en trouva
quatre-vingt mille, au nombre desquels étaient des prêtres savants, et parmi
ceux-ci, comme il est dit plus bas, un prêtre d’Héliopolis, qui devint
ensuite leur chef, sous le nom de Moïse. Aménophis les envoie tailler des
pierres dans les carrières ouvertes à l'orient du Nil. On voit
ici le mal hideux tant reproché aux Juifs sur la parole des Égyptiens, comme
endémique dans leur nation ; quoiqu’ils l’eussent emporté d’Égypte où ils
l’avaient contracté, ainsi que le prouve le récit même de Manéthon, qui n’a
pu le supposer originaire chez eux, qu’en les supposant eux-mêmes d’origine
Égyptienne. On y voit la lèpre miraculeuse et momentanée de Moïse, qui a
autorisé à le mettre au nombre des lépreux d'habitude. On y voit enfin le
genre d'ouvrages auxquels furent condamnés les Hébreux pendant les jours de
servitude. Accablés
de ces longs et pénibles travaux, les lépreux demandent et obtiennent de se
retirer dans la ville habitée autrefois par les Pasteurs, et alors déserte,
la ville d’Abaris, et selon l’ancienne théologie, dit l’Auteur, la ville de
Typhon. À peine établis dans leur nouvelle demeure, les lépreux forment des
complots, se donnent pour chef un prêtre d’Héliopolis, nommé Osarsiph, et lui
jurent obéissance. Celui-ci leur prescrit pour première loi de ne point
adorer les dieux des Égyptiens, de ne pas craindre de tuer leurs animaux
sacrés et d’en manger la chair, de ne recevoir personne dans leur société qui
ne fût liée par le même serment, enfin, tout ce qu’il pouvait y avoir de plus
opposé aux mœurs et aux coutumes Égyptiennes. Cela seul ferait connaître quel
était cet Osarsiph : mais Manéthon ne le laisse pas deviner ; il nous apprend
que le prêtre Héliopolitain changea de nom quand il se vit à la tête des
conjurés, et prit celui de Moïse. C’est
donc le prêtre Moïse qui envoie proposer aux Pasteurs expulsés par le roi
Thutmosis, et établis dans la ville appelée Hiérusalem, de se rendre à Abaris
leur ancienne patrie, pour se joindre aux révoltés, et reconquérir avec eux
l’Égypte qu’ils avaient possédée autrefois. Les Solymites, comme Manéthon les
appelle, ne se font pas prier : ils accourent, formant une armée de 200 mille
hommes, et aussitôt recommencent des violences pires que celles auxquelles
s’étaient livrés leurs ancêtres ; avec cette différence, néanmoins, qu’ici
c’est au culte des Égyptiens principalement que les nouveaux Pasteurs
déclarent la guerre. Ils ne se contentent pas de brûler les villes et les
villages, ce n’est même pas assez pour eux de piller les temples et de
profaner les statues des dieux ; ils en employaient les débris à faire rôtir
les chairs des animaux consacrés au culte ; ils forçaient les prêtres et les
devins à les immoler et à les égorger de leurs mains, et les chassaient
ensuite, après les avoir dépouillés de leurs vêtements. On voit que les
auteurs de ce récit se souvenaient que les magiciens de Pharaon n’avaient pu
échapper aux ulcères honteux dont tous les Égyptiens avaient été frappés, et
que la peste et la mortalité s’étaient étendues sur les animaux sacrés comme
sur les autres. Aménophis
prend la résolution de repousser les Pasteurs et les Lépreux révoltés, il
marche avec une armée de 300 mille hommes bien aguerris, arrive en présence
de l’ennemi ; mais craignant, d’après l’avis qu’il avait reçu d’un prophète,
de combattre contre les dieux, il revient sur ses pas, et regagne Memphis. N’est-ce
pas là le cri d’alarme des Égyptiens, poursuivant les Hébreux au travers des
flots divisés de la Mer Rouge : « Fuyons Israël, car le Seigneur combat pour
eux contre nous. » D’où serait venue l’idée que l’on prêtait au roi Aménophis
que les dieux protégeaient ses ennemis, et qu’il attirerait sur lui leur
colère, s’il osait combattre les envahisseurs de ses États ? Aurait-il
imaginé de le faire accourir avec une armée formidable dans le dessein de les
détruire, pour s’arrêter tout à coup, comme frappé d’une terreur panique,
tourner le dos et s’enfuir ? La
domination des Solymites devait durer treize ans, suivant le prophète. Au
bout de ce temps Aménophis, qui s’était réfugié auprès du roi d’Éthiopie,
rentre en Égypte, va les attaquer, les défait complètement, et les pousse
jusque dans la Syrie, où ils arrivent cette fois avec Moïse. Nous avons droit de le dire : il est impossible de ne pas reconnaître dans ces deux récits combinés l’histoire entière des Hébreux en Égypte, d’abord sous Joseph, ensuite sous Moïse. Il était essentiel de constater ce fait, plus propre qu’aucun autre, le seul même qui soit vraiment propre à servir de base aux recherches chronologiques ou historiques sur l’Égypte ancienne qu’on voudra rendre solides et fructueuses. Il portera une nouvelle clarté dans les discussions précédentes, celles surtout où nous n’avons pas eu le secours des dates de l’Écriture sainte ; et il nous dirigera utilement dans les discussions, plus obscures encore, dont il nous reste à nous occuper. |
[1]
Gilbert, Mem. des Inscript. T. XXXV, page 670.
[2]
Non Memphim cepisse, sed in terram Gessen secessisse ; et nedum imperitasse,
quin potiùs Ægyptiis servisse constat. Goar. Annot. ad Syncellum. p.
21.
[3]
Joseph, Contra Apion. l. I, c. 14.
[4]
Reges Ægyptiorum Pastores conjecimus nuncupatos, propter Joseph et fratres
ejus, qui in principio pastores descendisse in Ægyplum comprobantur.
Eusèbe, Chron., t. 1. p. 79.
[5]
Genèse, XLII, 6.
[6]
Exode, XII, 31.
[7]
Genèse, XLVI. 34.
[8]
Ista verò quœ Manetho, non ex litteris ægyptiacis, sed, sicut ipsc professus
est, ab incertis auctoribus (sine auctore fabulas narrantibus) memorata
adjccit, postea particulatim excutiam, ca mendacia esse ostendens sine
verisimililudine conficta. Conlra Ap. lib. I, c. 16. Eò usque historias quidem
antiquas secutus est : postea verò, sumptâ sibi licentià, ut videretur
scripsisse relata et dicta de Judœis, incredibilia quœdam inscruit, votens
permisrere nobis multitudinem Ægypliorum leprosorum, et alios ob morbos, ut
dicit, ex Ægypto fugère compulsorum. c. 26.