Quand
on a examiné de près cette chronologie, si vantée aujourd’hui, des dynasties
Égyptiennes, on s’étonne de la sorte de respect que montrent pour elle, et du
haut degré d’autorité que lui accordent ceux de ses défenseurs que l’on doit
supposer l’avoir étudiée avec le plus de soin, et s’être mis le plus
parfaitement en état de l’apprécier à sa juste valeur, « Le prêtre de
Sébennytus, nous disent-ils, devait connaître mieux que tout autre l’histoire
de son pays[1]. C’est bien la plus imposante
autorité que l’on puise citer en pareille matière[2]. » Et partout la sèche liste de
rois que Manéthon nous offre, est présentée comme un trésor inestimable,
échappé aux ravages du temps, et que nous sommes trop heureux de posséder
encore. Il semblerait que les dynasties Égyptiennes soient hors de toute
contestation, et n’aient pas même besoin de preuves. On connaît cependant les
débats dont elles ont été l’objet, et qui sont loin de s’être terminés en
leur faveur ; on connaît ce qu’en ont pensé des savanes les plus distingués,
et nous croyons avoir montré, dans l’examen que nous venons d’en faire, que
leur jugement était assez bien fondé. En
refusant à Manéthon l’autorité qu’on lui accorde trop libéralement, nous ne
prétendons pas l’exclure des recherches dont l’ancienne Égypte est
aujourd’hui l’objet, et ne lui laisser aucune part dans les discussions
qu’elles feront naître. Nous regrettons plutôt de n’avoir pas sa Chronologie
plus entière, et de n’avoir presque rien de son Histoire. Un manuscrit trouvé
dans les fouilles de quelques tombeaux serait une des plus utiles découvertes
que pussent faire nos voyageurs. Nous aurions plus de points de comparaison ;
nous remonterions par plus d’endroits aux sources où il avait puisé, et nous
serions à même de juger avec assurance si ces sources étaient aussi pures, si
les faits qu’il eut à tirer étaient aussi authentiques que l’on aime à le
croire. Dans
l’état où nous l’avons, dénuée de faits, dont la suite marquerait celle des
dynasties et des règnes, la chronologie égyptienne, seule et par elle-même,
ne saurait donner un fondement solide à des recherches sur la durée des temps
qu’elle embrasse, et l’époque des faits qu’on voudrait y rapporter. Il faut
lui chercher des appuis au dehors : et déjà les monuments ont fait connaître
un assez grand nombre de rois dans les dernières dynasties. Ce sont là des découvertes
importantes sans doute, et qu’on pourra multiplier. Mais elles ne seront
jamais qu’un premier pas vers la connaissance de l’histoire et de sa
chronologie, qui resteront à peu près, tant qu’elles n’auront pas de secours
plus puissants, l’une dans la même obscurité et l’autre dans la même
incertitude. Une inscription fera connaître le nom d’un roi ; son existence
sera certaine : mais à quelle dynastie le rapporterez-vous, si vous ne
retrouvez son nom dans aucune ? Quelle place lui donnerez-vous dans une
dynastie où vous trouverez plusieurs rois qui le portent ? Et si vous ne
connaissez que lui dans celle où vous le mettrez, l’existence de la dynastie
entière sera-t-elle assurée ? Deux seulement jusqu’ici offrent une suite
assez complète de noms monumentaux, pour qu’on puisse les regarder, elles et
la succession de leurs rois, comme à peu près établies ; mais où les placerez-vous
dans l’ordre général des temps, si l’époque des dynasties qui les ont
précédées ou suivies, n’est pas encore fixée ? Et pour toutes, nous
demanderons comment on en déterminera la durée, quand les inscriptions,
n’offrant que les noms des rois, nous laissent ignorer la durée de leurs
règnes ? Il en
est de la chronologie comme de l’histoire Égyptienne : les monuments lui
fourniront des matériaux, ils ne la créeront pas ; ils ne sauraient ni
l’asseoir sur des dates qu’ils auraient rendues certaines, ni remplir seuls
les vides que laisseraient ces dates. Que reste-t-il donc pour obtenir celui au
moins de ces deux points essentiels, qui ferait distinctement connaître les
temps vrais de cette chronologie, et marquerait distinctement l’époque où
elle entre dans le vague des conjectures, pour se perdre bientôt dans les
pitoyables illusions d’une antiquité chimérique ? Il reste les annales des
peuples contemporains, qui auraient eu des relations avec l’Égypte, et en
auraient conservé la mémoire. Mais, à cet égard, les ressources sont bornées.
Dans tout ce que les Historiens nous apprennent, ou plutôt nous rapportent
des grands empires qui se sont succédé en Asie, jusqu’aux derniers temps du
second empire des Assyriens et aux commencements de celui des Chaldéens,
c’est-à-dire, jusqu’au temps même du renversement de la monarchie Égyptienne,
et du règne des derniers Pharaons, on ne voit aucun rapport entre l’Égypte et
l’Asie, entre les Pharaons de Memphis ou de Thèbes, et les rois de Ninive ou
de Babylone. Pendant ce long intervalle de temps, les Égyptiens semblent s’être
donné pour bornes le Nil et la Mer Rouge, et n’avoir jamais porté au-delà, ni
leurs vues, ni leurs pas. L’expédition du grand Sésostris n’est qu’une fable
calquée sur une histoire qui n’était pas celle d’un conquérant ; mais
eût-elle un fond de vérité, on n’en tirerait aucun des renseignements que
l’on cherche, puisqu’il est constant, quoique fort étrange, que ces
conquêtes, si étendues et si rapides, ne laissèrent de traces, ni dans la
situation politique de tant de pays envahis, ni dans les traditions de tant
de peuples vaincus. Un seul
peuple, imperceptible en quelque sorte entre les vastes continents d’Asie et
d’Afrique, formant les limites de l’un, touchant aux barrières de l’autre,
avait eu avec l’Égypte, dès la plus grande antiquité, des relations qu’il
n’aurait pu oublier, quand il ne les aurait pas consignées dans son Histoire.
Ce peuple est en même temps celui dont les annales, remontant à l’origine du
genre humain, et devançant l’établissement de toutes les autres nations et
les plus anciennes chroniques qu’elles pussent avoir, présentent seules une
suite de faits liés étroitement les uns avec les autres, des dates précises
qui tracent l’ordre des faits, et ne laissent aucune interruption dans
l’ordre des temps ; un corps enfin d’histoire et de chronologie, auquel le
scepticisme, s’il veut être raisonnable, ne peut rien opposer, comme la critique,
si elle est éclairée, ne trouvera rien dans ces siècles reculés qu’elle
puisse mettre en comparaison. Telles sont les Annales du Peuple Hébreu,
abstraction faite du caractère sacré qui leur appartient exclusivement, et de
l’autorité supérieure à tous les témoignages humains qu’il leur donne. C’est
donc de la chronologie de l’Histoire sacrée qu’il faut rapprocher la
chronologie de Manéthon, pour déterminer dans celle-ci les dates et les temps
qu’on peut admettre avec assurance, ceux qu’on doit décidément rejeter, ceux
enfin qu’il convient de laisser dans leur incertitude actuelle, ou
d’abandonner aux conjectures qu’il sera permis de former, en attendant que de
quelque autre côté viennent de nouvelles lumières. La
première chose qui frappe dans la chronologie Égyptienne est son
étendue : elle dépasse d’un grand nombre de siècles la borne
immuablement fixée à toute chronologie Chrétienne par le déluge, et à toute
chronologie raisonnable, par les faits que présentent à la méditation
l’histoire des hommes et l’état physique du globe. On peut reculer plus ou
moins, suivant les divers calculs, l’époque, du renouvellement du genre
humain dans la postérité de Noé : mais ces différences et les incertitudes
qui en peuvent résulter ont une limite, au-delà de laquelle l’histoire et la
chronologie ne sont plus qu’erreur et mensonge. Les critiques, à l’exception
d’Isaac Vossius et de quelques autres aussi inconsidérés que lui, ont senti
la difficulté insurmontable qu’oppose ici l’Histoire Sainte, et reconnu que, pour conserver les dynasties de
Manéthon, il fallait nécessairement resserrer l’espace qu’elles occupent. Les
plus prudents ont donc pris le parti de les abandonner à leur sort ; et,
parmi les autres, chacun en a tiré le système de chronologie, qui lui a paru
le plus propre à concilier tous les intérêts. M.
Champollion ne s’est pas encore expliqué nettement sur ce sujet. D’un côté,
il ne diminue rien de sa confiance en Manéthon, et se montre toujours
également prévenu en faveur des dynasties. De l’autre, il semble convenir que
leur série chronologique ne peut pas être maintenue telle que nous l’avons et
que nous l’entendons ; et sans dire par quel moyen il la ramènera à de justes
bornes, ou si elle y reviendra d’elle-même, mieux interprétée qu’elle ne l’a
été jusqu’à présent, il assure que « le Canon de l’Historien de l’Égypte est
loin d’accorder à la monarchie Égyptienne cette durée excessive qui effrayait
l’imagination, et semblait appeler le doute sur la totalité même des
assertions de son auteur[3]. » Cependant
les vingt-six premières dynasties, calculées d’après Jules Africain, donnent
de Menés à Cambyse 5412 ans, et en y ajoutant les 530 ans de Cambyse à l’ère
chrétienne, sur lesquels il n’y a point de difficultés, elles nous feraient
remonter à 5942 ans avant notre ère. Voilà pour Manéthon. Rapprochons
maintenant son calcul de celui de Moïse. Le déluge, suivant le Texte Hébreu,
et son évaluation commune, tomberait à l’an 2349 avant l’ère chrétienne, et
suivant la Version Grecque des Septante, qui allonge de 830 ans le temps des
Patriarches fils de Noé, à 3179. Les dynasties remonteraient donc à 3593 ans
avant le déluge selon l’Hébreu, et à 2763 ans selon le Grec. Comment
opérer cette énorme réduction d’une moitié des dynasties ? Il n’y avait, et
l’on n’a employé, comme nous l’avons dit, que deux moyens : la suppression,
en tout ou en partie, des dynasties qu’on jugerait fausses, ou qui
paraîtraient trop suspectes ; le partage en différentes branches de dynasties
et de rois, qui auraient existé et régné à la fois dans différentes contrées
de l’Égypte. Mais
s’il y a des dynasties suspectes, s’il y en a de fausses, et combien il
faudrait en trouver de l’une ou de l’autre espèce ! Que devient
l’authenticité du Canon ? Comment se soutiendraient les dynasties qu’on
prétendrait conserver, et qui n’auraient cependant que ce caduc appui ? Il ne
serait pas démontré qu’elles sont de pure invention ; serait-il prouvé
qu’elles sont vraies ? On aurait sapé le fondement de l’édifice, tout
croulerait au même instant. Le système des dynasties collatérales se présente
naturellement à l’esprit : on conçoit que l’Égypte ait été divisée en
plusieurs États, qui avaient chacun leur gouvernement et leurs rois ; il
paraît même qu’elle l’a été réellement dans l’origine, et elle a pu l’être
encore dans la suite ; on ne voit pas sur quel motif M. Champollion déclare
ce système absurde. Mais il ne portera jamais que sur des conjectures ; il
n’offrira jamais que des combinaisons, plausibles ou forcées, et toujours
arbitraires. Voilà son vice radical. Du reste, comme celui de suppressions et
de mutilations des dynasties, il ôte toute autorité au témoignage de
Manéthon, qui n’est plus qu’un conteur, trompeur ou trompé, et dont les
dynasties ne sont plus elles-mêmes qu’un long système de mensonges. Il faut
donc recevoir sa chronologie telle qu’il l’a formée, et la juger sur ce
qu’elle est. L’état de la question ainsi posé, ne nous est-il pas permis de
demander ce que l’on entend, et si l’on s’entend bien soi-même, quand on
parle, au même endroit que nous venons de citer, « de la série des Dynasties
Égyptiennes donnée par Manéthon, réduite à ses véritables valeurs
chronologiques ? » Ne
pouvons-nous pas demander encore, si l’on a cru écarter toutes les
difficultés, et ouvrir un champ libre au développement de la chronologie Égyptienne,
en réclamant celle de la Version des Septante pour les premiers siècles après
le déluge ? L’illusion ne tiendrait pas contre le simple exposé de l’état
réel des choses, et l’on reconnaîtrait bientôt qu’on ne gagnerait rien à
sacrifier le Texte sacré primitif à une Version. Nous n’avons donc point à
discuter ce qu’allègue M. Champollion-Figeac en faveur de la Version Grecque
contre le Texte Hébreu : il y aurait à lui faire sur ce sujet bien des
observations, auxquelles il paraît n’avoir pas songé. Nous dirons seulement,
que si le choix est libre entre les deux manières de compter le temps des
Patriarches avant et après le déluge, il n’est point arbitraire ; qu’au
défaut de la foi, il y a des principes pour diriger le jugement, et le
conduire au vrai qu’il faut chercher en tout ; qu’on ne doit pas, toutes
choses d’ailleurs égales, mettre sur la même ligne le Texte sacré et sa
Version, quelque mérite qu’ait celle-ci et quelque respectable qu’elle
soit,1e premier ayant par lui-même une autorité propre, que l’autre ne
partage qu’autant qu’elle le représente ; que la question est de savoir
lequel des deux a conservé la leçon primitive du Livre de Moïse ; qu’en
réduisant la question à un point de critique, toutes les règles de la
critique prononcent en faveur du Texte Hébreu ; qu’il faudrait par conséquent
des motifs tirés du dehors, et des motifs graves, puissants, irrésistibles,
pour rejeter sur lui la falsification qui existe de l’un ou de l’autre côté ;
que, dans l’état actuel de nos connaissances, l’autorité de Manéthon et de
ses dynasties ne peut certainement pas balancer la sienne ; qu’enfin, selon
toutes les vraisemblances, et quelques secours qu’elle reçoive des documents
nouveaux, qu’on espère ajouter à ceux que nous possédons déjà, jamais une
chronologie certaine des antiques Pharaons ne sera assez bien établie, pour
qu’il devienne nécessaire de renoncer à la chronologie du Texte Hébreu, qui
est celle de la Version Vulgate de l’Église Latine, et de recourir à la
chronologie de la Version des Septante, comme au seul moyen de défendre le
récit de Moïse et de sauver la véracité de l’auteur. On ne
paraît pas, dans les discussions actuelles, donner une grande attention au
témoignage du Texte Samaritain, dont on a fait tant de bruit autrefois, et
que des savants ont trouvé si décisif en faveur des Septante. Il a,
disait-on, l’autorité du Texte original ; et quand il y joint celle de la
Version Grecque, il doit nécessairement emporter la balance. Si l’on revenait
aujourd’hui sur ce sujet, écartant les détails d’une longue controverse, nous
nous bornerions à une considération facile à saisir, et qui seule résout la
question. La
conformité du Texte Samaritain et du Texte Grec ne s’étend pas sur la
chronologie des deux séries patriarcales : ils s’accordent pour les temps
postérieurs au déluge ; pour les temps antérieurs, le Samaritain suit
l’Hébreu. C’est-à-dire, que le Samaritain conserve ou adopte l’Hébreu,
lorsqu’il n’a pas besoin d’allonger les temps ; et qu’il s’attache aux
Septante, lorsqu’il cherche des temps moins raccourcis. Qui ne voit là
l’évidente preuve d’une interpolation faite à dessein ? Qui n’en voit pas
manifestement le motif ? En effet, le calcul de l’Hébreu sur les années des
Patriarches antédiluviens, ne peut s’allier avec celui des Septante sur les
années des Patriarches de l’âge suivant. Si les premiers engendraient souvent
longtemps avant leur centième année, les seconds durent- ils n’engendrer
jamais que longtemps après ces cent ans révolus ? Le
Texte Samaritain, qui réunit ces deux contraires, est donc bien certainement
altéré, et l’on découvre bientôt, avec non moins de certitude, sur quelle
partie de son Texte tombe l’altération. Ainsi, ce Texte nous fournit dans sa
première partie, demeurée intacte, un témoignage irrécusable en faveur de
l’intégrité de l’Hébreu ; et dans la seconde, il achève lui-même de
convaincre la Version Grecque du vice dont il porte l’empreinte visible, et
qu’il partage avec elle. Plusieurs
questions particulières naîtraient ici de la question générale, et leur
examen pourrait jeter du jour sur l’origine et les progrès de la singulière
interpolation dont il s’agit. Lequel des deux Textes, le Samaritain ou le
Grec, a le premier subi l’altération ? Comment a-t-elle passé de l’un à
l’autre ? Ou comment, reproduite par les mêmes causes, a-t-elle pénétré
successivement et d’elle-même dans tous les deux, lorsque les circonstances
opportunes se sont présentées ? Mais ces recherches ne tiennent pas d’assez
près à celles qui nous occupent, pour que nous croyions devoir y entrer. N’omettons
pas une considération, que l’excédent seul des années Égyptiennes au-dessus
du déluge rend presque superflue en ce moment, mais qui deviendrait
importante, si la question changeait de place, comme il arrivera infailliblement
un jour, et peut-être dans peu. On n’aurait pas même la liberté d’étendre
jusqu’au déluge les dynasties de Manéthon, quoique Noé soit son premier roi.
Il n’a pas connu la longévité des hommes de cette époque : Noé lui-même vécut
450 ans après le déluge, Sem, son fils, 500. Les effets de ce grand
bouleversement de la nature se firent sentir dès les premières générations
qui survinrent, mais graduellement, de sorte que le sixième descendant de Sem
vécut encore 230 ans, et les deux suivants, Nachor et Tharé père d’Abraham,
plus de 100. Les premières dynasties de Manéthon n’appartiennent point à ce
premier âge du monde nouveau. Obligées
de se séparer, lorsqu’elles cessèrent d’avoir un langage commun, les familles
issues des trois fils de Noé durent pendant longtemps, à mesure qu’elles se
multipliaient, s’avancer chacune dans la direction qui lui avait été
assignée, en s’éloignant de plus en plus les unes des autres, sur les terres
désertes qui s’ouvraient devant elles et qu’elles devaient successivement
peupler. On ne peut déterminer ni l’époque, ni les circonstances, où
quelques-unes furent amenées à se rassembler en grandes masses, à former un
seul peuple de plusieurs peuplades, à réunir plusieurs chefs, jusqu’alors
indépendants, sous l’autorité d’un seul, à se donner ou à recevoir un
gouvernement et des lois, qui ne venaient d’aucune en particulier, et
auxquels néanmoins toutes se trouvèrent soumises. Mais l’établissement de
grands royaumes ne put être que l’ouvrage des siècles, avancé ou retardé
suivant la nature des localités, les habitudes des familles, le génie d’un
chef, le caractère d’une tribu, différentes causes enfin, nécessaires ou
accidentelles, et supposant toujours de longues années du régime paternel et
de la société de famille. C’est effectivement en cet état que l’Écriture
sainte nous représente les peuples, même après l’âge des Patriarches. Le pays
qu’Abraham parcourait en voyageur, et que sa postérité devait posséder un
jour, était alors partagé entre plusieurs petits peuples, ou plusieurs tribus
du même peuple, chaque tribu ayant son roi, et chaque roi n’ayant pour
royaume qu’une ville et son territoire : cinq de ces rois régnaient dans les
cinq villes de la vallée qu’occupe à présent, en partie du moins, la Mer
Morte. Voilà l’image de ce qu’était l’Égypte, plus en grand peut-être, à
raison de circonstances particulières à celte contrée. Le Pharaon chez lequel
Abraham se retira dans un temps de famine, et qui habitait vraisemblablement
quelqu’une des villes de la Basse-Égypte, proches de l’Arabie-Pétrée,
qu’était-il, et qu’était son royaume ? Le récit de Moïse en donne-t-il une
plus haute idée que de ce roi de Gérare au pays des Philistins, qui reçut
également dans ses états Abraham d’abord et Isaac ensuite ? L’esprit religieux,
maintenu jusque-là chez ces peuples, est remarquable. L’Égypte, ou du moins
cette partie de l’Égypte, était loin encore de l’abrutissante superstition dans
laquelle on la trouve plongée plusieurs siècles après. M. Champollion observe
que « l’époque de la XVIIIe dynastie de Manéthon, quelque reculée
qu’elle soit, n’atteint pas l’âge d’Abraham. » Il n’a pas cherché à reconnaître
si cette brillante dynastie peut convenablement en être aussi rapprochée
qu’il le suppose. M. Champollion-Figeac, auquel il laisse le soin de préparer
sa chronologie, fait remonter l’époque de la XVIIIe dynastie à l’an 1822
avant l’ère chrétienne : or, d’après l’Écriture, la mort d’Abraham tombe à
l’an 1821, selon Ussérius. Cham,
père des Égyptiens, ne tourna ses pas vers cette portion de la terre qui lui
était échue, qu’au temps de la dispersion générale des familles, cent ans
après le déluge. Il s’arrêta sur la route et y laissa des colonies ; son fils
Chanaan s’établit dans la Palestine. Arrivé plus tard en Égypte et avec moins
de monde, il dut être plus longtemps à y former des établissements, à les
multiplier et à les étendre. La race de Sem, restée dans les plaines de
Sennaar, avait à cet égard un grand avantage sur celle de Cham ; et cependant
le voyage du serviteur d’Abraham pour chercher à Isaac une femme de sa
famille, le voyage et le séjour de Jacob dans le même pays et pour le même
objet, nous montrent la vie simple, pastorale ou rurale, qu’on y menait
encore. Une autre circonstance nous en met sous les yeux l’état politique :
les quatre rois de contrées voisines de l’Euphrate, qui réunissent leurs
forces pour une incursion dans la Palestine, et qu’Abraham, avec trois cents
hommes armés à la hâte, défait et poursuit, en les obligeant d’abandonner
leurs prisonniers et leur butin, ne s’annoncent pas comme plus formidables
que ceux de Sodome et des autres villes de la Pentapole, qu’ils étaient venus
combattre. Tout
cela nous reporte aux temps de la jeunesse des peuples, qu’avait prolongée
l’influence des Patriarches, vivant au milieu des générations qui se
succédaient, et y entretenant les idées et les mœurs primitives par leurs
instructions et leur autorité. Tout cela nous éloigne beaucoup de l’opinion
qu’on se forme, sur de trop faibles témoignages trop facilement adoptés, de
grands empires qui auraient prodigieusement devancé les plus anciens temps
connus, dans la haute Asie et l’Égypte, dans la Chine et dans l’Inde. Quand
on voudra revenir au vrai, abandonner les fables et les histoires qui en ont
le caractère, pour s’en tenir à ce que des recherches, sagement dirigées et
consciencieusement approfondies, auront suffisamment prouvé, on verra se
rapprocher de nous le temps où les nations eurent de puissants monarques, de
vastes territoires, des gouvernements durables et consolidés par leur durée
même, et où elles purent songer à écrire des annales. On a dû
remarquer que nous avons pris pour base de nos observations, la chronologie
du Texte Hébreu, telle qu’elle y existe de toute ancienneté, telle que saint
Jérôme l’y a trouvée, et l’a rendue dans sa Traduction, telle que l’Église
l’a reçue en adoptant la Traduction du saint Docteur ; et cela, non seulement
parce que le texte original est toujours présumé le plus pur, et, quand il
s’agit des Livres saints, doit être respecté dans les choses même soumises à
la critique, toutes les fois qu’il n’y a pas de preuves convaincantes qu’il
ait subi des altérations, mais encore parce que des trois Textes entre
lesquels les savants se partagent, l’Hébreu est celui qui se soutient le
mieux dans les deux parties de la chronologie des premiers âges, plus simple,
plus uniforme dans sa marche, ne présentant ni disparates, ni exagérations,
et montrant dans son ensemble tous les caractères de la vérité primitive.
Nous ne croyons donc pas que l’on puisse admettre deux additions qu’un Commentateur
moderne, dont la compilation, bonne à plusieurs égards, est très répandue en
France, a pris sur lui de faire à la chronologie des Patriarches après le
déluge. Sur
quoi se fonde-t-il pour ajouter cent ans à l’âge d’Arphaxad fils de Sem ?
L’Hébreu ne donne à ce Patriarche que trente-cinq ans lorsqu’il engendra
Salé, ce qui est conforme à l’âge de tous les Patriarches suivants, et dut
avoir lieu surtout pour les premiers hommes nés après le déluge, lorsque la
propagation rapide du genre humain devait être le vœu de Noé et de ses trois
fils, et était sans doute dans les desseins de la Providence. Il faudrait
dire qu’Arphaxad avait eu des enfants avant celui dont la postérité devait
former la Nation sainte, et produire enfin le Messie ; tandis que tous les
Patriarches, après Salé, sont les premiers-nés de leurs pères. L’Auteur
invoque le Samaritain et les Septante, et il les a victorieusement combattus
; il a prouvé que, sur la chronologie de cette époque, leur témoignage était
nul. Il a recours à des rapprochements diversement combinés, des nombres
marqués dans les trois Textes, et il croit y voir les traces de ceux
qu’exigeraient les cent ans ajoutés à l’âge d’Arphaxad : on sent combien de
pareils moyens sont faibles, quand il s’agit, non de défendre, mais de
prouver un fait. Les
deux Textes originaux ne reconnaissent pas le Caïnan, que les Septante
placent entre Arphaxad et Salé, et lui donnant cent trente ans avant la
naissance de ce dernier. Sur cela on a remarqué que les années de ce Caïnan
n’étaient qu’une répétition des années de Salé qui lui succède, indice
manifeste d’un double emploi. On a remarqué de plus que ce Caïnan était à la
3e génération après Noé, comme le Patriarche du même nom, avant le déluge,
est à la 3e génération après Adam ; et on a vu où le copiste avait pu trouver
un Caïnan pour l’un des doubles des années de Salé. On a montré même que ce
Patriarche des Septante n’avait été introduit dans leur Version qu’assez tard
; puisque Jules Africain, Eusèbe, et d’autres Anciens qui la suivaient, ne le
comptaient pas dans leurs supputations chronologiques. On en a conclu que
primitivement il n’entrait point dans la généalogie, de Jésus-Christ que
donne saint Luc ; et les manuscrits, où il manque encore aujourd’hui, le
confirment. Ces observations avaient été faites depuis longtemps, et l’Auteur
n’y a pas répondu. Les
additions qu’il fait au Texte Hébreu forment un total de 230 ans, « et ces
230 ans de plus, dit-il[4], donnent lieu à la formation
des peuplades, qui se répandirent sur la terre an temps de Phaleg. Il avait
remarqué, en parlant d’Arphaxad, que l’intervalle que donne l’Hébreu entre le
déluge et la naissance de Phaleg, se trouvant réduit aux environs de cent
années, semble être trop court pour la formation des peuplades. » Il se
trompe : les hommes étaient assez multipliés, 100 ans après le déluge, pour
que Dieu jugeât convenable de séparer les familles. On prouverait au
contraire qu’il était moins dans l’ordre de sa bienveillante Providence, de
les laisser s’accroître au point où ils seraient parvenus dans l’espace de 230
ans, au risque de la corruption qui se serait introduite parmi eux, du
trouble et des divisions qu’aurait infailliblement fait naître la diversité
des vues, le choc des intérêts, toutes les passions fermentant au sein d’une
multitude livrée à elle-même ; et qu’il n’était pas dans l’ordre naturel
qu’ils restassent rassemblés, si longtemps et en si grand nombre, sur le même
point, sans songer à s’étendre, pour chercher, dans des contrées éloignées,
les commodités de la vie et les moyens de satisfaire à leurs besoins. Le
miracle de la confusion des langues n’aurait plus été nécessaire. Mais il
y avait un motif puissant, et qu’on découvre ailleurs, d’allonger le temps
dont nous parlons. Rondet, car il faut dire son nom, qui fut toujours bien
connu, quoiqu’il ne l’ait jamais écrit à la tête de ses ouvrages, Rondet
s’est beaucoup occupé des histoires et des chronologies des anciens empires
de l’Asie, qui eurent de si fréquents et de si importants rapports avec le
Peuple Hébreu : vaste champ de bataille, où les savants ont perdu tant de
veilles à élever et à détruire, les uns après les autres, une multitude de
systèmes dont aucun n’a survécu à leurs disputes. Les recherches de Rondet,
ou plutôt les discussions dans lesquelles il s’engage sur les recherches de
ceux qui l’avaient précédé, occupent de longues pages dans son travail sur la
Bible. Fatigué
des difficultés qu’on trouvait à concilier Hérodote et Ctésias sur la durée
de la monarchie Assyrienne, Fréret s’était définitivement arrêté au calcul,
mieux fondé sans doute à son avis, d’un Historien romain cité par Velleius
Paterculus. Appuyé de cette imposante autorité, il fixait les commencements
de la monarchie sous Ninus, à l’an 1968 avant notre ère ; les 1360 ans de
Ctésias, suivant l’époque d’où on les fait partir, mènent au même point.
Rondet adopte cette date, qui le rapprochait de Nemrod, dont l’Écriture parle
à l’occasion des villes de Babylone et de Ninive. Il fait donc de Nemrod,
petit-fils de Cham, le véritable fondateur non-seulement de la monarchie des
Assyriens, mais de celle des Babyloniens ; et il trouve que ce robuste
chasseur en fut le premier roi vers l’an 2138 avant l’ère chrétienne, environ
40 ans après la naissance de Phaleg. Il restait une difficulté : comment
admettre deux grands empires, ou un empire formé des deux, 140 ans après le
déluge et 40 ans après la dispersion des hommes ? Ce n’était pas trop
demander que 230 années de plus[5]. Voilà le secret de sa chronologie
réformée, que des réviseurs judicieux ne devaient pas laisser subsister dans
les dernières éditions. Les
mêmes limites renfermeront la chronologie Égyptienne. Rondet compte pour rien
les dynasties, et n’en parle même pas. Mais il trouve dans un Auteur Grec du
douzième siècle, dont la chronologie commence, selon l’usage, à la création,
et finit au temps où il vivait, que la monarchie des Égyptiens a duré 1663
ans jusqu'à Cambyse ; et cette autorité lui suffit. Les 1663 ans avant
Cambyse, joints aux 525 de Cambyse avant l’ère chrétienne, font remonter la
fondation de la monarchie à l’an 2189 avant notre ère ; et par conséquent 319
après le déluge, en supposant les 230 ans d’Arphaxad et de Caïnan : nouvelle
preuve pour lui de la nécessité d’ajouter ces années au calcul du Texte
Hébreu. Rondet
n’a pas réfléchi que Constantin Manassès n’avait pas déterminé la durée de
l’empire des Pharaons, d’après des documents historiques dont il aurait
apprécié la valeur, mais uniquement d’après la limite que fixait l’Histoire
Sainte à la chronologie des plus anciens peuples, comme l’avait fait George
le Syncelle longtemps avant lui, comme tout autre aujourd’hui, et Rondet
lui-même, pouvait le faire. Il n’a pas non plus observé que Manassès, qui
suivait la chronologie des Septante, aurait pu remonter six siècles plus
haut, et se trouver encore de trois siècles au-dessous du déluge. Pourquoi
s’en est-il tenu si loin ? On ne peut en assigner qu’une raison : il jugeait
impossible d’admettre l’existence d’un royaume, tel qu’il se représentait le
royaume d’Égypte, à une époque trop rapprochée de la renaissance du genre
humain ; ni des rois qui n’ont que la vie ordinaire des hommes, au temps où
les hommes vivaient communément, les premiers, 4 à 500 ans, et les derniers
100 et 200 ans. Rondet ne pouvait donc pas le citer en faveur de sa
chronologie amplifiée ; et si le témoignage de cet Auteur était de quelque
poids, on aurait autant de droit de le tourner contre elle, que de l’opposer
à celle de l’Hébreu. Au
reste, Constantin Manassès était probablement le seul des chronographes
Grecs, qui eût raccourci à ce point la durée du royaume d’Égypte ; il est le
seul du moins de ceux qui nous restent. N’est-ce pas ce qui lui vaut la
préférence ? Le Syncelle est plus ancien, plus connu, et montre plus d’étude
et d’instruction sur la matière : mais il profite plus largement de la
liberté que lui laisse la Version des Septante ; et son premier roi d’Égypte
est placé bien au-dessus non-seulement du Nemrod de l’Hébreu, mais de celui
de Rondet. C’est ainsi qu’on fait de la chronologie pour ces temps qui ne
sont plus du domaine de l’Histoire : parmi les témoignages, très différents
entre eux et souvent opposés, que présentent les anciens Auteurs, chacun
choisit à son gré celui qui s’accorde le mieux avec ses propres idées ; et
sur ce fondement ou avec cet appui, dont on ne songe pas à établir la
solidité, on bâtit ou l’on étaie le système qu’on s’est formé. On pose en
fait, on cite en preuve, une date, un calcul, une évaluation quelconque de
temps, qui auraient eux-mêmes besoin d’être prouvés. Rondet a eu de grands
exemples devant lui. Il
était nécessaire de fixer les idées sur les deux systèmes de chronologie
sacrée, si considérablement éloignés l’un de l’autre. Nous pensons que celui
de l’Hébreu est le plus certainement vrai, et par conséquent le plus sûr.
Mais la question ne peut concerner que la première moitié des dynasties de
Manéthon, et c’est par les dernières de toutes que nous en commencerons
l’examen, sous le rapport de la Chronologie et de l’Histoire. Les
dynasties de Manéthon, au nombre de trente-deux, finissent à Darius Codoman,
dernier roi de Perse. Le terme en est donc marqué chronologiquement par la
mort d’Alexandre, ou la première année du règne de Ptolémée, fils de Lagus,
et ces époques sont certaines dans l’Histoire. Il en
est de même de celle que l’on donne à la guerre de Cambyse en Égypte. Que la
conquête de ce pays par les Perses appartienne à Cyrus ou à Cambyse ; que
l’expédition de celui-ci n’ait eu pour objet que de punir les Égyptiens
révoltés ; qu’en l’admettant pour le fond, on rejette le burlesque récit
d’Hérodote ; qu’on doute même que Cambyse ait jamais porté la guerre en
Égypte : n’importe, le fait est reçu dans l’Histoire, et sa date y est
déterminée. Cette date est la cinquième année du règne de Cambyse, et la
cinquième année du règne de ce prince est décidément la 525e avant l’ère
chrétienne. C’est de là que nous partirons pour notre examen chronologique des dynasties ; commençant ainsi par la XXVIe, qui finit au fils d’Amasis, vaincu et tué par Cambyse. Toutes nos dates aboutiront à ce point ; en y ajoutant 525 ans, on connaîtra, quand on en aura besoin, la distance de chacune par rapport à l’ère chrétienne. |