LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

PREMIÈRE PARTIE. — LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES

 

ARTICLE V. — DE LA XVIIIE ET DE LA XIXE DYNASTIE.

 

 

Les monuments de l’Égypte n’ont guère jusqu’à présent porté la lumière que sur les deux dynasties Thébaines, la XVIIIe et la XIXe ; mais elles sont d’une grande importance, et il ne faut pas s’étonner que l’Interprète des monuments ait vivement senti le prix de ce premier succès.

En commençant ses recherches sur les Pharaons de la XVIIIe dynastie, M. Champollion semble ne s’être proposé que d’en rapprocher les résultats de la liste de Manéthon ; et en effet, lorsqu’après s’être assuré que les inscriptions des monuments contenaient les noms des rois qui les avaient élevés ou embellis, il a voulu tenter ce rapprochement, il ne s’occupe qu’à chercher dans la liste même la place qu’on peut leur assigner. Que pouvait-on attendre de ce travail ? Les monuments font connaître les véritables noms que portaient les Pharaons ; mais ils laissent ignorer dans quel ordre ils ont régné : la liste de Manéthon les présente bien dans un ordre successif, mais sous des noms tout différents, pour la plupart, des noms monumentaux. Il était difficile, quelque sagacité, quelque bonne volonté qu’on y apportât, de rien tirer de là qui remplît pleinement l’objet que l’on se proposait. Cela eût été vrai, quand on aurait supposé la succession des rois de Manéthon certaine par elle-même ; ce qu’on ne pouvait cependant pas supposer d’avance, puisque son exactitude était un des points qu’on avait à justifier.

M. Champollion attribuait donc à Manéthon plus de part à ses découvertes qu’il n’en avait réellement, ou il s’exagérait l’étendue de ses découvertes, lorsqu’il disait : « Tous ces résultats, si importants pour l’Histoire, ne sont pas fondés uniquement sur la lecture que nous venons de donner des noms propres Hiéroglyphiques de divers Pharaons, quoiqu’ils en soient déjà des conséquences forcées ; ils reposent aussi sur le témoignage de l’Historien Grec de l’Égypte. » Sur ces premiers résultats, importants sans doute, mais moins par les lumières qu’ils donnaient déjà, que par celles qu’ils promettaient pour la suite, pouvait-on dire : « Les inscriptions sacrées des monuments de l’Égypte offrent une concordance complète et dans les noms et dans la succession ou la filiation des rois, avec ce que présente la série des dynasties Égyptiennes donnée par Manéthon ? Pouvait-on en conclure d’une manière générale, a qu’ainsi les monuments, et les listes de Manéthon, se prêtent un mutuel appui, et forment un ensemble de preuves, que ne peuvent récuser, ni la saine critique, ni le scepticisme même le plus étendu[1]. »

La Table d’Abydos a pu seule fixer avec certitude la chronologie des Pharaons pour les temps qu’elle embrasse, parce qu’elle donne à la fois et la succession des règnes et le moyen de retrouver les rois dans les inscriptions qui portent leurs noms.

Il paraît que M. Champollion ne la connaissait pas, lorsqu’il rédigeait la partie de son Précis du Système hiéroglyphique dont nous venons de parler. Il n’en fait mention que dans la suite de cet ouvrage, où l’on voit qu’il sentit dès lors tout l’avantage qu’il en retirerait, et ne douta plus du succès complet de ses recherches. L’espérance était fondée : mais il ne s’en tient pas là, et ici encore il va trop loin. Il pouvait prévoir que la grande dynastie Thébaine allait être rendue à l’Histoire, il ne fallait pas s’exagérer les conséquences de ce fait particulier, et en conclure « la certitude entière de l’Histoire Égyptienne transmise en Grec par le prêtre de Sébennytus[2]. » La réflexion eût arrêté ce premier élan.

L’Histoire des Pharaons à qui la Haute-Égypte doit ses monuments reste à peu près inconnue, quoiqu’on parle beaucoup de leur gloire et de leurs exploits : mais on ne saurait douter que les auteurs de tant de magnifiques constructions n’aient été de puissants monarques, qui régnaient sur une nation florissante. L’éclat extérieur de leurs règnes avait dû laisser dans les esprits des impressions profondes, et ces temples, ces palais, ces superbes obélisques dont ils avaient couvert le sol de l’Égypte, ces statues colossales, qui agrandissaient aux yeux étonnés des sujets les rois qu’elles représentaient, les inscriptions surtout dont ils avaient à l’envi, chargé ces prodigieux ouvrages, réveillaient sans cesse et perpétuaient des souvenirs qui flattaient l’orgueil national.

Les détails historiques des règnes de ces princes pouvaient s’obscurcir à mesure que les temps s’éloignaient, se perdre même entièrement : mais l’idée de leur grandeur passée ne pouvait s’éteindre ; parce que les monuments, qui en rendaient témoignage, étaient toujours là. Elle dut donc survivre à la catastrophe même qui mit fin à la monarchie Égyptienne, et il ne faut pas pour cela recourir à des histoires écrites qui auraient échappé à cet épouvantable bouleversement, et se seraient conservées longtemps encore après. Si les Égyptiens eurent en effet ces annales antiques qu’on leur suppose, elles périrent certainement alors, puisqu’il est de fait qu’on ne trouve parmi eux rien d’authentique, rien de suivi, rien qui ressemble à une histoire pour les temps antérieurs à l’époque dont nous parlons ; et, ce qui tranche tous les doutes, qu’il est de fait également que le peu même qu’ils en disaient se retrouve dans des annales étrangères, qu’apparemment ils n’auraient pas pillé s’ils avaient eu les leurs.

On comprend bien que nous avons en vue ici, non la conquête de l’Égypte par Cambyse, qui n’est qu’une fable puérile ou plutôt une misérable caricature ; mais celle dont l’Écriture nous trace l’effrayant tableau, qui abattit la puissance des Pharaons, et dont l’Égypte ne s’est plus relevée.

Que l’on se représente un vainqueur orgueilleux, qui semble animé d’un esprit particulier de haine et de vengeance, peut-être de superstition, et fait porter partout le fer et la flamme ; que l’on se rappelle les quarante ans de captivité dans la Mésopotamie, que subirent les Égyptiens échappés au carnage, et principalement, comme on n’en peut douter, les grands de la nation et les prêtres ; et que l’on nous dise ensuite, s’il est difficile de concevoir, que des annales écrites sur de simples feuilles de papyrus, aient péri, enlevées ou détruites, dans les dépôts sacrés où elles s’étaient jusque-là conservées ; que le souvenir qui pouvait encore rester de temps anciens, devenus de jour en jour moins intéressants, se soit peu à peu effacé de la mémoire, pour laisser l’esprit occupé tout entier du sentiment des maux présents.

Que restait-il donc de l’histoire d’Égypte, quand la nation revint de son exil sous l’empire des Perses et commença à se rétablir ? une idée confuse des époques brillantes et des princes illustres qu’elle avait eus autrefois, quelques noms qu’une plus grande célébrité avait préservés de l’oubli, ou qu’on avait pu au besoin chercher et retrouver sur les monuments ; et c’est à peu près tout ce que Manéthon nous apprend des rois mêmes de la grande dynastie. Les prêtres, dès qu’ils purent former de nouveaux collèges, durent se hâter de les recueillir comme de précieux restes de leurs annales perdues, et des bases posées pour recevoir les débris de leur histoire qu’ils pourraient rassembler dans la suite : on sait comment ils ont rempli cette tâche.

Il nous reste deux observations à faire. La première, que les noms de rois Égyptiens qui peuvent avoir un caractère historique, ne commencent à paraître, dans les listes de Manéthon et dans l’Histoire, qu’à l’époque des monuments et des inscriptions. Tous ceux des quatorze premières dynasties, jusqu’à celle des Pasteurs qu’il faut mettre hors de rang, sont forgés ; et l’on ne peut plus ignorer quand et comment ils l’ont été. La seconde : que Manéthon ne donne presque jamais les véritables noms, les noms monumentaux des rois. M. Champollion en fait lui-même la remarque ; et sur le dernier roi de la XIXe dynastie, Ramessès, dans les inscriptions, et chez l’Historien, Thuoris, il avoue « qu’il lui est impossible d’apprécier la raison qui porta Manéthon à mettre dans son livre le nom vulgaire de ce prince à la place de son véritable nom monumental[3]. » Nous avons indiqué cette raison que l’on cherche : le prêtre d’Héliopolis n’a consulté pour sa chronologie, comme pour son histoire, que les mémoires et les traditions des collèges de prêtres, qui étaient à sa portée, et peut-être sous sa juridiction dans la basse Égypte ; et ceux-ci, se contentant des noms vulgaires, plus connus et plus généralement conservés, avaient laissé aux prêtres Thébains leurs monuments et leurs inscriptions.

Manéthon ne pensa pas non plus à y avoir recours, et s’en tint aux documents, pour lui très authentiques, qu’il avait sous la main. S’il était vrai, ainsi qu’on l’assure, « qu’il ait pu lire et comprendre les inscriptions gravées en caractères sacrés sur les édifices, » il est clair par son propre témoignage, et le fait ici le démontre, qu’il ne les a pas lues.

 

 

 



[1] Précis du système hiéroglyphique, p. 244.

[2] Précis, p. 247.

[3] Seconde lettre, p. 87.