LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

SECONDE PARTIE. — LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

CONSIDÉRÉES SOUS LE RAPPORT DE LA CHRONOLOGIE ET DE L’HISTOIRE

 

ARTICLE XI. — SUCCESSION DES RÈGNES DANS LA XVIIIE DYNASTIE.

 

 

La Table d’Abydos est véritablement chronologique, et non pas généalogique : comme on Va imaginer pour conserver les deux règnes de femmes que Manéthon admet et que la Table exclut. — Deux races au moins bien distinctes dans cette dynastie. — Mandouèi et Ousiréi sont le même roi sous deux noms différents : conformément aux monuments, qui leur donnent le même prénom, et à la Table d’Abydos, qui ne donne ce prénom qu’à un seul roi. — De là le nom d’Osimandias dans Diodore de Sicile. — Conjectures sur la mutilation du nom du Dieu Mandou dans les cartouches du roi Mandouèi. — Résumé des considérations qui autorisent une réduction du nombre des années que compte Manéthon, depuis le premier roi de la XXVIIIe dynastie, jusqu’à Sésonchis, premier roi de la XXIIe. — Par-là, ce long intervalle se trouve ramené à celui que met la Chronologie sacrée, entre l’époque de l’irruption de Sésac en Judée, et celle où les Hébreux abandonnèrent l’Égypte : d’où résulte définitivement la preuve que toutes ces dynasties, la XVIIIe même comprise, sont postérieures à ce dernier évènement.

 

La XVIIIe dynastie est sans contredit la plus remarquable de toutes. Aux monuments qui constatent l’existence de ses rois, se joint aujourd’hui le témoignage de la Table d’Abydos, qui en détermine la succession : on pourrait donc se flatter, en combinant ces deux genres de preuves, qui s’aident et s’éclairent mutuellement, de former une liste de rois aussi complète et aussi authentique qu’on peut le désirer. Mais on n’a pas voulu s’en tenir à ce qu’on avait de certain : la Table et les inscriptions ne donnent que quatorze rois, et par conséquent autant de règnes ; Manéthon compte dix-sept règnes, et son autorité l’emportera sur celle des monuments.

Manéthon introduit dans la chronologie de la XVIIIe dynastie deux règnes de femmes, dont les cartouches ne sont pas dans la Table d’Abydos et qu’aucun monument, gravé ou écrit ne présente comme ayant réellement gouverné. Il n’était pas difficile d’imaginer que de deux femmes, mères ou épouses, filles ou sœurs de rois, représentées avec eux et à leur côté sur les mêmes tableaux, on avait fait deux reines, occupant seules le trône et en possédant les droits et les honneurs. Dans toute la suite des dynasties, avant et après la XVIIIe, on n’en trouve qu’un seul exemple remarquable, celui de la fabuleuse Nitocris, aux temps les plus ténébreux des chroniques Égyptiennes ; il n’est certes pas propre à confirmer les deux autres. Une dynastie composée des plus grands souverains de l’Égypte, et si féconde en princes belliqueux, n’est pas celle où devraient se trouver deux exemples sur trois d’une anomalie de ce genre.

Le manque de cartouche royal, paraît avoir embarrassé d’abord ; mais l’explication s’est bientôt présentée : les femmes qui régnaient n’avaient point de cartouches, ils étaient réservés aux rois. On le conclut sans doute de ce que Manéthon fait régner des femmes, pour lesquelles on ne trouve point de cartouches dans la Table d’Abydos ; d’autres partant de ce fait bien avéré, en concluront au contraire, avec autant au moins de raison, que ces femmes n’ont pas régné, et que c’est pour cela, uniquement pour cela, qu’on n’y voit point leur signe de règne.

De l’explication que l’on donne à l’omission des reines Amensès et à Akenchrès dans la Table d’Abydos, et à l’absence de cartouches royaux qui marqueraient leurs places, il suit que la Table n’est pas chronologique, comme il était naturel de le penser ; et par-là, elle perd nécessairement beaucoup de sa valeur. Elle ne présente plus qu’une série d’écussons réunis, on ne sait dans quelle vue, ni dans quel ordre ; il faut le deviner. Est-ce le désir de conserver deux règnes à la chronologie, ou la crainte de compromettre l’infaillibilité de Manéthon, qui détermine à ôter à ce monument son plus imposant caractère ?

Elle n’est pas chronologique, puisqu’elle ne marque pas la suite des règnes ; elle est purement généalogique, marquant seulement ceux qui forment la filiation, dans laquelle les femmes n’entrent pas. Ainsi ce grand ouvrage, unique dans son genre, ne serait qu’un monument de la vanité d’un prince, plus jaloux détaler aux yeux la longue suite des rois ses aïeux, que de constater, au profit de l’Histoire, la durée de l’empire sur lequel il régnait après eux.

Mais est-ce bien là l’objet de la Table d’Abydos ? Une réflexion générale se présente d’abord, et suffirait peut-être pour en écarter l’idée. Cette table, comme on l’appelle, ne donne que les cartels-prénoms, c’est-à-dire, ceux qui indiquent le nom de règne, la phrase ou le titre d’honneur affecté à chaque roi. Elle omet les cartels qui contiennent le nom propre, celui que le prince avait porté avant son accession ou adopté en montant sur le trône, qui devait être ordinairement, et par le fait est presque toujours un nom de famille. De ces deux manières de désigner les rois, laquelle convenait le mieux à une Table généalogique ? celle qui ne marque réellement que la succession, ou celle qui aurait en même temps montré la descendance ?

Entrons dans quelques détails. Est-il vrai, est-il même croyable que tous les rois compris dans ce tableau se soient succédé de père en fils aussi régulièrement qu’on le suppose ? Car, depuis la découverte de son caractère généalogique, on ne manque pas de remarquer, presqu’à chaque règne, que celui qui monte sur le trône est fils de celui qui précède. La Table offre encore cinq à six rois antérieurs à la XVIIIe dynastie, et l’on est porté à croire qu’elle en contenait plusieurs autres ; ce serait donc autant d’aïeux de plus qu’il faudrait donner à Séthosis, et si l’on y joignait, sur le même pied, les cinq ou six Ramessès qu’on lui donne pour successeurs, on aurait vingt-cinq à vingt-six rois, régnant de père en fils pendant plus de 500 ans, durée de trois dynasties. Nous aurions là un exemple de stabilité, de possession toujours paisible et de filiation non interrompue, que n’offrirait probablement aucune famille royale, dans aucun autre des anciens empires, et que l’Égypte n’a plus offert depuis.

Au reste, cette uniformité continue dans le mode de succession de la grande famille Thébaine, n’est qu’une conséquence nécessaire du système de généalogie qu’on veut établir, et qui lui-même n’a été imaginé que pour conserver, dans la XVIIIe dynastie, les deux reines de Manéthon, omises dans la Table d’Abydos. Nous serions donc dispensés d’attaquer directement ce système ; il suffirait d’avoir montré sur quel fondement il repose. Voyons cependant si la nomenclature des rois et de leurs noms monumentaux, car nos connaissances ne vont point au-delà, ne fournirait pas seule de quoi la combattre et la détruire. N’y reconnaît-on pas en effet deux races bien distinctes, celle des Ahmosis ou Tuthmosis qui se prolonge jusqu’au roi Horus, et celle des Ramessès qui commence après les frères Akenchrès ou Mandoui, et s’étend jusqu’à la fin de la XIXe dynastie ? Les noms vraiment patronymiques, affectés à chacune d’elles, et portés par chacun des individus qui les composent, ne permettent certainement pas de ne voir dans leur ensemble qu’une seule et même famille. Le nom de Ramessès rappelle celui d’un lieu, peut-être d’un roi de la Basse-Égypte, au temps où les Hébreux habitaient ce pays. Serait-ce un descendant des anciens rois de Memphis qui, après avoir relevé ce royaume détruit, aurait attaqué à son tour et conquis le royaume de Thèbes ? Horus et ses deux successeurs semblent également étrangers aux Tuthmosis qui les précèdent, et aux Ramessès qui les suivent : ne formeraient-ils pas une race intermédiaire ? ou plutôt seraient-ils des concurrents ambitieux, qui auraient su combattre pour s’emparer de la couronne et se la disputer, mais qui n’auraient pas su la conserver, et dont les règnes isolés et assez courts n’en marqueraient que mieux le passage de l’une à l’autre des deux grandes familles.

La prétendue filiation de tous ces rois, ou, si l’on veut s’y borner, de ceux seulement qui forment la XVIIIe dynastie, est donc une chimère démentie par les faits ; et avec elle s’évanouit l’idée de faire du monument d’Abydos un simple tableau généalogique. Ce monument remarquable reprend le caractère qui lui convient. Il présente l’ordre chronologique des souverains qui ont régné à Thèbes dans l’intervalle de deux époques déterminées ; il les fait connaître par la suite, chronologiquement rangée, des cartouches où le titre royal de chacun d’eux est inscrit ; il exclut par conséquent les deux reines, pour lesquelles il n’offre point ce signe propre de la souveraineté. Elles n’ont pas régné, puisqu’elles n’entrent pas dans la chronologie des règnes, et l’autorité de Manéthon ne les y rétablira point.

Ces dernières observations donnent lieu à une remarque que nous devons au moins indiquer ; elles prouvent que les temps de la grande dynastie n’ont pas été toujours aussi paisibles qu’on aime à se le figurer. Deux importantes révolutions s’y sont opérées vers le milieu de la dynastie, et ne sont peut-être pas les seules ; elles pourraient en faire soupçonner d’autres moins complètes, mais très réelles, soit dans la famille qui avait précédé, soit dans celle qui suivit : elles auraient été le résultat des premières, et le principe des secondes. L’effet de cette continuelle agitation eût été nécessairement d’abréger les règnes et d’augmenter le nombre des prétendants au pouvoir : deux causes qui tendent à multiplier les titres de rois dans un moindre espace de temps. On risquerait donc de se tromper, si l’on calculait la durée de cette dynastie sur l’estimation commune de la durée moyenne des règnes, à des époques de calme intérieur et prolongé, où rien ne troublerait le cours naturel des choses. Nous le répéterons ici : il faut, attendre l’Histoire, qui expliquera les monuments et en éclairera l’usage.

Revenons maintenant sur les deux rois successeurs d’Horus : ils offrent une particularité digne d’attention, et féconde peut-être en conséquences, même pour la Chronologie.

Les monuments font connaître deux rois dont les noms, ni aucun nom qui leur ressemble, ne se lisent dans la XVIIIe dynastie de Manéthon, à laquelle ils doivent appartenir. Ces rois se présentent sur les monuments avec une circonstance que l’on ne remarque pas ailleurs, et qui probablement n’a existé que pour eux. Ils ont chacun leur nom propre bien distinct : l’un celui de Mandouéi, tiré du dieu Mandou, l’autre celui d’Ousiréi, pris du dieu Osiris : mais les prénoms, les noms de règne, demeurent communs à tous les deux ; Ousiréi est, comme Mandouéi, le soleil stabilisateur de la région inférieure.

De là naît une question : sont-ce deux rois, succédant l’un à l’autre, et ayant chacun son nom propre, qui ont voulu signaler leurs deux règnes par le même prénom ; ou est-ce le même personnage qui aurait porté successivement deux noms propres, en conservant toujours son prénom primitif ? M. Champollion s’est arrêté à la première branche de la question, l’alternative ne lui est pas venue en pensée celle-ci néanmoins paraît la plus naturelle, et, à tous égards, la plus vraisemblable. La nature des prénoms « qui seuls, nous dit-il, à cette occasion même, furent établis comme signes nominaux individuels[1], » et qui, à ce titre, sont seuls inscrits sur la Table d’Abydos, semble décider le sens de la question : puisque la Table n’offre qu’un nom individuel, elle ne doit se rapporter qu’à un seul individu. Quel motif pouvaient avoir deux rois différents de confondre leurs règnes et leur existence en un même prénom ? Un roi, autant et plus qu’un autre, veut être personnellement connu ; il veut que l’on sache quels sont les actes de gouvernement qui lui appartiennent, et qu’on ne lui attribue pas ceux qui appartiendraient à un autre et pourraient compromettre sa mémoire.

On dira, comme on le dit des deux Akenchrès de Manéthon, qu’Ousiréi et Mandouéi étaient frères, et l’on en conclura qu’un des deux seulement devait entrer dans une Table généalogique. Mais lequel des deux y placerait-on ? Les monuments n’apprenant rien à cet égard, il n’y aurait aucun moyen, de reconnaître le père du roi suivant, et la libation serait restée en cet endroit incertaine. Cette fraternité, à laquelle on voudrait recourir, n’est qu’une supposition dont on n’apporte point de preuve directe, que l’on déduit uniquement du caractère qu’on attribue à la Table d’Abydos, et qui par conséquent ne peut servir à justifier des inductions tirées de ce caractère même. Nous, au contraire, qui avons prouvé que la Table devait être, et qu’elle est véritablement chronologique, nous avons droit d’en saisir les conséquences, et nous dirons que le monument n’offrant qu’un seul cartouche de règne, il n’y a eu qu’un roi, que Mandouéi et Ousiréi ne sont ni deux rois, ni deux frères, qui aient régné successivement, mais un seul roi qui a pris successivement deux noms propres ; et qui, pour ne pas troubler la succession des règnes, objet essentiel et le plus intéressant sous tous les rapports, pour qu’on ne crût pas qu’il y avait eu deux rois et qu’il eût cessé de régner, n’a pas voulu, n’aurait pas même pu, changer son prénom. Il est évident qu’une Table chronologique aurait plutôt répété le cartouche prénom, qui eût alors indiqué les deux règnes, que de n’en donner qu’un, qui ne pouvait jamais indiquer qu’un seul roi. M. Champollion observe, dans l’endroit cité, que « les prénoms doivent nous servir de guides pour bien distinguer entre eux les souverains d’Égypte qui ont porté, des noms propres semblables. » Quand nous trouvons un prénom répondant à deux noms propres différents, que nous apprend donc ce prénom ? que les deux noms propres appartiennent à un même individu, puisqu’il ne peut lui-même appartenir qu’à Un seul, qu’il ne répond qu’à un seul règne.

Nous opposerait-on les deux Akenchrès, qui semblent en effet représenter dans la XVIIIe dynastie les deux rois dont nous parlons ? C’est, sans doute, leur nom vulgaire que Manéthon a conservé, selon sa coutume, celui qu’ils portaient avant de monter sur le trône, et sous lequel ils continuèrent d’être connus. Mais l’identité de nom ne serait-elle pas un indice de l’identité de personne ? Et s’il n’y eut d’abord qu’un seul roi Akenchrès, si l’on n’en imagina deux que d’après ses deux noms royaux, n’aurait-on pas la preuve que l’Akenchrès Mandouéi et Akenchrès Ousiréi ne furent qu’un seul et même individu ? Au moins n’aurait-on pas droit de conclure, de ce que la dynastie compte deux rois du nom d’Akenchrès, qu’il faut nécessairement compter Mandouéi et Ousiréi pour deux rois.

Ce point bien établi nous conduira peut-être à découvrir un Pharaon célèbre, dont l’existence a souvent été regardée comme problématique, et que l’on croit reconnaître aujourd’hui, à des signes certains, dans les temps reculés de la monarchie Égyptienne.

Les monuments ont procuré la connaissance d’un roi Mandouéi, qui n’est pas celui de la XVIIIe dynastie, puisqu’il n’a pas le même prénom, et qui doit être beaucoup plus ancien, puisqu’il ne se trouve pas dans la partie qui reste de la Table d’Abydos au-dessus de cette dynastie ; et qu’il était par conséquent antérieur aux cinq rois dont cette partie conserve les cartouches. On veut en faire l’Osimandias de Diodore de Sicile ; et certes, ce serait une belle acquisition pour l’Histoire et la Chronologie, qu’un Pharaon qui aurait porté ses armes jusque dans la Bactriane, et élevé le superbe édifice décrit par Diodore, sous le nom de Tombeau d’Osimandias, plusieurs siècles avant les Tuthmosis et les grandes constructions dont furent décorées, par eux et après eux, Thèbes et toutes les parties de la Haute-Égypte. L’acquisition est peut-être même trop belle : car elle ferait naître une difficulté dans l’histoire chronologique de l’architecture des Égyptiens, qui l’auraient portée, dès leurs premiers essais, à un point de perfection qu’on ne retrouverait pas dans les temps qui suivirent ; où elle part d’un point inférieur, et remonte graduellement, pour parvenir à peine aussi haut qu’elle était plusieurs siècles auparavant. Il faut attendre ce que dira là-dessus l’habile architecte, qui nous promet cette intéressante histoire ; il n’a à craindre que les illusions que peut faire naître une prévention trop forte en faveur d’une antiquité supposée. Les recherches étendues et toujours approfondies d’un savant académicien, ont déjà répandu une vive lumière sur la description et sur la nature du monument d’Osimandias[2].

Quoi qu’il en soit, on n’a point hésité à prendre le nouveau Mandouéi pour l’Osimandias des Historiens. Combinant ensuite les calculs par générations, sur lesquels Diodore de Sicile et Hérodote ont prétendu fonder, chacune de son côté, une sorte de chronologie des plus anciens rois d’Égypte, on a trouvé qu’Osimandias doit être le dernier de la XVe dynastie ou le premier de la XVIe au plus tard : résultat bien précis pour des données aussi vagues et aussi incertaines. La transformation du nom Mandouéi en Osimandias pouvait paraître hasardée ; heureusement la liste des Pharaons de la façon du Syncelle, a offert un roi du nom d’Ousé, dont on a pu s’emparer pour en former, avec celui de Mandouéi, le nom complet d’Osimandias, que ne donnent ni les inscriptions, ni Manéthon, ni le Syncelle. Il suffisait de rapprocher le règne d’Ousé du règne de Mandouéi ; et la chose n’est pas difficile, quand on dispose à son gré des dates. On se serait épargné la peine d’un travail infructueux, si, cherchant le vrai sans préoccupation, et dégageant son esprit des illusions d’une antiquité chimérique, on s’était arrêté à ce que les monuments ont de certain, et aux seules conséquences qu’on peut sûrement en déduire. On aurait vu que le nom d’Osimandias n’est que la réunion des deux noms que les monuments nous apprennent : on aurait vu encore que ce nom composé fournissait lui-même une preuve que le roi qui le portait avait porté les deux noms.

Ces faits admis, l’histoire du Pharaon ne souffre plus de difficultés ; les exagérations, les fables même s’expliquent. Le palais qu’on lui attribue peut étonner s’il fut sa demeure, et paraître insensé s’il devait être son tombeau, mais n’avait rien, comme ouvrage de l’art, qui ne convint à l’époque où il vécut. Il fut, disait-on, guerrier et conquérant : des inscriptions monumentales, au sein de l’Arabie, attestaient du moins que sa domination s’étendait au-delà du golfe qui séparait l’Égypte de l’Asie. Quant à ses exploits dans la Bactriane, les prêtres de Thèbes ne pouvaient-ils pas les voir aussi authentiquement gravés sur la pierre, que les sièges et les batailles de Sésostris ?

Passons à une circonstance plus certaine et véritablement extraordinaire, qui, avec raison, embarrasse beaucoup M. Champollion. On devine que nous voulons parler de la mutilation du signe, du symbole du dieu Mandou sur les monuments, soit qu’il y exprime son nom, soit qu’il en représente les deux syllabes dans le nom de Mandouéi. Est-ce le dieu ou le roi qu’on a eu en vue ? Est-ce l’exécution d’un jugement public porté contre l’un ou contre l’autre ? En se faisant ces questions, M. Champollion ne suppose point que le jugement ait pu être rendu par les prêtres ; il paraît, au contraire, dans un autre endroit de ses écrits, très éloigné d’admettre, sans un plus ample examen, ce que dit Hérodote de l’autorité que cette caste exerçait sur les rois. Cependant, comme les personnes qui accorderaient à cet Historien une confiance plus entière, pourraient n’être pas disposées à la lui retirer en cette occasion, et que l’idée d’un jugement sacerdotal serait la première qui se présenterait à leur esprit, nous remarquerons, en passant seulement et sans engager une discussion superflue, que ce trait de l’histoire d’Égypte, ce jugement des rois, admiré chez les Grecs, ainsi que beaucoup d’autres usages religieux ou civils, dont les Égyptiens faisaient honneur à leurs ancêtres, ne sont encore que des larcins faits à nos Livres sacrés : traits simples et vrais dans les récits de l’Écriture, dénaturés par l’exagération et de fausses applications dans le travestissement, et néanmoins conservant toujours une ressemblance frappante et d’évidents rapports avec le type original. Déjà l’ensemble de ces rapports a fixé l’attention des savants qui les ont étudiés ; et la conséquence qui en résulte ne leur a pas échappé. Ils ont vu que des lois, des coutumes de ce genre, communes à deux peuples, avaient dû nécessairement passer de l’un à l’autre : mais les idées d’antiquité et de stabilité que la prévention attache aux institutions Égyptiennes, ces idées de l’école qui dominent toute la vie, ne leur ont pas permis de voir où était la source première ; le peuple regardé comme le plus ancien a dû être le créateur, la nation supposée plus récente n’a pu que l’imiter.

Après avoir discuté les différentes conjectures qui s’offraient à lui, ne trouvant partout que d’inextricables difficultés, M. Champollion finit par en abandonner la solution à d’autres ou au temps. Il nous semble qu’un nouveau fait qu’il annonce, et dont nous lui devons probablement la découverte, loin de compliquer la question, comme il le pense, indiquerait où il convient de porter les recherches. « N’a-t-on pas, dit-il, le droit de se demander, si ce n’est point plutôt contre le dieu Mandou lui-même que fut dirigée l’animadversion publique, s’il est vrai, comme tout le prouve, que le caractère figuratif Mandou soit également effacé sur le bel obélisque de la Porte du peuple à Rome, dans la légende royale du Pharaon Mandouéi II, treizième roi de la XVIIIe dynastie[3] ». On voit d’abord à qui en voulaient les mutilateurs : à Mandou même, et à lui seul ; puisqu’ils ne s’attachent qu’à détruire son signe, en laissant subsister le reste du nom royal dont il faisait partie. On voit de plus que l’opération entière a été dirigée par la même main, et exécutée dans le même temps ; puisqu’elle atteint à la fois les monuments de deux princes d’époques différentes et très éloignées l’une de l’autre. On voit enfin qu’elle n’a pu avoir lieu que sous le règne du second de ces princes ou plus tard. En partant de ces données, la profanation qui étonne, et qui semblait se refuser à toutes les conjectures, s’explique d’elle-même, et trouve des preuves positives dans les circonstances connues.

Un roi seul pouvait ordonner un acte semblable, et le faire exécuter : or, Mandouéi est le seul roi auquel on en puisse attribuer le dessein et l’accomplissement. Quand ce prince abjure le nom de Mandou, pour prendre celui d’Osiris, on doit penser qu’il avait de fortes raisons de se plaindre de Mandou ; et quel que fût le tort du dieu, le ressentiment du Pharaon fut certainement très-vif. L’éclat d’une pareille rupture, dont on ne voit point d’autres exemples, avec le dieu auquel il s’était voué, qu’il appelait dans ses inscriptions le grand Mandou, et qu’il répudie si solennellement, en est la preuve incontestable, et en donne la juste mesure. Ce fait, bien établi, explique tout le reste. On a remarqué sur les tableaux où des Pharaons sont représentés dans tout l’appareil de leur puissance, que ces princes semblent traiter d’égal à égal avec leurs dieux, ou même affecter une sorte de supériorité. L’Histoire Sainte nous montre le même esprit, dans les superbes Monarques des grands empires de l’Asie. On conçoit donc que, dans son orgueil, un fils du Soleil, son image vivante, et dieu lui-même dans notre région inférieure, ait pu se croire en droit de déclarer ouvertement la guerre au dieu qui l’avait offensé, et qui n’était après tout qu’un dieu du second ordre. Il la fit à sa manière et en employant les armes qu’il avait à sa disposition. De là cette destruction au marteau du signe de Mandou, sur tous les monuments où il le trouvait gravé avec son nom, à commencer par le magnifique obélisque qui était peut-être son propre ouvrage. Une légère question de chronologie nous reste : Quelle fut la durée du règne d’Osimandias, qui doit représenter ceux de Mandouéi et d’Ousiréi, ou des deux Akenchrès dans les dynasties ? Le texte original de Manéthon paraît être fort altéré dans l’extrait de Jules Africain ; et M. Champollion-Figeac a raison de s’en tenir à l’extrait littéral de l’historien Josèphe, moins manié d’ailleurs par les copistes, moins travaillé par nos anciens chronologues, et par conséquent mieux conservé et plus sûr. Manéthon donnait douze ans au premier Akenchrès, douze ans encore, et non pas vingt, comme l’écrit M. Champollion-Figeac, au second. Si cette égalité du nombre des années assignées à chacun des deux règnes, faisait soupçonner un double emploi du même nombre, le règne entier d’Osimandias se trouverait réduit à douze ans ; et ce serait peut-être assez pour un roi sacrilège, qui devait être en horreur à toute l’Égypte. Mais si l’on opposait qu’à l’époque où les Égyptiens, trompés par les deux noms de Mandouéi, en formèrent deux rois, ils durent en même temps partager les années de son règne, et qu’il était tout simple qu’ils fissent les portions égales : si l’on ajoutait qu’un règne de douze ans ne répondrait pas à l’idée qui s’était conservée parmi eux de celui d’Osimandias, nous n’insisterions pas sur la légère réduction que nous croyons seulement pouvoir être proposée. Résumons nos observations sur les quatre dynasties qui précèdent la XXIIe et le règne de Sésac, et fixons-en le résultat par rapport à la chronologie : nous verrons si les 520 ans que compte l’Écriture, de l’invasion de la Judée par Sésac à la sortie des Hébreux de l’Égypte, pourront nous conduire jusqu’au commencement de la XVIIIe dynastie.

Nous avons prouvé que la XXIe et la XXe dynastie avaient dû concourir avec la XIXe, au moins depuis la fin, ou même depuis les dernières années du règne de Séthosis ; et nous en avons conclu qu’il fallait retrancher de la chronologie, ou la XXIe et la XXe dynastie tout entières, ou la presque totalité de la XIXe. Dans le premier cas, le retranchement serait de 265 ans ; dans le second, il serait au-dessous de 209 ans, durée de la XIXe dynastie, suivant ce qu’on voudrait en distraire pour le règne de Séthosis. Mais une observation lève la difficulté, et donne au calcul une base plus assurée.

On ne peut guère douter ; en considérant les choses historiquement, que les royaumes de Thèbes et de Memphis ne soient tombés en même temps sous les coups des rois d’Éthiopie : telle était alors la marche des évènements de la guerre ; une seule bataille décidait du sort d’un empire. Le dernier roi de la XIXe fut donc contemporain du dernier roi de la XXIe. Allongerait-on celle-là, pour lui donner la durée des deux autres ? retrancherait-on l’excédent de celles-ci, pour les ramener à la durée de la XIXe ? Il ne semble pas qu’il y ait à hésiter. La XIXe dynastie a pour elle l’appui des monuments ; le nombre des rois Thébains qu’on peut, sur cette autorité, y admettre, est déterminé, et s’accorde avec celui que Manéthon lui donne. Elle doit donc rester telle qu’elle est ; et c’est déjà beaucoup qu’elle ait pu subsister si longtemps sous de si faibles princes. Quant aux deux dynasties collatérales, on a pu apprécier le degré de confiance qu’elles méritent, et l’on peut juger maintenant s’il y a quelque difficulté à en réduire la durée, pour les coordonner avec un état de choses mieux établi. C’est donc par la durée de la XIXe dynastie qu’il faut estimer l’intervalle entre Sésac et Séthosis ; et nous n’avons à compter, de l’un à l’autre, que 209 ans.

Dans la XVIIIe dynastie nous supprimons de plein droit les deux règnes de femmes, et les 33 ans qui leur sont assignés. Nous laissons à Mandouéi les 24 ans qu’il a pu avoir dans l’origine, et que les Égyptiens auraient répartis entre lui et leur Ousiréi ; observant toutefois que, s’il en était besoin, l’incertitude de la durée des règnes nous permettrait de nous en dédommager, par une réduction convenable sur la durée totale de la dynastie. La XVIIIe dynastie, selon le texte de Manéthon, conservé par Josèphe, et mettant seulement à l’écart les mois additionnels, inadmissibles dans tous les systèmes, aurait subsisté pendant 326 ans, sous dix-sept rois ou reines : en supprimant les 33 ans des deux reines dans la chronologie, et le nom d’un roi dans la succession des règnes, elle se réduirait à 293 ans de durée sous quatorze rois. Ces 293 ans, depuis le premier Thutmosis jusqu’à Séthosis, réunis aux 209 ans depuis Séthosis jusqu’à Sésac, 502 ans, formeraient donc la durée totale du temps écoulé, de Thutmosis ou du commencement de la XVIIIe dynastie, à Sésac ou au commencement de la XXIIe. Or, l’intervalle fixé par l’Histoire Sainte entre l’irruption de Sésac en Judée et la sortie des Hébreux de l’Égypte est de 520 ans, et ferait par conséquent remonter ce dernier événement à 18 ans au-dessus de la XVIIIe dynastie. On voit que nous sommes au large.

Allons plus loin, et prenons la XVIIIe dynastie dans l’état où Manéthon nous la présente. Elle donnera, de Sésac au premier Thutmosis, 535 ans ; 15 ans seulement de plus que les 520 de l’Historien sacré. Serait-ce une si légère différence, résultat de la durée incertaine de chaque règne dans une longue suite de rois, et facile à compenser au-delà même, s’il était nécessaire, qu’on opposerait à un calcul précis et bien autrement assuré ? Enfin essayons une manière de vérifier les temps, qui soit indépendante des évaluations partielles de Manéthon, et des incertitudes qu’elles laisseront toujours après elles. Calculons sur le nombre des rois de la dynastie, et sur l’estimation commune de la durée des règnes. En estimant la durée de chaque règne à 20 ans, et les observations que nous avons faites ne permettent pas de la porter plus haut, et permettraient plutôt de la mettre au-dessous, seize rois ne supposeraient que 320 ans, quatorze n’en demanderaient que 280 ; et cette dernière évaluation serait la plus vraie, la seule vraie, puisque la dynastie n’eut effectivement que quatorze rois.

Nous avons raisonné jusqu’ici d’après l’état actuel de nos connaissances ; mais l’effet des discussions dans lesquelles nous sommes entrés s’étend plus loin. Il nous tranquillise d’avance sur les résultats, quels qu’ils soient, des découvertes nouvelles qu’on ferait sur les quatre dynasties en question. Qu’on augmente de quelques années l’espace de temps que nous donnons aux trois premières, que l’on confirme en tout ou en partie la durée de quelques règnes de la XIXe, la Chronologie de l’Écriture n’en sera point ébranlée, elle fera face à tout ce qui aura été solidement établi ; et le reste se renfermera de soi-même dans les limites qu’elle a fixées.

 

 

 



[1] Seconde lettre, p. 14.

[2] Le Philol., T. 13.

[3] Seconde lettre, p. 25.