LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

PREMIÈRE PARTIE. — LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES

 

ARTICLE VIII. — DU CYCLE CANICULAIRE DANS MANÉTHON ET DANS LA VIEILLE CHRONIQUE.

 

 

Les deux Chronologies comparées entre elles, et jugées l’une par l’autre.

 

Comme il a été beaucoup question dans ce qui précédé du cycle caniculaire ou cynique, nous croyons utile de rappeler sommairement, non ce qu’était cette période chez les Égyptiens, mais de quel usage elle a été dans leur chronologie. On sentira mieux s’il fallait mettre tant de prix à la découverte d’une époque de la liste du Syncelle, attachée à une époque déterminée du cycle.

Le cycle dont le Syncelle nous a parlé, qu’il fût de sa création ou qu’il fût déjà établi, devait précéder celui de Ménophrès ; et s’il se liait, comme on le suppose, avec ce dernier, dont la date est connue, il aurait commencé l’an 2782 avant l’ère chrétienne.

Le Chronologiste qui comptait les années d’après les Septante, trouvait donc assez de temps entre Ménophrès et le déluge, pour placer dans cet intervalle le cycle entier de Mestrem, et y avoir de plus environ cinq siècles, 534 ans, suivant son calcul, qui restaient à sa disposition. Il a donc mis son premier roi d’Égypte, Mestrem ou Mezraïm, à la première année du cycle ; réservant les cinq siècles antérieurs, aux Patriarches descendants de Noé, et au temps de la longévité des hommes. Voilà le principe de cette liste raccourcie de rois Égyptiens, qu’il substitue à la série des dynasties, et qui n’a de commun avec elle que les noms de rois qu’il lui emprunte.

Il est question d’un cycle cynique dans l’extrait que le Syncelle nous donne, d’après Jules Africain, de ce que l’on appelait la vieille Chronique[1]. Mais où plaçait-on ce cycle ? Était-ce celui de Mestrem, ou un troisième, un quatrième qui l’avait précédé ? La Chronique seule pouvant nous éclaircir là-dessus, c’est à elle que nous devons recourir. L’examen auquel nous nous livrerons aura d’ailleurs l’avantage de nous en faire prendre une idée juste ; ce qui est essentiel à présent que l’on paraît vouloir lui donner de l’importance, et s’en servir pour expliquer et étayer la chronologie de Manéthon.

Comme ont dû l’être toutes les Chronologies Égyptiennes, comme l’était celle de Manéthon, la vieille Chronique est partagée en deux parties, l’une mythologique, et l’autre historique, le règne des dieux, et celui des hommes. Elle compte, ainsi que Manéthon, trente dynasties ou principautés, mais d’une manière toute différente. Manéthon comptait séparément les dynasties mythologiques au nombre de seize, et les dynasties historiques au nombre de trente ou même de trente et une. La Chronique réunit dans un même calcul le règne des hommes avec celui des dieux ; et, prenant pour mesure la grande année caniculaire, c’est-à-dire la révolution des vingt-cinq cycles de 1461 années vagues, qui fait 36525 de ces années, elle répartit cet immense espace de temps entre ses trente dynasties. Jules Africain en fait expressément la remarque, et le texte de la Chronique est d’ailleurs formel : Summa principatuum triginta est annorum 36525. Le règne des dieux comprend celui du soleil 30000 ans, celui des douze grands dieux 3984, et celui de six demi-dieux 217 ; en tout 34201 ans, après lesquels commence le règne des hommes.

Le passage des dieux aux hommes est marqué avec précision dans l’extrait de la Chronique ; après les dieux et les demi-dieux, dont elle vient de parler, post hos, « quinze générations occupent 443 années du cycle cynique. »

Ces quinze générations sont évidemment et ne peuvent être que des générations d’hommes qui succèdent aux demi-dieux, comme ceux-ci avaient succédé aux dieux. Mais l’énoncé est obscur à quelques égards, et le texte est certainement altéré ; il faut le rétablir.

Goar, dans sa Note sur ce texte, remarque avec raison que les générations, les familles, suivant la version latine, ou plutôt les successions de rois, sont bien distinguées, dans la Chronique, des dynasties ou principautés dont elles forment les subdivisions ; et, en effet, dès l’article suivant, on voit une dynastie composée de huit générations. Il observe encore que cette dynastie est comptée pour la XVIe ; d’où il conclut que quinze dynasties s’étaient déjà écoulées, qu’elles devaient être comprises dans l’article précédent, et qu’au lieu de quinze générations il faut y lire quinze dynasties. Ici Goar oublie que la Chronique ne compte que trente dynasties pour toute la période des vingt-cinq cycles, et qu’il ne peut par conséquent être question en cet endroit que d’une seule dynastie, qui était la XVe des trente, et la 1ère pour les hommes. De plus, comment les quinze dynasties qui auraient précédé la XVIe, seraient-elles renfermées dans le court intervalle de 445 années, tandis que les quinze suivantes s’étendent à plus de 1700 ans ? Et si l’on donnait, comme il le faudrait bien, la même durée à peu près aux unes et aux autres, ne serait-ce pas doubler le règne des hommes ?
Ne voyons donc ici que la 1ère dynastie des hommes, la XVe dans l’ordre général. Les quatorze précédentes appartenaient aux dieux, et il n’est pas difficile d’en reconnaître la répartition. Les 30000 ans du Soleil ne formaient, et ne pouvaient effectivement former qu’une dynastie ; les douze grands dieux en formaient chacun une, et les six demi-dieux, qui ne règnent qu’un peu plus de 200 ans, composaient la XIVe, partagée peut-être en six générations. C’est la même marche que dans Manéthon, qui donnait au règne des dieux et des demi-dieux seize dynasties
[2] : la première, celle de Vulcain, 9000 ans ; la seconde, celle du Soleil, fils de Vulcain, 89 seulement ; et c’est la plus longue des quinze qui toutes ensemble ne s’étendent pas au-delà de 500 ans.

Nous attribuons au premier des dieux de Manéthon 9000 ans, quoique la liste du Syncelle ne lui donne que 724 ans six mois et quatre jours : il ne sera pas hors de propos d’expliquer cette différence. Le premier nombre était véritablement celui de Manéthon, celui qu’expriment ses propres paroles copiées textuellement par Jules Africain : Primus, ait Manéthon, deus Vulcanus millibus noecm regnavit[3]. Voilà qui est formel.

Mais l’Auteur Égyptien parlait ensuite de quelques Historiens de son pays, qui, prenant ces 9000 ans pour des années lunaires, et calculant combien neuf mille révolutions de lune donneraient d’années solaires de 365 jours, avaient trouvé pour résultat 724 ans six mois et quatre jours. Manéthon n’était pas homme à réduire ainsi les années du premier dieu qui avait régné en Égypte ; il se moquait même ouvertement de ces calculateurs, « qui ont cru, disait-il, produire une idée merveilleuse, et n’ont fait qu’établir sur la vérité un mensonge ridicule. » Les 9000 ans étaient plus conformes au goût de ceux pour qui il écrivait, et au désir qu’il avait d’exalter l’antiquité de sa nation : il nous apprend néanmoins, par ce qu’il dit pour les défendre, que ces exagérations effrayaient quelquefois les Égyptiens mêmes.

On a vu que le règne des hommes, dans la Chronique, commençait avec la XVe dynastie ; avec elle commençait aussi sans doute le cycle cynique, dont elle remplissait les 443 premières années. Car, sans cela, à quoi bon faire mention d’un cycle ? Pourquoi remarquer que cette dynastie appartenait à un cycle ? Nous apprenons donc ici que la première année du cycle était la première de la dynastie ; et cela nous conduit à déterminer deux points essentiels, que l’extrait trop léger de la Chronique ne nous ferait pas suffisamment connaître : la durée du règne des hommes, et la place qu’il doit occuper dans l’ordre des temps.

On chercherait en vain à en fixer la durée par la supputation des années que la Chronique donne à chaque dynastie, ou par la comparaison de la somme de ces années avec la somme des années du règne des dieux. En prenant la somme des quinze dynasties de races royales, le règne des hommes aurait duré 2146 ans : d’un autre côté, le règne des dieux étant de 34201 ans, si vous donnez à celui des rois le reste de la période caniculaire, vous le trouverez de 2324. Ces résultats fautifs, puisqu’ils ne s’accordent pas, indiquent des erreurs dans les nombres partiels des trente dynasties, qui en effet ne rendent pas la somme totale qu’ils devraient produire ; et il n’est aucun moyen de découvrir où sont les erreurs et de les corriger. Mais, dans ces calculs mêmes, et malgré ces erreurs des copistes, le règne des hommes se trouve beaucoup au-dessus d’un cycle, et n’en dépasse pas deux. Il s’étendait donc sur les deux derniers cycles de la Chronique ; et puisqu’il commençait avec l’un, il devait finir avec l’autre. Ce règne était de 2922 ans ; le reste de la grande période formait celui des dieux.

La dernière des trente dynasties terminait en même temps les deux cycles du règne des hommes, et la révolution entière des vingt-cinq cycles caniculaires, comme l’Auteur a soin de le remarquer. Or cette dynastie est historique, et son époque est connue. La XXVIIe contient 124 ans du règne des Perses ; la XXVIIIe, qui manque dans le Syncelle, mais se retrouve dans Jules Africain et clans Eusèbe, est de 6 ans ; la XXIXe de 39 ; et la XXXe de 18 : en tout 187 ans ; ce qui, en partant de la conquête de Cambyse, descend à l’an 338 avant l’ère chrétienne. Ainsi, le règne des hommes et la fondation du royaume d’Égypte remonteraient, suivant la vieille Chronique, à l’an 326o avant cette ère.

Manéthon aussi avait parlé du cycle cynique ; nous avons discuté le passage du Syncelle où il en est question : mais on ignore l’usage qu’il en faisait dans son Histoire. Formait-il de la succession de plusieurs cycles une échelle d’années, à laquelle il rapportait les évènements ? Connaissait-il l’époque astronomique du cycle, et partait-il de ce point fixe pour en compter les révolutions ? ou, comme la Chronique, mettait-il la fin de son dernier cycle à l’année où finissait sa dernière dynastie, pour remonter dans les siècles précédents autant que sa chronologie s’étendait ? Jules Africain et Eusèbe ne nous donnent pas plus de lumières sur tout cela que le Syncelle, et ne parlent pas même de cycle cynique dans leurs extraits de Manéthon. On peut croire que cet Historien, suivant ici, comme dans tout le reste, le même plan que la Chronique, commun vraisemblablement à tontes celles qui couraient alors parmi les Égyptiens, avait formé son système de chronologie sur un nombre déterminé de cycles complets, dont la révolution s’achevait à la dernière année de sa dernière dynastie. Dans cette supposition, pour l’observer en passant, le cycle cynique de Mestrem, sa sept-centième année, et la sixième de Concharis, se seraient vraisemblablement trouvés dans la chronologie de Manéthon, loin de la place que le Syncelle leur assigne dans la sienne.

La période caniculaire se prêtait à tous ces arrangements. On pouvait la prendre à telle époque que l’on choisissait, pour compter les années, soit en montant, soit en descendant et quelle que fût cette époque, au bout de 1461 années vagues, on avait un cycle et l’on en recommençait un autre, jusqu’à ce qu’on eût atteint le terme qu’on s’était fixé. C’est ainsi que les anciens concevaient ces grandes années dont ils se sont tant occupés, et qui avaient pour objet de ramener au même point une révolution complète des astres. La durée de la révolution était déterminée par leurs extravagants calculs ; mais l’époque à laquelle on la faisait commencer ou finir était arbitraire et purement hypothétique : il ne fallait que prendre l’état du ciel en telle ou telle année[4].

Les Égyptiens ont voulu faire quelque chose de semblable pour leur prodigieuse chronologie ; et il est naturel qu’ils se soient servis à cet effet de leur cycle caniculaire, qui lui-même a été quelquefois considéré comme une grande année ; parce qu’il était aussi fondé sur une révolution astronomique, mais d’un seul astre. C’est donc dans la succession d’un certain nombre de ces périodes cyniques, qu’ils ont voulu renfermer la durée des temps de leur mythologie et de leur histoire, c’est-à-dire, selon leurs idées, la durée totale de leur monarchie. Le champ était libre, et pouvait s’agrandir à volonté ; chacun a pu en prendre plus ou moins, et disposer de sa part selon son goût et son caprice. La vieille Chronique étend sans mesure les temps mythologiques ; là rien n’arrêtait l’imagination. Manéthon allonge, autant qu’il l’a cru permis, les temps qui appartenaient proprement aux habitants de l’Égypte, et flattaient davantage la vanité nationale. Mais l’une et l’autre partie de cette chronologie, fondues dans un même système, et en portant également le caractère, se montrent également comme l’ouvrage de l’esprit, comme de pures inventions. Ce n’est, à cet égard, que la différence entre des fables mythologiques et une histoire fabuleuse.

Prenons séparément la partie historique. On a vu que la Chronique faisait commencer le règne des hommes avec le premier des deux cycles qu’elle lui attribuait. Manéthon plaçait de même son premier roi Menès à la tête d’un cycle : on en juge par le Syncelle qui, voyant dans son Mestrem le Menés du prêtre Égyptien : Mestrem qui Manéthon Menés ; s’est cru obligé d’en faire le premier roi du cycle où il devait le placer. Est-ce là le cours ordinaire des choses humaines ? Les évènements de l’Histoire marchent-ils dans l’ordre des mouvements célestes ?

Ces chronologies sont fausses : dès lors, qu’importerait que Manéthon et la Chronique eussent artistement rangé sur les colonnes de quelques cycles cyniques, et d’années en années, si l’on veut, des dynasties, des rois, des faits même relatifs à chaque dynastie ou à chaque règne ? Que résulterait-il de ce vain appareil d’exactitude chronologique, par rapport aux chronologies mêmes ? Elles n’en seraient pas moins intrinsèquement vicieuses et insoutenables : loin de trouver un appui dans les faits qu’on y aurait attachés, elles se tourneraient en preuve contre ces faits, et suffiraient pour les rendre très légitimement suspects, et plus encore que suspects.

Le titre que les Anciens donnent à la Chronique a pu autoriser l’opinion de sa grande antiquité. Jules Africain la supposait antérieure à Manéthon ; cependant elle descend jusqu’aux derniers temps du règne des Perses, et ne saurait avoir été composée plus tôt que vers le commencement du règne des Grecs. Si l’auteur n’était pas contemporain du prêtre de Sébennytus, il l’aurait précédé de bien peu, et il aurait pu ne venir qu’après lui. La question serait assez curieuse à examiner : si la vieille Chronique était reçue en Égypte avant que Maneton écrivit son Histoire, que penser de la hardiesse avec laquelle il produit tout à coup un système nouveau, qui double à peu près les temps historiques, et le donne comme un résultat authentique de tous les documents publics ? Si elle fut rédigée plus tard, l’auteur ayant Manéthon sous les yeux, ne serait-elle pas une preuve évidente que le système qu’elle rejette, n’était pas celui de la nation, soit qu’il n’eût jamais été ou qu’il eût cessé d’être généralement adopté ?

Qu’on nous dise maintenant quel parti l’on espère tirer du rapprochement ou de la combinaison de ces deux restes de la chronologie Égyptienne, qui, séparément, ne peuvent se soutenir, et, confrontés ensemble, se détruiraient l’un par l’autre.

 

 

 



[1] Syncelle, p. 51.

[2] Syncelle, p. 19.

[3] Syncelle, p. 18.

[4] Mém. Inscrip., t. XXIII, p. 91.