Est-elle fixée par
celle du roi Menophrès, sous le règne duquel l’astronome Théon aurait placé
le commencement du Cycle caniculaire dont Censorin marque la fin ?
Nous avons observé que la
chronologie de Manéthon, dans son état actuel, est trop dénuée de faits pour
se soutenir elle-même. Il paraît qu’on l’a senti ; et on lui cherche maintenant
des appuis au dehors. M. Champollion- Figeac en offre le premier essai dans
une Notice chronologique sur la XVIIIe dynastie, jointe à un ouvrage de M.
Champollion le Jeune, postérieur au Précis[1]. Larcher a fait connaître un
texte inédit de Théon, trop abrégé pour qu’on puisse y découvrir le but des
calculs de l’auteur ; mais où l’on voit clairement qu’il comptait, depuis un
roi d’Égypte qu’il nomme Ménophrès, jusqu’à la fin d’Auguste, 1605 ans, et en
y ajoutant cent années depuis le commencement de Dioclétien, 1705 ans. Il
était visible que Théon parlait en cet endroit, non d’Auguste et de
Dioclétien ou de leurs règnes ; mais des ères qui portaient leurs noms, et
dont l’une finit lorsque l’autre commence. Larcher en concluait d’abord que
le nom de Ménophrès était de même celui d’une ère : observant ensuite que le
personnage pour qui cette ère avait été instituée, devait être un prince
célèbre ; qu’il n’avait pu mériter cet honneur que par de grandes actions ;
que « de tous les rois d’Égypte, il n’y en a pas un seul qui se soit plus
distingué que Sésostris, et qui ait porté plus haut la gloire du nom Égyptien
; » il concluait en définitive que l’ère dont parle Théon était celle de
Sésostris, et que Sésostris, était là sous le nom de Ménophrès ; car ce nom,
disait-il, est celui de Pharaon un peu altéré ; et le Pharaon dont il s’agit
ici est indubitablement Sésostris. Il serait singulier, sans doute, qu’une
ère de ce grand conquérant n’eût pas porté son nom propre ; qu’on ne l’eût
désignée que par un titre commun à tous les rois d’Égypte, et qui
n’appartenait pas plus à Sésostris qu’à tout autre ; qu’enfin, elle fût
restée inconnue à toute l’Antiquité, comme si elle n’eût jamais été en usage. Larcher, qui fait cette dernière
remarque, n’en est pas moins demeuré dans la persuasion qu’il avait découvert
(c’est son terme) l’ère
de Sésostris, et fixé par conséquent le temps où il a vécu. En s’emparant du texte de Théon,
M. Champollion-Figeac ne veut pas le faire servir à étayer de semblables rêveries,
quoiqu’il ait fort à cœur la gloire de Sésostris. Il remarque avec Larcher,
que les deux périodes de temps indiquées par Théon, et partant l’une de la
fin de l’ère d’Auguste, l’autre, de la centième année de celle de Dioclétien,
remontent à l’an 1322 avant l’ère chrétienne. Il observe ensuite que cette
année est précisément celle où avait dû commencer le cycle cynique ou
sothiaque de 1460 années Juliennes, répondant à 1461 années vagues, qui finit,
suivant le témoignage de Censorin, et ce qui est plus sûr encore, suivant le
calcul astronomique, l’an 138 après notre ère ; d’où il conclut que c’est le
renouvellement du cycle, dont Théon a voulu fixer l’époque dans la
chronologie Égyptienne. Cela est possible, probable même, si l’on veut, mais
il n’en avait pas besoin pour l’objet qu’il se propose. Quand Théon n’aurait pas connu
l’époque du renouvellement du cycle sothiaque, ou n’aurait pas voulu en faire
remarquer le concours avec l’année qu’il indique, cette année n’en serait pas
moins déterminée par les deux périodes tirées des ères d’Auguste et de Dioclétien,
et il resterait toujours prouvé que Théon rapportait au règne de Ménophrès
l’année 1322 avant notre ère. C’est sur cette donnée fournie par l’astronome
que portent tous les raisonnements de M. Champollion-Figeac, et ce sont les
conséquences qu’il en tire que nous avons à discuter. Avant de nous y engager cependant,
nous ferons sur ce texte et sur l’autorité qu’on lui donne quelques
observations qui se présentent naturellement. L’ouvrage d’où on l’a extrait,
pour le communiquer au Traducteur d’Hérodote, n’a point été soumis à un
examen critique. Est-il réellement de Théon ? Quel est son mérite intrinsèque
? En le reconnaissant comme un écrit de cet astronome, quel degré de confiance
faudrait-il lui accorder sur l’Histoire d’Égypte ? Sans la grande découverte
d’une ère de Sésostris, Larcher vraisemblablement n’en eût pas fait tant de
bruit. Mais nous ne voulons point éluder la difficulté, si ce texte en fait
une. Nous lui supposerons toute l’authenticité, tout le poids qu’on paraît
lui attribuer, nous le prendrons pour le moment, tel qu’on nous le présente. 1° Conduit par la liste
ascendante de Manéthon à la XIXe dynastie, M. Champollion-Figeac y cherche le
roi Ménophrès, et ne le trouvant pas sous ce nom, il tâche de le découvrir
sous quelque autre dénomination plus ou moins approchante. Ainsi, dès le
premier pas, nous voilà livrés aux conjectures ; et le champ est vaste à
l’égard des noms, les Pharaons n’en ayant point de constants dans l’Histoire,
et y paraissant presque toujours sous des noms différents dans les différents
Auteurs. C’est ce qui a fait dire aux Anciens, que ces princes prenaient
ordinairement plusieurs noms, trois, quatre et plus, comme s’ils avaient
porté tous ceux qu’on leur a donnés. On a donc cherché Ménophrès dans
la XIXe dynastie, et l’on a cru le trouver dans Amménephtès ou Amménephtis,
troisième roi de cette dynastie, suivant Jules Africain et Eusèbe. Il y a
loin de ce nom à celui de Ménophrès, qui semblerait plutôt une variante
d’Aménophis. Il est vrai que celui-ci aurait présenté une difficulté encore
plus grave. Comment reconnaitre l’Aménophis de Théon parmi tant de rois de ce
nom, que l’on trouverait depuis le premier de la XVIIIe dynastie jusqu’au
troisième de la XIXe ? Il a donc fallu s’arrêter à Amménephtès. Jules Africain ne donne à ce
prince que 20 ans de règne, qui ne suffisent pas pour atteindre l’année
indiquée par Théon ; mais Eusèbe lui en donne 40, et la leçon d’Eusèbe est préférée,
sans autre motif évidemment que la convenance. Car ce sont bien les deux Auteurs,
et non pas, comme on le dit, les copistes, qui diffèrent sur la durée du
règne d’Amménephtès : Jules Africain, comptant 60 années pour le règne de son
successeur, ne pouvaient pas en compter plus de 20 pour le sien. La somme
totale des règnes de la XIXe dynastie dans sa chronologie, comme dans celle d’Eusèbe,
le démontre. Si l’on n’accordait que 20 ans
au troisième roi de cette dynastie, l’année de Théon, la 1322e avant notre ère,
tomberait sous le règne du quatrième roi ; mais ce roi a le nom de Ramessès
dans Jules Africain ; et les monuments le lui assurent, selon M. Champollion
le Jeune, qui le compte pour le cinquième de ceux qui l’ont porté. Or,
comment changer Ramessès en Ménophrès ? Voilà ce qui a fait abandonner le
témoignage du chronologiste plus ancien, et recourir à Eusèbe, qui le
défigure trop sou- vent, même en le copiant. Pour justifier les 40 années du
règne d’Amménephtès, on allègue la durée totale de la dynastie, « Le Grec et
l’Arménien d’Eusèbe, dit-on, le Syncelle et Jules Africain, portant
uniformément le total des règnes à 194 ans. » Cela n’est vrai que pour Eusèbe,
qui compte cinq règnes seulement, formant en effet la somme de 194 ans. Jules
Africain compte six règnes qui donnent 204 ans par l’addition des chiffres,
et en donneraient 209, si l’on s’arrêtait à la somme totale exprimée dans le
texte. Le Syncelle se contente de rapprocher les deux listes, et n’appuie par
conséquent ni l’une ni l’autre. La différence entre le calcul d’Eusèbe et
celui de Jules Africain n’est pas considérable, et l’on en voit aisément la
raison : si l’un donne 40 ans à Araménephtès, il n’en donne que 26 à son
successeur Amménémès ; et si l’autre borne à 20 ans le règne d’Amménephtès,
il étend à 60 celui de Ramessès qui lui succède. Il importe peu de savoir
lequel des deux a rendu avec plus de fidélité les nombres de Manéthon. Il
nous suffira d’observer comme une conséquence naturelle de cet exemple, qu’on
ne doit en général avoir aucun égard à ces différences partielles, qui, se
compensant mutuellement et n’amenant point de changement notable dans la
somme des règnes, semblent combinées pour en conserver l’évaluation totale,
telle que l’avait déterminé l’Auteur original, et ne sauraient jamais servir
de fondement à leur évaluation respective. C’est donc en vain que l’on
cherche à rapprocher des noms qui n’ont point de ressemblance, pour confondre
des personnages qui n’ont rien de commun. C’est en vain que l’on croit
pouvoir fixer la place de Ménophrès dans les dynasties, par celle
qu’Amménephtès y occupe, afin de fixer ensuite l’époque de l’un dans les
temps antérieurs à l’ère chrétienne, par celle que donnent à l’autre les
calculs de Théon. Au reste, ce premier point de la question n’a pas
l’importance que l’on paraît y attacher, et l’examen des diverses observations
critiques sur lesquelles on s’appuie n’était pas nécessaire. Nous y sommes entrés,
parce qu’il prouve combien on se trompe, si l’on croit pouvoir établir des
résultats positifs et précis sur des données variables et incertaines, que
l’on ferait servir avec un droit égal à toutes les combinaisons. 2° La question présentait un
autre objet à discuter que l’on n’a pas aperçu, ou auquel on n’a pas donné
toute l’attention qu’il méritait. Quand nous admettrions que le
Ménophrès de Théon était véritablement, dans son idée, le troisième roi de la
XIXe dynastie, serions-nous obligés d’en conclure, que « ce règne demeure un
point certain, et comme un jalon fixe dans la chronologie Égyptienne[2] » ? Pour
faire sentir l’illusion, transportons le raisonnement à quelque autre des
anciennes annales les plus décréditées aujourd’hui. Suffirait-il qu’un Auteur, même
grave et imposant, eût placé le commencement d’une période astronomique,
d’une ère civile, bien déterminées d’ailleurs, ou l’époque bien connue d’un
fait quelconque, sous le règne de tel ou tel roi de la chronologie Assyrienne,
de la Chaldéenne, de la Tyrienne, pour en conclure que l’existence de ce roi
n’est plus incertaine, et que l’époque de son règne est irrévocablement fixée
? Tout ce qu’on y verrait, tout ce qu’on devrait y voir, c’est que l’Auteur
adoptait ou suivait un système chronologique reçu de son temps, et que dans
ce système vrai ou faux, l’événement dont il parle tombait sous tel règne et
tel roi. Que prouverait un synchronisme de ce genre, qui dépendrait de la
vérité du système, qui ne se soutiendrait que par elle, tomberait avec elle, et,
loin de lui servir de preuve, la supposerait préalablement démontrée ? Nous en dirons autant du
synchronisme de Théon. Confondrait-on deux choses qu’il faut au contraire soigneusement
distinguer : l’époque fixée par ses calculs, et le fait historique auquel il
rattache cette époque ? Théon admet les dynasties Égyptiennes, l’ordre et la
durée de chacune, tout l’ensemble de cette chronologie, tel que nous l’avons.
Dans cette supposition, et voulant déterminer, dans la série des rois, celui
sous lequel avait eu lieu le renouvellement du cycle caniculaire, il parvient,
en la remontant, jusqu’au roi qu’il nomme Ménophrès, et que nous nommerions
Amménephtès. Le calcul du cycle ne fait rien
à cela ; ce n’est pas le cycle qui prouve qu’à l’époque donnée par le calcul,
le roi qui régnait en Égypte était Ménophrès : c’est la chronologie qui le
fait connaître. Tout autre aurait pu faire le même rapprochement avec une
chronologie différente, celle de la vieille Chronique, par exemple, et il
aurait obtenu un résultat semblable ; mais pour tout autre comme pour Théon,
le résultat n’eût été certain, qu’autant que la chronologie eût elle-même été
certaine. Le procédé n’était peut-être pas
particulier à Théon : il se pourrait que, de son temps et avant lui, cette
manière commode de classer les faits, soit de l’histoire, soit de l’astronomie,
fût connue dans l’Ecole d’Alexandrie. Du moins, l’astronome Ptolémée en
avait-il donné l’exemple ; Théon aurait fait de la chronologie des rois d’Égypte,
l’usage qu’avait déjà fait Ptolémée de la chronologie des rois de Babylone.
On sait que le Canon célèbre qui porte son nom, n’était dans l’origine qu’une
échelle d’années consécutives, qui, partant d’une année fixe du règne de Nabonassar,
s’étendait sur toute la suite des règnes suivants, telle que la présentaient
les Historiens, et particulièrement Hérodote ; mais sans garantir, ni les
époques véritables de ces règnes, ni leur durée réelle, ni même l’existence
de chacun des rois que l’Histoire nommait. Le but de l’Astronome était uniquement d’avoir, pendant un long espace de temps, un nombre d’années déterminées et toujours reconnaissables, auxquelles il pût rapporter les phénomènes astronomiques, et particulièrement les éclipses Babyloniennes qu’il calculait, et désigner ainsi leur temps vrai par celui auquel elles répondaient dans cette chronologie hypothétique, et, à cet égard, purement fictive. |