TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE DOUZIÈME. — NAPOLÉON ET TALLEYRAND.

 

 

Un parallèle qui s'impose. — La diversité d'impressions et de jugements par lesquels passa Bonaparte, à l'égard de Talleyrand. — Aux jours de confiance et d'intimité. — Variations capricieuses. — Étrange vis-à-vis. — Pendant la belle période ; les effusions épistolaires de Talleyrand à l'adresse du Premier Consul. — Comment se gâta tant d'amour. — Les premières brouilles. — Motifs et suites de la rupture. — Violences de Napoléon. — Inimitié froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. Pour juger avec impartialité de sa conduite à l'égard de Napoléon et de leur contenance réciproque. — Sur les reproches encourus par le diplomate de vénalité et de trahison. — Quelle était, d'autre part, la morale personnelle de Napoléon. — D'effrayants principes supprimant, de retour, les droits à la reconnaissance. — Un dernier point de comparaison, se terminant à l'avantage du pacificateur sur l'homme de guerre, de Talleyrand sur Napoléon.

 

Dans l'un de ses fréquents accès de dépit contre une intelligence, qu'il ne put jamais subjuguer entièrement ni conduire à sa guise, Napoléon croyait enfermer en ce peu de mots tout ce que Talleyrand, son œuvre entière et sa réputation pouvaient attendre du jugement de l'avenir.

La postérité ne lui donnera d'autre place que celle qu'il faut pour dire qu'il a été ministre sous tous les gouvernements, qu'il a prêté vingt serments[1], et que j'ai été assez sot pour m'y laisser prendre.

L'histoire, plus généreuse, ne devait point ratifier une opinion aussi sommaire, mais, au contraire, élargir le rôle et l'importance du personnage, qui fut l'adversaire poli, perfide, quelquefois, en ses moyens, des dernières fautes de Napoléon. Les deux figures sont restées en présence dans la juste lumière de leurs proportions véritables ; et toute supérieure qu'ait été l'une par l'immensité de son rayonnement, elle n'a pas éclipsé l'autre. Napoléon étendit sa gloire beaucoup plus haut et beaucoup plus loin : il fut déraciné par la tempête. Talleyrand plia et dura. Nul ne fut d'aussi près associé que Talleyrand aux vastes et tumultueux desseins de l'Alexandre moderne, nul ne connut, comme lui, le caractère et la portée de la pensée impériale, son étendue, ses irrégularités, ses excès. De même qu'il avait tendu l'échelle — et d'une manière combien diligente, combien opportune ! —, à l'ascension de Bonaparte, quand il le vit porter, en quelque sorte, par les événements, de même se retourna-t-il contre lui, quand il le sentit irrémédiablement condamné. Napoléon n'eut pas de plus précieux allié, ni de plus dangereux adversaire, — ce qu'il savait très bien[2]. Oui, quant à cela, son opinion était doublement faite ; et, cependant, jusques après la terrible leçon de 1814, jusque pendant les Cent-Jours, cherchant de dernières clartés sur les bords de l'abîme où trébuchait sa puissance, il en reviendra au ministre qui l'a trompé, et réclamera encore Talleyrand.

Ces deux énergies se complétaient l'une par l'autre, quand elles étaient unies. La première incarnait le génie de l'action, la seconde exprimait cette force calme, lumineuse du conseil, qui prépare les voies aux grandes résolutions ou permet d'en atténuer les retentissements dangereux. Napoléon, comme l'exprime l'historien Mignet, projetait ce qu'il y avait de grand, de glorieux, de lointain ; Talleyrand portait ses soins à en écarter les périls ; et la fougue créatrice de celui qui détenait la puissance pouvait être tempérée par la lenteur circonspecte du ministre armé de prudence, — autant, du moins, que Fun permettait à l'autre de s'interposer entre l'obstacle et sa volonté.

Dans les rencontres difficiles où quelque ingénieux euphémisme, une démarche de sage et lente préparation, un temps d'arrêt, une suspension favorable, pouvait amortir les effets d'un choc brusque, Talleyrand excellait en la manière d'arrondir ce que la dictée de Napoléon avait de trop impérieux et de lui frayer à lui-même les moyens de paraître ou plus habile ou plus fort, en redevenant plus calme.

Bonaparte, qui jouait volontiers au Jupiter — surtout au Jupiter tonnant —, oubliait, en maintes occasions, les caressantes douceurs de Talleyrand, si moelleux en de certaines lettres, si enveloppant en ses paroles ; il l'assaillait de reproches, d'interpellations vives ; néanmoins, il lui avait confié, n'ayant, auprès de soi, personne qu'il en jugeât plus cligne ou plus capable, les négociations d'Amiens, celles de Presbourg, sinon celles de Tilsitt. Après Austerlitz, c'est sur lui qu'il se reposera d'assurer la victoire par des accommodements qu'on espérait durables.

Je veux la paix, lui écrivait-il, arrangez tous les articles du mieux que vous le pourrez.

Lorsqu'il avait tenté d'organiser l'Allemagne et l'Italie, c'est-à-dire d'en partager les territoires, d'en diviser les gouvernements, pour fortifier d'autant plus l'unité de son empire, c'est Talleyrand qu'il consulta longuement, afin d'en obtenir des clartés sur les détails et de la précision sur l'ensemble.

Le caractère de Talleyrand ne lui était jamais apparu comme un miroir de droiture ; et ses raisons étaient fondées pour lui en refuser la louange. En revanche, la correspondance de l'empereur décèle à chaque page, l'estime que lui inspirait — malgré lui — sa pénétration diplomatique et le prix qu'il attachait à ses services, parce qu'il en avait fait l'épreuve en des conjonctures heureuses ou compliquées de son règne. Il fallait que cet homme lui semblât bien utile, ou qu'il en craignit singulièrement les desseins cachés, ou qu'il attribuât à sa présence une influence mystérieuse dont il ne pouvait se passer, puisque sans lui vouer une réelle confiance, il le combla d'honneurs et d'or avec une munificence sans égale. Il l'avait maintenu sept ans dans le ministère ; il avait inventé des fonctions supérieures inconnues pour qu'il fût appelé vice-grand-électeur après avoir été grand chambellan et découpé, à son intention, dans la distribution des grands fiefs nouvellement créés, la principauté de Bénévent.

Toutes choses finies, Napoléon déclarera qu'il s'était exagéré ses mérites, qu'il ne l'avait trouvé ni éloquent, ni persuasif dans leurs entretiens, qu'il roulait beaucoup et longtemps autour de la même idée, et qu'au sortir d'une longue conversation, entamée pour obtenir des éclaircissements de sa part, force était de s'apercevoir qu'il n'y avait pas répandu plus de lumières qu'en la commençant. C'est que vraisemblablement, en ces joutes malaisées, avec un interlocuteur fougueux et imaginatif comme celui-là, Talleyrand se confinait à dessein dans un argument unique, qu'il y revenait sciemment, parce qu'il y voyait, la clef d'une situation et qu'enfin, après beaucoup d'insistances perdues, renonçant à convaincre un homme qui le contredisait sans l'écouter, il se tirait d'affaire, comme il pouvait, par des mots évasifs. Napoléon ne faisait pas si bon marché de ses avis, puisqu'il les recherchait, surtout les regrettait dans les périodes de difficultés. Pourquoi Talleyrand n'était-il plus là ! Ah l si Talleyrand eût eu l'affaire en main ! Il en manifestait l'impression sans ménagement au ministre chargé de le remplacer, et qui n'arrivait point à tirer au clair une situation embrouillée. En 1809, étant, à Schönbrunn, assis devant le bureau de Marie-Thérèse, il rembarrait M. de Champagny sur les lenteurs apportées dans les négociations. Talleyrand, lui disait-il, avait une allure plus vive ; cela m'eût coûté trente millions, dont il m'aurait pris la moitié, mais tout serait fini depuis longtemps.

Soupçonneux à juste titre des intrigues qui se tramaient, au dehors, entre ses alliés prétendus[3] et ses ennemis déclarés, sans qu'il pût vraiment distinguer ceux-ci de ceux-là, cherchant dans cette marche à tatous des clartés indicatrices, il se retournait en fin de compte, vers Talleyrand pour qu'il l'aida à les découvrir. La veille, il se plaignait amèrement de son jeu ténébreux. Maintenant, il lui rendait en paroles une affection singulière.

Vous êtes un drôle d'homme ; je ne puis m'empêcher de vous aimer, lui déclarait-il sans le croire, ni le lui faire accroire[4].

Et le lendemain, il repartait en des tirades furibondes contre la traîtrise innée de ce Talleyrand.

§

C'était le plaisir de Napoléon de réveiller son inonde, comme il le disait, par des sorties imprévues autant qu'embarrassantes. D'habitude, quand il y avait cercle autour de lui, il parlait seul, très écouté, très redouté. Sur quelque point qu'il eût porté le sujet de son monologue, parti en coup de foudre, sur une interpellation, on ne se permettait que rarement d'y donner la réplique. Soit qu'ils fussent tenus sous la crainte, soit pour une autre cause, les gens se dérobaient par une réponse fuyante et soumise ou par une révérence de cour aux questions trop directes qu'il leur lançait à la tête. Talleyrand ne partageait point cette impression générale d'intimidation, sincère ou jouée, en sa présence, mais attendait le choc sans trouble, et lui renvoyait en douceur des mots où perçait de l'ironie contenue, sous des apparences de respect et de louange. Au temps où l'empereur n'en avait pas encore brisé avec lui sur les formes de l'urbanité, il savait esquiver les détails gênants par l'agrément d'un trait d'esprit, qui lui permettait de glisser sur le reste, ou par une flatterie d'autant plus adroite qu'elle n'avait pas l'air d'en être une, — la seule manière de flatter qui ne fût pas épuisée dans cette atmosphère d'adulation. Ea sola species adulandi superat. Ce fut à Bruxelles que Mme de Rémusat avait entendu Talleyrand répondre avec tant de finesse — le détail en est bien connu — à l'interrogation subite de Bonaparte sur la façon dont il s'y était pris pour accroître si rapidement sa fortune.

Monsieur de Talleyrand, on prétend que vous êtes fort riche.

Oui, Sire.

Mais extrêmement riche.

Oui, Sire.

Comment avez-vous fait ? Vous étiez loin de l'être à votre retour d'Amérique ?

Il est vrai, Sire, mais j'ai racheté, la veille du 18 brumaire, tous les fonds publics que j'ai trouvés sur la place ; et je les ai revendus le lendemain.

L'histoire était bien inventée par les besoins de la cause. On dut se résoudre à l'accepter comme de la bonne et franche monnaie.

Cette indépendance mesurée, que rendait soutenable en face d'un souverain aussi peu endurant que Napoléon la délicate manière dont elle se traduisait, il s'attachait à la conserver sur les différents sujets qui mettaient leurs idées en présence. Il arrivait, de loin en loin, que la littérature et les arts en fissent les frais, quoique Napoléon préférât en causer avec des poètes et des artistes. Un jour qu'il s'entretenait là-dessus avec son ministre des Relations extérieures, leurs vues ne s'étaient pas accordées sur les limites de ce discernement heureux, vif et précis du vrai, du beau, du juste dans la pensée et dans l'expression, qu'on appelle le goût : Ah ! le bon goût, riposta le prince de Bénévent, si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus. Talleyrand, qui savait écouler et porter jusque dans le mutisme des airs de louange, possédait assurément l'un des meilleurs moyens de lui plaire ; encore ce genre de complaisance était-il suspect de sa part. Napoléon ne s'en rapportait qu'à demi à ses silences approbateurs. Il lui sentait des arrière-pensées dissidentes, contre lesquelles il éprouvait de l'humeur, malgré qu'elles ne lui fussent point connues.

Étrange vis-à-vis de ces deux maîtres dissimulateurs ! C'était une des tendances de Napoléon de poser en principe que l'homme vraiment politique doit savoir calculer jusqu'aux moindres profits qu'il peut tirer non seulement de ses qualités ou de ses talents, mais encore de ses défauts. Or, Talleyrand professait la même théorie. Mais, ce qui le piquait au jeu, c'est que l'empereur la mettait en pratique si à fond qu'il en déconcertait la clairvoyance la plus lucide. Ce diable d'homme, s'écriait-il chez Mme de Rémusat, trompe sur tous les points. Ses passions elles-mêmes vous échappent, car il trouve moyen de les feindre, quoiqu'elles existent réellement. Dans ce genre de comédie, si la part de la sincérité était aussi mince d'un côté que de l'autre, il est certain que Napoléon manœuvrait avec plus de ruse, Talleyrand avec plus de mystère, et que ce dernier, tout en apportant en affaires les mille restrictions dont se gardent par métier les diplomates, visait plus franchement au but, parce qu'il n'aimait pas, en somme, qu'on fût toujours dans l'incertitude ou sur le qui-vive.

§

Durant la belle période, quand on pensait y voir des gages de stabilité, Talleyrand seconda d'un vouloir réfléchi les desseins de l'empereur, avec des alternatives d'accord et de désunion. À diverses fois, éclataient des critiques, auxquelles il ne s'était pas attendu et qui gênaient ou déplaçaient le terrain des négociations diplomatiques entamées. Des admonestations impatientes lui parvenaient sur ce que le ministre semblait outrepasser les instructions qu'il avait reçues. Il laissait, couler l'averse et reprenait ensuite la discussion, d'un esprit calme et en se souvenant que son rôle de modérateur lui avait toujours été fort difficile à remplir. Dans un désir égal de retenir les excessifs de la Révolution et d'apaiser les violents du pouvoir, n'avait-il pas encouru, tour à tour, les colères des uns et des autres ? Les républicains l'accusèrent d'avoir voulu soumettre l'État à un maitre ; et ce maitre, mécontent des résistances même légères qu'il lui opposait et de son refus poli d'applaudir à tous ses actes, lui reprochait cette demi-indépendance comme une trahison.

C'étaient les premiers symptômes d'un désaccord plus profond.

§

Aux alentours de la paix d'Amiens, Talleyrand eut sur les lèvres et au bout de la plume des compliments extrêmes à l'égard de celui qu'il avait assuré, pour toute la vie, d'un tendre et immuable dévouement[5]. Sous le Directoire, passant, les bornes, il avait représenté aux gouvernants, dont il désirait endormir les soupçons, le général Bonaparte comme une âme éprise de calme et de simplicité, n'aimant que la paix, l'étude, les poésies d'Ossian et n'aspirant qu'au repos, après la victoire. En parlant de la sorte, il savait pertinemment qu'il n'était pas tel oracle de vérité. C'était bien de l'amour encore, sous le Consulat, lorsque des raisons de santé l'ayant contraint de s'absenter de Paris — le temps d'aller prendre les eaux à Bourbon — il se plaignait comme d'un malheur véritable de cette cruelle nécessité qui le priverait, pendant deux semaines, peut-être trois, d'admirer de plus près la sublime activité du héros[6]. Que serait-il ? Que pourrait-il faire, n'étant plus à portée de son inspiration ?

Voilà le montent où je m'aperçois bien que, depuis deux ans, je ne suis plus accoutumé à penser seul ; ne pas vous voir laisse mon esprit sans guide ; aussi vais-je probablement écrire de pauvres choses ; mais ce n'est pas ma faute ; je ne suis pas complet, lorsque je suis loin de vous.

A l'avènement de l'empire, ses accents s'étaient élevés avec la grandeur de l'homme...

Quoi ! vous êtes monarque et vous m'aimez encore ?

Il n'était plus sensible qu'à sa gloire ; il n'avait plus d'amour-propre que par rapport à lui. Sans tomber dans un génie de flagornerie contraire à la délicatesse du goût, il lui prodiguait de cet encens choisi, où se surpassent les connaisseurs :

Sire,

Dans l'éloignement où je suis de Votre Majesté, ma plus douce ou plutôt mon unique consolation est de me rapprocher d'elle, autant qu'il est en moi par le souvenir et par la prévoyance. Le passé m'explique le présent et ce qu'a fait Votre Majesté me devient un présage de ce qu'elle doit faire ; car, tandis que les déterminations des hommes ordinaires varient sans cesse, celles de Votre Majesté prenant leur source dans sa magnanimité, naturelle, sont dans les mêmes circonstances, irrévocablement les mêmes[7].

 

Voltaire n'écrivit, pas à Frédéric d'épitres plus adroitement complimenteuses que certaines lettres de Talleyrand à Napoléon. Comment, par quelle aggravation de causes, de si belles protestations devaient-elles aboutir, chez le prince de Bénévent, à un véritable antagonisme, sous les apparences d'un service continuant d'être actif et soumis ?

Des démêlés sur la question européenne, il y en eut toujours entre l'empereur et son ministre, quant au fond ou dans la forme. Au cours des années prospères, ces contradictions étaient accidentelles et mesurées. Puis, revenaient des entre-temps de conciliation et d'harmonie exemplaires, où leurs sentiments se décevaient à l'envi. Napoléon avait failli presque l'aimer, si tant est qu'il eût jamais affectionné quelque chose ou quelqu'un, hors de lui, dans son cercle militaire ou politique. Talleyrand s'était surpris à ressentir, à son tour, le charme de cette bienveillance enjouée et prévenante où excellait l'empereur, quand il daignait s'en donner la peine, à s'en laisser pénétrer, dis-je, au point de s'en souvenir longtemps après, avec une flatteuse satisfaction. Malgré qu'il sût à quoi s'en tenir sur sa sécheresse habituelle et qu'il en eût ressenti les effets, il lui revenait de citer, de sa part, des exemples aimables de douceur et d'aménité. Un jour qu'il y insistait jusqu'à verser dans la louange superlative Moribond lui repartit, en riant : Vous pouvez faire son éloge, vous lui avez fait assez de mal !

Nous en avons exposé le détail, précédemment, Talleyrand se connut une période de crédit soutenu et qu'il fut presque seul à exercer sur l'esprit de Bonaparte ; sans lui consentir aucune sympathie d'âme réelle, on prêtait l'oreille à l'autorité de sa parole. Il ne s'était pas abusé, dans ces avantageuses conditions, jusqu'à se dire qu'il convertirait jamais un tel dominateur à épouser les vues d'une politique d'équilibre et de modération. Mais il avait conçu l'espoir qu'il lui serait possible d'endiguer le torrent. Il s'efforça, selon le mot d'un historien, de lier ses passions en les reportant ailleurs, dans la voie des créations à la fois grandes et salutaires. Napoléon, avec sa perception instantanée des choses et son amour de la nouveauté, inclinait à l'y suivre, pour l'y dépasser bientôt. Il engageait l'entreprise et en jetait les bases sans attendre. Malheureusement, il ne s'y fixait point. Il dérivait à d'autres flots, négligeant ou renversant par caprice ce qu'il avait commencé d'établir. Talleyrand, qui n'avait pas le goût de la lutte, pied à pied, ne persistait point. Il en arriva forcément à se décourager ; et les ressources qu'il avait mises à son service, il se fit à l'idée de les tourner, un jour, contre lui, quand ses exigences auraient lassé la fortune.

Dans leurs face à face pleins d'interrogations, où se croisaient le cloute, la défiance réciproque, tous deux avaient eu le temps de se pénétrer à fond. Talleyrand ne caressait aucune espèce d'illusion sur la capacité d'attachement de l'empereur pour qui que ce fùt. Non plus, Napoléon tout en éprouvant un plaisir intérieur à plier, pour son usage, les services à grandes manières de ce parfait homme de cour et du monde, non plus Napoléon ne se leurrait sur ce qu'il devait attendre de lui, en dehors d'un intérêt immédiat. S'il croyait en la soumission aveuglément idolâtre d'un duc de Bassano, il n'était pas dupe de la fidélité de cœur d'une certaine portion de son entourage. Il ménageait Talleyrand, il tolérait Fouché, parce qu'il aimait mieux les savoir sous sa griffe qu'en liberté. Mais il était fixé sur le vrai de leurs sentiments. Talleyrand et Fouché... ces noms-là furent la continuelle obsession de sa pensée. Lorsqu'il ne sera plus le maitre de frapper, des mouvements vindicatifs lui remonteront au cerveau pour le mal qu'il aurait pu leur faire et l'imprudence, qui fut sienne, de s'en abstenir.

Il y avait des instants où Talleyrand surtout, cette énigme vivante, crispait, exaspérait ses nerfs. Il le haïssait et le désirait, le recherchait et l'éloignait, le flattait et l'accablait d'invectives ; c'était une continuelle hésitation de la colère et de la faveur. Le garderait-il ministre ? L'enverrait-il en ambassade ? Ou le ferait-il assassiner ? Serait-il moins à craindre, bien vivant ou menacé de mort, dans les honneurs ou dans l'exil ? Parviendrait-il, lui Napoléon, à se l'attacher définitivement, à force d'argent ? Ou le verrait-il lui échapper comme une ombre glissante et jamais sûre ? Plus d'une fois, il avait arrêté le projet de le perdre, mais il en avait suspendu l'exécution, par l'arrière-pensée qu'il aurait eu l'air de le craindre en s'en défaisant.

Les premiers refroidissements sensibles survenus entre eux tinrent à des causes tout humaines.

Une susceptibilité jalouse, dont tout son génie ne pouvait le défendre, indisposait Napoléon contre les succès trop marqués de ses anciens compagnons d'armes ou de ses négociateurs, parce qu'il prétendait résorber tout cri soi. Tel, Louis XIV, à l'égard de ses généraux, de ses ministres, qui ne pouvaient hasarder d'initiative éclatante qu'en lui donnant à croire qu'il en avait été le conseiller, l'inspirateur, et que la gloire entière lui en revenait à lui seul. Conscient de la supériorité de ses aptitudes en la science diplomatique, Talleyrand avait fondé des espérances longues sur la durée d'une influence, que l'empereur s'était empressé de lui retirer, du jour où il pensa voir qu'elle aspirait à se rendre indispensable. Napoléon n'aimait pas entendre louer. On vantait trop la prudence et la sagacité de Talleyrand ; on en redisait trop souvent les termes à son oreille. Il s'était senti fatigué d'un ministre, à qui l'opinion attribuait tout le mérite des négociations heureuses. C'était une part qu'on lui dérobait de sa puissance et de ses facultés géniales. En éloignant Talleyrand des affaires étrangères, sous les compensations apparentes d'une dignité essentiellement décorative, en choisissant pour lui succéder un homme instruit mais faible, comme l'était Champagny, il avait voulu qu'on s'accoutumât, désormais, à bien savoir que lui seul, chef de l'État, concevait ses plans et en surveillait l'exécution. Sauf des rappels occasionnels, qui ne dépassaient pas les limites d'une conversation, il avait affecté, depuis lors, de tenir loin de ses conseils le prince de Talleyrand et de ne travailler ostensiblement qu'avec le comte de Champagny.

Le signataire des traités de Lunéville, d'Amiens et de Presbourg, en conçut une aigreur, dont les effets rejaillissaient de la personne du maître sur celle du serviteur. On s'en apercevait, de reste, aux sarcasmes qu'il se plaisait à décocher contre le nouveau ministre et la nature subalterne de ses fonctions. Obéissant à des considérations plus relevées, il voyait avec douleur son impuissance à contrebalancer par des avertissements salutaires les conséquences d'une politique intempérante.

De son côté, Napoléon avait trop de pénétration pour ne pas comprendre qu'il avait piqué au vif l'amour-propre de Talleyrand et que ni l'argent ni les honneurs ne seraient un baume assez efficace pour guérir ce genre de blessure, dont le premier effet est de supprimer toute sensibilité de gratitude et toute capacité de dévouement. Il en était d'autant mieux averti qu'il le savait peu scrupuleux et qu'il en avait eu la preuve, jar lui-même, aux dépens du Directoire. Sa défiance s'était fortement accrue : il la nourrissait et l'entretenait, contre lui par des motifs sans précision qui ne demandaient qu'à s'exhaler en des paroles de colère. Ils étaient à deux de jeu. Talleyrand avait fait, son compte sur le néant d'un zèle sans résultat d'utilité ni pour les autres ni pour lui-même. Du mécontentement à la froideur, de la froideur à la mésintelligence, de la mésintelligence à l'inimitié profonde, ce furent les étapes franchies, en peu d'années, de son ressentiment jusqu'à ce qu'il lui eût donné cette joie de voir à terre l'empereur et l'empire.

Celui qui négocie toujours trouve enfin un instant propice pour venir à ses fins[8]. Cette heure devait arriver immanquablement, dans le délai qu'avait entrevu Talleyrand, du fond de ses desseins d'intrigue, dont une partie, hâtons-nous de le dire, tendait à un but sincère de pacification générale. Les manières d'agir et de parler de Napoléon, comme elles se prononçaient, de jour en jour, contre lui-même, n'étaient pas de nature à l'en détourner.

Avant que le grand choc n'éclate, bien des mots sonneront à son oreille, qui ne seront pas exactement des douceurs. Il devra les supporter sans avoir l'air de les entendre. Il n'en modifiera pas d'une ligne son habituel maintien. Mais s'il possédait une patience à toute épreuve pour affronter les procédés blessants, sourire aux impertinences qu'il ne pouvait pas corriger d'un mot dominateur, ou dévorer l'insulte quand elle venait de si haut, il n'y était pas aussi insensible que semblait l'indiquer le flegme de son attitude. Il feignait d'ignorer, mais il n'oubliait point. Savoir attendre était son art.

Napoléon avait conçu une singulière idée — quelquefois trop justifiée — de la bassesse humaine, et sur laquelle il se fondait pour croire que plus on houspille un homme tenu sous votre dépendance, plus on l'outrage, plus il vous devient ami, s'il y voit de l'intérêt. Il l'avait pratiqué contre ses frères, contre de hauts fonctionnaires et des gens de bas étage. Il eut le tort d'appliquer les mêmes vues et le même traitement à un Salicetti et à un Talleyrand.

La double humiliation que lui avait infligée Bonaparte, d'abord en l'obligeant à contracter un mariage peu digne, ensuite en repoussant de la Cour celle qu'on l'avait presque forcé d'épouser, n'était pas sortie de sa mémoire ; elle y avait déposé les premiers germes d'une longue rancune. Qu'on ajoute à ces précédents d'ordre intime les causes plus générales dont nous avons développé l'enchaînement, et c'est assez pour s'expliquer son effort méthodique à seconder contre Napoléon la marche adverse des événements.

Les affaires d'Espagne décidèrent la rupture.

Lorsqu'il avait été question d'envahir la Péninsule sans motif de guerre, Talleyrand n'avait pas craint d'élever la voix, au sein d'un Conseil d'État asservi, pour condamner cette entreprise comme impolitique et dangereuse. Après l'insuccès trop certain de cette aventure de rapt, qui avait débuté par l'invasion de Burgos et de Barcelone, celui qui l'avait ordonnée voulut en rejeter la faute, en glande partie, du moins, sur celui qui l'avait déconseillée. Tout au contraire des déclarations de Talleyrand, Napoléon affirmera qu'il avait presque cédé à son instigation en confisquant le trône d'Espagne.

Dès 1805, le prince avait eu connaissance du projet, que nourrissait l'empereur, d'y remplacer la dynastie des Bourbons par celle des Bonaparte. Il avait pu, tout en ne l'approuvant pas intérieurement et en principe, l'admettre comme un moyen terme, se rallier à l'idée d'un arrangement, qui aurait donné à la France le territoire situé au nord de l'Ebre et cédé en guise de compensation, le Portugal à la monarchie espagnole. Les moyens employés ne furent point ceux qu'il avait prévus, mais des procédés sans franchise, dont il porta condamnation de la manière la plus formelle : On s'empare des couronnes, prononçait-il, mais on ne les escamote pas. Il l'avait dit avec une égale netteté au comte Beugnot, qui en a laissé le témoignage par écrit.

Nul ne l'ignore : la trame fut savamment ourdie. On opéra, avec un art de perfidie consommé, ce dépouillement d'un roi qui était venu, de confiance, rendre des hommages à un souverain son allié depuis dix ans. Les princes. on les tenait en chartre privée dans Valençay[9]. Le trône était vacant, le territoire inondé de troupes françaises. Joseph n'avait plus qu'à s'installer. Le programme de cette dépossession s'était accompli, de point en point, comme l'avaient réglé les ordres sans réplique d'une activité sans scrupule. Persuadé que les Espagnols, s'ils commettaient la folie de résister, seraient incapables de tenir, il considérait déjà comme terminées les affaires de la Péninsule et, par conséquent, les estimant indignes d'occuper plus longtemps son attention, impatient d'en reporter l'effort sur d'autres objets, contre l'Autriche, surtout, qu'il se proposait de faire rentrer dans le néant, contre tous ses adversaires du jour et du lendemain, Napoléon triomphait. D'opposition de principe, il n'en avait rencontré que chez Talleyrand. Il voulut le rendre témoin de son orgueilleuse satisfaction. Il le rappela de Valençay à Nantes, où il s'était arrêté, à son retour de Bayonne :

Eh bien ! lui avait-il lancé, à l'une des premières conversations entamées sur le sujet, eh bien ! vous voyez à quoi ont abouti vos prédictions, quant aux difficultés que je rencontrerais pour terminer les affaires d'Espagne, selon mes vues ; je suis, cependant, venu à bout de ces gens ; ils ont tous été pris dans les filets que je leur avais tendus ; et je suis maître de la situation en Espagne, comme dans le reste de l'Europe.

Il avait pris en parlant ainsi, le ton moqueur, l'air sarcastique. Légèrement ému de cet excès de confiance, alors qu'on n'en était qu'au début des événements et que des complications graves étaient à craindre, Talleyrand ne put se défendre de lui objecter qu'il ne voyait pas la situation sous la même face et qu'a son avis l'empereur avait plus gagné que perdu, dans ce qui venait de se passer à Bayonne.

Qu'entendez-vous par là ? demanda-t-il en arrêtant de marcher, de long en large, à travers la chambre.

Et son interlocuteur, avec un calme plein d'énergie, que nul ne posséda comme lui en présence de Napoléon, reprit, de la manière suivante, sa démonstration :

Mon Dieu ! c'est tout simple et je vous le montrerai par un exemple. Qu'un homme dans le monde y fasse des folies, qu'il ait des maîtresses, qu'il se conduise mal envers sa femme, qu'il ait même des torts graves envers ses amis, on le blâmera, sans doute ; mais, s'il est riche, puissant, habile, il pourra rencontrer encore les indulgences de la société. Que cet homme triche au jeu, il est immédiatement banni de. la compagnie, qui ne lui pardonnera jamais !

Le visage de Napoléon blêmit d'une colère muette. Il s'abstint de répondre, voulant se donner le temps de réfléchir sur la sanction qu'appellerait, tôt ou tard, une contenance aussi osée. Il ne retint pas Talleyrand, qui put retourner à Valençay, auprès de ses hôtes, les prisonniers de l'empereur.

Il avait gardé le silence, ce jour-là, où l'on était seul à seul. Mais, quelle revanche de son irritation contenue, celle qu'il se ménagea à son heure, aux Tuileries, entouré de ses grands dignitaires ! Talleyrand n'a pas jugé bon d'en relever les termes, au courant de ses souvenirs ; une telle réserve se comprend plus qu'à demi : il n'aurait eu rien d'agréable à en rappeler.

La scène s'est passée, devant témoins, à la date du 28 janvier 1809. Decrès et Cambacérès, entre autres, sont là. Talleyrand s'est glissé dans la pièce où l'attend cette sorte d'exécution. Il y a pris place tranquillement.

Napoléon l'a vu. Son œil s'allume aussitôt, sa voix éclate dans une apostrophe ardente et prolongée. Il lui reproche, à la fois, les faits de la veille et de l'avant-veille. La paix de Presbourg, dont le ministre de France avait atténué, modéré les exigences, lui est rejetée comme une trahison. Traité infâme, œuvre de corruption ! Les mots se pressent avec une violence redoublée. Il en arrive à l'invective directe : Vous êtes un voleur, un biche, un homme sans foi, vous ne croyez pas en Dieu ![10] Lui, Napoléon, qui se vantait d'avoir attiré dans ses filets par une insigne tromperie les princes auxquels il avait juré sa protection et le respect de leurs droits, s'indigne au nom des vertus, de la bonne foi, de la loyauté... L'orage roula pendant une demi-heure. Talleyrand le laissa précipiter son cours et passer, sans dire un mot, sans trahir aucun signe d'émotion ; mais en se retirant, il emportait au-dedans de soi un accroissement de haine, qu'il se promit bien de laisser venir à maturité.

La rude partie, qui se jouera dans la pénombre entre le maître du jour et Talleyrand, est virtuellement ouverte.

Souvent la plainte d'ingratitude revenait sur les lèvres de Bonaparte, à l'encontre du prince de Bénévent, soit qu'il la lui adressât à lui-même, soit qu'il la dévoilât à des personnes de son entourage. En l'exprimant avec amertume, il oubliait, selon la juste remarque de Sainte-Beuve, que s'il y a des bienfaits qui obligent, il y a des insultes qui aliènent à jamais et qui délient. La même cause n'avait-elle pas produit les mêmes effets du côté de ses frères ? En accompagnant d'une loi de contrainte et de soumission humiliée les biens dont il les combla, honneurs ou richesses, il n'avait pas réfléchi qu'il les dispenserait d'avance des retours de la gratitude. Comme il s'en plaignait pourtant ! Si chacun d'eux eût imprimé une impulsion commune aux diverses missions qu'il leur avait confiées, ils eussent ensemble, les Bonaparte, marché jusqu'aux pôles ! Ah ! Gengis-Khan, le ravageur des mondes, avait été plus heureux que lui, Gengis-Khan, dont les quatre fils ne comprenaient d'autre rivalité que de le bien servir ! Et ses généraux, ses ministres, et Talleyrand ! Rœderer a raconté coulaient il fut pris à témoin par Napoléon, de sa double rancœur, le 6 mai 1809, au palais de l'Élysée.

L'empereur, qui se promenait à grands pas, à travers la chambre, comme à son habitude, lorsqu'il entamait un long monologue, avait tourné d'abord contre son frère aîné Joseph son premier accès de mécontentement. Porté sur le trône d'Espagne sans l'avoir demandé, celui-ci n'affichait-il pas l'étrange prétention d'être roi, pour son compte ? Joseph, après Louis Bonaparte, posait osément cette alternative ou qu'on lui rendit les pleins pouvoirs ou qu'on le laissât retourner aux loisirs de la vie privée. Était-ce ainsi que devait lui parler un homme de son sang, qui lui devait tout et mène cette chère retraite de Mortefortaine, si chère à ses vœux ? Lui convenait-il de tenir le langage des ennemis de la France ! Voulait-il faire comme Talleyrand ? Et en prononçant ce dernier nom, qui prenait tant de place dans sa pensée, ses accents s'étaient échauffés de nouveau :

Talleyrand ! Je l'ai couvert d'honneurs, d'or, de diamants ! Il a employé tout cela contre moi. Il m'a trahi autant qu'il le pouvait, à la première occasion qu'il a eue de le faire... Il a dit qu'il s'était mis à mes genoux pour empêcher l'affaire d'Espagne, et il me tourmentait depuis deux ans, pour l'entreprendre ! Il soutenait qu'il ne me faudrait que vingt mille hommes ; il m'a donné vingt mémoires pour le prouver. C'est la même conduite que pour l'affaire du duc d'Enghien ; moi, je ne le connaissais pas, c'est Talleyrand qui me l'a fait connaître. Je ne savais pas où il était. C'est lui qui m'a révélé l'endroit où il était, et après m'avoir conseillé sa mort, il en a gémi avec toutes ses connaissances.

... Je ne lui ferai aucun mal ; je lui conserve ses places ; j'ai mime, pour lui, les sentiments que j'ai eus, autrefois ; mais je lui ai retiré le droit d'entrer, à toute heure, dans mon cabinet. Jamais il n'aura d'entretien particulier avec moi ; il ne pourra plus nie dire qu'il a conseillé ou déconseillé une chose ou une autre.

Il n'aura plus jamais d'entretien particulier avec moi. La phrase fut prononcée, mais le serment ne tint pas. Des conjonctures graves reparaîtront où le seul à seul du conquérant et du diplomate sera jugé nécessaire encore, et ce sera Napoléon, qui en marquera le désir, pour n'écouter, d'ailleurs, en fin de compte, que sa seule inspiration et ne suivre que son vouloir. Au surplus, jusqu'à quel point sont-elles véridiques les imputations contenues dans la tirade enflammée ? Napoléon en avait articulé les termes, à huis clos, et en des conditions d'intimité, qui devaient le montrer sans colère. Toutefois, on n'est pas sans savoir qu'il accommodait à son gré les faits et les mots, et toujours dans un sens qui dégageait ses responsabilités envers les hommes, envers les peuples, envers l'histoire.

De 1809 à 1814 se renouvelèrent, assez fréquentes, les rencontres tempétueuses. Dans l'un de ces vertigos, dont il était saisi, à volonté, non content de s'efforcer à l'avilir, il vit le moment de noyer son vice-grand-électeur sous le ridicule. La princesse de Bénévent s'était compromise, au su de tout le monde, avec le duc de San-Carlos. Et Napoléon de ramasser cette histoire, de la lancer, en pleine soirée des Tuileries, à la tête de Talleyrand, de lui crier qu'on le traitait en Sganarelle et qu'il eût à surveiller d'un peu plus près, à l'avenir, les agissements de sa femme. Mais de très haut, avec son air glacé, son flegme indémontable, le prince avait répondu : — Sire, je ne croyais pas qu'un détail de la sorte pût avoir quelque importance pour la gloire de Votre Majesté et pour la mienne. La réplique était superbe, dans un pareil cas. Talleyrand resta-t-il aussi indifférent qu'il parut l'être à ce genre d'infortune qui blesse au plus sensible l'honneur ou l'amour-propre de tout homme ? Nous ne le croyons point. Ce fut un froissement de plus à porter au total des mauvais propos endurés, instigateurs de la défection.

Tant que l'horizon se montra clair et qu'il n'en eut pas brouillé l'azur par les déviations de sa politique orageuse, Napoléon avait pu garder l'assurance que Talleyrand ne serait pas un serviteur à surveiller. Mais, quand se furent terriblement assombries les perspectives prochaines, comme celui-ci en avait eu la prévision trop nette, il eut à se dire qu'un homme vivait dans son ombre, dont le blâme intérieur accompagnait tous ses gestes, un ennemi silencieux et respectueux, qui par la désapprobation muette, à défaut de mots exprimés, contestait ses plans, ses desseins, et qui jouissait en secret, peut-être, de chacun de ses échecs comme d'un acheminement progressif à quelque perfide solution désirée, sinon déjà préparée ; et le pensant et s'en irritant, il le voyait journellement devant lui, avec sa face inanimée, sa contenance froide et solennelle, presque impudente en l'inaltérabilité d'un flegme, que ne dérangeait aucune secousse des événements. Les dignités éminentes dont il l'avait revêtu, cet homme continuait à en porter les insignes et à en recueillir les profits, en y conservant une tranquillité d'âme, qui ressemblait à du dédain. Il en frémissait de courroux. Et des ennemis de Talleyrand avivaient encore l'impression déjà si aigué chez le maitre des Tuileries, que ces façons hautaines et soumises à la fois, avaient le don de jeter hors de lui.

Après la campagne de Dresde, un matin qu'il se sentait plus nerveux et plus surexcitable encore que d'ordinaire, Napoléon l'avait aperçu, à son lever, et cette vue avait redoublé son irritation et fomenté sa bile :

Restez, lui commanda-t-il, j'ai quelque chose à vous dire.

Et ses paroles, aussitôt qu'ils furent seuls, prirent le ton d'une violente apostrophe.

Que venez-vous faire ici ?... Me montrer votre ingratitude ?... Vous affectez d'être d'un parti d'opposition ?... Vous croyez peut-être que si je venais à manquer, vous seriez chef d'un Conseil de régence ?... Si j'étais malade dangereusement, je vous le déclare, vous seriez mort avant moi.

Alors, avec la grâce et la quiétude d'un courtisan, qui reçoit de nouvelles faveurs[11], il rendit à la menace l'échange de ce compliment :

Je n'avais pas besoin, sire, d'un pareil avertissement pour adresser au ciel des vœux bien ardents pour la conservation des jours de Votre Majesté.

A le considérer ainsi, cravaté de calme et de mystère, les fibres de Napoléon se contractaient d'impatience et de dépit. Il en était soulevé jusqu'au point de lui vouloir porter, de colère, le poing sous la figure, pour le faire sortir enfin de son élégance immobile. Il ne pouvait se contenir ; toute occasion lui était bonne de lui jeter de la bile au visage. Et si cette occasion ne se présentait pas, il la faisait naître.

A mesure que s'aggravaient les revers de sa politique d'agression, et cela sous les yeux observateurs d'un témoin, qu'il s'imaginait attendant la fin avec une espèce de satisfaction anticipée, son humeur éclatait de plus en plus acerbe el les contre-coups en rejaillissaient d'autant plus intenses contre cette barrière d'insensibilité. La dernière algarade précéda le départ de Napoléon pour la campagne de 1814. A l'issue du Conseil, il avait haussé la voix, se disant entouré de traîtres, et, pour préciser le vague de son accusation, il s'était tourné contre Talleyrand. Le regardant bien en face, pendant plusieurs minutes, il l'accabla de paroles dures et offensantes. Le diplomate se tenait debout, au coin du feu, se préservant de la chaleur à l'aide de son chapeau, les yeux au loin et l'air parfaitement absent de tout le bruit, que faisait là quelqu'un. Lorsque l'empereur, ayant épuisé son réquisitoire, quitta la pièce en tirant la porte avec violence derrière soi, lui aussi pensa à s'en aller. Paisiblement, il prit le bras de M. Mollien et descendit les escaliers, sans articuler une syllabe, sans esquisser même un geste, mais gardant en bonne place, dans sa mémoire, ce qu'il avait entendu. Une conviction plus forte l'avait affermi dans cette idée qu'aucun principe d'honneur ne le retenait au service de celui qui l'accablait d'outrages.

Aussi bien Talleyrand et Napoléon ne furent pas en reste de mauvais compliments l'un envers l'autre. Ils ne se redevaient rien, quant à cela. Si Napoléon le qualifia des pires noms, l'appelant un prêtre défroqué, un homme de révolution, un scélérat, Talleyrand ne ménagea pas à l'homme de génie les épithètes vives, dont les plus courantes, quand il eut cessé d'être empereur, étaient celles de brigand et de bandit.

Après son renversement, Bonaparte, en l'excès de ses colères rétrospectives, ne cessait point de fulminer contre l'homme d'État. Suivant lui, il aurait été le plus vil des Jacobins ; à plusieurs reprises, il lui aurait conseillé de se débarrasser des Bourbons en les faisant assassiner ou en les faisant enlever d'Angleterre par une bande de contrebandiers, qui naviguaient d'une côte à l'autre. Il l'affirmait expressément à sir Neil Campbell[12], le commissaire anglais chargé par son gouvernement d'accompagner de Fontainebleau à l'île d'Elbe, le captif de la Sainte-Alliance ! Il ne manifestait, à cette distance des événements ni regret, ni émotion de l'exécution du duc d'Enghien, mais il tenait par-dessus tout, à faire passer cette allégation dans l'histoire, que le prince de Bénévent en fut l'inspirateur. Napoléon en parlait ainsi, dans l'abaissement exaspéré de sa grandeur, parce qu'il avait toute raison de penser que Talleyrand fut, après son propre orgueil, le principal instrument de sa chute. A la vérité, en aucun temps, déformateur de la vérité par principe, il ne prit la précaution d'accorder ses paroles entre elles et de se demander si, d'aventure, elles ne se trouvaient pas déjà démenties par d'autres prononcées antérieurement, sous des impressions différentes.

La rancune de Napoléon se fondait sur de puissants motifs. La lutte entre eux ne s'était pas arrêtée à l'abdication de Fontainebleau. Proscrit par Napoléon, au retour de l'île Talleyrand lui avait répondu en le faisant mettre au ban de l'Europe par le Congrès de Vienne. Cette rancune fut tenace. Dans ses dictées de Sainte-Hélène, Bonaparte reprendra, maintes fois, le texte de ses accusations contre son ancien grand chambellan. S'il avait été vaincu, si le torrent des armées alliées s'était précipité sur la France, la faute unique en était encore à Talleyrand. Chaque détail, chaque trait, qui lui remontait à la mémoire tendait à la dépréciation de l'homme, de ses services rendus, sinon de ses talents qu'il ne pouvait révoquer en cloute absolument, et de sa vie intime. Car, s'il recommençait souvent à dire que le prince était le roi des fourbes, en politique, il ne lui déplaisait pas d'ajouter, quand s'y prêtait l'occasion, que la princesse était la plus sotte des femmes et, naturellement, n'en ayant d'autre exemple frappant à citer, il ressuscitait l'anecdote pas très sûre, la terrible anecdote de Mme de Talleyrand confondant Denon revenu d'Égypte, Humboldt revenu de partout, ou Thomas Robinson, un diplomate anglais qu'on lui présenta, avec le héros de Daniel de Foe, le légendaire Robinson Crusoë. Mais il s'attardait peu sur le fait de Mme de Talleyrand, non plus que sur la raison véritable pour laquelle il lui avait interdit de se montrer à la Cour. Il se rejetait à l'adversaire constant de sa politique conquérante, aux vices, à la noire ingratitude, aux félonies, à la vénalité de Talleyrand.

§

Cette vénalité dut être bien révoltante, cette corruption bien audacieuse, puisqu'il en fut tant parlé[13]. Talleyrand aima trop l'argent ; et Bonaparte lui en fit un long grief. C'est un point sur lequel il l'avait attaqué souvent, pendant son règne. Voyons, Talleyrand, lui demandait-il à brûle-pourpoint, voyons, la main sur la conscience, qu'avez-vous gagné avec moi ? Une autre fois, c'était à un membre de la Confédération du Rhin qu'il posait la question, sous une forme dépouillée de ménagements : Combien Talleyrand vous-a-t-il coûté ? Cette affaire de chiffres lui tenait très à cœur[14], à lui Napoléon, qui puisa si librement et sans en rendre de comptes à personne, dans les caisses de la France et de l'Europe. A vrai dire, en y insistant, par des interpellations vives et voulues à l'adresse de Talleyrand, il ne faisait qu'appuyer d'une manière rude sur des points connus, établis, de corruption diplomatique. L'usage en était, pour ainsi dire, passé à l'état d'habitude normale, entre les chancelleries, au temps du Directoire. Le Gouvernement français se trouvait avoir la meilleure part dans l'échange des douceurs glissées en secret aux meneurs de négociations, parce qu'il avait, pour lui, la position privilégiée que confère la victoire. Mais il usait de retour, à l'occasion. Sous le Consulat, pendant les conversations diplomatiques avec l'Autriche. Bonaparte avait recommandé aux bonnes attentions de M. de Talleyrand l'envoyé de l'empereur d'Allemagne, à Paris, où il était arrivé le 2 thermidor de l'an VIII, et le ministre lui répondait, à ce propos :

Je n'ai point fait de présents à M. de Saint-Julien, parce que tous les bijoux du Directoire sont tels que l'on ne porte plus rien de pareil depuis cent ans[15].

Quand Napoléon envoya son frère Lucien, comme ambassadeur en Espagne, parlant entre soi, en famille, il lui donna ce premier conseil : Revenez riche. Et la recommandation fut si bien comprise, si largement appliquée, qu'il en revint, en effet, avec beaucoup de diamants[16], beaucoup de millions et qu'il fut très riche, le plus riche des Bonaparte. Aussi, quel luxe de réceptions, à Madrid et à Paris ! Quelles magnificences, au retour, et que de fêtes, à l'hôtel de Brissac et au manoir de Plessis-Chamant ! Lucien parut sage à Napoléon. Moins indulgent au prince de Bénévent, l'empereur affirmera, dans son Mémorial, que s'il l'avait remplacé par le duc de Cadore, c'est qu'il était fatigué de ses agiotages et de ses saletés. Il aimera mieux s'armer de ce grief que de l'autre et véritable motif : le désaccord de sa politique avec celle de son ministre désapprobateur du blocus continental et de la perpétuité des guerres.

Ce qui est bon à prendre est bon à garder, conseillait Figaro. Talleyrand avait puisé ses principes à la même école. Lui-même évalua à une soixantaine de millions ce qu'il pouvait avoir reçu, au total, des puissances grandes ou petites, qui se rappelèrent à ses bons offices. Dans ce genre de transactions, qui ne tournaient pas précisément à sa louange morale, il n'engageait, du moins, que des intérêts de personnes et se sauvait par là d'un blâme plus grave. A ses yeux, elles n'étaient que des éléments accessoires, quoique productifs, de la discussion générale ; elles ne faisaient pas dévier les grandes lignes de la politique extérieure ; elles ne lésaient ni la prépondérance de la France sur le continent ni ce qui restait encore intact du bon droit européen. Si bien que, raisonnant d'après cela, il s'estimait très fondé à percevoir un tribut sur les concessions particulières dues à son influence. Un contemporain non suspect de partialité, à son endroit, le comte de Sentît, lui rendit ce témoignage que, tout en profitant de sa position pour augmenter sa fortune, à l'aide de moyens quelquefois peu délicats, il ne s'était jamais laissé conduire, fût-ce par les motifs d'intérêt personnel les plus puissants, à favoriser des plans contraires au sens général de sa diplomatie. A ces réserves près, il ne négligeait rien d'utile. Ses complaisances devaient être payées non en tabatières, ou diamants, suivant la coutume ancienne, mais en argent comptant. Lorsqu'il fit agréer les princes de Schwartzenberg, de Nassau, de Waldeck, de Lippe et de Reuss dans la Confédération du Rhin, il en avait été récompensé d'avance, abondamment. Napoléon n'en fut informé que plus tard, et trop tard pour revenir sur leur admission. Talleyrand s'était gardé d'agir en son nom propre, mais s'était reposé du succès de l'affaire sur l'entremise d'un homme adroit, sagace, intimement mêlé à toutes les intrigues d'alors, le baron de Gagern, ministre du duc de Nassau. On avait respecté les convenances, d'une façon attentive et soigneuse, dans la teneur de ces négociations. Il n'avait pas été question de marché, de conditions, ni d'offres précises, quoiqu'on eût abouti aux mêmes réalités, sans en employer les termes. M. de Talleyrand voulait bien ne pas fixer de chiffres ; il abandonnait à son intermédiaire habituel de tabler au plus juste, d'après son appréciation d'ensemble et les estimations supplémentaires du vieux Sainte-Foix, le prix des obligeances laissées à la discrétion du prince[17]. Il fallait financer, chaque fois, mais en y mettant la manière, d'un geste élégant et délicat. Napoléon avait connaissance de cet état de choses et n'en était rien moins que satisfait. Talleyrand n'y prenait pas tant de scrupule. Il se disait que sa haute situation était comme une mine d'or à exploiter, qu'il aurait eu grand tort à ne point en user, que sa fortune, quoique grossie d'énormes dotations annuelles, n'était pas suffisante à la tenue de sa maison princière, qu'il dépensait beaucoup, qu'il aidait à ses frères, à ses neveux, qu'il avait toujours eu la main libéralement ouverte pour ses anciens amis et que c'était affaire aux princes de la Confédération du Rhin de subvenir au surplus, dans la mesure des services qu'il avait été appelé à leur rendre. Tranquille en son âme, il se payait de ces bonnes raisons, comme de circonstances atténuantes à des actes de vénalité indéniables. Car, ce fut bien le côté faible de sa moralité politique.

Mais les dossiers de l'histoire comportent une autre dénonciation grave, à la charge de Talleyrand. C'est le fait que ministre, prince de Bénévent, archichancelier d'État, vice-grand-électeur, grand chambellan, comblé de titres et de millions par l'empereur, il n'aurait eu rien de plus cher que de conspirer, ensuite, contre lui et de ruiner son édifice. Quels arguments plaidèrent pour l'absoudre, en partie, de ce chef d'accusation ?

§

La perfidie est noble envers la tyrannie.

déclare Emilie, dans la tragédie de Cinna. Cette maxime cornélienne, si féconde en excuses, si flexible aux accommodements de conscience, Talleyrand aurait pu l'invoquer pour justifier sa propre conduite, en supposant, du moins, qu'il consentit à nommer perfidies les artifices de sa politique étrangère.

Il est certain que, depuis les entrevues de Presbourg, Talleyrand commença de prendre le parti des adversaires de son maitre, envisagé comme le parti du droit et de la justice. Il est hors de doute que, tout en servant Napoléon. il se fit le ministre de l'Europe contre son ambition démesurée, ambition qu'il jugeait criminelle par ses suites, par tout le sang qu'elle faisait répandre. Voyez-le, au fort des négociations les plus laborieuses : il emmêle à dessein tous les fils, souille Nesselrode, excite Alexandre, conseille et déconseille Napoléon, brouille d'un revers de main les cartes russes et françaises, renseigne et rassure Metternich, prépare de loin, avec ses amis de l'intérieur, le rétablissement de l'ancienne monarchie, intrigue, complote, et n'entrevoit, au bout de tout cela qu'un résultat inévitable et désirable : la fin d'une domination, qui consterne la France et le monde.

Par le fait du rôle officiel dont on le voyait revêtu, son attitude s'était enveloppée d'un caractère forcément équivoque. Il s'en défendit en alléguant des motifs d'un ordre supérieur. D'une part se dressaient, ennemies de tout accord, les prétentions à une suprématie absolue de l'agitateur en permanence, toujours assaillant ou toujours assailli, et qu'il fallait éliminer comme un élément pernicieux, d'une manière ou d'une autre, de la vie générale des peuples. De l'autre était la France, victime cruellement foulée de cet appétit d'extension sans limites en disproportion avec les vraies forces du pays et vouée à de suprêmes désastres. Il avait séparé nettement, dans les raisons de ses actes, la cause de la nation de celle de l'empereur. La marche détournée de ses desseins, il l'avait réglée sur l'état de la France et l'esprit qui y régnait. On était fatigué au-delà de l'imaginable d'un bouleversement sans fin. Les populations étaient écrasées d'imposition. Les plus sages considéraient avec une infinie tristesse les prélèvements annuels de la conscription sur les dernières réserves de jeunesse et de force de la patrie. Pendant la guerre d'Espagne, un homme simple, un prêtre, avait raisonné comme Talleyrand, comme Fouché, comme beaucoup d'autres, sur la nécessité de mettre un terme à cette frénésie, qui n'aurait suspendu ses ravages d'elle-même qu'après avoir écrasé l'Europe totalement, du nord au midi, de l'est à l'ouest : il avait obéi à la même conviction que le rêve et ses réalités tragiques avaient assez duré, lorsqu'il pressait ainsi le général Wellington de prendre l'offensive, après son passage de la Bidassoa : Le colosse a des pieds d'argile ; attaquez-le vigoureusement, et vous le verrez s'écrouler plus facilement que vous ne le croyez. Tel, le prince de Bénévent avait stimulé les énergies hésitantes des empereurs Alexandre et François II, pour les pousser à une œuvre de libération, qui ne devait plus tarder.

Napoléon protestera que des jours seraient venus où il aurait cultivé la paix avec amour ; il aurait répandu le bonheur sur le monde et les hommes l'auraient béni. Paroles du lendemain... Il ne se serait jamais arrêté : Je ne suis devenu grand que par les armes, disait-il à Bourrienne, illustre que par les conquêtes dont j'ai enrichi la France ; la guerre et d'autres conquêtes peuvent seules défendre ma situation.

Si, par la situation inextricable qu'avaient faite à Bonaparte les guerres de la Révolution et les suites conquérantes qu'il leur avait imprimées, s'il n'avait d'autres moyens de règne, fatalement, que les prises d'armes continuelles et la victoire indéfectible, c'est-à-dire en des termes moins glorieux, l'extermination des faibles et le partage de leurs dépouilles avec les forts, puis, dans les rivalités Apres du butin, la bataille encore contre ceux-ci, la bataille sans fin, n'était-il pas préférable, pour le repos universel, d'abattre, fût-ce avec le concours de l'étranger, celui que les peuples et les rois rejetaient comme l'implacable adversaire de la tranquillité des hommes ? Ces considérations, Talleyrand les jugeait irréfragables, sans aucun doute, pour la justification devant l'opinion de son temps, devant l'histoire, de son manquement évident de rectitude, dans le double jeu qu'il s'exposa à tenir entre Napoléon et l'Europe coalisée. Deux points sont restés vulnérables en sa démonstration, deux faits à sa charge. Le premier, c'est qu'il dévoila aux ennemis des plans, dont le secret lui avait été confié. Le second, c'est qu'il n'avait pas cessé de recevoir les gages de celui dont il conspirait la perte. Avant d'attirer à soi Metternich, avant d'indiquer le chemin à l'empereur de Russie, n'eût-il pas dû rompre les liens qui l'enchaînaient au service de Napoléon ? Sur tout cela traînent des airs de trahison, si défendable que pût être son intention théorique de libérer la France d'un joug insoutenable. Mais il avait fait litière des scrupules où s'enlisent les fermes résolutions. Par-dessus l'irrégularité des moyens il avait élevé les raisons méthodiques du but à atteindre. Ses vues, telles qu'il les concevait, répondaient à des fins légitimes, et ses procédés étaient de ceux dont l'usage était presque passé à l'état d'habitude, tant la pratique en avait été rendue familière aux uns comme aux autres. Il avait intrigué, cabale, faussé sa parole : en cela ressemblait-il à beaucoup de consciences princières en Europe. Frédéric II en avait déjà posé la constatation, lorsqu'il écrivait à Voltaire, le 8 août 1736 : La foi des princes est un objet peu respectable, de nos jours[18]. Talleyrand avait fait défection à Bonaparte, comme Bonaparte avait renié sa dette de reconnaissance envers Barras, auquel il devait tout, même sa femme, comme il avait foulé aux pieds ses serments à la République. comme, à la veille de Brumaire, il avait trompé tout le monde, Barras encore, Gohier, Lucien lui-même, en jurant de respecter la liberté qu'il allait détruire. Certes, Talleyrand fut loin d'être un modèle de franchise, de constance et de loyauté. Mais lui, l'empereur... C'était un terrible homme en matière de morale publique et privée, ne croyant pas à la reconnaissance et le disant ; n'ajoutant aucun prix au désintéressement et l'affirmant aussi[19], exprimant comme un fait de constatation simple que la bonne foi n'existe pas, qu'il n'y a, dans le monde, que de l'amour-propre et de l'hypocrisie : jugeant que rien n'était mal ni bien en politique, mais seulement bon ou mauvais, selon le parti dans lequel on était ; estimant que si des lois, des règles des convenances de principes étaient nécessaires à la masse des humains, pour la police de la société, il n'en avait pas affaire, lui, le mortel prédestiné, parce que n'étant pas un homme comme les autres, il n'avait point à s'en embarrasser ; enfin tenant toujours prête une loi d'exception en sa faveur, une maxime d'État[20] pour justifier ses violences ou ses passions. Quelque chose de cette morale gouvernait l'esprit de la famille ; car, on ne saurait dire que ses frères, ses sœurs — comme beaucoup de ses généraux — enrichis par lui, couverts de dignités par lui, tinssent à honneur de se montrer ses fidèles soutiens.

La duplicité régnait, partout, en Europe. La défection était dans toutes les âmes. Le généreux empereur de Russie, le noble Alexandre, venait de recevoir une lettre des plus touchantes du roi de Prusse ; le lendemain, il jugeait parfaitement naturel de proposer à l'ambassadeur d'Autriche de se partager ensemble les débris du royaume de cet allié, son ami de cœur et d'âme. Si la mauvaise foi semblait être une condition de vie du cabinet de Vienne, le reproche de cette déloyauté systématique aurait pu s'étendre à tous les cabinets de l'Europe. Conclure la paix avec l'un pour mieux écraser l'autre, et, cet autre vaincu, revenir au premier et l'écraser à son tour, n'était-ce pas la règle ouvertement suivie par tous les chefs d'État ?

A chacun de ceux qui tenaient en main, maîtres ou serviteurs, les fils de la politique étrangère, l'intrigue apparaissait comme un recours légitime et nécessaire ; elle était considérée comme le seul moyen possible de sortir des conditions insupportables, qu'avait imposées sur le continent l'abus de la force. En précipitant la chute de l'empire, non sans avoir essayé, par trois fois, de le sauver en 1810, en 1812, en 1813, Talleyrand n'avait fait qu'accélérer la catastrophe, que rendaient inévitable les haines conjurées de l'Europe entière. L'expérience des événements accomplis avait ratifié, une à une, les prévisions qu'il avait établies et qu'on avait refusé d'admettre. Après vingt-deux ans de lutte presque sans répit et d'extermination entre les peuples, on en était revenu exactement à ses vues de 1792[21], celles que l'Angleterre obstinément avait représentées comme les seules conditions d'une paix durable, celles encore que l'Autriche revendiquait depuis le traité de Lunéville et qui fut la pensée constante, l'objet de toutes les coalitions.

Qu'on lui ait reproché, à une époque où la corruption était à peu près générale, ses grandes réquisitions de présents, ses continuelles et fructueuses complaisances envers la fortune, ce n'est pas sans justice ; il a fourni trop de pièces au procès pour qu'on puisse l'en absoudre. La cautèle et la vénalité furent trop souvent les associées de ses combinaisons. A travers ses défaillances raisonnées, quoi qu'il fit on traitât, il s'était réservé de ne porter nulle atteinte, nul préjudice réel et durable aux vrais intérêts de la nation. Dans les replis de son âme et malgré son scepticisme de roué politique, malgré les passagères imprécations qu'il prononça contre la France terroriste[22], demeurait un fond sincère d'amour pour son pays. Jusqu'à la limite extrême de ses métamorphoses, on le vit rester fidèle à ses premières conceptions d'un libéralisme progressif et modéré. Enfin il fut un ami des hommes, au sens pacifique du mot. En toute circonstance où il parvint à faire prédominer, tout au moins, une partie de ses vues et de ses sentiments, il s'attesta le défenseur du droit et du bien d'autrui. Ministre de deux gouvernements belliqueux, il n'avait cessé de réprouver, en arrière et en confidence, parce qu'il les jugeait iniques et périssables, les arrêts de spoliation, qu'il devait contresigner. De 1808 à 1813, plus de quatre cent mille Français avaient payé de leur vie les querelles particulières du souverain — qu'ils s'étaient donné — avec les autres potentats de l'Europe. En aucun temps, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat et les dernières années de l'Empire, il n'avait soutenu, sans y être forcé, une politique de démembrement et d'annexion dont la réplique était fatalement le retour des collisions en armes et la perpétuité des causes de guerre. L'esprit de destruction affligeait sa raison[23] et, je dirais aussi, son âme. Que me fait à moi, jetait l'empereur à Metternich, la vie de deux cent mille hommes ! Deux cent mille... Ce n'était pas assez. Il ajoutait : Un homme comme moi ne se soucie pas d'un million d'hommes. Tontes ces existences vouées à la souffrance, à la mort... Pourquoi ? Parce que l'Autriche lui refusait une province de plus, l'Illyrie, placée sur le chemin de son rêve, entre Rome et Constantinople.

Talleyrand aima la paix par goût et par doctrine : autant que Napoléon aima la guerre par instinct et pour l'enivrement d'une gloire cruelle. S'il passa quelquefois auprès du bien sans l'accomplir, il n'avait jamais encouragé le mal. Il respecta chez les autres les principes de liberté, de propriété individuelle ou collective, le droit de tous à la vie. Et le sang d'aucun homme, versé par sa faute ou pour ses intérêts, n'éclaboussa sa mémoire.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Exactement treize.

[2] Méfiez-vous de Talleyrand. Je le pratique depuis seize années ; j'ai même eu de la faveur pour lui ; mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'abandonne, depuis quelque temps. (Correspondance de Napoléon Ier, t. XXVII, p. 131, pièce 21, 210. Au roi Joseph, Nogent, 8 février 1814.)

[3] Alliés sur le vélin, la défection dans l'âme. (A. Sorel.)

[4] Le prince de Metternich rapporte, en ses souvenirs, qu'un jour l'empereur lui avait dit : Quand je veux faire une chose, je n'emploie pas le prince de Bénévent ; je m'adresse à lui quand je ne veux pas faire une chose, en ayant l'air de la vouloir. (Mémoires, t. Ier, p. 70.) Il y avait là bien de la contre-finesse. Mais peut-être en parlant ainsi, Napoléon ne tendait-il qu'à flatter Metternich, en lui suggérant l'idée qu'il lui confiait à lui ce qu'il dissimulait à Talleyrand.

[5] Bourbon, 30 messidor an IX (19 juillet 1801).

[6] 20 messidor an IX. (Arch. Fs. France, 658, fol. 11.)

[7] Lettre de Talleyrand à Napoléon, Strasbourg, 25 vendémiaire an XIV (17 octobre 1805). Talleyrand en écrivant ces lignes, usait d'un conseil détourné pour retenir Napoléon dans les bornes de la modération, après ses rapides victoires en Allemagne, et l'incliner à des vues conciliantes, équitables, généreuses, qu'il feint de lui suggérer pour l'y mieux disposer.

[8] Richelieu, Testament politique.

[9] Napoléon avait loué cette propriété de Talleyrand au prix de 75.000 francs de prince aimait les affaires positives, pour servir de résidence forcée à Ferdinand VII et à son frère, l'infant don Carlos.

[10] Dieu, c'était lui-même, peut-être.

[11] La remarque est d'Henri de Latouche.

[12] Sir Neil Campbell's Journal, Londres 1869.

[13] Et Talleyrand, assure le maréchal Marmont, qu'on ne cite pas, habituellement, comme un modèle de désintéressement et de fidélité, réunissait en lui tout ce que les temps anciens et les nouveaux peuvent offrir d'exemple de corruption, ayant dépassé, à cet égard, les limites connues avant lui. (Mémoires, t. VII, p. 3.)

[14] Pour dérouter un peu cette manie qu'avait Napoléon de lui parler, à tout propos, par taquinerie ou sous forme de reproche, de la plénitude de son coffre-fort, de tous ces écus qui regorgeaient dans sa caisse, de ce Pactole brillant, où il le voyait nageant à pleine eau, il feignait, quelquefois, d'être au contraire gêné. Talleyrand, lui disait-il un autre matin, on prétend que je suis avare. Des gens de son entourage l'en accusaient, à cause de l'esprit d'ordre qu'il avait imposé dans les dépenses du palais, sans cesser délie magnifique et large dans les grandes occasions. Le prince de Bénévent avait répondu qu'il ne pouvait différemment agir, qu'il donnait le bon exemple en réfrénant le gaspillage et d'autres lieux communs ejusdem farinæ. Alors, voulant donner un sens plus accentué à ce qu'il venait de dire : Vous êtes riche, vous, Talleyrand ; quand j'aurai besoin d'argent, c'est à vous que j'aurai recours. Sans se déconcerter, qui se tenait sur la défense, répliqua qu'il était loin d'être riche, comme on en grossissait le bruit, que ce qu'il possédait, il le devait à l'empereur, qu'il n'avait rien, d'ailleurs, qui ne fut à sa disposition.

[15] Lettre de Talleyrand à Napoléon, 28 juillet 1800. (Archives nat., Fds de France, 658, f° 4.)

[16] Il les revendit en Hollande.

[17] Mémoires du baron de Gagern, t. VI. Il avait été l'un des signataires de l'acte de la Confédération rhénane.

[18] Il s'y entendait. Personne ne fut plus à l'aise que le grand Frédéric sur lu valeur élastique d'une parole donnée. Et comme il jouait, en artiste supérieur, la comédie du sentiment !

Dorget avait perdu si femme. Frédéric lui écrit une lettre pathétique et même fort chrétienne. Mais, le même jour, il fait une épigramme contre la défunte. Cela ne laisse pas que de donner à penser comme le remarquait Voltaire, songeant à ce qui pouvait lui en revenir. (Lettre à Mme Denis, 17 nov. 1750.)

[19] Il n'a jamais eu de haines ou d'affections que celles qui lui ont été commandées par son intérêt. Pasquier, Mém., t. Ier, p. 149.

[20] Des condamnations politiques prononcées, des exécutions commises, dans l'ombre et sans forme de justice, comme des assassinats, pouvaient-elles lui être imputées à crime ? N'était-il pas absolument quitte de toute explication subsidiaire, quand il avait articulé cette formule : Les grands hommes ne sont jamais cruels sans nécessité.

[21] Dès le mois de novembre 1792, dans un rapport adressé de Londres, au Comité de Salut public, il mettait en garde la République naissante contre les griseries de la victoire et les entraînements de l'esprit de conquête :

Le règne de l'illusion est fini pour la France ; on ne séduira plus son âme marc par toutes ces grandes considérations politiques, qui avaient, pendant longtemps et d'une manière si déplorable, égaré et prolongé son enfance. Ainsi, après avoir reconnu que le territoire de la République française suffit à sa population et aux immenses combinaisons d'industrie, que doit faire éclore le génie de la Liberté ; après s'être bien persuadé que le territoire ne pouvait être étendu sans danger pour le bonheur des anciens comme pour celui des nouveaux citoyens de la France, on doit rejeter sans détour, tous ces projets de réunion, d'incorporation étrangère, qui pourraient être proposés par un zèle de reconnaissance ou d'attachement plus ardent qu'éclairé.

[22] Au moment de quitter Londres, le 1er mars 1794, il écrivait à Mme de Staël : Faites ce que vous pourrez pour tirer Mme de Laval de notre horrible France : je vous remercie de tout ce que vous ferez pour cela.

[23] C'est une réflexion que je fais avec peine, mais tout indique que dans l'homme, la puissance de la haine est plus forte que celle de l'humanité, en général, et même que celle de l'intérêt Personnel. L'idée de grandeur et de prospérité sans jalousie et sans rivalité est une idée trop haute et dont la pensée ordinaire de l'homme n'a point la mesure. (Talleyrand, Mém., t. Ier, p. 73.)