La
découverte de l’existence, chez les Égyptiens, d’une écriture véritablement
alphabétique, quoique déguisée, sous la forme de hiéroglyphes, et la preuve,
acquise en même temps, de l’usage qu’ils ont fait de cette écriture sur leurs
anciens monuments, nous assurent deux moyens d’instruction nouveaux,
inattendus et d’une haute importance, soit par les notions encore bornées
sans doute, mais cependant déjà très utiles, qu’ils nous procurent, soit par
celles qu’ils nous font espérer. Cette
découverte, préparée, il est vrai, par des recherches antérieures, dont la
triple inscription de Rosette avait donné l’heureuse idée, est
incontestablement due à M. Champollion, qui, le premier, quittant une fausse
route dans laquelle on aurait pu s’égarer longtemps, a saisi le point de vue
sous lequel il fallait rapprocher le texte Grec de l’inscription et son texte
Hiéroglyphique. Par
d’ingénieuses tentatives, continuées avec persévérance, et dirigées par une
grande sagacité, il s’est convaincu que plusieurs signes prenaient au besoin
la fonction de simples lettres, et une fois bien connus, donnaient la
facilité de lire tous les mots où ils figuraient en ce nouveau caractère. C’était
pour les noms propres principalement, qu’une semblable écriture avait dû être
employée, parce qu’elle y est plus nécessaire ; et c’est là en effet qu’on
l’a d’abord reconnue, et qu’elle est d’un usage habituel. Après en avoir
constaté l’existence par l’examen de nombreuses inscriptions, postérieures,
comme celle de Rosette, à la conquête de l’Égypte par Alexandre, et dans
lesquelles la connaissance des noms des rois Macédoniens et des empereurs
Romains rendaient facile la comparaison des lettres Hiéroglyphiques qui les
exprimaient, avec les lettres Grecques ou Latines qui devaient y répondre, M.
Champollion a porté son attention sur les monuments purement Égyptiens ; et,
fort de l’expérience qu’il avait acquise, il y a retrouvé la même manière de
retracer les noms propres, et a lu sans incertitude ceux d’un grand nombre de
rois d’Égypte plus anciens que les Romains, les Grecs et les Perses. Il
était curieux, et n’était pas sans utilité, de connaître les véritables noms
des Pharaons dont on déchiffrait les légendes : mais c’eût été trop peu. Il
fallait classer ces rois, en former une suite, assigner leur place dans le
cours des siècles, et ici se présentait une difficulté. Les légendes
n’apprennent point à quelles époques ces rois ont vécu, ni dans quel ordre
ils se sont succédé : on y voit seulement qu’ils ont régné, on n’y trouve
rien pour l’Histoire et la Chronologie. Où chercher ailleurs des lumières sur
ces deux objets essentiels ? Quant à
l’Histoire, quelques faits détachés les uns des autres, presque toujours
insignifiants lorsqu’ils ne sont pas fabuleux, ne sauraient mériter ce nom ;
et c’est en ce genre, tout ce qu’offrent les anciens Auteurs qui ont parlé de
l’Égypte. Quant à la Chronologie, elle est tout aussi défectueuse, tout aussi
incertaine chez eux. La seule différence des noms ferait croire qu’ils
parlent de personnages différents ; elle ôte du moins le moyen le plus sûr,
et presque le seul qui resterait ici, de reconnaître, dans leurs récits, des
rois dont les monuments ne donnent que les noms. M.
Champollion a cru trouver dans un Historien national ce qu’il aurait cherché
en vain dans les Historiens étrangers. Manéthon,
prêtre de Sebennytus ou plutôt d’Héliopolis, avait composé une Histoire
d’Égypte, dont il ne nous reste guère que la partie chronologique, altérée,
il est vrai, de plusieurs manières, et plus ou moins considérablement, par
ceux des anciens chronologistes chrétiens, tels qu’Eusèbe et George le
Syncelle, qui ont voulu l’accorder avec leurs systèmes, mais subsistant
encore, et assez intégralement conservée dans l’extrait que nous en avons de
Jules Africain, pour en prendre une idée juste, pour reconnaître surtout
l’étendue de temps qu’elle embrassait, depuis le premier roi d’Égypte jusqu’à
la conquête de ce pays par Alexandre et l’établissement des rois Macédoniens,
c’est-à-dire, jusqu’au temps de l’Auteur, qui vivait sous Ptolémée
Philadelphe, et avait écrit, disait-il, par son ordre. Manéthon
partageait la suite chronologique des rois d’Égypte en différentes dynasties,
(quel que soit le sens qu’il donnât à ce terme,) qui s’étaient succédé au
nombre de trente et une. À chaque dynastie, il annonçait d’abord le nombre de
rois qu’elle devait contenir, en donnait ensuite la liste et les noms dans
l’ordre où ils avaient régné, marquait la durée de chaque règne, et finissait
par le calcul de la somme totale qui déterminait la durée de la dynastie.
L’ouvrage, comprenant la chronologie et l’histoire, était divisé en trois
tomes, et à la fin de chaque tome, on voyait encore combien il contenait de
rois et d’années. C’était
prendre de grandes précautions pour conserver l’ouvrage dans son intégrité,
et prévenir toute altération dans sa chronologie, que Manéthon semble avoir
particulièrement en vue ; c’était en même temps lui donner les apparences
d’un travail fait avec soin, et en parfaite connaissance de cause. Mais il ne
faut pas que les dehors en imposent : il faut examiner attentivement et dans
toutes ses parties ce tableau qui séduit, voir ce qu’il est au fond, chercher
ce qu’il a pu être, et avant tout, craindre d’apporter à cet examen les
préventions trop ordinaires d’une prodigieuse antiquité de la nation ; d’un
soin scrupuleux, pris dès les premiers âges, de consigner dans les registres
publics ou dans des mémoires authentiques, les évènements de chaque règne ;
enfin d’une inviolable fidélité à conserver les écrits de ce genre comme un
dépôt national et sacré, placé sous la sauvegarde de la religion. Car on n’a
rien oublié depuis Hérodote jusqu’à nos jours, pour concilier le respect et
la confiance à ces prétendus monuments de l’Histoire Égyptienne, confiés aux
temples et aux prêtres : excepté cependant une chose, qui n’était pas la
moins essentielle ; savoir, que l’Égypte, dans la longue durée de sa
monarchie, n’éprouva jamais de grands désastres, de grandes révolutions, qui
aient pu entraîner la perte de ses anciennes annales, si elle en avait, et
rendre incertains pour nous les temps qui auraient précédé ces fatales
époques. Sans
s’arrêter à ces considérations, M. Champollion fait des dynasties de Manéthon
le point d’appui de ses recherches sur les monuments qui subsistent encore en
Égypte ; soit qu’il entende reconstruire sur cette base l’Histoire des
Pharaons, ou seulement qu’il veuille justifier par des rapprochements
l’exactitude des dynasties, et en mettre la vérité hors de doute. Dans l’un
et dans l’autre cas, la marche qu’il adopte ne paraît ni la plus naturelle,
ni la plus sûre. Quelque crédit qu’il accorde à la chronologie de Manéthon,
peut-il la croire démontrée ? Pense-t-il qu’elle ait pour tous autant
d’autorité qu’elle en a pour lui ? Il vient de livrer au public son travail
sur la grande dynastie Diospolitaine, et, d’après le rang qu’elle occupe dans
la liste de Manéthon, il transporte d’emblée au temps d’Abraham cette
brillante suite des plus puissants monarques que l’Égypte ait eus. Si des
faits certains d’ailleurs ne s’accordaient pas avec cette haute antiquité, si
de nouvelles découvertes, faites sur des monuments non encore explorés,
venaient la détruire, que deviendrait cette portion de chronologie, qui est
toute en l’air, puisque celle des dynasties qui précèdent et des dynasties
qui suivent n’est pas encore vérifiée ? Cette date précise de 1822 avant
l’ère chrétienne, qu’en ferait-on ? Les
monuments dont le témoignage est en général et de sa nature irrécusable,
devaient passer avant celui d’un Historien, dont l’autorité, quelque poids
qu’on lui prête, est nécessairement faible en comparaison. Il fallait donc,
ce semble, commencer par recueillir toutes les notions que les monuments
peuvent fournir sur les rois de l’ancienne Égypte et sur les évènements de
leurs règnes, s’ils ne restent pas toujours muets à l’égard de ceux-ci, ou
qu’il s’ouvre d’autres sources de lumières ; chercher à y mettre une suite,
chercher surtout à reconnaître un point fixe, d’où l’on pût avec sûreté
monter et descendre ; bien convaincu d’avance qu’on ne saurait le trouver que
dans les dynasties qui atteignent les temps connus. La voie eût été longue
sans doute ; mais qui obligeait de se hâter, au risque de gâter son ouvrage
et de manquer son but ? L’entreprise était scabreuse, et le succès n’était
point certain : l’inutilité de vos premiers efforts eût été la preuve que
vous n’étiez pas encore en état de donner aux monuments une chronologie
certaine. Ne valait-il pas mieux attendre que de nouvelles lumières vinssent
vous éclairer, et vous montrer la route que vous aviez à suivre ; et
jusque-là vous passer plutôt de toute chronologie, que d’en adopter une au
hasard et sans examen, dont vous serez bientôt dont vous êtes peut- être déjà
fort embarrassé ? Le fait
est qu’on s’est pris d’abord d’admiration pour ces nombreuses dynasties que
Manéthon développe avec art, et qui vont se perdre dans la nuit des temps ;
que, sur sa parole, sa qualité d’Égyptien et son titre de prêtre, on n’y a vu
qu’un extrait fidèle des plus authentiques documents de l’Histoire d’Égypte,
et que, dans cette confiance, on n’a pas hésité à la prendre pour base des
travaux auxquels on allait se livrer. Entrons dans cet examen qu’on n’a pas voulu faire des dynasties de Manéthon. Nous les considérerons d’abord en elles-mêmes, ce qui nous mettra en état de juger du degré de confiance qu’elles méritent. Nous les examinerons ensuite sous les rapports chronologiques et historiques, ce qui nous fera connaître à quoi leur chronologie peut raisonnablement se réduire, et jusqu’à quel point on peut la rapprocher de l’Histoire, en les renfermant l’une et l’autre dans les limites qui leur conviennent. |