Les monuments de l’Égypte n’ont guère jusqu’à
présent porté la lumière que sur les deux dynasties Thébaines, la XVIIIe et
la XIXe ; mais elles sont d’une grande importance, et il ne faut pas
s’étonner que l’Interprète des monuments ait vivement senti le prix de ce
premier succès. En commençant ses recherches sur les Pharaons de la
XVIIIe dynastie, M. Champollion semble ne s’être proposé que d’en rapprocher
les résultats de la liste de Manéthon ; et en effet, lorsqu’après s’être
assuré que les inscriptions des monuments contenaient les noms des rois qui
les avaient élevés ou embellis, il a voulu tenter ce rapprochement, il ne
s’occupe qu’à chercher dans la liste même la place qu’on peut leur assigner.
Que pouvait-on attendre de ce travail ? Les monuments font connaître les véritables
noms que portaient les Pharaons ; mais ils laissent ignorer dans quel ordre
ils ont régné : la liste de Manéthon les présente bien dans un ordre
successif, mais sous des noms tout différents, pour la plupart, des noms
monumentaux. Il était difficile, quelque sagacité, quelque bonne volonté
qu’on y apportât, de rien tirer de là qui remplît pleinement l’objet que l’on
se proposait. Cela eût été vrai, quand on aurait supposé la succession des
rois de Manéthon certaine par elle-même ; ce qu’on ne pouvait cependant pas
supposer d’avance, puisque son exactitude était un des points qu’on avait à
justifier. M. Champollion attribuait donc à Manéthon plus de
part à ses découvertes qu’il n’en avait réellement, ou il s’exagérait
l’étendue de ses découvertes, lorsqu’il disait : « Tous ces résultats,
si importants pour l’Histoire, ne sont pas fondés uniquement sur la lecture
que nous venons de donner des noms propres Hiéroglyphiques de divers
Pharaons, quoiqu’ils en soient déjà des conséquences forcées ; ils reposent
aussi sur le témoignage de l’Historien Grec de l’Égypte. » Sur ces premiers
résultats, importants sans doute, mais moins par les lumières qu’ils
donnaient déjà, que par celles qu’ils promettaient pour la suite, pouvait-on
dire : « Les inscriptions sacrées des monuments de l’Égypte offrent une
concordance complète et dans les noms et dans la succession ou la filiation
des rois, avec ce que présente la série des dynasties Égyptiennes donnée par
Manéthon ? Pouvait-on en conclure d’une manière générale, a qu’ainsi les
monuments, et les listes de Manéthon, se prêtent un mutuel appui, et forment
un ensemble de preuves, que ne peuvent récuser, ni la saine critique, ni le
scepticisme même le plus étendu[1]. » La Table d’Abydos a pu seule fixer avec certitude
la chronologie des Pharaons pour les temps qu’elle embrasse, parce qu’elle
donne à la fois et la succession des règnes et le moyen de retrouver les rois
dans les inscriptions qui portent leurs noms. Il paraît que M. Champollion ne la connaissait pas,
lorsqu’il rédigeait la partie de son Précis du Système hiéroglyphique dont
nous venons de parler. Il n’en fait mention que dans la suite de cet ouvrage,
où l’on voit qu’il sentit dès lors tout l’avantage qu’il en retirerait, et ne
douta plus du succès complet de ses recherches. L’espérance était fondée :
mais il ne s’en tient pas là, et ici encore il va trop loin. Il pouvait
prévoir que la grande dynastie Thébaine allait être rendue à l’Histoire, il
ne fallait pas s’exagérer les conséquences de ce fait particulier, et en
conclure « la certitude entière de l’Histoire Égyptienne transmise en Grec
par le prêtre de Sébennytus[2]. » La réflexion eût arrêté ce
premier élan. L’Histoire des Pharaons à qui la Haute-Égypte doit
ses monuments reste à peu près inconnue, quoiqu’on parle beaucoup de leur
gloire et de leurs exploits : mais on ne saurait douter que les auteurs de
tant de magnifiques constructions n’aient été de puissants monarques, qui
régnaient sur une nation florissante. L’éclat extérieur de leurs règnes avait
dû laisser dans les esprits des impressions profondes, et ces temples, ces
palais, ces superbes obélisques dont ils avaient couvert le sol de l’Égypte,
ces statues colossales, qui agrandissaient aux yeux étonnés des sujets les
rois qu’elles représentaient, les inscriptions surtout dont ils avaient à
l’envi, chargé ces prodigieux ouvrages, réveillaient sans cesse et perpétuaient
des souvenirs qui flattaient l’orgueil national. Les détails historiques des règnes de ces princes
pouvaient s’obscurcir à mesure que les temps s’éloignaient, se perdre même
entièrement : mais l’idée de leur grandeur passée ne pouvait s’éteindre ;
parce que les monuments, qui en rendaient témoignage, étaient toujours là.
Elle dut donc survivre à la catastrophe même qui mit fin à la monarchie
Égyptienne, et il ne faut pas pour cela recourir à des histoires écrites qui
auraient échappé à cet épouvantable bouleversement, et se seraient conservées
longtemps encore après. Si les Égyptiens eurent en effet ces annales antiques
qu’on leur suppose, elles périrent certainement alors, puisqu’il est de fait
qu’on ne trouve parmi eux rien d’authentique, rien de suivi, rien qui
ressemble à une histoire pour les temps antérieurs à l’époque dont nous
parlons ; et, ce qui tranche tous les doutes, qu’il est de fait également que
le peu même qu’ils en disaient se retrouve dans des annales étrangères,
qu’apparemment ils n’auraient pas pillé s’ils avaient eu les leurs. On comprend bien que nous avons en vue ici, non la
conquête de l’Égypte par Cambyse, qui n’est qu’une fable puérile ou plutôt
une misérable caricature ; mais celle dont l’Écriture nous trace l’effrayant
tableau, qui abattit la puissance des Pharaons, et dont l’Égypte ne s’est
plus relevée. Que l’on se représente un vainqueur orgueilleux, qui
semble animé d’un esprit particulier de haine et de vengeance, peut-être de
superstition, et fait porter partout le fer et la flamme ; que l’on se
rappelle les quarante ans de captivité dans la Mésopotamie, que subirent les
Égyptiens échappés au carnage, et principalement, comme on n’en peut douter,
les grands de la nation et les prêtres ; et que l’on nous dise ensuite, s’il
est difficile de concevoir, que des annales écrites sur de simples feuilles
de papyrus, aient péri, enlevées ou détruites, dans les dépôts sacrés où elles
s’étaient jusque-là conservées ; que le souvenir qui pouvait encore rester de
temps anciens, devenus de jour en jour moins intéressants, se soit peu à peu
effacé de la mémoire, pour laisser l’esprit occupé tout entier du sentiment
des maux présents. Que restait-il donc de l’histoire d’Égypte, quand
la nation revint de son exil sous l’empire des Perses et commença à se
rétablir ? une idée confuse des époques brillantes et des princes illustres
qu’elle avait eus autrefois, quelques noms qu’une plus grande célébrité avait
préservés de l’oubli, ou qu’on avait pu au besoin
chercher et retrouver sur les monuments ; et c’est à peu près tout ce que
Manéthon nous apprend des rois mêmes de la grande dynastie. Les prêtres, dès
qu’ils purent former de nouveaux collèges, durent se hâter de les recueillir
comme de précieux restes de leurs annales perdues, et des bases posées pour
recevoir les débris de leur histoire qu’ils pourraient rassembler dans la
suite : on sait comment ils ont rempli cette tâche. Il nous reste deux observations à faire. La
première, que les noms de rois Égyptiens qui peuvent avoir un caractère
historique, ne commencent à paraître, dans les listes de Manéthon et dans
l’Histoire, qu’à l’époque des monuments et des inscriptions. Tous ceux des
quatorze premières dynasties, jusqu’à celle des Pasteurs qu’il faut mettre
hors de rang, sont forgés ; et l’on ne peut plus ignorer quand et comment ils
l’ont été. La seconde : que Manéthon ne donne presque jamais les véritables
noms, les noms monumentaux des rois. M. Champollion en fait lui-même la
remarque ; et sur le dernier roi de la XIXe dynastie, Ramessès, dans les
inscriptions, et chez l’Historien, Thuoris, il
avoue « qu’il lui est impossible d’apprécier la raison qui porta Manéthon à
mettre dans son livre le nom vulgaire de ce prince à la place de son
véritable nom monumental[3]. » Nous avons indiqué cette
raison que l’on cherche : le prêtre d’Héliopolis n’a consulté pour sa
chronologie, comme pour son histoire, que les mémoires et les traditions des
collèges de prêtres, qui étaient à sa portée, et peut-être sous sa
juridiction dans la basse Égypte ; et ceux-ci, se contentant des noms
vulgaires, plus connus et plus généralement conservés, avaient laissé aux
prêtres Thébains leurs monuments et leurs inscriptions. Manéthon ne pensa pas non plus à y avoir recours, et s’en tint aux documents, pour lui très authentiques, qu’il avait sous la main. S’il était vrai, ainsi qu’on l’assure, « qu’il ait pu lire et comprendre les inscriptions gravées en caractères sacrés sur les édifices, » il est clair par son propre témoignage, et le fait ici le démontre, qu’il ne les a pas lues. |