LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

PREMIÈRE PARTIE. — LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES

 

ARTICLE VII. — L’ÉPOQUE DE TIMAÜS.

 

 

Dernier roi de la XVIe dynastie, et de l’invasion des Pasteurs, selon Manéthon, est-elle fixée par l’Époque du roi Concharis et la 700e année du Cycle précèdent, selon le Syncelle ?

 

M. Champollion-Figeac ne se contente pas d’avoir, comme il le croit, fixé l’époque du règne d’Amménephtès, en y plaçant le commencement du cycle dont Censorin marque la fin ; il entreprend de vérifier cette époque, en y ramenant la fin du cycle précédent, dont le Syncelle fait mention. Il va même plus loin, et se flatte d’arriver par cette voie non-seulement au règne, mais à l’année juste du règne d’Amménephtès, où l’on passa d’un cycle à l’autre. Sur ce dernier point, nous nous bornerons à remarquer que souvent on affaiblit sa preuve en voulant trop prouver ; et comme nous sommes loin d’exiger une si rigoureuse précision, qu’elle n’est pas nécessaire, et que, dans l’état des choses, de quelque côté qu'on les prît, il serait impossible de l’obtenir, nous considérerons la question sous un point de vue plus général, nous attachant moins aux calculs dans lesquels on se perd, qu’aux faits qui leur servent de bases. Nous n’y verrons qu’un autre point fixe, un nouveau jalon, qu’on veut poser dans la chronologie Égyptienne, et dont il importe d’autant plus de s’assurer avant de l’admettre, qu’il nous ferait remonter à de plus anciennes dynasties, et au-dessus des temps que peuvent éclairer les monuments connus.

1° On observe que Manéthon, dans un des fragments cités par Josèphe, place l’invasion des Pasteurs sous le roi Timaüs ; et que le Syncelle de son côté la met sous le roi qu’il nomme Concharis, et à la sixième année du règne de ce prince. De ces deux faits rapprochés on conclut, « que Manéthon et le Syncelle, entendant également parler du roi que les Pasteurs attaquèrent, la synonymie de ces deux noms ne peut être douteuse[1] » : c’est-à-dire, que le Timaüs de l’un est le Concharis de l’autre.

Il y a là certainement équivoque, ou plutôt confusion d’idées. Parle-t-on de l’identité des personnes sous des noms différents ? Mais deux historiens ne peuvent-ils pas attribuer le même fait à deux personnages très différents ; et la diversité des noms n’en serait-elle pas même un premier indice ? Veut-on parler du fait attribué aux deux rois, et dont on supposerait que l’époque doit être la même dans l’un et dans l’autre Auteur ? Mais ces Auteurs n’ont-ils pas pu rapporter le fait à des époques diverses, très éloignées l’une de l’autre ; et les histoires des anciens peuples n’en offrent-elles point d’exemples ? La synonymie des noms et l’identité des époques de Concharis et de Timaüs, ne sont donc point prouvées par le concours de l’invasion des Pasteurs, commune aux deux règnes, puisque les deux règnes, et avec eux l’invasion des Pasteurs, ont pu être placés à des époques très différentes dans Manéthon et dans le Syncelle.

C’était peu d’avoir seulement rapproché tous ces faits, et de les avoir ramenés à une même époque, si l’époque restait incertaine et sans date fixe dans l’ordre des temps. Le Syncelle a paru offrir à cet égard tout ce qu’on pouvait désirer, une date précise et sûre. Car, dit M. Champollion-Figeac, « il ajoute, d’après Manéthon, que l’année de l’invasion des Pasteurs était la sixième du règne de Concharis ; et la sept-centième du cycle appelé cynique. » Le Syncelle parle ici du cycle qui avait précédé celui de Ménophrès, et la première année de l’un étant connue, la sept-centième année de l’autre serait par conséquent fixée avec certitude ? On sent combien il est essentiel de s’assurer, si Manéthon lui-même a placé l’invasion des Pasteurs à la sixième année de Concharis et à la sept centième du cycle, et si le Syncelle le lui fait réellement dire.

Il est certain, par le fragment copié dans Josèphe, que Manéthon donnait au roi vaincu par les Pasteurs le nom de Timaüs ; et la dynastie des Pasteurs, qui était la XVe dans cet Auteur, comme elle l’est dans Jules Africain, prouve que Timaüs appartenait à la dynastie précédente, à la XIVe. Or, le Syncelle nous apprend que Concharis était dans la XVIe[2]. Manéthon avait donc bien distingué ces deux rois, et par leurs noms et par le rang qu’il leur assignait dans sa liste. Il n’a donc jamais pu les confondre, ni transporter au second ce qu’il avait expressément attribué au premier. De son côté, le Syncelle, qui avait sous les yeux la XIVe dynastie de Manéthon, perdue aujourd’hui pour nous, qui y lisait le nom de Timaüs, et peut- être l’histoire de sa fin malheureuse, a-t-il pu se méprendre sur celui des deux rois auquel l’Auteur Égyptien rapportait cet événement ? S’il le rapporte à Concharis, c’est donc de son chef, et non point sur l’autorité de Manéthon.

C’est une suite de la liberté avec laquelle il disposait des dynasties et de leurs rois, selon le besoin de son système : semblable en cela, et plus hardi qu’Eusèbe, à qui il reproche néanmoins souvent, et notamment sur les temps dont nous parlons, de brouiller à son gré et selon ses vues, l’ordre des dynasties[3].

Voilà ce qui trompe dans ces recherches, et nous en trouverons plus d’un autre exemple. On raisonne sur des chronologies, toutes plus ou moins fantastiques, comme on raisonnerait sur des annales bien digérées et vraiment historiques, lorsque l’on peut s’appuyer des unes pour confirmer ou rectifier les autres, et par le rapprochement et une combinaison judicieuse des faits et des dates, reconnaître ce qu’il y a de vrai ou de plus vraisemblable, ce qui reste incertain ou est démontré décidément faux.

Mais le texte du Syncelle autorise-t-il l’étrange interprétation qu’on lui donne ? Est-ce sur la sixième année de Concharis, sur la sept-centième année du cycle caniculaire, et même, car il faudrait aller jusque-là, sur la première année de Mestrem, qui marque la première du cycle, et détermine les deux autres dates, qu’il cite Manéthon ?  Lisons ses paroles : à la sixième année de Concharis, vingt-cinquième roi d’Égypte, de la XVIe dynastie, furent accomplis 700 ans du cycle, appelé, par Manéthon, cynique, depuis Mestrem, premier roi d’Égypte[4]. »

Que voit-on là ? Que le Syncelle comptait la première année de Mestrem, premier roi d’Égypte selon lui, pour la première année d’un cycle, tel que celui que Manéthon appelait cynique ; et qu’en supputant les années depuis Mestrem jusqu’à la sixième de Concharis, on tombait à la sept-centième année de ce cycle. Manéthon n’est invoqué que pour montrer de quel cycle, de quelle espèce de cycle, le Syncelle entendait parler. Ne sent-on pas qu’il se serait autrement exprimé, s’il avait voulu dire que Manéthon plaçait la sixième année de Concharis à la sept-centième du cycle de Mestrem ?

2° Venons au fond de la question. Toutes les tentatives que l’on fera pour rapprocher Manéthon du Syncelle seront vaines ; et l’on a pu déjà en découvrir la raison. Les deux chronologies n’ont rien de commun ; elles ont été dressées dans des vues et sur des principes tout-à-fait différents, et c’est pour cela qu’elles diffèrent si prodigieusement, par rapport à l’étendue des temps qu’elles renferment. Ainsi que Jules Africain et Eusèbe, le Syncelle avait reconnu que le nombre et la durée des dynasties du prêtre Égyptien ne pouvaient se concilier avec les calculs de l’Histoire Sainte, ceux même qu’il trouvait dans la Version des Septante. Il a donc cherché à faire pour l’Égypte une chronologie conforme à celle de l’Écriture ; en prenant, dit-il, ces illustres Écrivains pour guides, et combinant avec soin leurs opinions diverses[5]. Il s’est même affranchi de la gêne plus complètement qu’eux, n’ayant voulu former qu’une suite de rois, pris à son choix dans les dynasties, ou peut-être ailleurs, car il offre des noms qu’on ne connaît guère.

Ce n’est donc, ni d’une année de Concharis, ni d’une date de la période caniculaire, que nous devons nous occuper. Laissons-les au Chrono- graphe dont elles sont l’ouvrage, et bornons-nous aux dynasties de Manéthon, qui seules nous représentent cette chronologie que l’on veut éclaircir, et dont on prétend tirer des lumières. Cherchons-y la fin de Timaüs, le commencement et la fin des Pasteurs, et l’espace de temps que ces évènements remplirent jusqu’à la grande dynastie Thébaine, à laquelle on a cru arriver par la série des rois du Syncelle.

Dans Manéthon, les Pasteurs Phéniciens forment la XVe dynastie ; mais le règne des étrangers ne finit pas avec elle, et les deux suivantes nous offrent encore des Pasteurs. Que ceux-ci aient régné seuls, ou concurremment avec des rois du pays ; qu’ils fussent Hellènes, ou Arabes, ou Phéniciens comme les premiers ; leurs descendants qui se maintinrent en Égypte, ou de nouveaux venus qui les remplacèrent : ces questions ne regardent que l’histoire et ne font rien à la chronologie ; la durée du temps où des Pasteurs occupèrent l’Égypte sera toujours la même, et nous aurons toujours trois dynasties bien comptées, entre Timaüs, qu’ils vainquirent, et le roi Thébain, qui les repoussa.

Le Syncelle, qui se croyait dispensé d’avoir aucun égard pour les dynasties de Manéthon, quand elles n’entraient pas dans son plan, n’a pas trouvé de difficultés à en supprimer deux des trois dont il s’agit : il fait suivre Concharis, qu’il avait pris dans la XVIe, par les six rois Pasteurs de la XVe, et atteint ainsi rapidement la dynastie Thébaine. Eusèbe avait le même but, mais prend une autre route. S’il transporte les Pasteurs Phéniciens de la XVe dynastie dans la XVe, il les remplace par des Diospolites et des Thébains, qui forment sa XVe et sa XVIe dynastie : conservant ainsi les trois dynasties de Manéthon, et s’appuyant sans doute du témoignage de l’Auteur Égyptien, qui parlait des rois Thébains-Diospolites, contemporains des Pasteurs de la XVIIe dynastie. Le Syncelle ne lui reproche pas moins le déplacement des six Pasteurs Phéniciens, et il a raison, quoiqu’il en fasse lui-même autant. Eusèbe ayant promis de donner la chronologie de Manéthon selon l’ordre des dynasties[6], ne devait pas se permettre de l’intervertir sans prévenir ses lecteurs et leur expliquer ses motifs.

L’objet qu’Eusèbe se proposait dans sa nouvelle disposition des trois dynasties, était, suivant le Syncelle, de faire coïncider l’époque qu’il donnait au gouvernement de Joseph en Égypte, avec le règne d’Apophis, le troisième roi des Pasteurs dans sa liste, et le sixième dans celle de Jules Africain. Il fait plus, et son censeur n’oublie pas de le remarquer : il retranche des règnes, il en abrège d’autres, dans son unique dynastie de Pasteurs, qui par-là se trouve réduite à 103 ans, au lieu de 284 qu’elle a dans Jules Africain, et de 260 dans Josèphe. On voit que l’espace lui manque, et qu’il veut à tout prix, resserrer les faits pour les ramener au plan qu’il a conçu. Ces observations ne sont pas de pure critique, ni faites uniquement parce que l’occasion s’en présente. Elles montrent la marche que suivait dans son travail l’évêque de Césarée ; elles prouvent avec quelle liberté il disposait, selon ses vues, du texte de Manéthon, de l’ordre des dynasties, du nombre et de la durée des règnes : elles nous mettent ainsi en état d’apprécier, et le degré de confiance que l’on peut accorder à son Canon chronologique, du moins pour ces temps reculés de l’histoire d’Égypte, et le degré de confiance qu’il accordait lui-même à la chronologie Égyptienne de Manéthon.

Cependant ici même, sur le déplacement de la première dynastie des Pasteurs et la radiation des deux autres, on le cite, on s’en fait un appui : et ailleurs, lorsqu’il est favorable, on l’élève plus haut encore ; il devient une autorité décisive, et ses combinaisons étudiées ne sont rien moins que le propre texte de Manéthon, qui manque, ou que l’on conteste à Jules Africain. Mais ne sortons pas de notre sujet, et disons qu’à l’égard des Pasteurs, Eusèbe ne mérite pas plus d’être écouté que le Syncelle, qui, au reste, ne cache point sa marche et ne cherche point à en imposer. Il a, comme lui, bouleversé l’ordre des faits et des temps, qu’il trouvait établi ; comme lui, il ne leur en donne un autre que pour les ramener à un plan conçu d’avance et d’après ses propres idées. Tous les deux, par conséquent, n’offrent que des systèmes arbitraires, qui ne peuvent être pris en considération, quand il s’agit de régler la chronologie de Manéthon qu’ils renversent.

Qu’opposerait-on maintenant à Jules Africain, la seule autorité qui nous reste ? et lorsqu’il place, dans son extrait de Manéthon, trois dynasties de Pasteurs, sur quel fondement soutiendrait-on encore que Manéthon n’en admet qu’une ? Jules Africain avait l’ouvrage du prêtre Égyptien sous les yeux ; cela est certain, et l’on n’en dirait pas autant d’Eusèbe. L’erreur était donc impossible ; il aurait plutôt omis les deux dynasties, quoiqu’elles fussent dans l’ouvrage, qu’il ne les aurait ajoutées, si elles n’y étaient pas. Ce serait donc de propos délibéré, sachant bien qu’il altérait son texte et trompait ses lecteurs, qu’il aurait fait une aussi énorme et aussi importante addition. Mais quel intérêt avait-il à prolonger le règne des Pasteurs ? Il n’en faisait pas des Hébreux, comme Josèphe et Eusèbe ; il ne gagnait rien quant à l’étendue des temps, puisqu’il reconnaissait des dynasties nationales, courant avec ces dynasties étrangères : par ses principes, il aurait tendu plutôt à les abréger. Enfin, quelque motif qu’il eût eu d’attribuer aux Pasteurs un plus long séjour en Égypte, il n’eût pas moins, dans son extrait, représenté fidèlement ce qu’en avait dit Manéthon. Sa méthode est connue : il rapportait d’abord les chronologies des peuples, telles qu’il les recueillait dans leurs Historiens, se réservant de corriger ensuite ce que chacune lui paraissait avoir de défectueux, pour les coordonner entre elles et en former sa Chronographie générale. Voilà ce qu’il faisait pour la chronologie Égyptienne comme pour les autres, ce qu’il a dû faire dans l’endroit de Manéthon dont il s’agit comme dans tout le cours de l’extrait qu’il en donne ; et s’il attribue trois dynasties aux Pasteurs, c’est que Manéthon leur en attribuait trois.

Ces observations suffiraient pour écarter tout soupçon d’infidélité dans l’extrait de Jules Africain, et ne laisser aucun doute sur l’existence des deux dynasties contestées. Mais il faut une preuve directe : interrogeons Manéthon lui-même. Nous avons toute son histoire des Hyksôs ou Pasteurs, dans un passage du premier livre de Josèphe contre Apion : on s’étonnera que M. Champollion-Figeac ait cru pouvoir le citer en sa faveur.

Un premier texte de Manéthon, « que je rapporte, dit Josèphe, en ses propres termes, parce que je le produis comme témoin, » offre le récit de l’invasion des Pasteurs au temps de Timaüs, et la liste, avec leurs noms et la durée de leurs règnes, de six rois qui se succédèrent depuis Salathis : c’est la XVe dynastie de Jules Africain. Vient ensuite le récit détaillé de longues guerres entre les rois de Thèbes et les Pasteurs qui avaient succédé aux premiers conquérants, ou qui en descendaient, jusqu’à l’entière expulsion de ces étrangers, sous le roi Thetmosis ou Thutmosis. Enfin, voulant fixer l’époque de ce dernier événement, Josèphe donne une autre liste, semblable à la première, des successeurs de Thutmosis, jusqu’aux deux frères Séthos et Armaïs : c’est la XVIIIe dynastie de Jules Africain. Séthos et Armaïs, dans l’histoire Égyptienne, sont les deux frères Egyptus et Danaüs, des Grecs. Par ce synchronisme, Josèphe détermine le temps où les Pasteurs quittèrent l’Égypte et s’établirent dans la Judée, 393 ans, dit-il, d’après son calcul des règnes de Thutmosis à Séthos, avant l’arrivée de Danaüs à Argos.

Voilà le passage dans lequel M. Champollion-Figeac a cru voir la preuve, et une preuve convaincante, que Manéthon ne comptait qu’une seule dynastie de Pasteurs, dont les six règnes marquaient le temps écoulé entre leur invasion et leur expulsion. « Si l’on sépare soigneusement, dit-il, le texte de Manéthon, transcrit par Josèphe, de ce que Josèphe fait dire ensuite à Manéthon dans l’intérêt de sa propre opinion et du but évident qu’il se propose, celui d’exalter les antiquités de sa nation d’après les passages des Auteurs profanes qu’il interprète, on pourra se convaincre que les six rois Pasteurs, et les deux cent soixante ans que Manéthon leur donne, sont les seuls de ces rois, et le seul intervalle de temps que Manéthon ait admis dans sa Chronologie Égyptienne, entre le roi Timaüs, qui fut la victime de l’invasion des Pasteurs, et le roi Thutmosis, qui les chassa définitivement de l’Égypte[7] ; » c’est-à-dire, qu’il n’y a de Manéthon, dans le passage de Josèphe, que les deux dynasties qu’il a copiées au long ; et que le récit inséré entre elles appartient à lui seul, et doit rester tout entier sur son compte. Ce sont là pour le fond les mêmes idées déjà produites par d’Origny, qui, en cet endroit de sa Chronologie Égyptienne[8], n’a bien compris ni Manéthon ni Josèphe.

Quoi qu’il en soit, M. Champollion-Figeac assure le fait, et, pour en avoir la preuve, il nous renvoie au passage même. Quelques développements qu’il y aurait ajoutés étaient peut-être nécessaires, et rendraient la recherche plus facile. Peut-être aussi a-t-il voulu y suppléer par ces caractères italiques que nous avons conservés, et sur lesquels nous nous arrêterons d’abord.

Ils ne sont pas là sans dessein ; ils invitent à peser les termes, à chercher les sens de la phrase. Quel est ce sens caché ? nous pouvons du moins l’entrevoir. On veut établir une distinction entre les rois Pasteurs qui règnent à 60 ans, que Manéthon aurait admis seuls dans sa Chronologie, et qui, par conséquent, y rempliraient seuls l’intervalle de Timaüs à Thutmosis ; et d’autres Pasteurs ou rois Pasteurs dont Manéthon avait pu parler dans quelque autre de ses ouvrages, mais qu’il n’avait pas fait entrer dans sa Chronologie Égyptienne, et qui par conséquent doivent en être exclus. Josèphe alors aurait pu connaître ces nouveaux Pasteurs, et les donner même comme de Manéthon ; mais il ne les aurait pas donnés, il n’aurait pas pu les donner comme tirés de sa Chronologie. Si telle est la pensée de M. Champollion-Figeac, et s’il a cru se ménager par-là un moyen d’écarter le témoignage importun de Josèphe, qu’on ne peut, en effet, raisonnablement soupçonner d’avoir inventé toute son histoire des seconds Pasteurs, il se fait manifestement illusion. Ce singulier système de conciliation prouverait seulement qu’il a senti la difficulté ; mais ne la lèverait pas, et en ferait naître d’autres non moins insolubles.

Reprenons le passage qu’on nous a laissé le soin d’examiner.

Tout y est bien suivi, les trois parties dont il se compose sont bien liées entre elles ; on n’y aperçoit assurément rien qui doive en rendre une plus suspecte qu’une autre.

Josèphe ne rappelle nommément que deux dynasties, et il les présente avec tous leurs détails chronologiques : son motif est visible. L’une est celles des conquérants ; et dans l’idée que ces premiers rois Pasteurs appartenaient à sa nation, il a pu désirer de les faire connaître d’une manière spéciale. L’autre n’est produite que pour montrer combien de temps s’était écoulé depuis Thutmosis jusqu’à Séthos, et il ne pouvait le déterminer qu’en la donnant tout entière, avec le nom de chaque roi et les années de chaque règne. Que voit-on là qui autorise à penser que Manéthon n’admettait, et que Josèphe ne trouvait dans sa Chronologie égyptienne, que ces deux dynasties ?

La narration intermédiaire ne paraît pas aussi littéralement copiée : néanmoins c’est toujours Manéthon qui parle, et Josèphe l’observe presqu’à chaque phrase ; il ne lui fait dire que ce qu’il disait en effet. Et où le disait-il ? dans sa Chronologie même, que Josèphe avait ici sous les yeux, puisqu’il en copiait les dynasties. Ce morceau n’est pas tiré d’ailleurs : il tient aux deux dynasties, mène de l’une à l’autre, et fait corps avec elles ; il vient évidemment du même ouvrage, comme du même auteur. On remarque, en plusieurs endroits de Josèphe, que lorsqu’il passe d’un tome ou d’un livre de Manéthon à un autre il a soin d’en avertir. A ce sujet, nous demanderons s’il est bien prouvé que les anciens aient eu d’autres écrits de Manéthon que son Histoire d’Égypte, divisée en trois tomes ou livres : et si l’on voulait qu’il en eût existé, nous demanderions où devait se trouver son récit de l’envahissement de l’Égypte par les Hyksôs, sinon dans celui qui renfermait toutes les richesses des annales et des archives qu’il avait compulsées. Or, dans cet ouvrage, la Chronologie marchait avec les faits ; on en a la preuve dans le passage de Manéthon, cité textuellement par Josèphe : elle n’en a été séparée ensuite, par les premiers Chronologistes Chrétiens, que longtemps après Josèphe. Ajoutons que l’autorité de Manéthon serait étrangement compromise, s’il était convaincu d’avoir dit le pour et le contre dans ses différents ouvrages : on n’y a vraisemblablement pas réfléchi. Mais c’est assez combattre une idée, qu’après tout, si on a voulu l’insinuer, on n’a pas du moins ouvertement avoué.

Maintenant qu’oppose-t-on au témoignage de Josèphe ? Il cite Manéthon dans l’intérêt de sa propre opinion : sans doute ; et s’il n’avait pas cru l’avoir en sa faveur, il ne l’aurait pas cité. Mais de quelle opinion parle-t-on ? Josèphe pensait que les rois Pasteurs n’étaient autres que les Hébreux résidant alors en Égypte : Manéthon ne le disait pas, aussi n’est-ce pas là-dessus qu’il l’appelle comme témoin. Josèphe rapporte ce que racontait de ces rois l’Auteur Égyptien ; et de ce récit, il tire ensuite lui- même, et d’après ses propres observations, la conséquence qui lui paraît en résulter, que ces Pasteurs étaient des Hébreux. En bonne critique, peut-on rejeter les témoignages qu’un Écrivain produit, par la seule raison qu’il les fait servir à l’opinion qu’il s’est formée, au but qu’il se propose ?

Veut-on que nous regardions comme supposés ou corrompus tant de passages précieux des anciens Auteurs, que Josèphe nous a conservés dans ces mêmes livres contre le sophiste Apion, sous le seul prétexte qu’il les interprète en sa faveur ? Interpréter un texte n’est pas le falsifier, même quand on l’interprète mal ; l’interprétation est rejetée, le texte subsiste.

Au reste on se trompe sur le but que se proposait Josèphe. Ce n’est pas l’antiquité de sa nation qu’il prétendait exalter ; mais l’ancienneté de son établissement dans le pays qu’elle habitait qu’il voulait prouver. Il le déclare expressément : et voilà pourquoi il s’attache à fixer, par la suite des rois Thébains de la XVIIIe dynastie, l’époque de Thutmosis qui, selon Manéthon, chassa les Pasteurs ; et par cette époque, celle où, selon lui, les Hébreux sortirent de l’Égypte et vinrent occuper la Judée. Quand il n’aurait pris de Manéthon que les six premiers rois des Pasteurs, il aurait rempli son objet. Le séjour des Hébreux en Égypte serait abrégé, l’époque de leur sortie resterait la même.

Puisque la partie contestée du passage de Josèphe nous reste, voyons ce qu’elle nous apprendra.

Manéthon, dans la partie de son texte, copiée littéralement, avait donné, sur l’invasion des Pasteurs et la conquête du pays, sur l’élection de Salathis, leur premier roi, sur la ville nommée, dit-il, dans l’ancienne théologie, Avaris, sur les cinq successeurs de Salathis, et sur la guerre qu’ils ne cessèrent de faire aux Égyptiens, d’assez grands détails : Josèphe continue l’histoire des Pasteurs en abrégeant le texte, mais le citant toujours : c’est lui que nous copierons désormais.

« Manéthon dit que les rois Pasteurs qu’il vient de nommer, et leurs descendants, furent maîtres de l’Égypte pendant 511 ans[9]. »

Remarquons d’abord l’expression, qu’il vient de nommer. Ne prouve-t-elle pas que la partie du texte, donnée par extrait, tenait à la partie copiée à la lettre, qu’elle en faisait la suite, et appartenait au même ouvrage de Manéthon ? Et si cette dernière, comme on le reconnaît, comme il faut bien l’admettre, appartenait à son Histoire Égyptienne, n’est-il pas évident que l’autre en était également tirée ?

Nous voyons ensuite que les rois Pasteurs, dont Manéthon venait de spécifier les noms, eurent des successeurs, et même que ces successeurs furent leurs descendants : Manéthon le donnait déjà à entendre dans son texte authentique, où il remarque que « ces six rois furent les premiers princes des Pasteurs. »

Les 511 ans de Josèphe répondent aux 511 ans de Jules Africain. Mais Josèphe, mettant ensemble les Pasteurs conquérons et ceux qui les suivirent, ne compte pour eux tous que cinq cent onze ans ; tandis que Jules Africain en compte même un peu plus pour sa XVIe dynastie seulement. Il importe peu de savoir de quel côté est l’erreur, et d’où elle vient : la différence entre eux ne tombe que sur le nombre des années, et, dans l’un comme dans l’autre, on a toujours deux dynasties et un long règne de Pasteurs après le règne des six rois.

La qualité d’Hellènes, de Grecs, que Jules Africain donne aux Pasteurs de la XVIe dynastie, ne peut fournir matière à une objection sérieuse. Comme il est certain que dans Manéthon et dans Josèphe, tous sont de même race, Phéniciens ou Arabes suivant le premier, Hébreux suivant le second, il faut reconnaître dans le texte de Jules Africain, tel que nous l’offre le Syncelle, ou inadvertance de la part de cet Auteur, ou, ce qui est plus probable, une erreur de ses copistes.

Suivons le récit de Josèphe. Il n’a compris dans son calcul, que le temps où les Pasteurs furent maîtres paisibles de l’Égypte, et il ajoute immédiatement : « Manéthon disait qu’après cela, post hœc, les rois de Thèbes et ceux du reste du pays se liguèrent, contre les Pasteurs, qu’il y eut entre les deux peuples une guerre sanglante et qui dura longtemps, qu’un des rois Thébains, Alisphragmuthosis, ayant vaincu les Pasteurs, les obligea de se renfermer dans leur ville d’Avaris, et qu’enfin Thutmosis, son fils, qui les avait inutilement assiégés avec une armée nombreuse, conclut avec eux un traité, au moyen duquel ils sortirent de l’Égypte sans être inquiétés, et emportant toutes leurs richesses. »

Ne voit-on pas là les Pasteurs de la XVIIe dynastie de Jules Africain, qui ne sont plus maîtres de l’Égypte entière ; puisqu’alors Thèbes avait des rois ; mais qui se soutiennent jusqu’au règne de Thutmosis, où finit la dynastie ? N’est-ce pas l’explication naturelle du fait qui étonne d’abord dans Jules Africain, cette double suite de quarante-trois rois Thébains et d’autant de rois des Pasteurs, qui règnent concurremment pendant 153 ans, et forment la XVIIe dynastie ?

Ainsi les dynasties de Jules Africain et le récit de Josèphe se prêtent un mutuel appui. Ces deux extraits de Manéthon s’expliquent, se vérifient l’un par l’autre ; et leur accord ne laissant aucun lieu de douter qu’ils ne rendent fidèlement le texte original, sur lequel ils ont été copiés séparément et sous des formes si différentes, il est prouvé, en définitive, que Manéthon avait admis dans sa Chronologie les trois dynasties des Pasteurs que Jules Africain lui donne ; et cela est prouvé par le passage même de Josèphe, qui devait nous convaincre qu’il n’en admettait qu’une.

Nous avions montré que l’on cherchait en vain à fixer l’époque de l’invasion des Pasteurs sous Timaüs, selon Manéthon, par celle de leur invasion sous Concharis à la sept-centième année du cycle caniculaire, selon le Syncelle : parce que la suite des rois de l’un n’a aucun rapport avec la suite des dynasties de l’autre. Nous avions fait voir que, dans cette partie surtout, les chronologies du Syncelle et d’Eusèbe, n’étant que des arrangements systématiques et arbitraires de celle de Manéthon, opérés dans le dessein de la ramener forcément à leurs vues particulières, ne pouvaient être alléguées contre elle, ni autoriser à y faire les changements dont on aurait besoin. Enfin, nous venons de prouver, et, nous le croyons, démonstrativement, que les dynasties des Pasteurs, mentionnées dans Jules Africain, avaient réellement leur place dans la série de Manéthon, et que, loin d’infirmer ce fait, le récit de Josèphe, tiré immédiatement de Manéthon et conforme à l’extrait de Jules Africain, mettait la chose hors de doute.

Il faut donc reconnaître trois dynasties de Pasteurs dans la chronologie Égyptienne. Elles y forment la XVe, la XVIe et la XVIIe de Jules Africain, et y occupent un espace de temps de 955 ans suivant le calcul de Jules Africain, et de 664 ans suivant le calcul de Josèphe. C’est de là que MM. Champollion devra désormais partir, lorsqu’ils voudront déterminer l’étendue totale de la Chronologie de Manéthon, ou celle en particulier de l’époque remarquable qui a été l’objet de cette discussion, peut-être trop longue ici, mais dont on verra l’utilité dans la suite.

 

 

 



[1] Première lettre, p. 103.

[2] Concharis Aegypti régis vigesimi quinti, dynastiœ decimœ sextœ, Chronogr., p. 103.

[3] Privato sibi fine prœtituto. Chronogr., p. 62.

[4] Anno sexto Concharis istius, regis Ægypti vigesimi quinti, decimœ sextœ dynasties, cycli apud Manethonem dicti cynici, à Mestrem primo rege et incola Ægypti, regum viginli quinqne complentur anni septingenti. Syncelle, p. 103.

[5] Syncelle, p. 53.

[6] T. I. s. pp. 199 et 202.

[7] Première lettre, p. 104.

[8] Chron. Egypt., t. I, ch. 3 et suiv.

[9] Contre Apion, I, 14.