L'état de l'opinion française, en 1808. — Après Baylen et Cintra, les premiers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. — L'évolution systématique de Talleyrand. — Secrète entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de Napoléon, en Orient. — A Erfurt. — Mission du prince de Bénévent. — Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. — Les deux politiques opposées de Napoléon et de Talleyrand ; comment le prince de Bénévent, chargé de soutenir la première, s'applique en secret à faire triompher la seconde. — Continuation, à Paris, d'un rôle hostile, pour arriver à contenir, fût-ce avec le concours de l'étranger, l'ambition débordante de Napoléon. — Pendant la campagne de l'Empereur en Espagne ; intrigues et défections, à l'intérieur. — La réconciliation publique de Talleyrand et de Fouché ; une conversation surprise : retour précipité de Napoléon. — La scène fameuse, aux Tuileries ; disgrâce de Talleyrand. Les années 1805, 1806, 1807, ont vu se succéder une telle suite de faits éblouissants que les imaginations en sont restées étourdies, transfigurées. Tout le pays admire et se soumet. Les nombreuses familles auxquelles les levées annuelles de la conscription infligent la tristesse des foyers vides, étouffent leurs plaintes. Les populations des villes et des campagnes se taisent[1], subjuguées par une sorte de fascination supra-humaine. Mais si la France grisée de sa longue victoire, entraînée comme ses chefs, par une fièvre de domination dont les élans la soulèvent et l'emportent, depuis les premières conquêtes de la Révolution ; si, d'autre part, sous la pression vigilante de la police, maintenue dans le double état d'exaltation militaire et d'assujettissement, étroit, qui fut bien la marque de la dictature napoléonienne, cette France, hallucinée tout à la fois d'admiration et de crainte, se glorifie dans sa docilité, — les âmes sont moins souples, à l'intérieur du palais ; — des résistances secrètes commencent à se concerter, au pied du trône ; des velléités de défection se préparent dans l'oligarchie des dignitaires. Et cela, quand on touche au summum de la prospérité, quand Napoléon en est arrivé à ce point de puissance, où il serait tenté de regarder comme autant d'usurpations[2] faites sur lui les territoires dont il n'est pas le maitre. Avant la paix de Tilsitt, pendant que le cruel vainqueur faisait pointer ses canons sur la surface gelée du fleuve, où s'enfuyaient en désordre les restes d'une armée ennemie et considérait, impassible, la multitude de ces victimes qui se noyaient dans les flots glacés, des hommes de raison et de pitié se demandaient quand et par quels moyens finiraient tous ces maux. Des esprits froids et positifs, que ne dérangeaient point de leur calme les allocutions pompeuses datées des lendemains de victoires, s'interrogeaient sur le terme où s'arrêterait enfin l'extraordinaire aventure. Vous voyez tout en beau, dira prochainement le ministre de la Marine Decrès à Marmont, plein de joie d'avoir reçu le bâton de maréchal. Voulez-vous que je vous dise, moi, la vérité : l'Empereur est fou, tout à fait fou. Il nous culbutera tous tant que nous sommes. Déjà, Fouché et Talleyrand s'étaient rejoints dans une même opinion alarmée, incertaine encore de l'étendue des risques où se lançait la politique impériale et des moyens à prévoir pour en limiter les ravages. Talleyrand avait rêvé d'être le modérateur d'une ambition toujours en fièvre, et qui ne connaissait pas de frein. Ne serait-il plus désormais, que le témoin de la manière dont elle s'emploierait à détruire tout ce qu'elle avait réalisé de bien et de grand ? Pendant qu'il fut chargé des affaires étrangères, il se louait d'avoir servi Napoléon avec fidélité, et il disait le mot : avec zèle. Deux considérations fondamentales eussent été les régulatrices par lui souhaitées et conseillées d'un merveilleux règne : établir pour le pays des institutions monarchiques, qui, tout en garantissant l'autorité du souverain, l'eussent maintenue dans des bornes assagies ; ménager l'Europe pour faire pardonner à la France son bonheur et sa gloire. Il avait eu le temps assez long et l'occasion assez fréquente de constater l'inefficacité de son rôle, la non-valeur du système de diplomatie qu'il préconisait, auprès d'une volonté despotique et qui ne suivait guère d'autres plans que ceux qu'elle avait tracés elle-même. Le dégoût d'une action sans effet avait gagné son intelligence. De plus, avec ce coup d'œil infaillible qui perce l'avenir à une grande profondeur, il voyait approcher le réveil du songe inouï, dont le monde avait le spectacle. Napoléon était encore trop à distance du versant de sa ruine, pour qu'il pût se détacher de lui utilement et à couvert. Talleyrand ne se retirait que lentement des pouvoirs auxquels il avait voué ses services temporaires. Mais dès lors, il s'était dit, en ses réflexions posées, qu'un jour, certainement, l'Empereur ne trouverait plus de transaction possible avec les intérêts de l'Europe dont il avait outragé en même temps les rois et les peuples ; que l'état inacceptable du blocus, les souffrances du commerce et de l'industrie garrottés en tous lieux par le système prohibitif et les blessures infligées aux différentes nations par tant d'exigences et de rapts, devraient se résoudre dans une dernière et terrible explosion. Et, pour n'être pas surpris, il commença de nouer des intelligences à l'étranger, afin d'y chercher, fût-ce avec l'aide des ennemis, les moyens de pacifier la France et le monde. Puisque le dénouement serait tôt ou tard celui-là, il avait habitué sa pensée à cette opinion qu'il aurait peut-être à en rapprocher l'heure, et d'avance, il s'était autorisé, — par la grâce du motif —, à des négociations équivoques, dont le terme serait le renversement d'une autorité jalouse et oppressive, si elle ne consentait point d'elle-même à se réduire. En provoquant des preuves nouvelles et plus fortes de l'hostilité générale, il espérait ramener Napoléon à des desseins plus mesurés, l'engager à se maintenir plutôt qu'à s'étendre sans fin, à conserver plutôt qu'à conquérir — au risque de tout perdre, d'une fois —, enfin à perdre de vue sa politique exclusive, pour envisager, avant tout, celle de la France. Talleyrand avait fait partager ses vues à Fouché, à d'autres dignitaires qui, maintenant, enrichis, pourvus de situations élevées et lucratives, appréciaient d'autant mieux le prix du repos, de la sécurité dans la paix. En vérité, l'Empereur s'était bien trompé sur le concours qu'il pouvait attendre du prince de Bénévent, lorsque après avoir reçu la nouvelle d'une grande humiliation pour ses armes : la capitulation de Baylen, il l'engageait à réunir, chez lui, dans des dîners fréquents ses ministres, ses conseillers d'État, des députés du Corps législatif, pour cultiver leurs bonnes dispositions d'âme et réchauffer leur loyalisme. Justement, à cette heure-là, le vice-grand-électeur se disposait à mener contre le chef de l'empire une lutte insidieuse, perfide en ses moyens, mais dont l'utilité finale couvrirait et rachèterait, pensait-il, l'irrégularité des formes employées ! ***Le lendemain d'Austerlitz, en haranguant ses soldats, Napoléon avait prononcé ces fières paroles : Il faut finir la campagne par un coup de tonnerre. Si la France ne peut arriver à la paix qu'aux conditions proposées par l'aide de camp Dolgorouki, la Russie ne les obtiendra pas, quand même une armée russe serait campée sur les hauteurs de Montmartre. Il était bien certain de ne s'exprimer de la sorte que par une hyperbole outrée, en évoquant une conjecture impossible, une chose qu'on ne verrait jamais. Pourtant, il était dit que ces armées, sous son effort rompues et dispersées, se reformeraient, en face de lui, victorieuses, qu'elles camperaient, en effet, sur les hauteurs de la capitale française et qu'Alexandre recevrait, à Belleville, un messager de Napoléon venant lui offrir telle paix qu'il voudrait dicter[3]. Comme le déclarait Frédéric le Grand, forcer le bonheur, c'est le perdre ; et vouloir toujours davantage, c'est le moyen de n'être jamais heureux. Le prince de Bénévent l'avait souvent redit, en d'autres termes, à Bonaparte ; mais on avait refusé de l'entendre. Ainsi que le pensait et l'exprimait, de son côté, Metternich afin de se fortifier dans l'espérance du relèvement de sa patrie, Talleyrand était convaincu, d'ores et déjà, que l'effondrement était certain, sous un délai plus ou moins court, que cette gigantesque construction périrait, faute de base, et que plusieurs causes encore inconnues, mais d'effet certain, concourraient à produire [un de ces cataclysmes historiques, qui suivent les grandes usurpations et effacent jusqu'aux traces des conquérants. Le prince de Bénévent entama son entreprise de démolition occulte et méthodique par des conversations d'approches avec les ministres des puissances étrangères, en leur insinuant que la France pensait comme lui, c'est-à-dire qu'elle se désintéressait des conquêtes de l'Empereur et ne tenait qu'à cette partie homogène de son territoire, véritable conquête nationale, qui lui garantissait une existence prospère, dans l'enclave de ses frontières naturelles : le Rhin, les Alpes, les Pyrénées. Le peuple français, ajoutait-il, est civilisé ; son souverain ne l'est pas. A l'empereur Alexandre, par l'un de ses intermédiaires bien placés, il avait fait parvenir cette affirmation : Mon opinion est celle des hommes les plus éclairés et les plus sages. Et le tsar la répétait complaisamment à son ministre Roumantsiof. Metternich, quoique gardant, vis-à-vis de Talleyrand, du soupçon diplomatique et de la défiance personnelle, était prévenu que la politique autrichienne aurait, dans le sens pacifique, un auxiliaire averti dans les conseils de la diplomatie française. L'antagonisme se précisait entre les vues de l'Empereur et celles de son entourage. Lui n'avait pas renoncé à ses visées sur l'Orient et brûlait de s'y étendre. Pour lui barrer la route, pour l'arrêter sur place avant qu'il se fût lancé dans ce nouveau champ de conquête, Talleyrand pensa que l'inspiration serait habile et prudente de lui opposer les résistances intéressées de l'Autriche. Il n'hésita point à se rendre chez Metternich. Une conflagration redoutable menaçait de s'allumer aux confins de l'Europe orientale. L'Autriche ne devait pas, ne pouvait pas y consentir. Il était pressant pour elle et le repos des autres peuples qu'elle prît une décision capable d'en suspendre les effets : Il faut, dit-il au ministre autrichien, que nous devenions alliés, et ce bienfait sera le résultat du traité de Tilsitt. Quelque paradoxale que puisse paraître cette thèse, le traité vous met dans la meilleure position, parce que chacune des parties contractantes a besoin de vous pour surveiller l'autre. C'est le plus rite possible qu'il faut vous en mêler ; dans peu de mois on ne vous saura plus gré de ce qui, dans ce moment, vous maintient au rang que vous occupez. La démarche avait du surprenant et de l'inattendu. Des hommes retors, tels que Talleyrand, déclarait Metternich, qui ne l'était pas moins avec ses prétentions d'homme à principes, sont comme des instruments tranchants avec qui il est dangereux de jouer. Mais il voulait bien convenir qu'aux grandes plaies il faut les grands remèdes ; et il se tint prêt à user de celui qui lui venait, fort à propos, du prince de Bénévent. La perspective ouverte au cabinet autrichien de redevenir l'arbitre de la question d'Orient, après et malgré Tilsitt, était propre à le séduire. On ne fut pas très sûr, à Vienne, que le conseil en émanât de Talleyrand tout seul. Peut-être était-ce l'Empereur lui-même, qui avait indiqué cette manœuvre pour retarder les impatiences de la Russie, trop pressée, vraiment, de mettre la main sur Constantinople. Le 21 janvier 1808, le cabinet autrichien, quand il notifia le mariage de François II à Napoléon, n'avait-il pas été invité sans qu'il s'y attendit, à se réserver une part dans la dislocation escomptée de la Porte ottomane ? Mais les vues de Talleyrand allaient au delà d'une offre vague et qui ne reposait sur aucune intention précise. Il le voulut prouver en demandant une deuxième, puis une troisième entrevue ; dans l'une comme dans l'autre, il se montra des plus explicites. C'était presque un allié qui, de l'intérieur de l'Empire français, se présentait aux Habsbourg pour la défense en commun d'un système conçu directement à l'encontre de la politique personnelle de Napoléon. Je déleste l'idée du partage de la Porte, attestait Talleyrand dans sa conversation du 25 février avec Metternich : je vous dirai même qu'elle est en désaccord avec lues principes politiques, mais rien ne peut en faire revenir l'Empereur. Arrêtez-vous à cette vérité, tenez-la pour certaine et que votre cour entre tout à fait dans ma manière de voir. Si j'étais empereur d'Autriche, je dirais ce qu'a dit Frédéric II au roi de France : Aucun coup de canon ne se tirera en Europe sans ma permission. Voilà comme vous vous soutiendrez, comme vous sortirez victorieux de la lutte dans laquelle ont péri tant d'autres. L'avertissement était clair. En outre, il était fait pour réconforter le courage d'une puissance affaiblie par une longue succession de défaites et qui, cependant, s'était toujours tenue en armes, pour recommencer la lutte avec l'espoir de chances meilleures[4]. Les exhortations de Talleyrand ne furent que trop écoutées et suivies. De l'Autriche il fit une demi-conversion vers la Russie. Pour les intérêts de la paix, il déconseilla le tsar, déjà très enclin au soupçon et par plusieurs motifs très refroidi, de céder sans examen aux promesses aussi bien qu'aux désirs de Napoléon. Les événements dépassèrent la portée des conseils de Talleyrand. Contre des instincts de conquête sans cesse en travail de destruction et de reconstruction artificielle il avait voulu dresser, ainsi qu'une double muraille, la neutralité forte, au besoin menaçante de la Russie, et l'attitude ferme de l'Autriche replacée en tête d'une grande ligue de peuples et d'états. L'objet qu'il se proposait n'était encore que d'écarter Napoléon d'une politique aventureuse en Orient : ce fut une suite de complications redoutables, qui sortit de son intervention, aux seules visées modératrices. L'Autriche décida sur-le-champ d'importantes mesures militaires, pour être prête à tout événement. La résolution des hommes d'États de Vienne n'était point de provoquer aussitôt la mêlée des armes ; ils avaient encore la mémoire trop fraiche de ce que leur avait valu la conduite précipitée de 1806 ; ils s'étaient promis de mettre en œuvre une tactique plus mesurée, plus savante. On aurait d'abord laissé Napoléon s'engager dans son entreprise d'Orient ; on aurait feint de s'y associer ; mais, au moment précis où l'on aurait vu poindre, en avant de ses pas, l'ère des difficultés, d'accord avec les Russes on se serait retourné contre l'ennemi commun ; et, s'emparant de positions assez fortes pour y enserrer l'armée française, on eût été les maîtres de dicter des conditions. La clairvoyance de Napoléon déjoua ce plan digne de grossir, en histoire, par son évidente déloyauté, les exemples de la fides punica. Le doublement des effectifs, la constitution d'une milice nationale, qui devait ajouter des contingents nombreux aux forces de première ligne de l'empire d'Autriche, émurent et irritèrent Napoléon. Il en demanda des explications à Metternich. C'était un piège, évidemment, qu'on lui tendait. Est-ce par vos armements que vous voulez, un jour, être de moitié dans nos arrangements relatifs à la Turquie ? Fous vous trompez ; jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance amie, jamais je ne traiterai avec celle qui voudrait m'en imposer. Après avoir usé du ton comminatoire, il s'était radouci, pour faire l'essai des moyens de douceurs et de persuasion. Il hésitait à se fixer. C'était l'énigme redoutable de son destin, qui se posait. Talleyrand l'avait amené à cette phase critique, où, pour le contraindre à maîtriser ses ambitions, il érigerait sur son chemin des barrières capables de l'inquiéter sérieusement. Mais il s'était abusé sur un point, que l'humeur irascible et violente du grand homme portait à prévoir. Au lieu de se calmer, de transiger, d'attendre, Napoléon précipita les éclats de sa colère. C'était bien l'homme de guerre impulsif, qui, sans se préoccuper de la répercussion de ses paroles s'écriait, les portes ouvertes : Je bâtonnerai l'Autriche[5]. Le 15 août 1808 il avait pu se contenir jusqu'à faire état de sa modération et dire à Metternich, tout en frémissant d'impatience : Vous voyez comme je suis calme. Mais, le lendemain, il reparlait de briser l'Autriche, d'en disperser les lambeaux et de ne laisser plus subsister, en Europe, que deux empires, deux colosses — prêts à se ruer l'un sur l'autre, l'heure venue — : la France et la Russie. Cependant, du côté du nord, les relations avaient tout l'air de se gâter. La fameuse alliance franco-russe, quoique bien neuve, commençait à s'ébranler. Outre que les envoyés de la Russie, comme le comte Tolstoï, dont l'empereur demandera le rappel, affectaient, à Paris, une raideur déplaisante, et que la société russe, à Saint-Pétersbourg, persistait en des dispositions malveillantes, jusqu'à faire dire qu'il n'y avait, dans tout l'empire slave, pas plus de trois partisans de cette alliance : Alexandre, le chancelier Roumantsiof et Speranski ; outre cela, des gènes sérieuses s'étaient produites et dés indices de froissements. Le tsar avait perdu de son enthousiasme à l'égard d'un allié, dont la plupart des actes blessaient ses convictions. Tous ces bouleversements en Europe, ces détrônements successifs des rois de Sardaigne, de Naples, des Bourbons d'Espagne, l'expulsion de la maison de Bragance, l'arrachement du pape à sa métropole, l'extension indéfinie de la Confédération du Rhin allant, maintenant, au delà de l'Elbe, et, par le Mecklembourg et Lubeck, prenant pied sur la Baltique ; enfin, et surtout, l'organisation puissante du grand-duché de Varsovie comble un coin enfoncé dans son empire ; toutes ces transformations, tous ces agrandissements dont il ne lui revenait rien, en échange, lui faisaient craindre qu'il n'eût été joué sur le marché. Qu'étaient devenues les assurances de Tilsitt ? Plus d'offres positives du côté de l'Orient, plus de propositions de partage. Alexandre donnait des signes de mécontentement ; il se disait pressé d'aller faire un tour à Constantinople. Et les affaires d'Espagne empiraient. L'Autriche s'armait et menaçait. Napoléon sentit la nécessité de causer de plus près avec son allié, de l'envelopper à nouveau de son prestige, de lui promettre encore beaucoup, de l'éblouir. Et, pour tant de bonne amitié dans le geste et en parole, il lui demanderait, d'abord, de ratifier la menace faite tout à l'heure au ministre autrichien que, s'il fallait obliger Vienne à entendre raison, l'empereur Alexandre s'unirait à lui Napoléon. D'avance, afin d'obtenir du tsar cette pleine démonstration de la conformité de leurs sentiments, il lui avait annoncé d'importantes concessions, qui lui vaudraient, sans qu'il dit à remuer un soldat, les profits de plusieurs victoires. Désireux de l'en mieux persuader, il lui donna rendez-vous à Erfurt. Avant de se mettre en route, il fit mander Talleyrand, désigné, ainsi que Berthier, Champagny, Maret et l'ambassadeur Tolstoï, pour être du voyage. Le prince devait se rendre, le soir, aux grandes entrées. A peine l'Empereur l'eut-il aperçu, au salon, qu'il l'emmena dans son cabinet : Eh bien ! vous avez lu toute la correspondance de Russie. Comment trouvez-vous que j'ai manœuvré avec le tsar ? Et sans attendre la réponse, sans penser que cette belle confiance risquait d'être fragile, il repassa, en s'y délectant, tout ce qu'il avait dit et écrit, depuis une année, se flattant de l'ascendant qu'il avait su prendre et conserver sur l'autocrate moscovite, en, n'exécutant, d'ailleurs, que ce qui lui convenait du traité de Tilsitt : A présent, mon cher Talleyrand, nous allons à Erfurt ; je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai, je veux être sûr que l'Autriche sera inquiétée et contenue ; et je ne veux pas être engagé d'une manière précise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant. Le surlendemain, le prince lui apporta le projet de traité, tel qu'on lui en avait suggéré la rédaction. Napoléon en adopta le texte, sous la réserve d'appuyer plus fortement sur l'attitude de rigueur à observer contre l'Autriche : Vous êtes toujours Autrichien ? — Un peu, sire, mais je crois qu'il serait plus exact de dire que je ne suis jamais Russe et que je suis toujours Français. — Faites vos préparatifs de départ. Pendant le temps que durera le voyage, vous chercherez les moyens de voir souvent l'empereur Alexandre. Vous le connaissez bien, vous lui parlerez le langage qui lui convient. Talleyrand emportait le secret de Napoléon et le sien propre, qu'il ne lui avait pas communiqué, de retour. Entre temps, il devait adroitement pressentir Alexandre sur le sujet d'une alliance plus complète et plus intime par le mariage de l'Empereur des Français avec une princesse de la cour de Russie. Nous verrons comment il servit des desseins, dont il appréhendait pour la France la trop pleine réussite, et dont la direction allait tout à l'opposé de son système politique. Deux journées d'avance lui avaient été données sur le départ de Napoléon. On avait désiré qu'il les mit à profit pour attirer à Erfurt les souverains, qu'on souhaitait d'y trouver réunis. Ses instructions là-dessus étaient à double sens, comme il en allait presque toujours avec Bonaparte. On avait songé d'abord, pour y vaquer, au prince Eugène de Beauharnais ; puis on s'était dit qu'il n'aurait pas su faire exactement ce qu'on voulait, ne possédant pas, comme Talleyrand, l'art d'insinuer. Le prince de Bénévent devait rassembler un lot de princes aussi copieux que possible, prendre sur lui de leur insinuer que l'Empereur serait très satisfait de leur présence, qu'il en aurait un plaisir tout particulier, quitte à Napoléon, ensuite, de jouer un antre jeu, de montrer que son amour-propre était indifférent à la question, qu'il aurait toujours assez de rois autour de lui, qu'on le gênait plutôt et qu'il avait des sujets d'occuper son attention plus importants. Le 28 septembre, l'orgueilleux souverain partit brusquement de Paris pour l'entrevue d'Erfurt. Alors furent renouvelées les séductions de Tilsitt, dans un encadrement extraordinaire de plaisirs et de fêtes. L'ordre avait été donné, les mesures avaient été prises pour qu'on y déployât un faste, une mise en scène, une magnificence sans pareils. Talleyrand et Rémusat, les ordonnateurs officiels, se l'étaient entendu répéter avec instance par l'Empereur : Mon voyage devra être environné de beaucoup d'éclat. Quels seront les chambellans de quartier ? Je veux de grands noms. C'est une justice à rendre à la noblesse française. Elle est admirable pour représenter dans une cour. Il nous faudra, tous les jours, un spectacle, les meilleurs acteurs de la Comédie-Française, les meilleures pièces. Et du panache à profusion, un cortège militaire composé des maréchaux ou généraux du premier ordre et des plus reluisants, enfin une démonstration de puissance à rendre jaloux celui pour lequel on la prodiguait[6], jusqu'à l'excès. Comptant sur les manières captivantes du prince pour l'aider à cette reprise d'ascendant, il l'avait chargé, en sa qualité de grand-chambellan, de faire les honneurs de la cour impériale au peuple de rois et de hauts seigneurs, qui devaient former la suite des deux arbitres du monde. Le prestige ne manquera pas, avait dit Napoléon à Talleyrand. C'est ainsi qu'il s'était porté au-devant d'Alexandre, accompagné de sa suite militaire, pendant qu'éclataient les salves d'artillerie et que sonnaient dans tous les clochers les cloches et les carillons. Une affluence extraordinaire se pressait par les rues ; les équipages somptueux, les chevaux empanachés, remplissaient de leur bruit cette petite ville allemande rendue presque française par celui qui la possédait en toute propriété et que les merveilles du luxe, envoyées de Paris, avaient transformée en résidence princière. Les souverains étaient accourus nombreux de Saxe, du Wurtemberg, de la Bavière, et de toutes les principautés d'Allemagne. Napoléon était entouré de cette cour, lorsque arriva plein d'une impatience toute juvénile le tsar Alexandre. Sur le visage de son ami du Nord il se plaisait à suivre les impressions qu'il se flattait d'avoir éveillées dans son âme enthousiaste. Les premières impressions furent toutes de bonne grâce et d'aménité réciproques. On aurait pu en suivre les effets sur le visage anxieux du baron de Vincent, envoyé à Erfurt par le cabinet de Vienne en diplomate et en observateur. Alexandre plongeait, encore une fois, dans l'enchantement. Napoléon était allé jusqu'à son cœur par l'abandon avec lequel il lui parlait, un matin, de la joie qu'il éprouverait, une joie bien profonde, s'il lui était permis enfin de se reposer de cette vie agitée ; il avait besoin d'un tel repos ; il n'aspirait qu'à toucher au moment où il pourrait, sans inquiétude, se livrer aux douceurs de la vie intérieure, à laquelle tous ses goûts l'appelaient. Mais ce bonheur n'était pas fait pour lui. Et comment l'avoir ? avait-il ajouté dans un mouvement attendri. Ma femme a dix ans de plus que moi. Je n'aurai jamais d'enfant à former, à aimer. Je vous demande pardon ; tout ce que je dis là est peut-être ridicule, mais je cède à l'élan de mon cœur, qui s'épanche dans le vôtre. Alexandre était resté, la journée entière, sous le charme de cette conversation intime. Le soir, il en reparlait d'abondance, chez la princesse de La Tour et Taxis. Personne, disait-il, n'a une idée vraie du caractère de cet homme-là. Ce qu'il fait d'inquiétant pour les autres pays il est positivement forcé, de le faire. On ne sait pas combien il est bon. Et, se tournant vers Talleyrand : Vous le pensez, n'est-ce pas ? — Sire, j'ai bien des raisons personnelles pour le croire et je les donne toujours avec grand plaisir. Alexandre se livrait moins sur la question politique et tardait à découvrir, pour ce qui l'intéressait, ses réflexions particulières. Aussi, quand le prince de Bénévent allant d'un empereur à l'autre, voulait témoigner à Napoléon que le tsar était dans le ravissement. S'il m'aime tant, répliquait cet homme précis, pourquoi ne signe-t-il pas ? Au reste, déclarait-il
ensuite, il ne fallait rien presser. Nous sommes si aises
de nous voir, disait-il en riant, qu'il faut bien que nous en jouissions un
peu. An même Talleyrand, la veille, il avait glissé ces mots : L'empereur Alexandre me paraît disposé à faire tout ce que
je voudrai. C'était son illusion tenace de croire que le tsar était de
moitié dans tous ses sentiments, qu'il pouvait parler en son nom comme au
sien, que la Russie marcherait à sa suite[7] et se joindrait à
tous ses mouvements. Confiant dans les effets produits de sa grandeur et de
l'étendue de sa puissance, il tardait à mettre sur le tapis de la
conversation les sujets définitifs : son désir d'une entente sans réserves,
la gêne causée par l'Autriche ; puis l'Orient, Constantinople, l'Égypte. Il
s'était joué un peu longuement aux préliminaires et diversions accessoires.
Mais l'entr'acte avait assez dure. On allait enfin aborder l'essentiel. Les
assassinats récents de Selim III et de Mustapha IV seraient un thème
approprié à la reprise élargie du programme, dont on avait entrevu plutôt que
stipulé les clauses, à Tilsitt. Quel avenir ! Quels prodiges sortiraient de
leur alliance étroitement resserrée ! On rétablirait sur de vastes assises la
conception des deux empires d'Orient et d'Occident, maîtres du monde. An
regard d'Alexandre se rouvriraient dans la lumière les perspectives voilées
des grandes idées et des projets gigantesques... L'impression ne fut pas
celle qu'on avait escomptée. Napoléon avait trop attendu. Son jeu voulut être
trop habile. Son système de lenteur raisonnée, pour une fois qu'il l'employait,
n'avait eu qu'une moitié de succès. Alexandre, depuis quelques jours, se
retirait de la conversation, chaque fois, moins confiant et moins rassuré.
Quand Napoléon enfin se décida d'entamer vaguement le point capital du partage, il n'était plus temps. Talleyrand
était passé, dans l'entrefaite, entre Alexandre et lui. Il avait prévenu, mis en garde l'autocrate du Nord, de manière à le laisser sur celte conviction que le temps et les événements lui seraient les plus sûrs, les plus précieux des alliés. Napoléon l'avait instruit lui seul, prince de Bénévent, de la tournure qu'il désirait imprimer aux négociations et du point fondamental pour lequel il tenait, par-dessus tout, à s'assurer le concours d'Alexandre. L'article contre l'Autriche est l'essentiel. Or, Talleyrand protégeait l'existence de l'Autriche, comme indispensable à l'équilibre international. Ce Talleyrand, qui se piquait de garder si bien le secret des entretiens diplomatiques, ne s'y crut pas tellement obligé, cette fois. Il fut expansif chez Alexandre. Parvenu à Erfurt, quarante-huit heures avant Napoléon, chargé par lui d'une mission préparatoire, il en avait pris exactement le contre-pied, sous le prétexte excellent, à ses yeux, de ne pas détruire l'œuvre de préservation européenne, qu'il avait commencé de construire. Au premier moment, Alexandre s'était tenu sur le qui-vive à l'égard du prince. Il doutait de sa franchise et s'y croyait fondé. Il aurait mis de la résistance à l'écouter, si Caulaincourt n'avait pas été, dans la circonstance, l'intermédiaire complaisant, sincère, sinon même abusé. Les confidences de Talleyrand l'avaient intéressé au plus haut point ; et, sans penser que les mêmes paroles prenaient quelquefois le chemin de Vienne, il en approuva l'esprit, et le jeu fut complet : Les deux hommes à qui Napoléon avait confié son secret s'accordèrent pour le livrer. Caulaincourt, qui était allé cherché le tsar à Weimar, avait, parlé et bien parlé du prince, son ami, lorsqu'eut lieu la première rencontre d'Alexandre et de Talleyrand, chez la princesse de La Tour et Taxis. L'homme d'État ne biaisa point dans l'attaque du sujet. Il alla droit au but et ce ne fut pas du tout pour servir les projets de Napoléon : Sire, demanda-t-il au tsar, que venez-vous faire ici ? C'est à vous de sauver l'Europe et vous n'y parviendrez qu'en tenant tête à Napoléon. Pouvait-on plus adroitement garder, jusque dans une défection évidente, un râle de justice supérieure, que d'offrir au choix d'Alexandre, constitué arbitre et maître, celle des deux situations qui lui procurerait le plus d'avantages en lui coûtant le moins ? D'une part, c'était la politique orientale de Napoléon, qui remuait sous ses yeux des aspects séduisants, des nuages dorés, bons pour occuper, en la détournant, son attention, mais qui lui préparait, sans doute, des déceptions et des sujets de conflits, quand on voudrait en venir aux règlements définitifs, et qui l'obligerait, de toute manière, à sacrifier l'Autriche, et dans quel but ? afin d'aplanir aux armées de Bonaparte les chemins tentateurs de l'Orient. D'autre part, c'était la politique de Talleyrand, faite de prudence et de réserve habile, basée sur la nécessité d'un contrepoids salutaire à la puissance trop lourde du maître de l'Occident, et qui lui conseillait de se concerter avec les Habsbourg pour fermer, au contraire, ces mêmes routes aux appétits effrénés de Napoléon, aujourd'hui sou allié, demain son compétiteur, son ennemi peut-être. On ne pouvait plus complètement faire échec à une politique, qu'on était chargé de soutenir. Mais quelle eût été la fin de cette politique, sinon de perpétuer le trouble et le malaise de l'Europe ? Amuser la Russie par des fantômes brillants, l'endormir, en profiter pour se retourner contre l'Autriche, la réduire à l'état de la Prusse, et n'avoir plus devant soi, sur le continent abaissé, que l'empire slave pour le contraindre lui aussi, à l'obéissance... C'était une succession de guerres et d'offensives naissant les unes des autres, qu'il fallait essayer d'arrêter dans leur germe. Talleyrand avait réussi. Les impatiences d'Alexandre pour le règlement des affaires d'Orient s'étaient calmées du coup. C'était une question à reprendre plus tard, Faisait-il entendre à Napoléon, une question il discuter tranquillement et mûrement. Encore quelque temps, et il allait se faire une règle de demeurer sourd à toute suggestion de ce genre[8] ; on devrait renoncer à l'éblouir avec le jeu de ces conceptions tentatrices. Le jour, auprès de Napoléon, le soir, tous les soirs, chez la princesse de Tour et Taxis, où se rendait exactement Alexandre, qu'il était bien en place, le prince de Bénévent, pour conduire son étrange et double manœuvre, dont l'objet, à son sens, n'était pas de trahir l'Empereur par intérêt. par ressentiment personnel, mais de suspendre, d'entraver par une opposition méthodique, un mouvement de conquête et d'agitation permanente, qui n'était plus soutenable ! Véritablement, Napoléon n'avait pas été bien inspiré dans le choix de son diplomate officieux à Erfurt, étant déjà servi d'une manière si indolente par son ambassadeur officiel auprès du tsar, l'imposant et crédule général de Caulaincourt[9]. Aux conventions secrètes préparées pour la signature d'Alexandre, il avait fait entendre qu'on resserrerait avec la dernière rigueur les articles concernant l'Autriche. Or, Talleyrand s'était empressé de confier au représentant du cabinet viennois qu'il ferait, de tous les côtés, ce qu'il croirait propre à empêcher qu'il ne sortit d'Erfurt des résolutions nuisibles aux intérêts de son gouvernement. Napoléon le pressait d'amener le tsar à conclure. Talleyrand répétait à celui-ci : Ne vous livrez pas. Le traité fut signé, cependant, confirmant celui de Tilsitt, garantissant à l'empereur des Français, la tranquillité du continent pendant ses opérations en Espagne et consacrant, en retour de cette attitude du tsar, l'annexion à la Russie de la Finlande et des provinces danubiennes. Alexandre retourna à Saint-Pétersbourg, ayant obtenu, à peu de frais, des avantages positifs. Napoléon monta en voiture pour s'en aller achever, comme il le croyait, la conquête de l'Espagne, ils s'étaient, une dernière fois, jetés dans les bras l'un de l'autre, se jurant une amitié éternelle dont le sentiment n'était pas dans leur cour. Ils ne se reverraient plus qu'en ennemis, les armes à la main. Quant à Talleyrand, après avoir brouillé le jeu de l'alliance, ménagé, à la veille du départ, au baron de Vincent une audience d'Alexandre, d'où le ministre autrichien était sorti, l'air tout épanoui, conclu une sorte de pacte de famille en obtenant du tsar, pour son neveu, le comte Edmond de Périgord, la main de la duchesse Dorothée de Courlande[10], et reçu à titre de remerciement personnel, le cordon de l'ordre de Saint-André, il revint à Paris, convaincu d'avoir travaillé en conscience au rétablissement de la tranquillité générale. Cependant, à force de rassurer l'Autriche, il l'avait poussée indirectement à remuer les armes pour une guerre prochaine[11]. Napoléon était rentré d'Erfurt beaucoup moins satisfait et confiant qu'il ne l'avait espéré. Au lieu du triomphe complet qu'il avait envisagé, il n'en rapportait que l'impression d'une demi-défaite. L'empereur de Russie n'avait pas exercé une pression assez forte pour imposer le désarmement de l'Autriche ; ce n'était pas encore cette fois, qu'il pourrait disposer de l'Europe contre l'Angleterre[12]. En traversant la France d'une course rapide pour voler à la conquête de l'Espagne, il y avait remarqué des symptômes d'inquiétude et de secrète agitation. Dans son entourage se dénonçaient les signes d'une mystérieuse hostilité. Au dehors un souffle de coalition menaçait encore une fois de déranger tous ses projets. L'Autriche élevait bien haut la voix, depuis quelques jours. Qui lui inspirait tant d'audace ? ***Comment s'étaient multipliés si opportunément, au profit de ses adversaires, et d'une façon si soudaine, si concordante, les embarras de sa politique, comment s'étaient vus arrêtés tous ses plans les plus secrets et les mieux préparés, Napoléon le cherchait, en sa défiance irritée. La main de Talleyrand n'avait-elle pas trempé dans tout cela ? Il en eut le prompt soupçon. Des délations écrites achevèrent de l'éclairer. Talleyrand, depuis que l'Empereur avait franchi les Pyrénées et s'était avancé à grands pas sur la route de Madrid, ne prenait pas la peine de cacher son aigreur et son mécontentement. Selon lui, l'aventure irait aux pires extrémités et la personne même de Napoléon n'échapperait pas à la vengeance des Espagnols. Il annonçait presque la vacance du trône et la nécessité d'y pourvoir à l'avance. Il ne blâmait pas tant l'expédition en elle-même, — qu'il encouragea presque à ses débuts, malgré ses dénégations ultérieures de l'avoir, en quoi que ce fût, approuvée. Qu'on ait voulu chasser la maison de Bourbon, disait-il alors, rien de plus simple, rien de plus commode, peut-être, pour le solide établissement de la dynastie napoléonienne ; mais à quoi bon l'emploi de tant de ruses, d'artifices, de perfidies ? Pourquoi n'avoir pas déclaré simplement une guerre pour laquelle on n'aurait pas manqué de motifs ? Dans cette guerre, la nation espagnole serait demeurée constamment neutre. Enivrée comme elle l'était, à ce moment-là, par la renommée de Napoléon, elle aurait vu sans le moindre regret tomber une dynastie usée, et, après quelques combats faiblement soutenus par l'armée régulière, la Péninsule tout entière serait passée avec joie (?) sous le sceptre d'une maison qui, déjà, remplaçait si glorieusement en France celle qui avait donné Philippe V à l'Espagne ; c'est ainsi que l'héritage tout entier de Louis XIV aurait pu être facilement recueilli. En parlant ainsi, il n'allait pas jusqu'au bout de sa pensée et visait à ne pas contredire trop ouvertement des concessions encore plus étendues qu'il se rappelait avoir faites à l'Empereur, sur le même sujet, par soumission et complaisance. Après l'affaire de Santo-Sierra n'avait-il pas écrit à Napoléon une lettre, qui dut lui parvenir au moment de son entrée à Madrid — Pasquier eut cette lettre entre les mains en 1829 —, et où il se répandait en des présages heureux, ne doutant. point. que sa prochaine arrivée dans la capitale, à la tête de ses troupes, ne fit tomber les armes des mains des Espagnols ? Mais que son langage prenait une autre tournure avec : ceux de son groupe. Il était instruit dans le plus grand détail de la comédie jouée à Bayonne et, bien qu'il n'eût pas l'émotion facile, il s'en montrait indigné : Les victoires, déclarait-il au comte Beugnot, ne suffiront pas pour effacer de pareils traits, parce qu'il y a là je ne sais quoi de vil, de la tromperie, de la tricherie ! Je ne peux pas dire ce qui en arrivera, mais vous verrez que cela ne sera pardonné par personne. Il s'en exprimait haut, à toute occasion, dans les cercles où sa parole faisait autorité. Tellement, que l'un des anciens aides-de-camp de l'Empereur, La Vallette, estima, de son devoir d'en écrire à Napoléon, en y joignant ce détail que Fouché, réconcilié avec le prince de Bénévent, lui semblait refléter de tous points ses dispositions d'esprit et d'âme. Puis, était intervenue dans l'affaire, à l'improviste, la mère de l'Empereur, qui, par le hasard d'une visite chez la princesse de Vaudemont, avait surpris un étrange entretien entre le ministre de la police et le grand chambellan. ***Quelles arrière-pensées d'intérêt ou quelle machination avaient pu rapprocher ces deux hommes, qui se détestaient si cordialement naguère ? Leur antagonisme avait été flagrant. Bien qu'il n'eût pas avoué cette pointe de faiblesse d'aussi lion cœur que son parfait dédain pour le duc de Bassano, Talleyrand avait éprouvé une réelle jalousie du crédit de Fouché. Celui-ci, qui avait aussi ses motifs de rancune, n'omettait pas une occasion de leur donner contentement par des moqueries âpres et cyniques à l'encontre de son rival. Fouché reprochait à Talleyrand de manquer de conscience et de bonne foi. Singulière improbation venant d'une telle part ! Le noble et fin gentilhomme qu'était le prince de Bénévent ne voyait pas d'un meilleur regard l'ancien jacobin et, de plus, méprisait-il fort son manque de tenue, sa loquacité bruyante et la bassesse de ses sentiments, tout en se disant, comme par une manière d'acquiescement aux nécessités de la politique, que de certaines bassesses d'aine et de conscience peuvent être des instruments utiles à ceux qui savent s'en servir à propos. En somme, il n'était en l'opinion de personne, qu'ils se fussent jamais entr'aimés. Lorsque Fouché fut enveloppé dans un réseau d'intrigues, qu'il avait lui-même ourdies, son mécompte n'avait pas déplu à Talleyrand. Tout au contraire, le diplomate avait profité de l'événement de la machine infernale, par lequel s'étaient laissé surprendre les surveillances policières, pour faire déplacer Fouché, ce qui n'empêcha pas celui-ci de regagner plus qu'il n'avait perdu, peu de temps après. De même, Fouché s'était trouvé trop heureux, en 1807, d'utiliser la demi-disgrâce de Talleyrand pour se rendre plus puissant et, croyait-il, plus nécessaire. Si dissemblables par leur passé, leurs goûts, leur éducation, Talleyrand et Fouché avaient de commun leur souplesse égale à s'accommoder de toutes les formes de gouvernement susceptibles de les recevoir en bonne et haute place. Trop intelligents, l'un et l'autre, pour perdre leur temps à fomenter les rancœurs d'une acrimonie prolongée, ils avaient enfin senti, en habiles gens qu'ils étaient, le besoin réciproque de lier leur action. Avant que s'opérât une alliance si rare, et faite pour étonner, ils avaient eu l'occasion de téter le terrain, où ils auraient à faire chemin ensemble, et de s'interroger avec précaution sur l'appui qu'ils pourraient se prêter mutuellement. Une rencontre leur avait été ménagée, à la table de Mme de Rémusat, où dînait ce soir-là, une Mme de Rumford, ayant à les remercier d'un service rendu. La circonstance avait été saisie des deux côtés avec empressement. L'entrevue ne s'était point terminée, sans un échange de paroles utiles, entre deux portes. Et l'Empereur, qui fut informé de l'incident, s'en était ému comme d'un commencement de conspiration. Le rapprochement définitif s'était opéré par l'intermédiaire de Blanc d'Hauterive, que sa qualité d'ancien oratorien avait mis en excellents termes avec Fouché, et que ses fonctions aux affaires étrangères accréditèrent auprès de Talleyrand. On apprit, tout à coup, dans le monde, la nouvelle de cette pacification inattendue des deux âmes ennemies. D'autant plus grande fut la surprise, que l'un et l'autre voulurent mettre leur accord en évidence avec une sorte d'éclat. Une brillante soirée était donnée chez Talleyrand. Tous les regards avaient été frappés d'étonnement à l'entrée de Fouché, pénétrant pour la première fois dans ce salon renommé. Personne, au dire d'Un témoin, ne pouvait en croire ses yeux, et ce fut encore une bien autre impression, lorsque l'effet de leur intelligence se manifesta jusqu'à se prendre par le bras et se promener ensemble, d'appartement en appartement, tant que dura la soirée. On se perdait en conjectures sur la nouveauté du spectacle. Aussi démonstratifs de leur réconciliation parfaite se montrèrent-ils chez la princesse de Vaudemont, un soir que Madame. Mère s'y trouvait en même temps : sans avoir l'air d'être là, elle n'avait rien perdu de leurs propos, tenus à mi-voix : C'est un insensé, disait Fouché à Talleyrand ; il faut en finir. Et tous deux avaient examiné l'idée d'une sorte de bouleversement général devant amener, au cas de la mort de Napoléon, son remplacement par Murat ou Bernadotte et des accommodements avec l'Autriche. Ils s'étaient arrêtés sur le nom de Murat, parce que Fouché, d'une part, se faisait fort de le gouverner et que Talleyrand, d'une autre part, le tenait pour plus facile encore à renverser qu'à élever. Le lendemain, la mère de l'Empereur dépêchait un courrier en Espagne. La nouvelle coïncidait avec celle de la déclaration de guerre de l'Autriche. Napoléon jugea la situation assez grave pour revenir précipitamment à Paris ; en six jours, il fit, à cheval, la route de Valladolid à Burgos, le reste en poste. Il n'éclata pas, aussitôt qu'il fut au palais. On lui complétait, pendant qu'il ruminait sa colère, le dossier de l'enquête. Cinq jours après, avent choisi son heure et son lieu, dans la salle du Trône, en présence de Cambacérès, de Decrès, de plusieurs grands officiers et de presque tous les ministres, il fit tomber sur le seul Talleyrand tout le poids de la bourrasque. Il en avait écarté momentanément Fouché ; il avait remis à plus tard de le remplacer au ministère de la police, ne voulant pas, à la veille d'une campagne, désorganiser d'une manière peut-être dangereuse cette partie de son administration. Pendant une mortelle demi-heure coula le flot des injures et avec une violence dont il n'y avait peut-être jamais eu d'exemple, a dit le chancelier Pasquier, entre gens de cette sorte et dans un tel endroit. Talleyrand dut apprendre, devant tout ce monde de dignitaires, qu'il était un voleur, un lâche, un homme sans foi, sans honneur. Napoléon n'arrêtait pas le flux des invectives. Une gêne lourde oppressait les assistants. Lui subissait, sans sourciller, l'insultant monologue ; il paraissait imperturbable ; mais il amassait certainement, dans son cœur, ce jour-là. comme nous aurons à le redire, les réserves d'une inimitié implacable. On reverra Talleyrand à la Cour de Napoléon ; on le retrouvera ayant repris son rang dans la haute hiérarchie impériale. Mais il n'aura pas oublié : et l'on s'en apercevra bien, après Leipzig. Le journal officiel de l'Empire n'avait pas attendu que lui parvint l'écho de ces éclats de voix irrités, dans la salle du Trône, pour annoncer que la place de grand chambellan n'appartenait plus à M. de Talleyrand, mais était passée aux mains de M. de Montesquiou. Cette charge n'était plus sienne. On le rendait à ses loisirs. On le renfonçait dans une demi-obscurité. Il pouvait aller retrouver en son château de Valençay les princes d'Espagne dont il avait la garde[13]. Par bonheur, il n'avait pas été question de pousser plus loin le ressentiment. Ni la prison ni l'exil. Napoléon le regrettera dans la suite, quand il ne lui restera que l'âpre souvenir de sa toute-puissance. J'ai fait une grosse faute,
dira-t-il ; l'ayant conduit au point de
mécontentement où il était arrivé, je devais ou l'enfermer ou le tenir
toujours à mes côtés. Il devait être tenté de se venger ; un esprit aussi
délié que le sien ne pouvait manquer de reconnaître que les Bourbons
s'approchaient, qu'eux seuls pouvaient assurer sa vengeance. Talleyrand, en vérité, n'était pas seul en cause dans la querelle, mais bien aussi les souverains et les peuples que Bonaparte s'était aliénés successivement. Le cours des choses n'en eût pas été changé. |
[1] Le droit des peuples et celui des rois ne s'accordent jamais si bien que dans le silence. (Cardinal de Retz.)
[2] Ainsi le disait Torcy de l'empereur Charles VI.
[3] Mme de Rémusat, Mémoires, t. II.
[4] En 1799, l'Autriche voulut prendre sa revanche de la paix forcée de 1797 et elle eut, de retour, Marengo. Aux représailles espérées de Marengo la réplique des batailles avait été, en 1805, Ulm, Austerlitz ; et, quatre années après, Austerlitz, Wagram.
Nous aurons beaucoup à faire pour réparer le mal, dira, le soir du 6 juillet 1809, François à Metternich.
Mais ni l'empereur ni son ministre ne renonceront à regagner la partie après des sacrifices momentanés et malgré les perspectives d'une réconciliation possible et qui pouvait être durable, sous les auspices du mariage.
[5] Je donnerai des coups de bâton à l'Autriche ! répétera-t-il au comte et ministre russe Roumantsiof. — Sire, ne les lui donnez pas trop fort ; sans quoi nous serions obligés de compter les bleus. (Lettre de Roumantsiof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1800).
[6] L'amour-propre des Russes, en était indirectement froissé. N. Touguenieff écrira : Il me semblait voir ma patrie abaissée dans la personne de son souverain. On n'avait pas besoin de savoir ce qui se passait, alors, dans les cabinets européens : on voyait d'un seul coup d'œil lequel des deux empereurs était le maitre, à Erfurt et en Europe.
[7] Il l'écrivait avec une confiance entière à son frère Jérôme :
L'empereur d'Autriche, s'il fait le moindre mouvement, aura bientôt cessé de régner, voilà qui est très clair. Quant à la Russie, jamais nous n'avons été mieux ensemble.
[8] Rapport n° 12 de Caulaincourt à Napoléon, 15 février 1809, Arch. nat. A. F. IV, 1698.
[9] Jusqu'à la fin du règne de Napoléon, Caulaincourt se tiendra en correspondance suivie avec Talleyrand, dont il ignore les relations clandestines avec les cours de Russie et d'Autriche. Cf. l'ouvrage de M. Albert Vandal, Napoléon et l'empereur Alexandre Ier.
[10] Nous aurons à en parler très en détail, au courant du prochain volume.
[11] Talleyrand, écrivait Metternich, est d'accord qu'il ne faut pas se laisser prévenir par Napoléon, s'il est décidé a nous faire la guerre.
[12] V. d'Albert Vandal, Napoléon et Alexandre, t. I.
[13] Voir, au volume suivant, le chapitre réservé aux Hôtes de Valençay.